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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/82

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 486-492).

LXXXII

16 novembre 1750.

On vient de publier le prospectus de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. À juger de cet ouvrage par l’annonce, par les gens qui y ont travaillé, et par les dépenses qu’on a faites, ce sera un chef-d’œuvre. Les souscripteurs ne payeront que deux cent quatre-vingts livres, et ceux qui n’auront pas souscrit, trois cent soixante-douze livres. Si vous voulez souscrire, envoyez-moi vos ordres ; il ne faut donner d’abord que soixante livres, et le reste à mesure qu’on recevra les volumes.

— Comme Piron était désigné en quelque manière pour remplacer l’abbé Terrasson à l’Académie française, le poëte Roy, qui a toujours la fureur de médire, a lâché les épigrammes suivantes. Il paraît que les arrangements sont faits pour écarter Piron de l’Académie et y admettre le marquis de Bissy.


Le public accueille la veine,
Et tu veux que ce seul Mécène
Fasse pour toi les premiers pas
Vers messieurs de la Quarantaine :
Pauvre Piron, garde ta peine,
Le public ne les connaît pas.




Ne pouvant pas vous défaire
De l’impétueux Voltaire,
Dont tant de fous sont l’appui,
Prenez Piron pour confrère,
Vrai dogue à lâcher sur lui.




Depuis trente ans Piron les mord,
Piron en bons mots si fertile ;
Que ne l’ont-ils reçu d’abord ?
Mais enfin ils sentent leur tort :
Leurs jetons vont calmer sa bile ;
C’est le gâteau de la sibylle :
Cerbère le gobe, et s’endort.




Dans l’œuvre[1] avec un duc siège son épicier ;
Tous deux également le curé les encense,
Honneur qui des bourgeois flatte l’orgueil grossier ;
Mais va-t-il au seigneur tirer sa révérence :
Mais L’antichambre ou l’escalier,
Mais Au confrère marguillier.

Mais Telle est l’égalité complète
Mais Entre vous, beaux esprits jurés,
Mais Et les prélats et gens titrés
Mais Dont vous aimez à faire emplette.

Un vieux chanoine atrabilaire,
Des mains de son apothicaire,
Comme un des meilleurs restaurants,
Reçut un tendron de quinze ans.
Il en tâta, le pauvre hère,
Et n’en devint pas plus gaillard.
Le remède était salutaire,
S’il ne l’avait pas pris si tard.

Observations sur l’Esprit des lois, ou l’Art de lire ce livre, de l’entendre et d’en juger, par l’abbé de La Porte[2]. Cet écrivain a recueilli dans un petit volume ce qu’il avait répandu dans des ouvrages périodiques sur l’Esprit des lois. L’abbé de La Porte a assez de logique, de sagacité et de clarté pour critiquer un ouvrage ordinaire. Il me paraît qu’il manque de l’élévation et de connaissances nécessaires pour juger le président de Montesquieu. La critique que j’ai l’honneur de vous annoncer mérite pourtant quelque attention. L’auteur y met assez de bonne foi, ce qui n’est pas ordinaire ; mais il n’y met pas assez de philosophie, ce qui est pour le moins aussi commun.

— On vient d’imprimer Vanda, reine de Pologne[3], tragédie représentée six fois seulement en 1747. M. Linant, qui en est l’auteur et qui est mort depuis environ un an, écrivait correctement, pensait sagement, entendait passablement le théâtre ; mais il n’avait point de coloris, il pensait peu, et manquait de cette chaleur qui fait les poëtes. La tragédie que j’ai l’honneur de vous annoncer me paraît dire tout cela.

— Il y a trois ou quatre mois qu’il parut une brochure intitulée Lucina sine concubitu. C’était une plaisanterie dont le but était d’apprendre aux femmes à se passer des hommes dans la propagation du genre humain. On vient d’imprimer une brochure sous ce titre Concubitus sine Lucina, ou le Plaisir sans peine[4]. C’est l’ouvrage de quelqu’un qui est aussi zélé pour les hommes que le premier écrivain l’était pour les femmes.

M. de Buffon et ses molécules étaient l’objet du premier badinage. On se moque dans celui-ci de M. de Réaumur et des fours de fumier qu’il a imaginés pour faire éclore des poulets sans le secours des poules.

— On vient d’imprimer un recueil de mauvaises lettres, dans lesquelles Caron écrit des nouvelles de l’autre monde à un homme qui lui en mande de celui-ci[5]. Le style de cette brochure est aussi plat que les choses en sont communes.

— Les Anglais ont une tragédie très-singulière intitulée le Marchand de Londres, ou l’Histoire de George Barnwell[6]. C’est un homme vertueux, mais simple, qui assassine un oncle dont il doit hériter pour plaire à une courtisane qu’il aime. Cet ouvrage a été agréablement rendu en notre langue par M. Clément. On vient d’en donner une nouvelle édition dans laquelle vous trouverez quelques scènes qu’on avait supprimées dans la première.


ÉPITRE DE M. ROY À MILORD DE CHESTERFIELD, BARON DE STANHOPE, CHEVALIER DE L’ORDRE DE LA JARRETIÈRE, CI-DEVANT VICE-ROI D’IRLANDE ET SECRÉTAIRE D’ÈTAT.

Milord, dont la sagesse en succès si féconde
Protège les beaux-arts et joint tous leurs trésors
À ceux que la Tamise attire sur ses bords
À ceuDes plus lointains climats du monde ;
Vous qui mettez au rang de vos concitoyens
À ceuTous les naturels du Parnasse,
À ceuVotre accueil m’y donne une place
De beaucoup au-dessus de celle que j’y tiens.
Flatté dans mon pays, appelé par le maître
Pour chanter ses travaux ou ses nobles plaisirs,
Habitant d’une cour dont vous savez peut-être
Que j’ai depuis longtemps amusé les loisirs,
Je croyais n’avoir plus à former de désirs ;
Votre nom dans mon cœur en fait encor renaître.
L’Europe retentit d’un nom si respecté,
L’Angleterre se plaît d’en orner son histoire.
Et quel lieu plus fertile en juges de la gloire ?

À ceuQue la vôtre est en sûreté !
À ceuOn sait que dans votre patrie,
À ceuQui respire la liberté,
L’éloge n’est jamais suspect de flatterie.
Du héros, du ministre assemblant tous les soins,
Vous avez d’un grand peuple affermi la puissance.
Nous vous applaudissions, lors même que la France
Vous aurait souhaité quelques talents de moins.
Enfin, entre elle et vous l’heureuse intelligence
À ceuRend l’essor à nos sentiments.
Les Muses désormais partagent vos moments ;
La mienne attend de vous un regard d’indulgence.
Ajoutez son tribut aux hommages divers
À ceuQue vous a rendus l’univers
Par admiration ou par reconnaissance.


Vers à Mme de forcalquier

Pour la détourner d’aller voir les tableaux nouvellement exposés au Luxembourg.

À ceuBeau chef-d’œuvre de la nature,
À ceuQue les Grâces avec l’Amour
À ceuN’oseraient peindre en miniature,
À ceuNe venez pas au Luxembourg
À ceuPour la gloire de la peinture.
Cette fraîcheur de teint, ce coloris charmant,
Ce sourire enchanteur que forme votre bouche,
Cette tête, cet air qui ravit et qui touche,
Fixeront tous les yeux dans le même moment ;
Et l’on verrait pour lors la savante imposture
À ceuDe Raphaël et de Mignard,
À ceuCéder à la simple nature,
Quand elle est, comme vous, sans défaut et sans fard.

Mlle Beauménard, très-mauvaise mais très-belle actrice du Théâtre-Français, a joué le rôle de l’Amour dans la comédie du Tribunal de l’Amour, qui n’a eu qu’une représentation. On lui a adressé les vers suivants :


Ces jours passés, on vient dire à l’Amour
À Qu’une beauté qui lui ressemble,
À Dont les yeux blessent chaque jour
Plus de mortels que tous ses traits ensemble,
Vive, enjouée, et tendre tour à tour…

« Tudieu ! dit-il, je connais bien ma cour,
À Telle beauté n’est pas commune ;
À Dans mes États je n’en vois qu’une :
C’est Beauménard, ou je m’y connais mal.
— Oui, reprit-on, est-il une autre belle ?
Point l’on n’en sait, assurément c’est elle
Qui dans Paris tient votre tribunal.
Sous vos habits que d’amants la friponne
Va désormais enchaîner sous sa loi !
— Oui, dit l’Amour, il faut qu’on lui pardonne ;
À Chacun va la prendre pour moi. »


ÉPIGRAMME
SUR LA BROCHURE INTITULÉE la Voix du prêtre.

Quand l’auteur presbytérien
Dit qu’un évêque ne vaut rien,
Il parle mieux qu’homme de France ;
Mais il dirait tout aussi bien
En disant que la différence
Du prêtre à l’évêque n’est rien.


ÉPIGRAMME CONTRE VOLTAIRE.

Spectre mouvant, squelette décharné,
À Qui n’a rien vu que ta figure,
À Croirait avoir vu d’un damné
La ressemblante et hideuse peinture.
À Mais en te parcourant,
Poëte impie, effréné philosophe,
On trouve enfin en te considérant
Que la doublure est pire que l’étoffe.


TROIS AMOURS FAITS PAR COYPEL ET VAN LOO, PEINTRES CÉLÈBRES, ET PAR BOUCHARDON, LE PREMIER SCULPTEUR DE L’EUROPE.

À Coypel, Van Loo, Bouchardon, tour à tour,
À À nos regards ont exposé l’Amour.
Il est fin, menaçant, un perfide sourire
À ffDécèle son fatal empire.
À On reconnaît l’auteur de nos désirs,
À ffDe nos peines, de nos soupirs.
De la plus belle flamme on redoute l’issue ;
Hercule voit en arc transformer sa massue

À Par son vainqueur audacieux ;
Voilà bien le tyran des mortels et des dieux !
Mais vainement sa cour en malheureux foisonne ;
Vainement aujourd’hui l’ingénieux ciseau
Se joint pour nous instruire à l’habile pinceau :
Ni l’exemple ni l’art ne corrigent personne.

— Les Comédiens français donnèrent jeudi, 12 novembre, la première et dernière représentation d’une tragédie nouvelle intitulée Aménophis[7]. C’est l’Artaxercès de l’abbé Métastase, retourné et gâté. Cette pièce, mal conduite et mal écrite, est tombée malgré l’adresse qu’avait eue l’auteur d’y ramener les démêlés du clergé et de la cour, et une puissante et adroite cabale qui la soutenait. L’auteur, M. Saurin, ne s’est fait connaître qu’après la chute de son ouvrage.


FIN DU TOME PREMIER.
  1. Au banc d’œuvre.
  2. Amsterdam, 1751, in-8.
  3. Paris, 1751, in-12.
  4. Réimprimé par J. Assézat à la suite de Lucina sine concubitu. Cette facétie, attribuée à un Anglais inconnu, Richard Roë, aurait été non-seulement traduite, mais refaite par Meusnier de Querlon.
  5. Inconnu aux bibliographes.
  6. La première édition de cette traduction porte la rubrique de Londres, J. Nourse, 1748, in-12. George Barnwell a été également traduit par Saurin.
  7. Paris, 1750, in-8. Réimprimé au t. I des Œuvres complètes de Saurin, Paris, 1783, 2 vol.  in-8.