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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Juillet

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 273-283).
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JUILLET.

Éclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l’édit de Nantes, et sur l’état des protestants en France depuis le commencement du règne de Louis XIV jusqu’à nos jours ; tirés de différentes archives du gouvernement. Seconde partie.

Nous avons eu l’honneur de vous rendre compte de la première partie de cet ouvrage, si intéressant et par les circonstances dans lesquelles il a été publié, et par les faits presque ignorés qui s’y trouvent réunis de la manière la plus propre à jeter un jour tout nouveau sur une des plus malheureuses époques du règne de Louis XIV. Nous craignons que cette suite qui vient de paraître n’offre pas à la curiosité des lecteurs le même appât ; ce n’est, pour ainsi dire, qu’un commentaire du premier volume. M. de Rulhière a cru devoir placer au commencement de la seconde partie le mémoire présenté au roi par M. le baron de Breteuil. Ce mémoire est le résumé des lois et des maximes suivies par le conseil de Louis XIV relativement aux protestants ; il n’est donc qu’une répétition plus précise, mais aussi plus sèche de ce que nous avions déjà vu développer avec plus de détails, et par conséquent avec plus d’intérêt, dans le corps même de l’ouvrage. Il semble que, pour éviter tout reproche, l’auteur n’avait qu’à déplacer ce morceau, sans doute assez important par lui-même, et le donner à la suite de son ouvrage avec d’autres pièces justificatives qu’on est fâché de n’y point trouver, telles que le nouvel édit, les remontrances du Parlement et la retraite du roi.

Ce que dit M. de Rulhière sur l’insurrection des protestants dans les Cévennes, vers la fin du règne de Louis XIV, est exact, mais n’a rien d’absolument neuf ; plusieurs de nos historiens nous avaient transmis l’origine de ces troubles, les violences qui les firent dégénérer en guerre civile, les horreurs fanatiques qui en furent les suites, et que les deux partis eurent également à se reprocher ; M. de Rulhière les raconte avec une simplicité dont l’effet ajoute encore au sentiment douloureux que font éprouver ces déplorables souvenirs. Parmi les tristes monuments de ces fureurs religieuses que l’auteur a découverts et publiés, on est affligé de trouver une lettre de Fléchier, de cet éloquent évêque de Nîmes qu’on avait toujours représenté comme improuvant, détestant même les voies de rigueur dont le gouvernement avait usé contre les protestants de son diocèse ; cette lettre est une réponse au cardinal de Noailles où l’on voit ce prélat, si renommé par sa douceur, inviter lui-même le roi à employer une contrainte salutaire pour forcer les ouailles égarées à rentrer dans le sein de l’Église. C’est par des anecdotes de ce genre peu connues et rapprochées avec beaucoup de sagacité de plusieurs traits épars dans les mémoires du temps, et surtout dans les lettres de Mme de Maintenon, que l’auteur prouve de plus en plus toute l’influence qu’eut cette femme trop célèbre sur les conseils de Louis XIV. Les cabales du jansénisme et du molinisme, auxquelles la faiblesse du monarque et l’ambition de sa favorite attachèrent une si grande importance, ont décidé, durant les vingt dernières années de ce règne, de la destinée des protestants, plus ou moins persécutés, suivant les succès divers de ces deux sectes. Il est assez curieux pour l’histoire de l’esprit humain de voir les jansénistes, à la tête desquels était le cardinal de Noailles, porter Louis XIV à la tolérance, et employer leur crédit à faire retirer ou suspendre au moins ces lois de rigueur, tandis que les jésuites l’engageaient à en augmenter la sévérité ; il est curieux de voir un parti distingué par la rigidité de sa doctrine prêcher la douceur, tandis que celui à qui l’on a tant reproché une morale trop relâchée, ou du moins trop commode, encourageait Louis XIV à des cruautés religieuses, et lui faisait un crime de la tolérance : l’une et l’autre secte sacrifiaient ses principes à son inimitié. Mme de Maintenon n’abandonna la première que lorsqu’elle eut reconnu que tout son crédit ne pouvait détruire celui du P. de La Chaise, qu’elle s’était flattée quelque temps de pouvoir anéantir à l’aide du cardinal de Noailles, lorsque le P. Le Tellier, qui succéda au P. de La Chaise, l’eut fait trembler pour elle-même. C’est aux conseils violents de cet indigne prêtre que la France dut les troubles déplorables des Cévennes, et c’est à la prudence et au grand caractère du maréchal de Villars, qui osa désobéir formellement aux ordres de la cour, que Louis XIV dut la fin d’une guerre aussi funeste à sa gloire que le fut cette guerre si malheureuse de la succession d’Espagne. Le talent que déploya M. le duc de Villars dans des circonstances si importantes à la tranquillité de l’État, le plan qu’il osa concevoir et exécuter aux risques même d’une fortune qu’il ambitionna toujours beaucoup trop, suffiraient pour placer ce grand homme au rang où on le vit s’élever en sauvant la France à la bataille de Denain. M. de Rulhière enchaîne et démontre tous ces faits de la manière la plus lumineuse, et l’on gémit de voir par quels motifs, par quels ressorts furent dirigées ces maximes si contradictoires, suivant lesquelles on se décidait tantôt à tourmenter, tantôt à laisser respirer les malheureux que l’on s’obstinait à regarder tour à tour comme de nouveaux convertis, ou comme des hérétiques dignes de la colère céleste.

M. de Rulhière présente avec la même clarté les principes qui dirigèrent l’administration du régent ; il ordonna une révision de toutes les lois faites sur les protestants, et tout le temps que dura ce travail, on leur laissa une tolérance assez étendue. Ce fut le chancelier Daguesseau qui en fut chargé, et ce chef de la magistrature rédigea le nouveau code de la manière la plus contraire aux vues du régent ; la déclaration de 1724, qui fut son ouvrage, ou qui n’est plutôt que la compilation la plus absurde et la plus inconséquente des différentes lois émanées du parti janséniste et du parti moliniste, par conséquent des ordonnances les plus contradictoires, ôtait implicitement tout état civil aux religionnaires. Elle fut heureusement modifiée par le cardinal de Fleury, et les ordres secrets de ce ministre-prêtre favorisèrent une tolérance qu’avait proscrite un chancelier de France, un Daguesseau, que ce trait seul doit montrer sans doute fort au-dessous de sa réputation. M. de Rulhière cite à l’appui de ce fait une lettre écrite, par ordre du cardinal de Fleury, à la sénéchaussée de Nîmes, tribunal qui osa le premier casser un mariage de protestants ; lettre par laquelle on lui défendait de prononcer à l’avenir sur des mariages faits par des ministres, en annonçant une déclaration sur ce qui devait être observé à cet égard ; mais le cardinal de Fleury mourut, la déclaration ne parut pas, et l’acte illégal d’un tribunal subalterne devint une loi pour la plupart des parlements du royaume.

Les protestants vécurent en France sous ces lois de proscription, exécutées à la rigueur jusqu’à la fin de la guerre de 1753. Les ouvrages de quelques-uns de nos philosophes sur la tolérance religieuse, quoique très-défendus encore, avaient commencé à éclairer la nation, et, ce qui est plus difficile, à adoucir les maximes sanguinaires de nos tribunaux ; on vit dès lors moins de roués, moins de gibets ; on ne conduisit plus si souvent aux galères, on n’enferma plus si soigneusement dans des châteaux forts les malheureux protestants surpris dans leurs conventicules religieux. L’impulsion était donnée, mais l’assentiment général ne condamna ces lois de sang que lorsque celui de Calas eut coulé sur un échafaud. La voix de Voltaire, la pitié secourable d’une grande princesse, dont l’exemple, en répandant le bienfait de la tolérance sur ses vastes États, accusait si hautement la France et le reste de l’Europe, apprirent enfin au gouvernement qu’il devait s’occuper à détruire des lois que l’opinion publique avait déjà réduites à une sorte de désuétude. À l’aide des secours que plusieurs princes, surtout l’impératrice de Russie, donnèrent à la famille de Calas, on vit une épouse en deuil, suivie de ses deux filles, de son fils, d’un ami de leur famille, tous protestants, tous connus pour l’être, couverts, pour ainsi dire, et protégés par la gloire de Catherine, traverser le royaume, et venir, sans cacher leur religion, se prosterner aux pieds de Louis XV et lui demander justice du crime de l’intolérance. La cause fut discutée au conseil ; l’arrêt qui intervint démentit cette maxime si étrange des lois de Louis XIV, et sur laquelle elles reposaient toutes, qu’il n’y a plus de protestants en France. C’est depuis cet arrêt que le conseil du roi s’est occupé de la destinée de cette partie de ses sujets ; et, sans le supplice de Calas, sans la sainte indignation de Voltaire, sans l’humanité, sans les bienfaits de Catherine II, qui répandirent sur cette cause un éclat et une importance que n’eût pas obtenus la voix isolée du solitaire de Ferney, le conseil serait peut-être encore à s’occuper de l’état civil des protestants, que Louis XVI vient de leur restituer.

C’est dans cet esprit qu’il faut examiner le second volume de l’ouvrage de M. de Rulhière ; il ne se fait pas lire avec le même intérêt que le premier ; les faits qu’on y trouve ont moins de suite, étaient plus connus ou avaient déjà été indiqués en partie par l’auteur dans le volume précédent ; la narration en est tout à la fois moins claire et moins rapide. Mais, malgré ces reproches, ce nouveau volume forme une suite nécessaire au premier. L’auteur y développe avec beaucoup de sagesse les différents motifs qui déterminèrent le conseil de Louis XIV ; il découvre surtout avec une grande justesse tous les ressorts cachés qui ont varié si souvent les dispositions d’une loi qu’on a vu se mouvoir tour à tour en sens contraire avec la même légèreté, avec le même aveuglement ; il nous reporte enfin à des temps que nous avons vus naître, à ces jours où la lumière du tolérantisme a commencé à nous éclairer, où le sang de l’infortuné Calas, ayant rejailli presque sur les marches du trône, a forcé, pour ainsi dire, le gouvernement à s’occuper à réformer des lois qui furent tout à la fois la honte de la jurisprudence, de la politique et de l’humanité. Ce bienfait que les lenteurs du conseil pouvaient nous faire désirer encore plus longtemps, on le doit à l’activité éclairée de M. le baron de Breteuil et aux recherches qu’il avait ordonnées à M. de Rulhière. Si l’ouvrage dont nous avons l’honneur de vous annoncer aujourd’hui la suite, si l’ouvrage entier ne doit pas faire placer l’auteur parmi nos grands historiens, il ne peut manquer du moins de lui assurer une place distinguée parmi les écrivains dont le talent a bien mérité de l’humanité.

— Le jeudi 19 juin, on a donné, sur le Théâtre-Français, la première représentation d’Alphée et Zarine, tragédie en cinq actes, de M. Fallet[1], connu par celle de Tibère et Sérénus. Ce premier ouvrage était loin sans doute d’être une bonne tragédie ; la versification en est d’une faiblesse extrême ; le caractère de Tibère, si profondément atroce, y est à peine esquissé ; mais la régularité du plan, l’espèce d’intérêt qui résulte de la rivalité de Tibère et de Sérénus, lui valurent une sorte de succès. La pièce que nous avons l’honneur de vous annoncer joint à un style encore plus faible, encore plus négligé, le vice d’une action folle et romanesque ; c’est un tissu d’événements invraisemblables, de situations accumulées sans choix, sans effet ; l’on serait tenté de croire que l’auteur n’a jamais étudié d’autres modèles que quelques mauvaises tragédies de Jodelle ou de Quinault. Le public a fait une justice sévère, mais équitable, de ce monstrueux ouvrage ; il l’a hué continuellement, mais il n’a ordonné de baisser la toile qu’après le dénoûment ; on eût dit que le parterre était curieux de voir jusqu’où pourrait aller l’extravagance d’une conception si bizarre.

Candide marié, opéra-comique en deux actes, en prose et en vaudevilles, a été représenté pour la première fois au Théâtre-Italien, le vendredi 20 juin. Ce sont les derniers chapitres du plus ingénieux des romans qui ont donné l’idée du fond de cette pièce ; mais le parti qu’en ont su tirer les auteurs, MM. Radet et Barré, n’a paru ni très-original, ni très-saillant ; on y a cependant applaudi quelques jolis vers et plusieurs couplets d’un tour facile et gai. Le rôle du jeune Candide a été parfaitement bien joué par Mlle Carline et celui de sa belle maîtresse par Mlle Buret.

Études de la nature, par Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre, tome IV, avec cette épigraphe tirée de Virgile :


Miseris succurrere disco.

(Æneid. lib. I.)

Si l’on excepte l’avertissement, où l’auteur répond à quelques critiques de son système sur la cause du flux et du reflux de la mer, ce quatrième volume a fort peu de rapports avec les trois premiers ; mais on est bien éloigné de s’en plaindre, car, au lieu de nouvelles rêveries scientifiques, on y trouve deux petits romans poétiques pleins de grâce et d’imagination ; le premier surtout respire la sensibilité la plus pure et la plus touchante ; c’est l’histoire de deux amants élevés ensemble dans une habitation solitaire de l’Île de France, séparés par une tante qui rappelle sa nièce en Europe, et réunis enfin dans la nuit du tombeau par la plus imprévue et la plus déchirante de toutes les catastrophes. Cette histoire, dont le fond est, dit-on, véritable, offre peu d’événements, peu de situations, par conséquent peu de variété ; mais, quelque simples qu’en soient tous les incidents, elle attache par une foule de tableaux neufs et intéressants, par les peintures les plus riches d’une nature presque inconnue, par les développements de la passion la plus douce et la plus naturelle, par l’expression soutenue d’un sentiment vif et profond. Il faudrait en citer des morceaux de différents genres pour faire concevoir le charme qui anime ce délicieux ouvrage.

Quelle idylle que la conversation que voici :

« Quelquefois seul avec elle (il me l’a mille fois raconté), Paul disait à Virginie au retour de ses travaux champêtres : « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t’aperçois au fond de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers comme un bouton de rose. Si tu marches vers la maison de nos mères, la perdrix qui court vers ses petits a un corsage moins beau et une démarche moins légère. Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n’ai pas besoin de te voir pour te retrouver ; quelque chose de toi que je ne puis dire reste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds. Lorsque je t’approche, tu ravis tous mes sens. L’azur du ciel est moins beau que le bleu de tes yeux, le chant des bengalis moins doux que le son de ta voix. Si je te touche seulement du bout du doigt, tout mon corps frémit de plaisir. Souviens-toi du jour où nous passâmes à travers des cailloux roulants de la rivière des Trois-Mamelles ; en arrivant sur ses bords, j’étais déjà bien fatigué, mais quand je t’eus prise sur mon dos, il me semblait que j’avais des ailes comme un oiseau. Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter ? Est-ce par ton esprit ? Mais nos mères en ont plus que « nous deux. Est-ce par tes caresses ? Mais elles m’embrassent plus souvent que toi. Je crois que c’est par ta bonté ; je n’oublierai jamais que tu as marché nu-pieds jusqu’à la rivière Noire, pour demander la grâce d’une pauvre esclave fugitive. Tiens, ma bien-aimée, prends cette branche fleurie de citronnier que j’ai cueillie dans la forêt, tu la mettras la nuit près de ton lit. Mange ce rayon de miel, je l’ai pris pour toi au haut d’un rocher ; mais, auparavant, repose-toi sur mon sein, et je serai délassé. »

La morale de M. de Saint-Pierre n’est pas moins sensible que son imagination. Voici quelques traits du discours qu’adresse le vieillard au malheureux Paul après qu’il a perdu sa chère Virginie : « La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes ; elle est la nuit de ce jour inquiet qu’on appelle la vie ; c’est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais les maladies, les douleurs, les chagrins, les craintes qui agitent sans cesse les malheureux vivants. Examinez les hommes qui paraissent les plus heureux, vous verrez qu’ils ont acheté leur prétendu bonheur bien chèrement : la considération publique par des maux domestiques, la fortune par la perte de la santé, le plaisir si rare d’être aimé par des sacrifices continuels, et souvent, à la fin d’une vie sacrifiée aux intérêts d’autrui, ils ne voient autour d’eux que des amis faux et des parents ingrats, etc. »

C’est dans l’ouvrage même qu’il faut lire les détails douloureux qui préparent le dénoûment funeste d’un amour qui méritait si bien la plus heureuse destinée.

Le second ouvrage que renferme ce quatrième volume est le fragment d’un poëme en prose, intitulé l’Arcadie ; c’est une espèce d’Odyssée philosophique et politique, où l’auteur s’est proposé de peindre les trois périodes ordinaires aux sociétés humaines, celles de barbarie, de nature et de corruption. Pour représenter le premier, il a choisi l’ancienne Gaule ; pour représenter le second, l’Arcadie ; pour représenter le troisième, l’Égypte. Il y a dans cette nouvelle production de M. de Saint-Pierre des idées heureuses, des détails de style admirables ; mais l’invention en est pénible et l’objet beaucoup trop vague. Ce morceau est précédé d’une dissertation fort intéressante sur le septième livre de l’Énéide.

— Le samedi 5 juillet, on a donné sur le Théâtre-Français la première représentation de la Jeune Épouse, comédie en trois actes et en vers, de M. le chevalier de Cubières, connu par un volumineux recueil de pièces fugitives, par le plus étrange de tous les théâtres (nous avons eu l’honneur de vous l’annoncer dans le temps), par quelques diatribes contre Boileau, par une dévotion très-poétique pour les beaux yeux de Mme de Beauharnais, le seul héritage de la muse de Dorat dont on l’ait laissé jouir sans trouble et sans envie. M. de Cubières, indigné des refus multipliés qu’il avait essuyés de la part des Comédiens français, avait destiné sa Jeune Épouse au théâtre des Variétés ; cet heureux dépit a réveillé leur attention, ils ont réclamé l’ouvrage, et le poëte a bien voulu céder sans rancune à leur empressement.

On ne peut attribuer le léger succès de cet ouvrage qu’à une sorte de facilité dans le style et dans la versification ; peut-être encore le doit-il au genre de moralité qu’il renferme, et qui semble en effet bien digne de réussir. N’est-il pas toujours très-bon de rappeler aux maris qu’une jolie femme peut fort bien ne paraître occupée que de frivolités et des hommages qui l’entourent, courir tous les spectacles, toutes les fêtes, n’être jamais chez soi, etc., et n’être pas moins la femme du monde la plus respectable, la plus vertueuse ? Le rôle du mari jaloux est aussi maussade qu’on puisse le désirer ; tout le monde en sortant du spectacle est bien persuadé que s’il n’est pas encore ce qu’il mérite d’être, c’est que la pièce n’est qu’en trois actes ; au quatrième, sa destinée n’aurait pu manquer de s’accomplir.

Le Rival confident, comédie en deux actes, mêlée d’ariettes, a été représentée, pour la première fois, sur le Théâtre-Italien, le 26 juin. Les paroles sont de M. Forgeot, l’auteur des Deux Oncles, des Amis rivaux ; la musique, de M. Grétry.

Cette bagatelle n’offre au fond qu’un tissu d’invraisemblances, mais ce défaut est racheté, s’il peut l’être, par une foule de traits heureux et de plaisanteries assez gaies, dont Rollet est continuellement l’objet. Depuis Aristophane dans sa comédie des Guêpes jusqu’à ce jour, on n’a cessé de présenter des gens de loi sur la scène, et quoiqu’il semble que plusieurs de nos auteurs comiques, surtout Racine dans sa comédie des Plaideurs, devaient avoir épuisé la matière, il faut bien qu’elle soit intarissable, puisqu’elle prête toujours à de nouveaux sarcasmes. La musique de cette petite comédie n’ajoute rien à la gloire de M. Grétry.

Première Lettre à M. Necker, sur l’importance des opinions religieuses. Brochure in-8o. Seconde Lettre à M. Necker, sur la morale. Berlin, 1788. Ces deux Lettres sont de M. le comte de Rivarol, l’auteur de l’Almanach de nos grands hommes, etc., etc.

La première de ces Lettres commence par des éloges et par des reproches adressés à l’ancien ministre des finances. « C’est à l’éclat de votre ministère, lui dit-on, qu’est dû l’empressement qu’on a eu de lire un livre qui, n’étant qu’une harangue en faveur du déisme, serait tombé probablement de vos mains dans celles de l’oubli, si vous ne l’aviez pas signé, etc. » La fin de l’apostrophe est trop curieuse pour ne pas être citée.

« Je ne doute pas que vous n’eussiez accompli le vœu de la prospérité publique si, comme tous les grands caractères, vous n’aviez eu éminemment les revers de vos qualités, si vous n’aviez poussé la force jusqu’à la dureté, la dignité jusqu’à la rudesse… si vous n’aviez enfin dédaigné pour vous soutenir les ressorts que vous n’aviez pas craint d’employer pour arriver au ministère. Quoi qu’il en soit, l’histoire vous vengera de ce vieillard frivole qui n’eut d’autre énergie que sa haine contre Louis XV, qui ne rétablit les parlements que pour remettre en question ce qui était décidé, et qui se fit un jeu cruel de renverser votre prudence et votre économie sur la sagesse et les grandes vues de Turgot. »

Le morceau le plus fortement raisonné de cette Lettre est sans contredit celui que l’auteur met dans la bouche d’un incrédule ; mais on peut être étonné, après l’avoir vu, qu’une si belle apologie du système d’Épicure ait trouvé grâce aux yeux du censeur. Il est vrai que M. de Rivarol remarque dans une note que, le peuple ne lisant point les ouvrages philosophiques, un livre de philosophie ne doit jamais paraître dangereux. « Voilà pourquoi, ajoute-t-il, dans un pays où la presse n’est pas libre, on choisit toujours, pour veiller à la librairie, des magistrats qui ne lisent point, car on a observé que moins un homme a lu, plus il croit les livres dangereux, plus il est tenté de mettre tout le monde à son régime. »

L’objet de la seconde Lettre est de prouver qu’il existe une morale indépendante de toute espèce de culte et de religion ; mais quand cela serait rigoureusement démontré, il ne s’ensuivrait pas encore que cette morale puisse être mise à la portée du peuple, ni obtenir une grande influence sur les mœurs publiques et particulières, sans le secours des opinions religieuses, si propres tout à la fois à intéresser le cœur, à frapper l’imagination, à soumettre les esprits. Qu’opposer au témoignage universel de tous les siècles et de tous les pays ? En est-il un seul qui n’atteste qu’il n’y eut jamais de société civilisée sans une religion quelconque ?

Nous ne citerons de cette seconde Lettre que la première note. Il n’est pas inutile de remarquer que la brochure a paru au moment même de l’assemblée du clergé.

« L’Évangile n’a rien appris aux hommes en fait de morale ; le pardon des injures, la modestie, la charité, etc., tout cela est fortement recommandé dans tous les anciens moralistes : l’Évangile les a copiés ; et dire que sa morale est plus parfaite que celle de Zénon ou de Cicéron est une des fraudes pieuses qu’on ne devrait plus se permettre, d’autant que la religion chrétienne n’en a pas besoin. L’Évangile nous a appris que les cieux s’ouvraient à une certaine hauteur ; qu’il y avait trois personnes en Dieu, que la troisième personne descendait en forme de colombe, que la seconde viendrait juger les vivants et les morts ; que le diable entrait dans le corps des gens… Voilà incontestablement ce que l’Évangile nous a appris, et ce que l’esprit humain n’aurait pu imaginer, tant la science est impuissante et vaine. »



  1. On a aimé M. Fallet dans Tibère, dit l’Almanach des grands hommes, et Tibère lui-même y a beaucoup gagné. Il fallait bien du talent pour rendre Tibère aimable. (Meister.)