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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Septembre

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 300-313).

SEPTEMBRE.

La séance publique de l’Académie française, le jour de la Saint-Louis, a été occupée tout entière par la lecture et par l’annonce des différents prix décernés ou proposés par l’Académie. Le prix d’éloquence a été donné à l’Éloge de Louis XII, par l’abbé Noël, professeur de l’Université de Paris au collège de Louis-le-Grand, et c’est M. l’abbé Maury qui en a fait la lecture. L’esprit dans lequel l’auteur a conçu cet Éloge est très-bien marqué dans l’épigraphe qu’il a choisie, Remittuntur ei multum quia dilexit multum[1]. Notre orateur ne rappelle ni les entreprises guerrières de son héros, ni ses démêlés avec les papes et les nations voisines ; il avoue que ce n’est point la part que prit Louis XII au système politique de l’Europe qui lui assure un rang si honorable dans le cœur de tous les Français ; ses titres à la gloire sont les bienfaits de son administration intérieure. À tous les reproches que l’histoire peut faire à son règne, il n’a qu’une réponse : « mais il aima son peuple et fit régner les lois ; il aima son peuple et le défendit de la tyrannie des gens de guerre, des exactions du fisc, de l’avidité de la chicane ; il ne respira que pour lui, et son nom est arrivé jusqu’à nous, chargé des bénédictions de tous les âges, comme pour apprendre aux princes que l’amour pour le peuple est la grande et la première vertu des rois. »

Voilà le texte sur lequel roule tout le panégyrique de M. l’abbé Noël. Différents morceaux de ce discours ont été fort applaudis et méritaient de l’être, parce qu’ils renferment des vérités éternellement utiles exprimées avec une chaleur vraie, une simplicité énergique, quelquefois même avec une sensibilité touchante. D’autres endroits n’ont dû sans doute les applaudissements qu’ils ont obtenus qu’aux applications dont la malignité de l’auditoire les a jugés susceptibles ; ainsi l’on a fort applaudi le passage que voici : « À l’exemple de Trajan, son héros et son modèle, qui remet le glaive impérial entre les mains du préfet du prétoire, avec ordre d’en user pour la défense du prince s’il est juste, contre lui s’il cesse de l’être, il ordonne de suivre toujours la loi dans le jugement des procès, malgré l’ordre contraire du monarque ; et voilà l’égide impénétrable qu’il confie à ses parlements pour l’opposer à l’importunité des courtisans, aux séductions des favoris, aux erreurs du pouvoir absolu… » L’esprit de parti, les préjugés de l’opposition n’ont pas permis que ce que l’auteur ajoute fût aussi universellement goûté, quelque attention que le lecteur[2] ait eue de le faire valoir. « Lorsque la bienfaisance d’un de ses successeurs, éclairée par les progrès des lumières et sollicitée depuis longtemps par le vœu de l’opinion publique, entreprendra de relever l’édifice informe de notre législation, de rapprocher la justice des justiciables, de rendre à la clémence royale la plus belle de ses prérogatives, de faire cesser enfin cette contradiction monstrueuse qui règne entre les lois criminelles et les mœurs du plus doux de tous les peuples, elle n’aura besoin que de prendre pour modèle l’immortel ouvrage de Louis XII, etc. »

Un morceau plus généralement applaudi est ce vœu si touchant sur la destruction des prisons d’État. « Ils tomberont peut-être un jour à la voix de la philosophie et de l’humanité, ces donjons menaçants, ces murs inaccessibles qui ont vu tant de victimes innocentes se consumer lentement dans les angoisses du désespoir, ou n’être rendues au monde que pour s’y trouver isolées comme dans un désert, et forcées d’implorer à titre de grâce l’horreur même de leur prison. Ils tomberont, et déjà du milieu de leurs ruines je vois s’élever la statue d’un roi bienfaisant et libérateur. »

Si l’Éloge de M. l’abbé Noël n’offre aucune vue nouvelle, s’il ne nous apprend même rien sur Louis XII qui ne soit connu de tout le monde, il a du moins le mérite d’intéresser ses lecteurs par la manière dont il a choisi et rassemblé les traits les plus propres à faire chérir son héros. Son style a tour à tour de l’élévation et de la simplicité, sans s’éloigner jamais du ton qui convient à ce genre d’écrire. Plusieurs mouvements de son discours peignent une âme douce et sensible. Qui ne serait touché du trait que voici ? « Malheur à ceux qui calomnient une nation auprès de son souverain ! Non, le peuple n’est point ingrat, le peuple n’est point injuste. L’amour et la confiance sont les premiers besoins de son âme, et ce n’est pas trop de toute son ivresse pour payer l’intention seule de la bienfaisance. Au milieu de ses malheurs, ses regards se tournent aussi naturellement vers le trône que vers le ciel. Dieu le veut !si le roi le savait !… Voilà sa religion, voilà sa philosophie, voilà les motifs de sa patience et de sa résignation. »

Le prix d’encouragement fondé par feu M. le comte de Valbelle a été donné à M. de Saint-Ange, le traducteur des Métamorphoses d’Ovide. Le prix d’utilité fondé par M. de Monthyon, chancelier de monseigneur le comte d’Artois, a été donné à l’auteur de l’Importance des opinions religieuses, qui a prié l’Académie d’en faire un emploi de bienfaisance. On l’a destiné à soulager les infortunés qui ont souffert de la grêle, et sont les plus éloignés des secours, c’est-à-dire ceux de la province d’Auvergne. C’est la première fois, depuis l’établissement de ce prix, que l’Académie a eu la satisfaction de couronner un écrivain aussi digne d’honorer son suffrage. Un pareil choix est fait pour le consacrer à jamais, pour en faire un véritable prix. Il est assez remarquable sans doute que le jour même où l’auteur a reçu cette palme académique, le souverain lui en ait décerné une autre plus digne de son ambition, de son génie et de ses vertus ; c’est presque au même instant que fut décidé son rappel au ministère des finances, que l’on apprit du moins que le monarque venait de lui rendre sa confiance et remplir ainsi un vœu qui n’avait jamais cessé d’être celui des gens de bien, mais qui, dans l’état actuel des affaires, était devenu le vœu universel de la nation, peut-être même celui des plus grands ennemis qu’ait jamais eus ce vertueux ministre.

Catherine Vassent, qui a si bien mérité le prix de vertu, est venue le recevoir elle-même ; elle était accompagnée des deux premiers officiers municipaux de la ville de Noyon, et décorée de la médaille glorieuse que lui a décernée sa patrie, avec la couronne civique. Voici l’extrait du procès-verbal de l’action charitable et courageuse de cette excellente fille.

Quatre hommes, ayant entrepris la vidange d’une fosse d’aisance en la maison d’un nommé Despalles, perruquier de la ville de Noyon, y tombèrent sans connaissance ; on appela du secours, plusieurs personnes s’assemblèrent ; on fit la proposition de descendre dans cette cave, personne ne fut assez hardi pour affronter le danger ; mais Catherine Vassent[3], domestique de la maison voisine, qui était présente, voyant l’embarras de tous les assistants, s’écria : « Que ne suis-je un garçon ! je descendrais, et je les sauverais… » Enfin, ne pouvant résister au mouvement de son cœur, qui lui parlait en faveur de ces malheureux asphyxiés, elle donna l’exemple du dévouement le plus parfait… À peine souffrit-elle qu’on lui fit prendre quelques légères précautions ; elle se chargea d’une cruche remplie de vinaigre, descendit dans la cave pestilentielle, et en versa dans les différentes parties. La vapeur s’étant élevée, et lui donnant la facilité de distinguer les objets, les hommes étendus sans mouvement frappèrent sa vue et son cœur. Elle remonta l’escalier pour avoir une corde ; dès qu’elle en fut munie, elle descendit de nouveau ; parvenue au bas des marches, elle aperçut un des quatre hommes, elle le lia par le bras ; plusieurs personnes tiraient du haut ; cette fille soutint la tête et parvint à l’amener dehors ; elle répéta la même opération pour le second, et ensuite pour le troisième, qui tous furent retirés sans mouvement ; mais après avoir ramené le dernier, ses forces l’abandonnèrent, elle perdit connaissance… Tous les assistants, pénétrés de la douleur la plus vive, s’occupèrent à lui donner des secours. Revenue de son évanouissement, cette brave fille, réunissant toutes ses forces et son courage, s’écria : « Il ne sera pas dit que j’aie sauvé trois hommes, et que le quatrième périra faute de secours… » S’étant munie d’un croc et d’une corde, elle s’élança pour la quatrième fois dans la cave, en disant : « Que je serais heureuse si je pouvais encore sauver celui-ci !… » Ce malheureux était enfoncé dans le liquide répandu ; dès qu’elle put le toucher, elle s’écria douloureusement : « Hélas ! il est mort, il ne se prête à aucun secours… » Cependant elle lui attacha la corde au bras, lui soutint la tête, et on l’amena dehors comme les autres. Les trois premiers, après une heure et demie de soins, revinrent de leur asphyxie ; le quatrième fut la seule victime que le zèle de Catherine Vassent ne put sauver ; elle en ressentit une douleur sincère ; son cœur n’était point entièrement satisfait.

Toutes ces circonstances ont été attestées par différentes personnes notables de la ville de Noyon, qui étaient venues pour donner du secours, notamment M. Sezille, lieutenant général du bailliage ; M. de Breuille, vicaire-général du diocèse ; M. Joyant, commissaire de police, etc., et le procès-verbal en a été dressé le lendemain de l’événement, c’est-à-dire le 1er avril 1788.

Le roi a donné à Catherine Vassent des marques de bonté ; le grand prince dans l’apanage duquel est Noyon l’a comblée d’honneurs et de bienfaits ; il a étendu ces mêmes bienfaits sur les trois hommes qu’elle a sauvés, et sur la famille de celui qu’elle n’a pu sauver. Tous ses compatriotes sentent combien ils s’honorent en l’honorant, ce sont les propres paroles de M. Gaillard, remplissant les fonctions de directeur de l’Académie.

Cette séance a été terminée par la lecture qu’a faite M. Gaillard d’un excellent morceau d’histoire et de littérature, sur l’Éloge de Vauban, proposé par l’Académie depuis deux ans, et réservé pour l’année prochaine. L’auteur y discute avec beaucoup de justesse comment et jusqu’à quel point on peut se permettre les détails dans un discours oratoire, surtout les détails qui tiennent à une science, à un art. Il rappelle ensuite d’une manière fort intéressante les principaux traits du caractère de Vauban. « Moins grand, dit-il, moins grand peut-être encore dans l’art de fortifier les places que dans l’art de les attaquer avec la moindre perte possible, l’humanité même applaudit à ses triomphes. Dérober à la guerre des victimes, ménager le sang, sauver les hommes, voilà l’étude continuelle de Vauban, le chef-d’œuvre de son art ; toute son industrie n’a pas d’autre but ; c’est surtout ce caractère de conservateur des hommes qui distingue Vauban des autres guerriers, et c’est surtout ce caractère qu’il faut peindre. Mais ôtez à Vauban ses talents, ses travaux, ses fortifications, ses sièges, ses victoires, il lui restera ses vertus, ses vertus de citoyen ; il lui restera tout ce qu’il a proposé pour le bonheur de l’État, tout ce qu’il a écrit pour la défense et le soulagement en tout genre du faible, du pauvre, du malheureux, de l’opprimé. Simple particulier, il lui restera la gloire d’avoir fait ou projeté plus de bien que de grands potentats n’ont fait même de mal… Après qu’il eut enfin consenti d’être fait maréchal de France, il demanda de servir comme ingénieur sous La Feuillade, au siège de Turin : « Je laisserai, dit-il, le bâton de maréchal à la porte, et je le reprendrai quand nous serons dans la place… » Quel trait, et surtout dans la bouche d’un militaire et d’un Français ! On sait combien l’on eut à se repentir de n’avoir pas voulu accepter ses offres ; Turin fut délivré, et les Français chassés d’Italie. »

Le sujet du prix de poésie, qui sera double l’année prochaine, c’est l’Édit de novembre 1787, en faveur des non-catholiques. Celui du nouveau prix, que M. l’abbé Raynal vient de fonder à perpétuité, pour un ouvrage de littérature, sera donné, au premier concours de 1789, au meilleur discours historique sur le caractère et la politique de Louis XI.

Les ambassadeurs de Tippo-Saïb ont assisté à cette séance, mais ils n’ont pas eu la patience de rester jusqu’à la fin ; est-ce parce qu’ils n’entendaient pas, ou parce qu’ils entendaient trop bien ? C’est au sortir de cette séance qu’on leur apprit la chute du grand vizir[4] ; ils demandèrent avec beaucoup d’empressement s’ils ne pourraient pas voir sa tête : Oh ! non, car il n’en avait pas. Quel est l’événement de notre histoire qui ne soit marqué par quelque calembour plus ou moins ridicule, plus ou moins plaisant ?

— Le 28 juillet, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation des Trois Déesses rivales, ou le Double Jugement de Pâris, divertissement en un acte, mêlé d’ariettes et de danses. Les paroles sont de M. de Piis, la musique de M. Propiac. Il y a lieu de croire que le premier objet du poëte a été de célébrer les talents réunis des trois demoiselles Renaud, qui font l’ornement du théâtre auquel il destinait cet ouvrage ; ce dessein, d’ailleurs très-louable, l’a engagé à s’écarter beaucoup et de l’esprit de la fable, et du ton même de son sujet.

Le style de cet ouvrage, sans avoir toujours ni le ton du sujet, ni celui des personnages, a cependant plusieurs détails brillants ; il est même beaucoup plus soigné que ne l’est communément celui de M. de Piis. Quant à la musique, elle nous a paru agréable, et souvent très-analogue à l’esprit des paroles.

Le mercredi 6 août, on a donné, sur le même théâtre, la première représentation des Arts et l’Amitié, comédie en un acte et en vers libres. On ignore jusqu’ici le nom de l’auteur, on sait seulement qu’il sert dans les gardes du corps[5]. Le fond de cette comédie est tiré d’un conte assez leste de M. Gudin de La Brenellerie, qui parut il y a quelques années dans un recueil intitulé Graves Observations de l’Ermite Paul[6]. C’est un des plus jolis ouvrages que nous ayons vus depuis longtemps à ce théâtre ; ce qui en fait le premier mérite est une simplicité vraiment originale ; le dialogue, à quelques longueurs près, a de la grâce, de la facilité, beaucoup de délicatesse et de naturel. Le fond, si l’on veut, en est toujours un peu leste, mais l’exécution n’en pouvait être ménagée avec plus de décence et de goût ; c’est un tableau rempli de l’illusion la plus séduisante, mais une vapeur d’innocence en adoucit, si j’ose m’exprimer ainsi, tous les tons et tous les traits. Cette petite comédie a eu le premier jour un succès complet, et nous ne doutons pas qu’il n’eût été soutenu si la police n’en avait pas fait arrêter la seconde représentation ; on a craint l’impression que pouvait faire, dans la circonstance présente, le tableau qui précède le dénoûment. L’ordre qui avait suspendu les représentations de ce petit ouvrage vient d’être levé[7].

Examen d’un livre intitulé Considérations sur la guerre actuelle des Turcs, par M. Volney, par M. de Peyssonel, ancien consul général de France à Smyrne, associé des Académies de Marseille, etc. (L’auteur des Numéros, ouvrage critique, philosophique et politique, que nous avons eu l’honneur de vous annoncer dans le temps[8], des Observations relatives aux Mémoires de M. le baron de Tott, et d’un Traité sur le commerce de la Mer Noire.) Un volume in-8o, de 330 pages.

Cet examen, qui a été commencé le 15 avril et fini le 30 mai 1788, est de tous les écrits de M. de Peyssonel celui qui a fait le plus de fortune, et l’on ne croit point se tromper en assurant que l’auteur doit encore moins ce succès à l’importance même des objets qu’il discute qu’à la manière vive et pressante dont il attaque son adversaire. Il relève avec beaucoup de force toutes les erreurs de fait échappées à M. Volney, et ne manque pas de rapprocher le plus adroitement du monde les différentes assertions qui paraissent le mettre en contradiction avec lui-même ; ce plan est si bien suivi que M. de Peyssonel aurait complétement tort sur le fond de la question que son ouvrage pourrait intéresser encore par l’artifice d’une dialectique qu’on trouve aussi simple qu’elle est habile et séduisante. Il commence par élever des doutes fort naturels sur l’étendue des moyens que M. Volney a pu employer à s’instruire de la situation actuelle de l’empire ottoman. D’après ses propres aveux, il n’a vu que la Syrie et l’Égypte, il n’a pas été dans la capitale, il n’a point parcouru les principales villes des provinces, n’a point étudié la langue turque, et n’a appris de l’arabe que ce qu’on peut en apprendre en sept ou huit mois de temps. « Un étranger, dit-il, qui aurait passé deux ans dans les landes de Gascogne ou dans les Cévennes, et qui ne saurait pas le français, serait-il fondé à prétendre que l’on crût aveuglément ce qu’il lui plairait d’écrire sur le gouvernement, les mœurs et les usages des Français ? » Non, sans doute ; mais la comparaison de la Syrie et de l’Égypte avec les landes de la Gascogne ou les Cévennes est-elle bien équitable ? M. Volney d’ailleurs n’a-t-il établi ses opinions que sur ses observations particulières ? Ne se fonde-t-il pas essentiellement sur l’accord qu’il trouve entre ses propres observations et celles de deux voyageurs qui ont vu à peu près comme lui, quoique placés sur des points de vue différents, M. de Choiseul-Gouffier et M. le baron de Tott ?

Cette remarque ne nous a pas empêché de sourire au rapprochement qu’il fait de la confiance de M. Volney avec celle d’un coureur espagnol.

« Quand je le vois, dit-il, n’être pas content des connaissances qu’un ministre tel que M. de Vergennes a acquises sur les Turcs dans le cours d’une ambassade de douze ans à Constantinople, et vouloir nous présenter comme infiniment supérieures celles que lui a données un séjour d’environ deux ans en Syrie et en Égypte, je me rappelle avec plaisir l’anecdote espagnole d’un coureur de M. de Montijo, appelé Guzman, qui, interrogé par M. Vincent s’il était de la maison Guzman des ducs de Médina-Sidonia, répondit fièrement : Non, monsieur, ceux-là ne sont pas les bons.

Le mot est plaisant ; mais en voulant ainsi venger la mémoire de M. de Vergennes, ne fallait-il pas nous faire oublier que c’est après douze ans d’ambassade à Constantinople que ce même ministre avait jugé que l’on rendrait un fort mauvais service à la Porte en l’engageant dans une guerre avec les Russes, et qu’il ne fut même rappelé que pour avoir soutenu trop longtemps cette opinion dans ses dépêches à M. de Choiseul ? »

La partie de cet examen où l’on cherche à prouver combien les intérêts de notre commerce sont attachés à l’existence actuelle des Turcs en Europe est la partie de l’ouvrage qui a fait et qui devait faire la plus grande impression ; il nous paraît difficile d’y répondre d’une manière satisfaisante. Mais, d’un autre côté, M. de Peyssonel trouve-t-il autre chose que des phrases ou des sophismes à opposer à ces réflexions si sensibles de M. Volney ?

« Il est de notre intérêt qu’une grande nation persiste dans l’ignorance et la barbarie qui rendent nulles ses facultés morales et physiques !… Il est de notre intérêt que vingt ou trente millions d’hommes soient tourmentés par deux ou trois cent mille brigands qui se disent leurs maîtres !… Il est de notre intérêt que le plus beau sol de l’univers continue de demeurer en friche ou de ne rendre que le dixième de ses produits possibles !… Aussi ce qui est crime et scélératesse dans un particulier sera vertu dans un gouvernement ; ainsi une morale exécrable dans un individu sera louée dans une nation, etc., etc… ! »


COUPLET.
Air de Joconde.

Faites Brienne cardinal,
FaLamoignon pair de France,
À votre pouvoir sans égal
FaTout est soumis d’avance :
Mais si de ces deux garnements
FaIl vous prend fantaisie
De faire deux honnêtes gens,
FaSire, on vous en défie.


Le jeudi 28 août, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation de la Paysanne supposée, ou la Fête de la moisson, comédie en trois actes et en prose, mêlée d’ariettes, par M. Dubois, dont le nom n’était encore connu par aucun autre ouvrage. La musique de cette petite comédie est aussi, je crois, le premier coup d’essai de M. Blasius.

Ce nouveau drame n’a eu aucun succès. L’amour du marquis de Clinville pour Rosette ne saurait intéresser, il n’arrive que pour dénouer l’action ; elle aurait été susceptible de plus de mouvement si, dans les deux premiers actes, on avait été du moins plus occupé de la passion de M. de Clinville ; la situation de l’épouse abandonnée en eût paru aussi beaucoup plus intéressante, et sa résolution, qui n’est qu’un épisode de la pièce, en serait devenue, comme elle devait l’être, l’objet principal. Ce défaut dans la conception du poème n’a pu être dissimulée par quelques détails assez heureux, mais presque toujours étrangers au fond du sujet ; c’est à l’aide de ces détails que la pièce, malgré sa marche languissante, touchait presque au dénoûment, lorsque tout à coup un spectateur, en bâillant de toutes ses forces, s’est avisé de crier : Charmant ! Ce mot a réveillé tout le monde, et des ris immodérés ont convaincu l’auteur, de la manière la plus sensible, de tout l’ennui que faisait éprouver son ouvrage.

Quant à la musique, son plus grand tort est de ne convenir presque jamais ni aux paroles, ni aux caractères, ni à la situation des personnages ; elle annonce d’ailleurs une sorte de talent. M. Blasius est assez jeune pour apprendre que la musique, comme les autres arts, a des convenances dont il n’est pas permis de s’écarter, et que, lorsqu’on ne les observe pas, toute illusion se trouve détruite.

La Satire universelle, prospectus dédié à toutes les puissances de l’Europe. Brochure in-8o.

De toutes les réponses faites au Petit Almanach de nos grands hommes, c’est, je crois, la moins mauvaise ; aussi l’a-t-on attribuée à M. Cérutti. Ce prospectus annonce que le sieur Le Jay, convaincu, par le prodigieux débit de la Parodie d’Athalie et du Petit Almanach, que la satire est le premier genre de la littérature, vient de solliciter et d’obtenir le privilège exclusif du libelle ; qu’en conséquence il a ouvert en sa maison, rue de l’Échelle, un bureau appelé le Bureau de la Satire universelle, où tous les honnêtes gens pourront faire inscrire sur un registre le nom des personnes qu’ils voudront livrer innocemment à la dérision publique ; les différents prix qu’il faudra payer, suivant la qualité des satires et le rang des personnes, seront classés avec une équité admirable. On sent fort bien qu’une calomnie coûtera plus cher qu’une médisance, et qu’un homme en place ne pourra être déchiré à aussi bon marché qu’un simple particulier, etc. Pour convaincre le public de la juste confiance que doit lui inspirer cet établissement, le sieur Le Jay rappelle tous les titres que s’est acquis l’homme unique, l’homme surnaturel qu’il compte employer, et cet homme est M. le comte de Rivarol. On n’a oublié ici aucune des anecdotes propres à faire valoir sa personne et son mérite.

« Sa vie, dit-on, n’est qu’une raillerie continuelle. Il serait facile de rapporter toutes les bonnes plaisanteries qu’il a faites à une foule d’amis, de bienfaiteurs, de créanciers ; mais c’est de la gaieté de ses écrits, et non de ses actions, que le public a besoin. Qu’on ne craigne aucun ménagement ! et qui pourrait lui en imposer ? Les noms ? il se joue des noms de la société comme des mots de la langue. Les places ? ainsi que l’Arétin, il sera le fléau des grands jusqu’à ce qu’il soit leur pensionnaire. La vérité ? il la rejetterait dans le puits si elle en sortait… Le respect des talents ? n’est-il pas clair qu’un homme qui se moque de tout le monde a plus d’esprit que tout le monde ? Le glaive de la loi suppléera-t-il à celui de la vengeance ? Mais sous quel nom le poursuivre ? Sous le nom de Rivarol, il deviendra Parcieux ; sous le nom de Parcieux, il s’appellera Longchamp ; sous le nom de Longchamp, il se cachera dans celui de Riverot, ou il usurpera celui de Grimod ou d’un autre. Tout braver, tout éluder, et, au pis aller, tout souffrir, est un parti pris… « Nous avouons, a-t-il dit lui-même dans la seconde édition de son Almanach, nous avouons que rien n’est plus aisé que de nous donner des coups de pied, et nous les recevrons toujours avec reconnaissance. »

Voici de quels traits on dépeint dans une note son ami, M. le marquis de Champcenetz : « Le principal satellite, et, pour ainsi dire, la lune de M. le comte de Rivarol, est le marquis de Champcenetz… C’est M. de Louvois qui, le premier, a dégrossi son génie ; l’élève débuta par une chanson qu’il n’avait pas faite ; elle lui valut un coup d’épée à travers la poitrine, mais l’épée ne toucha point à son esprit plastronné. Il chanta depuis ses parents et ses créanciers ; ces ingrats le firent enfermer. Dans sa prison il composa des comédies qui avaient toute la gaieté du lieu où elles étaient faites… Nous sommes pourtant forcés d’avouer qu’il a quelques inconvénients ; ses rébus et ses quolibets ne sont pas toujours bien nobles, comme lorsqu’il dit que le comte et lui sont faits pour rimer et ramer de compagnie, et lorsqu’il appelle bassement notre triumvirat triumgueusat. »


ÉPIGRAMME
FAITE PAR M. DE VENCE, CONTRE M. LE DUC DE VILLARS,
QUI AVAIT PARU VOULOIR LUI ENLEVER
Mme DE MARIGNANE, BEAUTÉ FORT MAIGRE.

La conduite du duc me paraît un problème.
On dit qu’il aime Iris ; moi, je ne le crois pas :
On Elle a trop peu de ce qu’il aime,
OEt beaucoup trop de ce qu’il n’aime pas.

— Les papiers publics ont assez parlé des malheurs qu’avait occasionnés le délire des réjouissances auxquelles s’est livré le peuple de Paris pour célébrer le renvoi des deux ministres, le rappel de M. Necker et la rentrée du Parlement. Nous ne nous permettrons de rappeler ici que le souvenir de quelques circonstances particulières qui nous ont paru porter l’empreinte la plus marquée de ce tour d’esprit propre à la nation.

Le jour qu’on brûla sur la place Dauphine le mannequin de M. l’archevêque, en mémoire de son arrêt du 16, on l’avait habillé d’une robe qui n’avait que trois cinquièmes d’étoffes et deux cinquièmes de papier. Les polissons qui s’étaient chargés de cette belle exécution, au moment d’y procéder, ayant aperçu dans la foule un abbé, s’emparèrent de lui et voulurent le forcer de jouer dans cette ridicule farce le rôle de confesseur. Il s’en défendit de toutes les manières, mais, ne voyant plus aucun moyen d’échapper, il s’avisa de leur dire : « Mais, messieurs, considérez, je vous prie, que si j’entreprends de le confesser, il aura tant à m’en dire que vous ne pourrez le brûler ce soir. » Cette plaisanterie parut si bonne au gré de l’auguste assemblée qu’elle lui obtint sa liberté.

Le surlendemain de la démission de M. le garde des sceaux, la place de Grève s’étant remplie de monde, vers minuit l’on vit s’avancer au milieu de la foule un homme de près de six pieds portant à califourchon sur ses épaules un jeune garçon. Il ordonna le silence, cette multitude obéit. Alors le jeune garçon, déployant un grand placard, lut à haute et intelligible voix : Arrêt de la cour du public qui juge et condamne le nommé Lamoignon à faire amende honorable, à avoir les poings coupés et à être traîné dans le ruisseau. Ce qui fut exécuté sur-le-champ le plus gravement du monde.

Depuis les préventions établies à tort ou à raison contre M. le chevalier Dubois, commandant du guet, le cri général de ces mutins n’a cessé d’être : Il nous faut Dubois, c’est Dubois qu’il nous faut pour brûler les malheureux qui avaient trompé notre bon roi.

On prétend que le lendemain du jour où le Parlement enregistra avec des modifications si pénibles et si scrupuleuses la déclaration qui lui ordonne de reprendre l’exercice de ses fonctions, on a trouvé à la poste une lettre d’un Anglais à un de ses amis dont voici la première phrase : « C’est le Parlement qui règne, mais à quatre petites lieues d’ici, trois jeunes gens de très-bonne mais on n’en tiennent pas moins un fort grand état, etc. »



  1. S. Luc, cap. VII, v. 47.
  2. M. l’abbé Maury est connu pour avoir été fort employé par M. le garde des sceaux dans la rédaction des nouvelles lois. (Meister.)
  3. Elle n’a que vingt ans ; elle est née d’un père qui, dans un incendie, s’est jeté au milieu des flammes pour sauver un enfant qui allait en être la proie. (Meister.)
  4. Loménie de Brienne, que Necker remplaça au ministère des finances. (Ch.)
  5. Nous venons d’apprendre qu’il se nomme M. de Bouchar, et que c’est un très-jeune homme. (Meister.)
  6. Paris, 1779, in-12.
  7. La seconde représentation eut lieu le 9 septembre et obtint un égal succès. Cette pièce est imprimée. (Ch.)
  8. Les manuscrits de Gotha et de l’Arsenal ne renferment point ce compte rendu.