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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Octobre

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 313-327).

OCTOBRE.

Recherches philosophiques sur les Grecs, par M. de Paw. Deux volumes in-8o. Après avoir considéré d’abord l’état des peuples sauvages et abrutis, tels que les Américains, ensuite celui des nations condamnées à une éternelle médiocrité, telles que les Égyptiens et les Chinois, M. de Paw a cru devoir compléter cette longue suite de discussions relatives à l’histoire naturelle de l’homme par des recherches sur les Grecs, qui portèrent, dit-il, à un tel degré la culture des lettres et des arts que nos regards aiment toujours à se diriger vers ce point du globe qui fut pour nous la source de la lumière.

J’ai souvent pensé, en parcourant le Tableau de Paris de M. Mercier, que, tout imparfait, tout vague à certains égards, tout minutieux à d’autres, qu’était cet ouvrage, si le temps nous en eût conservé un pareil sur Athènes ou sur Rome, il nous serait aujourd’hui d’un prix infini, et je regrettais fort que ces deux capitales de l’ancien monde n’eussent point eu leur Mercier. Les nouvelles Recherches de M. de Paw auraient pu suppléer en grande partie ce qui nous manque à cet égard, si son goût décidé pour le paradoxe ne lui avait pas fait embrasser trop souvent les suppositions les plus hasardées, les vues les plus superficielles, les erreurs les plus grossières. Il n’est aucune autorité qui en impose à son génie ; il ne craint point de soutenir que Plutarque, Thucydide, Xénophon, ont vu tout de travers, et ne respecte pas plus leur témoignage que celui des écrivains modernes qui n’ont pas l’honneur d’être son avis. Il gourmande les siècles passés comme le sien ; il refait toute l’histoire à sa fantaisie, et en relevant sans aucun ménagement les méprises échappées aux autres, il tombe lui-même dans des bévues qu’on pardonnerait à peine à un écolier ; nous n’en citerons qu’un seul exemple qui a déjà mérité l’animadversion de quelques-uns de nos érudits. Il rapporte un passage de Quintilien[1], pour prouver la difficulté qu’avaient les propres disciples de cet illustre rhéteur à apprendre la langue latine au milieu de la capitale du monde romain ; le mot de ce passage qu’il s’est imaginé devoir signifier des écoliers novices dans les lettres signifie des esclaves étrangers nouvellement achetés, ce qui est sans doute fort différent. Des erreurs bien plus graves sont celles qu’il a commises en confondant avec une si merveilleuse assurance les époques les plus diverses de l’histoire de Sparte, mais ces erreurs favorisent trop évidemment le paradoxe qu’il voulait établir pour laisser penser qu’il les ait faites de bonne foi. Quoi qu’il en soit, les nouvelles Recherches de M. de Paw ne sont pas moins curieuses que celles qui les avaient précédées ; elles présentent les résultats d’une lecture immense et d’une critique fort hardie. S’il se trompe souvent, il ne se trompe pas au moins comme tout le monde ; il n’est presque aucune de ses opinions particulières qui n’ait quelque chose d’original et d’ingénieux ; sa manière de s’égarer, qui finit souvent par être instructive, commence encore le plus souvent par amuser ses lecteurs. On peut avoir des connaissances plus exactes, un génie plus philosophique ; mais ce qu’on ne saurait lui refuser, c’est une grande étendue de savoir, beaucoup de sagacité, de finesse, avec un tour d’esprit fort piquant ; c’est peut-être, en fait d’érudition, le premier bel esprit du siècle. On le louerait moins, ce me semble, en affectant de le louer davantage.

M. de Paw commence son ouvrage par quelques considérations générales sur les Athéniens ; dans la description qu’il fait ensuite de l’Attique, il rassemble plusieurs détails intéressants sur le goût des Athéniens pour la vie champêtre, sur leurs maisons de campagne, sur les jardins des philosophes, sur l’intérieur de la ville même d’Athènes, sur les fabriques qu’on y avait établies, sur l’administration de Périclès, sur le Pyrée, les portiques, etc. « Quatre choses, dit-il, étaient nécessaires dans l’intérieur d’une ville grecque, un théâtre, un temple, des portiques et des bosquets. Les habitations des particuliers ne formaient qu’une partie accessoire ; on y était à l’abri du vent et de la pluie ; et comme toute la Grèce éprouvait une disette générale de bois, on pouvait plus facilement entretenir dans des demeures si bornées un degré de chaleur convenable que dans des logements spacieux. C’est même, ajoute-t-il, un grand problème parmi les philosophes modernes, de savoir si l’on a bien ou mal fait d’élever dans les villes de l’Europe des maisons si vastes et si superbes qui, parmi mille inconvénients, ont donné lieu à une prodigieuse destruction de matières combustibles. Et déjà on commence à prévoir les révolutions qui changeront toute la face du monde politique, dès que les mines de charbon et les tourbières seront épuisées ; alors plusieurs villes tomberont en ruine, plusieurs contrées se dépeupleront, et on sera même obligé d’en abandonner quelques-unes aux bêtes sauvages pour se procurer des forêts. »

En parlant de la constitution physique des Athéniens, il observe, et c’est une chose assurément fort remarquable et fort surprenante, que le territoire d’Athènes, où l’on vit naître tant d’hommes en qui les facultés corporelles étaient portées à un si haut degré de perfection, ne produisit, en aucun siècle ni en aucun âge, des femmes célèbres par leur beauté. C’est à cette bizarrerie de la nature qu’il attribue la dépravation de l’instinct des Grecs. Il existait dans Athènes une magistrature singulière, celle des Gynéconomes, qui forçait sans cesse les femmes à se parer d’une manière décente : la rigueur de ce tribunal était extrême ; il imposait une amende énorme de mille drachmes à des personnes qui étaient ou mal coiffées ou mal vêtues, etc.

Quant à la dégradation des Grecs modernes, M. de Paw se permet de décider que l’oubli des lois civiles, l’ignorance et la superstition ont, chez ce peuple, jeté des racines si tenaces et si profondes, qu’aucune force ni aucune puissance humaine ne saurait les extirper. Il cite en preuve de cette assertion le témoignage même de l’auteur du Voyage pittoresque de la Grèce, qui rapporte que des hommes de cette nation lui ont avoué que, s’ils parvenaient à l’indépendance, le premier usage qu’ils feraient de la liberté politique consisterait à entreprendre une grande guerre de religion, où les prétendus orthodoxes et les prétendus schismatiques s’égorgeraient jusqu’au dernier pour des mots qu’ils ne savent pas même prononcer comme il faut, etc.

Dans les deux sections où l’auteur des nouvelles Recherches rassemble tout ce qui a quelque rapport plus ou moins direct aux mœurs des Athéniens, on eût désiré sans doute plus d’ordre et de méthode, mais ce défaut n’empêchera pas qu’on ne lise avec intérêt ce qu’il dit sur le théâtre, sur les courtisanes, sur l’état des philosophes, sur la distinction des rangs parmi les Grecs, sur les sources de leurs richesses et les différents caractères de leur luxe. Il n’oublie pas de remarquer qu’à Scyron l’on donnait un asile aux jeux de hasard et aux femmes perdues de mœurs, comme on le fait de nos jours dans une forêt du pays de Liège, etc. Une réflexion plus sérieuse est celle qu’il emprunte du Discours d’Isocrate sur la paix. « On a eu occasion d’observer, dit cet orateur citoyen, que tous les peuples de la Grèce qui ont eu l’empire de la mer ou qui ont seulement osé y aspirer se sont plongés dans un abîme affreux de désastres et de calamités. Cette domination-là n’est point naturelle, c’est une chimère qui enivre tellement les hommes qu’elle leur ôte le sens commun, et ils s’attirent tant d’ennemis, et des ennemis si redoutables, qu’il leur est impossible d’y résister à la longue ; les habitants des côtes, les habitants des îles, les puissances voisines, les puissances éloignées, enfin toutes s’arment entre elles contre ceux qui ont usurpé l’empire de la mer, comme contre les tyrans du genre humain. » Ne semble-t-il pas, ajoute M. de Paw, qu’Isocrate ait voulu désigner par ces expressions la Grande-Bretagne, et lui prédire exactement tout ce qui lui est arrivé et tout ce qui lui arrivera encore, si elle ne juge pas à propos d’adopter des principes plus modérés, et de suivre des maximes plus équitables ?

La section qui traite du commerce des Athéniens est divisée en trois parties ; la première traite des différentes spéculations des négociants grecs, des foires, des compagnies de commerce des colonies ; la seconde, du système des monnaies ; la troisième, des revenus de la république, et cette section termine le premier volume.

Dans le second, M. de Paw considère plus particulièrement l’état de la civilisation chez les Athéniens, la formation de leurs tribunaux, l’esprit des lois de Solon, le génie des orateurs d’Athènes, les causes de la grandeur et de la décadence de l’Aréopage, le code civil et criminel, les règlements de police. En parlant de la jurisprudence criminelle, il observe que, chez les Athéniens, tous les tribunaux qui pouvaient condamner un citoyen à mort, ou à l’exil, ou à l’infamie, étaient remplis par un grand nombre d’hommes. Il est vrai que lorsqu’il fut question de juger Démosthène qu’on accusait de s’être laissé corrompre par l’argent d’Harpalus, on assembla contre lui une cour composée de quinze cents juges pour décider une question de fait et pour prononcer sur la nature de la peine ; mais ce jugement pourrait bien avoir été un jugement extraordinaire, que l’auteur cite mal à propos pour un exemple de la règle commune ; ce qu’il ajoute n’en paraîtra pas moins digne d’attention. « Il y a ce vice, dit-il, dans la plupart des tribunaux criminels de l’Europe, qu’ils sont composés d’un trop petit nombre de juges, tellement que la vie, l’honneur et la fortune y dépendent d’un trop petit nombre d’opinions. Il en coûterait trop, dit-on, pour payer une multitude de juges dans les matières criminelles, qui ne sont pas elles-mêmes fort lucratives. Ainsi c’est l’avarice la plus sordide et la plus honteuse qui a perpétué jusqu’à présent cet usage digne des cannibales. »

Nos jeunes magistrats n’auront pas manqué d’admirer la sagesse profonde du législateur d’Athènes en apprenant de M. de Paw que si, dans l’origine, l’Aréopage ne fut qu’un simple tribunal de judicature, Solon en fit un sénat dirigeant qui devait être le conservateur des lois et l’inspecteur général de l’État.

Il y a plus d’érudition que de philosophie et de goût dans les deux sections qui traitent, l’une de l’état des beaux-arts à Athènes, l’autre de la religion ; mais de toutes les parties de l’ouvrage il n’en est point où l’esprit paradoxal de l’auteur domine plus que dans celle où il analyse le caractère et les mœurs des Spartiates, leur constitution et leur gouvernement ; c’est un vrai libelle contre cette république et son fondateur. Il faut oublier tout ce que nous en avaient dit Plutarque et Xénophon pour se persuader, ainsi que le prétend M. de Paw, que Lycurgue était un homme sans génie, un barbare qui ne savait ni lire ni écrire, et dont les institutions ne furent qu’une copie grossière et maladroite de celles de la Crète, etc. Toute originale que lui semble cette opinion, nous osons douter qu’elle fasse une grande fortune ; on n’a pas attendu jusqu’à ce moment pour reconnaître les vices de la constitution de Sparte ; mais on ne cessera jamais de la regarder comme le plus beau triomphe du génie des lois sur les affections et sur les faiblesses de la nature humaine. Il n’y eut jamais de législateur qui ait fait aussi précisément que Lycurgue tout ce qu’il voulait faire ; il n’en est point qui ait su former un ensemble plus parfait et d’une durée plus imposante : respectée par une si longue suite de siècles et de révolutions, quels efforts pourraient détruire, quels efforts pourraient ébranler aujourd’hui la gloire d’un pareil monument ?


LE COUCOU

CHANSON.
Sur l’air nègre de l’Amitié à l’épreuve : choux choux.
PAR M. DESPRÉAUX[2].

Non, point de mariage,
Je ne suis pas si fou ;
Le lien du ménage
Fut toujours un licou. (bis)
Primo, l’on s’aime bien
Puis on ne sent plus rien ;
On parle un faux langage,
Bientôt on est volage,
Je ne suis pas si fou ;
JeCoucou, coucou,
C’est le sort (bis) d’un époux. (bis.)

Vouloir femme constante
Est fort mal entendu ;
Au monde rien ne tente
Plus qu’un fruit défendu : (bis)
Ce plaisir n’est piquant
Que lorsqu’on le défend,
L’hymen veut qu’on soit sage,
Et l’amour est volage.
Non, point de mariage, etc.

La femme avec adresse
Vous trompe à chaque instant,
Elle ne vous caresse

Que pour cacher l’amant. (bis.)
L’ami de son mari
Devient le sien aussi ;
Aux devoirs du ménage
Elle a double avantage.
Non, point de mariage, etc.

Jeune femme est frivole,
Vous mine en peu de temps ;
Vieille, c’est une folle
Grondant époux et gens, (bis.)
Disant qu’en sa maison
Elle seule a raison ;
Regrettant son jeune âge,
Désirant le veuvage.
Non, point de mariage, etc.

Une femme jolie
Attire mille amants,
Une laide furie
En trouve avec le temps : (bis.)
Ou c’est son confesseur
Ou bien c’est son coiffeur.
Enfin à chaque étage
Loge le cocuage.
Non, point de mariage, etc.

La femme est-elle sage,
C’est bien un autre train,
Un éternel tapage
L’on a soir et matin. (bis.)
Fière de sa vertu,
Elle a l’esprit têtu
Et, dans son bavardage,
Reproche qu’elle est sage.
Non, point de mariage, etc.

Si femme on vous propose,
Retenez ma chanson,
Car la meilleure chose
Est de rester garçon. (bis.)
Sachez que la gaîté
Naît de la liberté ;
Un peu de braconnage,
Mais jamais d’esclavage.
Non, point de mariage, etc.

— Le samedi 13 septembre, on a donné, sur le Théâtre-Français, la première représentation de Lanval et Viviane, ou les Fées et les Chevaliers, comédie-héroï-féerie, en cinq actes et en vers de dix syllabes, mêlée de chants et de danses, par M. André de Murville, gendre de Mlle Arnould, l’auteur du Rendez-vous du Mari, de Melcour et Verseuil, etc.

Le fond du nouveau drame est tiré d’un ancien fabliau, le Lay de Lanval, traduit en langage moderne par M. Le Grand d’Aussy, et mis en vers par M. Imbert, dans la collection qu’il a intitulée Choix de fabliaux, deux petits volumes in-8o.

Artus, ce roi de la Grande-Bretagne si célèbre dans nos vieux romanciers, tient sa cour plénière ; il prodigue ses largesses à ses chevaliers, mais il oublie Lanval, le plus brave et le plus fidèle de tous. Ce chevalier quitte la cour, et suit le premier chemin pour lequel se décide son coursier. Arrivé dans un vallon, il descend de cheval, s’assied sur l’herbe et rêve à son infortune. L’apparition de deux nymphes le tire bientôt de sa rêverie ; elles l’invitent à les suivre, et le conduisent sous une tente ornée avec autant de luxe que de goût. Le chevalier y voit une femme d’une beauté céleste, qui sourit de la surprise qu’elle lui cause ; elle lui déclare qu’elle l’aime depuis longtemps, et qu’elle veut lui faire un sort digne des plus grands rois. Lanval répond, comme le doit un galant chevalier, à l’amour de la fée Viviane, et jouit de son bonheur jusqu’à l’instant où l’ordre des destins force son amante à se séparer de lui ; elle ne le renvoie qu’après lui avoir donné les moyens de vivre dans l’abondance, et en lui promettant de paraître à ses yeux toutes les fois qu’il prononcera son nom ; mais elle lui annonce en même temps que, s’il se permettait la moindre indiscrétion sur leur amour, il la perdrait pour jamais. Lanval, de retour à la cour du roi Artus, l’éblouit de son éclat. La reine en devint amoureuse, et lui déclara son amour ; non-seulement le chevalier y fut insensible, mais il osa même lui dire


Qui Qu’il n’était point de reine
Qui de sa mie égalât la beauté.


Indignée, et, qui plus est, jalouse, la reine se plaignit à son époux qu’un chevalier déloyal, après l’avoir priée d’amour, avait eu l’audace d’insulter à ses charmes et de les mépriser. Lanval est arrêté. Il invoque en vain la fée à plusieurs reprises ; il a faussé son serment en parlant de sa mie, et Viviane ne paraît point. On va prononcer l’arrêt de Lanval, quand un chevalier propose de le contraindre, avant son jugement, à montrer sa maîtresse, pour voir s’il a seulement manqué de politesse sans outrager la vérité. Lanval se refuse à ce moyen imaginé par son ami pour lui sauver la vie. On le conduit au supplice, lorsque plusieurs nymphes se présentent tour à tour, et annoncent l’arrivée de leur maîtresse. La fée paraît enfin ; elle avoue que, si elle n’a pu se dispenser de punir la désobéissance de Lanval, elle doit un prix à sa fidélité, et elle le lui donne en l’emmenant avec elle pour ne s’en séparer jamais.

Ce sujet avait déjà été traité sur un de nos petits théâtres avec une sorte de succès, sous le titre d’Urbelisse et Lanval ; l’auteur de ce drame à l’intérêt du conte a su mêler du spectacle et de la gaieté ; il n’a point négligé surtout les machines qui se présentent si naturellement dans un sujet de féerie, et qui en sont une des principales ressources.

Malgré quelques jolis vers qu’offre de temps en temps le dialogue, cette pièce, à la première représentation, n’a pas été achevée sans beaucoup d’impatience et d’ennui. L’action a paru froide et décousue, les incidents gauchement amenés ; on a trouvé la déclaration d’Iseult aussi peu convenable à son rang qu’à son sexe ; l’amour de Viviane pour Lanval n’est pas non plus ce qu’il pourrait être, et n’a fourni qu’une scène agréable, celle du quatrième acte ; celle du second est ridicule. Ce qu’on a reproché plus généralement encore à M. de Murville, c’est de n’avoir pas su répandre dans un sujet de ce genre plus de spectacle et plus de variété : ce n’est pas la peine de s’emparer d’une baguette de fée pour ne pas en tirer plus de parti.

À l’aide de quelques retranchements et de beaucoup de complaisance de la part des Comédiens, cette pièce a obtenu jusqu’à dix représentations, mais elles ont été peu suivies.

Relation des iles Pelew, situées dans la partie occidentale de l’océan Pacifique, composée sur les journaux, et la communication du capitaine Henri Wilson et de quelques-uns de ses officiers qui, en août 1783, y ont fait naufrage sur l’Antelope, etc., traduite de l’anglais[3] de George Keate, écuyer. À Paris, un volume in-4 ou deux volumes in-8o. Les deux éditions, de l’imprimerie de Didot le jeune, sont enrichies de quelques portraits, de ceux du capitaine Wilson, du roi des îles Pelew, de son fils, d’une de ses femmes, d’une demi-douzaine d’autres gravures, et d’une carte des îles Pelew, et autres adjacentes.

Il ne faut pas s’attendre à trouver dans cette relation des découvertes bien importantes ou des vues bien nouvelles ; mais, à travers une foule de détails assez minutieux pour le lecteur, quelque intéressants qu’ils fussent dans le moment pour le repos et la sûreté des naufragés, on trouve plusieurs traits infiniment touchants sur les mœurs du peuple simple et hospitalier dont nous ne devons la connaissance qu’à l’infortune de M. Wilson. Après tous les secours que le roi de cette contrée offrit aux Anglais échoués sur ses bords, combien l’on est touché de la confiance avec laquelle il engagea le capitaine à se charger de l’un de ses fils et à le conduire en Europe pour s’instruire de nos mœurs et de nos usages ! Avec quel attendrissement l’on partage la douleur qu’eut ce brave officier de voir mourir, peu de temps après son arrivée à Londres, ce jeune prince qui paraissait si reconnaissant de ses soins, et dont les progrès donnaient déjà les plus grandes espérances ! On ne peut se défendre aussi de prendre un grand intérêt à la destinée d’un jeune matelot anglais, nommé Blanchart, qui, malgré les instances de ses camarades et les représentations de son capitaine, voulut absolument rester aux îles Pelew ; c’était, dit l’auteur de la relation, un homme d’un caractère singulier, âgé d’environ vingt ans, d’une tournure d’esprit assez sérieuse, quoique doué d’un grand talent pour la bonne plaisanterie. Ce qui rend sa résolution plus étonnante, c’est qu’on sait qu’il n’avait formé dans l’île aucun attachement particulier.

— Les personnes qui voudront recueillir les titres justificatifs de l’administration de M. l’archevêque de Sens ne doivent point oublier deux brochures de M. le marquis de Condorcet, intitulées, l’une, Lettres d’un citoyen des États-Unis à un Français sur les affaires présentes ; l’autre, Sentiments d’un républicain sur les assemblées provinciales et sur les états généraux. Philadelphie, 1788. Ce sont les deux écrits où le système de la puissance ou des prétentions parlementaires a été attaqué, non pas avec le plus de chaleur, car on sait bien que M. de Condorcet n’en a point, mais avec le plus de force, de haine et d’adresse. Nous ne citerons ici que l’observation générale qui termine le dernier de ces pamphlets.

« Le défaut le plus dangereux pour votre nation, dit le prétendu républicain, n’est pas sa légèreté, aucune n’est plus attachée à ce qui est consacré par le temps… c’est son goût pour l’imitation… Il semble qu’un Français ne puisse exister ni penser seul ; il tient à un corps ou il est d’une secte. Il pense et signe, non ce qu’il croit, mais ce que disent ceux qui ont avec lui certaines qualités communes… Il emploie son esprit, non à connaître ses droits, ses intérêts, ses devoirs, mais à savoir comme il soutiendra ce que l’avis de son ordre ou de sa compagnie lui a prescrit de penser et de croire ; il adopte aujourd’hui, à la suite des gens qu’il méprise au fond du cœur, les mêmes principes qu’hier il tournait en ridicule ; il ne se doutait pas ou il se moquait, il y a deux jours, de l’opinion pour laquelle il jurera demain qu’il est prêt à sacrifier sa vie. »

— Le lundi 13 octobre, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première et dernière représentation de Fanchette, comédie mêlée d’ariettes, paroles de M. Des Fontaines, musique de M. Dalayrac. La fable n’est qu’un mauvais roman chargé d’une multitude de détails, dont la niaiserie ou l’inutilité ne rendent l’intrigue ni plus intéressante ni plus vraisemblable. Les premiers actes ont été écoutés avec une froideur assez tranquille, mais à la fin le public a manifesté vivement son ennui ; il a profité de la permission obligeante que lui donnait l’auteur dans le dernier couplet du vaudeville :


Par écrit juge suprême
Veut nous faire la leçon ;
Venez la faire vous-même,
Nous ne dirons jamais non.


Et la manière dont ce juge suprême a prononcé son avis dispense assurément tous les journalistes de donner le leur.

De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, avec un appendice contenant des recherches sur la situation actuelle des principales contrées de l’Allemagne, par le comte de Mirabeau. Sept volumes in-8o, avec cette épigraphe Habuerunt virtutes spatium exemplorum. Tacit., et un volume in-folio, contenant un atlas de la monarchie prussienne, suivi de tableaux statistiques et d’un grand nombre de planches relatives à la partie militaire.

L’objet que s’est proposé M. de Mirabeau n’est pas d’écrire l’histoire de Frédéric II ; il a voulu tracer le tableau de la situation où ce grand prince a laissé son pays, sa nation, son royaume, et il se flatte d’être parvenu à rassembler presque tout ce qu’il est possible d’en savoir. « La profonde habileté, dit-il, du coopérateur allemand, M. Mauvillon, qui a bien voulu analyser et critiquer la plus grande partie des matériaux de cet ouvrage, la richesse des sources où j’ai puisé, les heureux hasards qui m’ont procuré les communications les plus précieuses et les plus importantes, l’avantage que j’ai eu de traiter les points principaux dont j’ai entrepris la discussion avec les plus habiles hommes d’État et les citoyens les plus éclairés de la Prusse, sont les garants de la confiance due à ce grand travail. »

Le premier livre de la Monarchie prussienne est un précis historique des voies par lesquelles les électeurs de Brandebourg se sont élevés au rang des plus puissants souverains de l’Europe, depuis Frédéric, burgrave de Nuremberg, comte de Hohenzollern, qui, en 1411, obtint de l’empereur Sigismond, pour une somme d’environ quatre cent mille florins, la Marche et la dignité électorale en fief héréditaire, jusqu’à Frédéric le Grand, dont la politique et les victoires ajoutèrent aux États acquis à sa maison le duché de Silésie et une partie de la Pologne.

Dans le second livre, M. de Mirabeau donne une description géographique des États du roi de Prusse, accompagnée de détails fort circonstanciés sur leur population. On n’a pas été médiocrement surpris de le voir si peu d’accord, dans cette dernière partie, avec M. le comte de Hertzberg, dont les Mémoires ont tant de titres à la confiance publique.

Le troisième livre traite de l’agriculture et des productions naturelles des différents États qui composent la monarchie prussienne. L’auteur a considéré cet objet sous deux rapports : philosophiquement, pour connaître l’aptitude au bonheur que ces peuples ont reçue de la nature, et l’usage qu’ils en font ; politiquement, pour déterminer les forces et les ressources de ces peuples.

Les manufactures et le commerce font la matière du quatrième et du cinquième livre. On y trouve l’exagération des principes économistes, mais un grand nombre de détails intéressants et curieux. Il paraît que l’auteur a travaillé sur d’excellents matériaux.

Le sixième livre n’offre que des aperçus sur l’état des revenus et des dépenses. M. de Mirabeau nous avertit lui-même, dès le commencement de ce livre, qu’il sera impossible de donner un calcul parfaitement exact ni de la somme des revenus du roi de Prusse, ni de celle de ses dépenses. « C’étaient, dit-il, autant d’objets couverts d’un profond mystère sous l’administration de Frédéric II ; il faudra donc que, sur plusieurs articles, le lecteur se contente de probabilités.

La fin de ce volume contient plusieurs pièces relatives à la régie de M. de La Haye Delaunay ; son Apologie, son Compte rendu et l’examen de ce Compte.

Le septième livre contient les affaires militaires et la tactique prussienne ; c’est la partie la plus étendue de l’ouvrage de M. de Mirabeau, mais c’est aussi la partie sur laquelle on sait qu’il a été le plus à portée de se procurer d’excellents mémoires.

Le huitième et dernier livre embrasse tout ce qui a rapport à la religion, à l’instruction, à la législation et au gouvernement ; c’est peut-être de tout ce grand ouvrage ce qui appartient le plus véritablement à M. de Mirabeau ; c’est là qu’on reconnaît le mieux l’empreinte particulière de son génie, la hardiesse de ses idées, la véhémence et la rapidité de son style. On en jugera par les morceaux suivants :

« Puisque nous ne raisonnons ici qu’en politiques et en philosophes uniquement animés des lumières naturelles, nous oserons dire que, s’il est une religion dont la tendance soit infiniment dangereuse pour l’humanité, pour les souverains, pour un souverain protestant, pour un roi de Prusse surtout, c’est celle dont le clergé s’oppose incessamment au progrès des lumières en tout genre, et professe un infatigable esprit de persécution pour tout ce qui concerne le culte, la croyance et les prêtres. De tous les fléaux, celui-ci est incontestablement le plus durablement nuisible au bien-être de l’espèce humaine ; et quant aux souverains, un tel clergé est pour eux le maître redoutable d’un animal féroce qu’il a su apprivoiser. Flattez le maître, obéissez-lui, le monstre sera docile et caressant ; mais ayez une seule volonté contraire aux desseins du maître, le monstre qu’il détache vous terrasse et vous égorge, etc. »

« C’est une des grandes erreurs de la morale très-incomplète, très-ambiguë, souvent fausse, plus souvent défectueuse, que nous devons au christianisme, d’attacher beaucoup d’importance à ce que les prêtres ont nommé les péchés de la chair. L’incontinence de toute espèce est un vice qui nuit souvent fort essentiellement à celui qui en est possédé ; mais, dans l’ordre social, si l’on excepte l’adultère, dont la plus grande source est dans les mauvaises lois, c’est assurément un des plus légers, et, par conséquent, un de ceux contre lesquels la législation doit s’exercer avec le moins de rigueur, etc. »

« Ceux qui connaissent les affaires de ce monde savent que communément un roi n’est qu’une idole, un homme posé là pour arrêter l’ambition de ceux que leur rang, leurs richesses, leur crédit ou leur force d’esprit mettraient en état de commander tous les autres, et prévenir ainsi les maux que cette ambition pourrait faire. Cet homme d’ailleurs, que les courtisans ont su, par l’irrésistible vertu de l’étiquette, hébéter et tenir dans la plus profonde ignorance des rapports qui lient les autres hommes, ne gouverne point, il fait seulement ce que lui indiquent ceux qui ont su se procurer la délégation de son pouvoir, etc… »

Ce sont ces morceaux et quelques autres du même genre qui ont fait retarder pendant quelque temps la publication de l’ouvrage ; on a commencé par exiger des cartons, on en a obtenu quelques-uns, et l’on a fini par fermer les yeux.

Dans le résumé ou dans la conclusion de son ouvrage, M. de Mirabeau déploie toute son éloquence pour prouver que l’état actuel de l’Allemagne est celui qui peut lui assurer le plus de puissance, de bonheur et de liberté, parce que, lorsqu’une grande contrée est divisée en petits pays, la lumière et la prospérité se répandent plus facilement dans chacune de ces divisions, parce que la gloire d’une bonne administration touche bien plus vivement les princes qui, au lieu de n’être que les gouverneurs de leur pays, en sont les souverains, etc., etc.

C’est aux savants de l’Allemagne qu’il appartient de prononcer en dernier ressort et sur le choix des matériaux employés par le comte de Mirabeau, et sur l’usage plus ou moins éclairé, plus ou moins impartial qu’il en a su faire. Nous ne connaissons en France aucun ouvrage auquel on puisse le comparer quant au fond des choses, et, sous ce rapport, l’on ne peut disconvenir que l’auteur n’ait bien mérité de sa patrie ; car, en attendant qu’on relève les erreurs qu’il a pu commettre ou les préventions auxquelles il a pu se laisser séduire, on reconnaîtra de bonne foi qu’il apprend aux lecteurs français une foule de faits et de détails importants dont ils n’avaient eu jusqu’alors aucune idée. Quant à la manière dont le livre est conçu, quant à la manière dont il est écrit, nos critiques ont été moins réservés, ont été moins indulgents ; ils ont pensé, ils se sont permis de dire que l’histoire de la Monarchie prussienne était moins un grand ouvrage qu’une compilation très-volumineuse, un amas de matériaux plutôt qu’un édifice ; ils ont reproché à l’auteur d’avoir traité quelques objets d’une manière trop concise, d’autres avec des détails beaucoup trop minutieux. En général, on croit s’apercevoir que M. de Mirabeau a voulu faire un très-gros livre et l’achever promptement. Il a trop compté peut-être et sur l’utilité réelle de son plan et sur l’extrême facilité de son génie ; il n’a pas donné assez de soins à la distribution de chaque partie relativement à l’ensemble ; en écrivant un grand ouvrage comme on écrit un pamphlet, il a oublié qu’on jugeait tout autrement ce qui n’exige que quelques heures d’une lecture rapide, et ce qui demande une longue attention, une attention qui puisse se soutenir et se renouveler à plusieurs reprises.

La Monarchie prussienne est certainement de toutes les productions de M. de Mirabeau la plus importante et la plus utile ; mais nous ne serions pas étonné qu’elle n’ajoutât pas infiniment à l’idée qu’on avait de son talent. Il y a telle de ses brochures où l’on trouve peut-être de plus belles pages que dans ces sept ou huit volumes, et dans ces sept ou huit volumes que de pages étrangères à son génie, à son style, et où l’on ne retrouve que la main fatiguée de l’ouvrier pressé de grossir les produits de son travail !

M. de Mirabeau a dédié son livre à son père, et cette épître dédicatoire est assurément le plus bel éloge que l’on ait encore fait de l’Ami des hommes.

  1. At novitiis nostris per quot annos sermo latinus repugnat. Instit. orat., lib. I, cap. xx. (Meister.)
  2. Danseur de l’Opéra, élève du sieur Gardel, auteur de plusieurs pièces jouées avec beaucoup de succès sur le théâtre de la cour, sur celui de Mlle Guimard, du Comédien bourgeois, des parodies de Didon, etc., etc. (Meister.)
  3. La traduction a été revue par M. le comte de Mirabeau. (Meister.)