Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Juin

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 324-349).
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JUIN.

1er juin 1767.

Lorsqu’on joua au mois de mars dernier la tragédie des Scythes, il se répandit un bruit que les Comédiens avaient une autre pièce toute prête, dont la fable était presque entièrement conforme à celle de M. de Voltaire. Cette tragédie était intitulée Hirza, ou les Illinois. M. de Sauvigny, auteur de plusieurs productions fort médiocres, et entre autres d’une Mort de Socrate, faiblement accueillie il y a quelques années sur le théâtre de la Comédie-Française, avait présenté cette nouvelle tragédie au tribunal souverain de ce théâtre, il y avait plus de quinze mois, par conséquent longtemps avant l’apparition des Scythes. Le souffleur de la Comédie étant mort dans l’intervalle, on ne trouva plus parmi ses effets le manuscrit de M. de Sauvigny, dont sa place l’avait constitué gardien. L’auteur des Illinois, croyant apercevoir quelque ressemblance entre la tragédie des Scythes et la sienne, se plaignit assez hautement ; il accusa aussi indiscrètement que maladroitement les Comédiens d’une infidélité, et M. de Voltaire d’en avoir profits. Il prétendait que sa tragédie ayant été communiquée à ce poëte illustre en secret, il n’avait pas balancé d’en prendre le canevas pour la composition de sa pièce des Scythes. Il en coûte peu, comme vous voyez, au peuple du Parnasse de se supposer réciproquement les plus mauvais procédés, et il n’y a point de propriété sur la terre dont on soit plus jaloux et dont on jouisse avec plus d’inquiétude que celle des ouvrages d’esprit. Si M. de Voltaire avait à piller les autres, il saurait du moins mieux s’adresser, et ce n’est pas dans la cabane du pauvre qu’il chercherait sa subsistance. Les Comédiens ont cru devoir prendre le public pour juge entre M. de Sauvigny et eux ; ils ont donné, le 27 du mois dernier, la première représentation de la tragédie d’Hirza, ou les Illinois, et personne n’a été frappé de cette prétendue ressemblance avec la tragédie des Scythes. On voit dans les Scythes quelques lueurs, quelques faibles restes de génie d’un grand homme ; on n’aperçoit, dans les Illinois, que les efforts incroyables d’un homme froid et sans ressource ; on regrette de ne pas voir tant d’opiniâtreté et de courage de travail réuni avec quelque talent, afin d’en recueillir quelque fruit.

— Depuis l’ouverture des théâtres, après la quinzaine de Pâques, il s’est présenté deux nouveaux acteurs pour débuter sur le théâtre de la Comédie-Française. L’un, qui ne s’est pas fait annoncer, a joué les rôles à manteau, et même ceux de tyran dans la tragédie ; on l’a trouvé passable. L’autre a débuté dans les rôles d’amoureux et dans les grands rôles tragiques. Celui-ci n’a pu se faire illusion sur son succès, car s’étant chargé du rôle de Rhadamiste, ces jours passés, le parterre l’a si mal reçu qu’il a été obligé de quitter la partie au commencement du second acte. Le parterre se mit a demander Le Kain avec beaucoup de bruit pour achever le rôle. On courut après cet acteur, qui n’était ni a la Comédie, ni préparé, ni habillé ; il y avait plus de six mois qu’il n’avait joué ce rôle ; l’entr’acte dura environ cinq quarts d’heure ; Le Kain parut et reçut les plus grands applaudissements, et la pièce fut achevée ; on sortit seulement un peu tard du spectacle.

— On a vu aussi deux nouveaux acteurs italiens sur le théâtre de la Comédie-Italienne, dont la troupe se partage entre les acteurs de ce spectacle et les acteurs de l’Opéra-Comique. Des deux débutants, l’un joue les rôles d’amoureux, l’autre celui d’Arlequin. Ce dernier est un élève de Sacchi, le plus célèbre arlequin d’Italie, dont il a pris le nom. L’amoureux est d’une jolie figure, mais un peu commune ; du reste bien fait, et accoutumé au théâtre. Quant à l’Arlequin, c’est beaucoup d’avoir été souffert. Ce rôle est en France une chose arbitraire et de fantaisie ; le public aime beaucoup Carlin, et le nouvel Arlequin avait encore le tort de ne savoir parler français. Il mourait de peur la première fois. La nécessite de remplacer Carlin, qui était malade et qui se fait vieux, l’a fait supporter ; sa peur et sa bonne volonté l’on fait applaudir. Il joue déjà en français, et la manière dont il l’estropie contribue à le rendre plaisant. Je ne sais s’il est original et s’il a de l’esprit ; mais je pense que le public s’y fera, et qu’il réussira beaucoup dans quelque temps.

— Le 15 du mois dernier, on a représenté chez Mme la duchesse de Villeroy la tragédie de Bajazet, dans laquelle Mlle Clairon a joué le rôle de Roxane. Ce spectacle a été donné pour Mme la princesse héréditaire de Hesse-Darmstadt, qui nous a honorés de sa présence pendant trois semaines, et à qui l’on a voulu procurer l’occasion de voir jouer cette célèbre actrice.

M. Barthe jeune homme de Marseille, auteur de plusieurs pièces de poésie et d’une petite comédie intitulée l’Amateur, a fait les Statuts de l’Opéra que vous allez lire, ainsi que les notes dont ils sont accompagnés, à l’occasion du changement qui est arrivé dans ce spectacle, MM. Berton et Trial en ayant pris la direction à la place de Rebel et Francœur[1].


STATUTS



pour l’académie royale de musique.



NousNous qui régnons sur les coulisses
Nous NousEt dans de magiques palais,
Nous Juges de l’Orchestre, Intendants des Ballets,
Nous NousPremiers[2] Inspecteurs des actrices :
Nous NousÀ tous nos fidèles sujets,
Vents, Fantômes, Démons, Déesses infernales,
Nous NousDieux de l’Olympe et de la mer,
Nous NousHabitants des bois et de l’air,
Monarques et Bergers, Satyres et Vestales,
Nous NousSalut. À notre avènement,
Nous NousChargés d’un grand peuple à conduire,
De lois à reformer et d’abus à détruire,
Et voulant signaler notre gouvernement ;
Ouï notre conseil sur chaque changement
Nous NousQue nous désirons d’introduire,
Nous avons rédigé ce nouveau règlement
Conforme au bien de notre empire.

I.


À tous musiciens connus ou non connus,
Nous NousSoit de France, soit d’Italie,
NousMorts ou vivants, à venir ou venus,
Nous NousPermettons d’avoir du génie[3].



II.



NousVu que pourtant la médiocrité
Nous nousÀ besoin d’être encouragée,
Nous nousToute passable nouveauté
Nous nousPar nous sera très-protégée.
Confrères généreux, nous ferons de grands frais
Nous nousPour doubler un petit succès.
Nous nousUsant d’ailleurs d’économie
Nous nousPour les chefs-d’œuvre de nos jours,
Nous nousEt laissant la gloire au génie
Nous nousDe réussir sans nos secours.



III.



L’orchestre plus nombreux. Sous une forte peine
Défendons que jamais on change cette loi.
Nous nousDix flûtes au coin de la Reine,
Nous nousEt dix flûtes au coin du Roi.
Basse ici, basse là ; cors de chasse, trompettes,
Nous nousViolons, tambours, clarinettes ;
NousBeaucoup de bruit, beaucoup de mouvements.
Surtout pour la mesure un batteur frénétique :
Nous nousSi nous n’avons pas de musique,
Nous nousCe n’est pas faute d’instruments.



IV.



Sur le musicien, même sur l’ariette,
Nous nousDoit peu compter l’auteur des vers,
Nous nousComme à son tour l’auteur des airs
Nous nousDoit peu compter sur le poète[4].



V



Nous nousSi cependant, quoique averti,
Le poëte, glacé, glace toujours de même ;
Nous nousComme sur l’ennui du poëme
Nous nousLe public a pris son parti ;
Nous nousQue les intrigues mal tissues
Nous nousN’ont plus le droit de l’effrayer ;
Que même des fragments ne peuvent l’ennuyer
Et que les nouveautés sont toujours bien reçues,
Nous nousPourrons quelque jour essayer
Un spectacle complet en scènes décousues.



VI.



Nous nousSi le poëte sans couleur,
Nous nousLe musicien sans chaleur,
Si tous deux à la fois sans feu, sans caractère,
Ne donnent qu’un vain bruit de rimes et de sons,
En faveur des abbés qui lorgnent au parterre.
Nous nousOn raccourcira les jupons.



VII.



Nous nousEffrayés de l’abus énorme
Qui coupe l’intérêt par de trop longs repos,
Voulions sur les ballets étendre la réforme,
Leur ordonner surtout de paraître à propos,
Nous nousEn régler le nombre et la forme ;
Mais en méditant mieux nous avons découvert
Qu’à l’Opéra ce sont les jolis pieds qu’on aime ;.
Nous nousIl serait, par notre système,
Nous nousTrès-régulier et très-désert.
Que les ballets soient donc brillants et ridicules ;
Nous nousQu’on vienne encor comme jadis,
Nous nousEn pas de deux, en pas de six,
Nous nousDanser autour de nos Hercules ;
Que la jeune Guimard en déployant ses bras,
Nous nousSautille au milieu des batailles ;
Nous nousQu’Allard batte des entrechats
Nous nousPour égayer des funérailles.



VIII.



Nous nousPour faire un tout dont les parties
Nous nousPussent être bien assorties,
Nous nousVoulions que les compositeurs,
Nous nousMachinistes, décorateurs,
Nous nousMusiciens, chefs de la danse,
Nous nousPeintres, poëtes, directeurs.
Nous nousNous fussions tous d’intelligence ;
Nous nousMais nous laissons ce bel accord
Nous nousAux opéras de l’Italie ;
Nous nousPeut-on espèrer sans folie,
Nous nousPour le théâtre de Castor,
Nous nousCe que l’on n’a pu faire encor
Nous nousAu jeu de paume d’Athalie ?



IX.



Si du moins nos acteurs pouvaient se concerter ;
Nous nousQue chaque dieu pût s’acquitter

Nous nousDu rôle imposant qu’on lui donne :
Nous nousQu’Apollon sût toujours chanter,
Que l’Amour eut au moins une mine friponne ;
Que le grand Jupiter, couvert d’or et d’argent,
Nous nousParût moins gauche sur son trône,
Nous nousLe public serait indulgent :
Nous nousCe qui n’est pas indifférent,
Nous nousCar la recette serait bonne.



X.



NousOrdre à Muguet de prendre un air plus leste,
Nous nousÀ Pillot de moins détoner,
Nous nousÀ Durand d’ennoblir son geste,
Nous nousÀ Gélin de ne pas tonner[5] ;
Nous nousQue Le Gros chante avec une âme[6],
Nous nousBeaumesnil avec une voix[7],
Que la féconde Arnould se montre quelquefois[8],
Que la Guimard toujours se pâme[9].



XI



Ordre à nos bons acteurs, pour eux, pour l’Opéra,
D’user médiocrement des reines des coulisses ;
Permettons à Muguet, Pillot, et cœtera,
L’usage illimité de toutes nos actrices.



XII.



Nous nousPour soutenir l’auguste nom
Nous nousDe la royale Académie,
On paiera mieux l’amant d’Armide et d’Aricie,
Nous nousPollux, Neptune et Phaëton ;
Mais qu’ils n’espèrent pas que leur fortune accroisse[10]
Jusqu’au titre pompeux de seigneur de paroisse,
Aux honneurs d’eau bénite et de droit féodal :
Nous nousRoland, dans son humeur altière,
Nous nousDoit-il se prétendre l’égal
Nous nousOu du chasseur de la Laitière
Nous nousOu du cocher du Maréchal ?



XIII.



Nous nousRien pour l’auteur de la musique,
Nous nousPour l’auteur du poëme, rien.
Nous nousLe poëte et le musicien
Doivent mourir de faim selon l’usage antique.
Jamais le grand talent n’eut droit d’être payé ;
Le frivole obtient tout, l’or, les cordons, la crosse :
Nous nousRameau dut aller à pied,
Nous nousLes directeurs en carrosse.



XIV.



Nous nousEn attendant que pour le chœur
Nous nousOn puisse faire une recrue
De quinze ou vingt beautés qui parleront au cœur
Nous nousEt ne blesseront point la vue,
Nous nousOrdre à ces mannequins de bois
Nous nousTaillés en femme, enduits de plâtre,
De se tenir toujours immobiles et froids
Adossés en statues aux piliers du théâtre[11].



XV.



Nous nousTout rempli du vaste dessein
De perfectionner en France l’harmonie,
Nous nousVoulions au Pontife romain
Nous nousDemander une colonie
De ces chantres flûtés qu’admire l’Ausonie ;
Mais tout notre conseil a jugé qu’un castrat,
Nous nousCar c’est ainsi qu’on les appelle,
Nous nousÉtait honnête à la chapelle
Nous nousMais indécent à l’Opéra.



XVI.



Nous nousPour toute jeune débutante
Nous nousQui veut entrer dans les ballets,
Quatre examens au moins, c’est la forme constante :
Nous nousPrimo le duc qui la présente,
Y compris l’intendant et les premiers valets :
Ceux-ci près de la nymphe ont droit de préséance ;
Nous nousSecundo, nous, les directeurs ;
Nous nousTertio, son maître de danse ;
Nous nousQuarto, pas plus de trois acteurs.



XVII.



À défaut d’examens, certificats de mœurs
Nous nousConçus en termes très-flatteurs,
Termes de billets doux et de lettres de change.
Nous nousMais comme ces certificats
Nous nousPourraient par un hasard étrange
Nous nousOffrir un bizarre mélange
Nous nousEt de fortunes et d’états,
Nous nousSur ces mystères délicats
Promettons de garder le plus profond silence,
Nous nousÀ moins que les fréquents débats
Des milords d’Angleterre et des marquis de France,
Nous nousEt des danseurs et des prélats,
Ne nous forcent d’ouvrir, quoique avec répugnance,
Nous nousCes archives de nos États ;
Nous nousAfin de mettre en évidence
Qu’a dater du premier de tous les opéras
Nous nousNos heroïnes de la danse
Ont toujours eu le droit d’user de leurs appas,
Et d’oublier des rangs la frivole distance.



XVIII.



Nous nousFières de vider une caisse,
Que celles qu’entretient un fermier général
Nous nousN’insultent pas dans leur ivresse
Celles qui n’ont qu’un duc : l’orgueil sied toujours mal
Nous nousEt la modestie intéresse ;
Que celles qu’un évêque ou qu’un saint cardinal
Visite sur la brune au sortir de l’office
Nous nousN’aillent point imprudemment
Nous nousPrononcer dans la coulisse
Nous nousLe beau nom de leur amant.
Nous nousVoulons qu’au moins on s’instruise
Nous nousÀ parler très-décemment,
Et surtout enjoignons qu’on respecte l’Église.



XIX.



Le nombre des amants limité désormais :
Nous nousDefense d’en avoir jamais
Plus de quatre à la fois ; qu’ils suffisent pour une ;
Que la reconnaissance égale les bienfaits,
NousQue l’amour dure autant que la fortune[12].



XX.



Que celles qui pour prix de leurs heureux travaux
Jouissent à vingt ans d’une honnête opulence,
Nous nousOnt un hôtel et des chevaux,
Se rappellent parfois leur première indigence,
Et leur petit grenier, et leur lit sans rideaux.
Nous nousLeur défendons en conséquence
Nous nousDe regarder avec pitié
Nous nousCelle qui s’en retourne à pied,
Nous nousPauvre enfant dont l’innocence
Nous nousN’a pas encore réussi,
Nous nousMais qui, grâces à la danse,
Nous nousFera son chemin aussi.



XXI.



NousItem, ordre à ces demoiselles
Nous nousDe n’accoucher que rarement ;
En deux ans une fois, une fois seulement :
Paris ne goûte point leurs couches éternelles.
Nous nousDans un embarras maudit
Nous nousCes accidents-là nous plongent ;
Nous nousPlus leur taille s’arrondit,
Nous nousPlus nos visages s’allongent.



XXII.



Nous nousItem, très-solennellement
Nous nousPrononçons une juste peine
Contre l’usurpateur qui vient insolemment,
Nous nousL’or en mains, dépeupler la scène,
Et ravir à nos yeux leur plus bel ornement.
Nous nousTaxe pour chaque enlèvement,
Nous nousEt le tarif incessamment
NousRendu public dans tout notre domaine ;
Cette taxe imposée à raison du talent,
De la beauté surtout : tant pour une danseuse,
Nous nousTant pour une chanteuse,
Rien pour celles des cœurs : nous en ferons présent.



XXIII.



Nous nousEnfin, vu les guerres cruelles
Nous nousDont nos États sont agités,
Nous nousVu les noirceurs, vu les querelles
Nous nousQu’excitent les rivalités
De rôles, de talents, de plaisirs, de beautés ;
Nous nousEt que peut-être un vaste empire

Nous nousEst plus facile à gouverner
Nous nousQu’un peuple lyrique à conduire,
Avons approfondi le grand art de régner,
Partout exercerons un despotique empire
À l’égard des femmes surtout,
Attendu qu’elles sont partout
Très-difficiles à réduire.



XXIV.



Nous nousEt comme un point capital
Nous nousEn toute bonne police
Nous nousEst une prompte justice,
Tous leurs procès jugés à notre tribunal,
Jugés sans nul appel. Et l’ordre et la décence
Nous nousVeulent que chacune à son tour
Nous nousComparaisse à notre audience ;
Viendront l’une après l’autre et nous feront leur cour.
Nous nousLes plus jeunes d’abord admises :
Nous nousAyant plus de procès, elles pourront nous voir
NousDès le matin à sept heures précises,
Nous nousOu vers les onze heures du soir.

Et pour qu’on ne prétende à faute d’ignorance,
Nous nousSera la présente ordonnance
Imprimée, affichée à tous nos corridors,
Nous nousAux murs des loges, aux coulisses,
Aux palais des Rolands, aux chambres des Médors
Nous nousEt dans les boudoirs des actrices.
De plus, dans le foyer sera ledit arrêt
NousEnregistré sous la forme ordinaire,
Pour le bien général et pour notre intérêt.
Détruisant, annulant autant que besoin est
Nous nousTout règlement contraire.
Nous nousL’an de grâce soixante et sept,
Fait en notre château, dit en langue vulgaire
NousLe Magasin, près du Palais-Royal.
Nous nousSigné Le Berton et Trial
Nous nousPlus bas, Joliveau, secrétaire.


P. S. Nous avions résolu de retrancher l’usage impertinent des masques ; mais nous avons reçu une députation de nos danseurs qui nous remontrent que cet usage un peu singulier ne laisse pas d’être utile : 1° pour ne pas compromettre leurs figures, 2° parce qu’il est plus aisé d’avoir un masque qu’une physionomie. Nous avons déféré à d’aussi justes remontrances.


fin.

— La catastrophe que les jésuites viennent d’éprouver en Espagne a réveillé l’attention du public sur cette célèbre Société. Lorsque les premières nouvelles arrivèrent, je me trouvais avec des gens peu touchés de ces calamités, car M. le baron de Gleichen, envoyé extraordinaire de Danemark, dit avec son air doux et sournois : Il faut convenir que l’art de chasser les jésuites se perfectionne de plus en plus. M. le comte de Creutz, ministre plénipotentiaire de Suède, prétendit que du train dont les choses allaient, le pape serait très-heureux dans quelque temps d’ici d’être le grand aumônier du roi de Sardaigne ; et l’abbe de Galiani, secrétaire d’ambassade de Naples, s’écria :

Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat æequor !

Mais cela ne prouve rien contre la Société. On sait que l’abbé de Galiani n’aime pas les jésuites, parce qu’ils ont empêché son oncle d’être cardinal ; et les royaumes de Suède et de Danemark ont le malheur depuis deux siècles de n’être plus unis au rocher de Saint-Pierre établi au Vatican pour le derrière de notre très-saint père Clément Rezzonico. Nous autres gallicans, nous avons lu avec d’autant plus d’édification la savante homélie de M. l’abbé de Chauvelin, conseiller de grand’chambre au Parlement de Paris, imprimée sous le titre de Discours d’un de Messieurs, qu’elle nous a paru un des meilleurs amphigouris et des plus inintelligibles qu’on ait vus depuis longtemps. Cet amphigouri a fait une telle impression sur l’esprit de maître Omer Joly de Fleury, avocat général audit Parlement, qu’il n’a pu se dispenser de faire un réquisitoire contre les ci-devant soi-disant jésuites, dont l’effet a été de les juger une seconde fois et de les faire chasser du royaume. Ce réquisitoire n’est pas écrit d’un style aussi prophétique que le Discours d’un de Messieurs, mais il est remarquable par son extrême platitude, qu’on croyait même perdue depuis que l’illustre Chaumeix s’était retiré en Russie. Grâces au ciel, nous avons plus d’un Chaumeix en France, et celui que M. l’avocat général a choisi pour lui rédiger ses réquisitoires vaut bien l’autre. Vous ne devineriez par exemple jamais ce qui a le plus frappé ce magistrat dans l’aventure des jésuites en Espagne : ce sont, dit-il, les motifs qu’une réticence religieuse et respectable a fait renfermer dans le cœur royal du monarque. C’est-à-dire que ce qui le frappe le plus est ce qu’il sait le moins. Il faut convenir que ni le Cicéron de Rome, ni celui de Rennes, ne savaient faire des morceaux de cette éloquence.

M. d’Alembert a profité de la circonstance pour faire imprimer à Genève une Lettre de M. ***, conseiller au parlement de ***, pour servir de supplément à son ouvrage sur la Destruction des jésuites. Brochure in-12 de cent trente-quatre pages qu’on ne trouvera pas à Paris et qui ne plaira pas à Versailles. Ce supplément ne regarde pas l’expulsion des jésuites d’Espagne, car il est daté du 1er décembre 1765, avec un post-scriptum du 30 mars 1766. M. d’Alembert répond à différentes critiques que les jansénistes surtout ont faites de son livre, et dans lesquelles il est appelé Rabsacès, Philistin, Amorrhéen, enfant de Satan, etc. J’aime mieux ce supplément que l’ouvrage même, qui m’a paru dans le temps mesquin et faible, avec beaucoup de prétention à l’épigramme. Dans le supplément je trouve quelques endroits mieux traités et mieux écrits. Avec tout cela il ne faut pas se souvenir du chapitre du jansénisme dans le Siècle de Louis XIV, quand on veut trouver l’ouvrage et le supplément de M. d’Alembert supportables. Les formules parasites qui reviennent à tout moment, telles que pour en revenir aux jésuites, quoi qu’il en soit, ne croyez pas au reste, avouons cependant, etc., prouvent un style décousu, faible et sans consistance.

M. de La Condamine a cherché comment on pourrait un peu consoler les jésuites, parce qu’enfin ils ont besoin de consolation dans les circonstances présentes. Il a trouvé un moyen, mais malheureusement ce moyen ne sera bon que dans quatre cents ans : c’est que personne ne croit aujourd’hui les horreurs et les abominations qu’on imputait aux templiers ; ainsi, dans quatre cents ans, dit-il, personne ne croira les crimes que l’on impute aujourd’hui aux jésuites, et ils auront la satisfaction de passer simplement pour une société ambitieuse et puissante qui, s’étant fait des ennemis de tous côtés, a enfin succombé parce qu’en fait d’ambition il faut ou conquérir le monde ou en être écrasé. Je ne doute pas que la perspective d’être blancs comme neige dans quatre cents ans ne console infiniment les jésuites, et ne fasse supporter au R. P. Ricci, général, toutes les épreuves auxquelles il a plu à la Providence divine d’appeler la compagnie de Jésus sous son règne.


15 Juin 1767.

Que le dispensateur de toute sagesse et de toute gloire soit avec la sacrée Faculté de théologie de l’Université de Paris, dite de Sorbonne. Amen ! Ce n’est point sans raison que cette célèbre et lumineuse congrégation a été appelée la fille aînée de nos rois, comme nos rois sont à leur tour les fils aînés de l’Église. Car, dans cette suite de beaux siècles si glorieux pour la raison, si consolants pour l’humanité, siècles vulgairement dits du moyen âge, où un tondu coiffé d’un triple bonnet et assis dans la chaire de Simon Bar-Jona, dit Saint-Pierre, lançait des foudres qui atteignaient les caboches des souverains d’une extremité de l’Europe à l’autre, où ledit tondu liait et déliait les peuples de leur serment, installait et déposait les princes à son gré ; dans ces siècles à jamais regrettables, chacun sait que tout roi très-chrétien, à son avènement au trône, était obligé, en vertu d’un décret papal, de coucher et cohabiter au nom de la nation avec la sottise. De cette accointance est née la Sorbonne, qui s’est toujours conservé le titre et les prérogatives de fille aînée, en dépit de la loi salique si défavorable aux filles. Or est-il bien vrai que, par laps de temps et écoulement d’années, cette fille aînée et plus que majeure est tombée dans un état de langueur et de délabrement très-fâcheux, au point que ses ennemis n’ont pas manqué de divulguer qu’elle était devenue absolument imbécile, et que son état de caducité et de radotage était pire que la mort. Mais à dire les choses comme elles sont, la vieillesse de cette fille respectable ressemble proprement à un doux sommeil, et c’est sans doute par une grâce spéciale du Ciel qu’elle a toujours retrouvé toute sa vigueur et toutes ses forces dans les occasions importantes et décisives. Ainsi nous l’avons vue, il y a quinze ans, dans la crise violente et fameuse de la thèse de l’abbé de Prades, lorsque le loup s’était glissé dans le bercail, lorsque le fort de Dieu était attaqué dans son intérieur, que ses murs retentissaient du cri de l’ennemi, et que les titans encyclopédistes n’attendaient que le signal du syllogisme du bachelier pour livrer assaut et renverser la cité sainte ; nous l’avons vue, dis-je, se réveiller en sursaut, frapper à droite et à gauche, armer le bras spirituel et le bras temporel, lancer censures et décrets de prise de corps, et réussir par ce saint zèle à purger sa maison de tous gens suspects, à en chasser les pervers et à faire lever le siège à l’armée ennemie. En vain, pendant cette fameuse campagne, des gens malintentionnés ont-ils publié le Tombeau de la Sorbonne[13], comme si elle était décédée par mort violente ou naturelle dans le cours de ses travaux ; nul extrait mortuaire en bonne forme n’a constaté ce décès, et ce qui vient de se passer à l’égard de Bélisaire prouve bien que si la Sorbonne a sommeillé quinze ans de suite, ce n’est que parce que le danger était loin d’elle. À l’approche d’un corps d’hérésie sous les ordres des généraux Belisaire et Marmontel, elle s’est réveillée de nouveau, cette fille redoutable, et déjà ce corps est dispersé, et a été obligé de se replier dans les retranchements de la simple raison, sous le funeste canon de la tolérance. Trente-sept des plus hardies de ces hérésies ont été faites prisonnières de guerre en différentes escarmouches ; et la Sorbonne a nommé une commission composée de ses plus graves et plus doux docteurs pour être à ces hérésies leur procès fait et parfait, nonobstant clameur de haro, charte normande et lettres à ce contraires de la part de tous les gens à sens commun et à équité, vulgairement dits gens de bien.

L’Indiculus que la Sorbonne fait imprimer pour servir de guide aux commissaires et où les trente-sept hérésies sont exposées au grand jour s’est à la vérité répandu dans le public contre ses intentions et malgré elle ; mais le déplaisir que la publication de cet Indiculus a causé à la sacrée Faculté prouve avec quel soin elle cherche à nous préserver de tout venin quand elle n’en peut présenter le contre-poison en même temps. Qu’elle se rassure, cette mère trop aisément inquiète sur le compte de ses enfants. Il n’est personne qui n’ait frémi en lisant l’Indiculus, et en y voyant les trente-sept hérésies avec leurs boucliers couverts d’horribles devises. L’une de ces devises dit : La vérité luit de sa propre lumière ; et on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers. Une autre : Les esprits ne sont jamais plus unis que lorsque chacun est libre de penser comme bon lui semble, Une troisième : Je pense que Dieu ne punit qu’autant qu’il ne peut pardonner ; que le mal ne vient point de lui, et qu’il a fait au monde tout le bien qu’il a pu. Une quatrième : Si l’on m’objecte que je sauve bien du monde, je demanderai : Est-il besoin qu’il y ait tant de réprouvés ? Toutes les trente-sept portent des devises conçues dans cet esprit abominable, et tout le monde a senti avec autant d’indignation que de frayeur que si jamais ces maximes affreuses venaient à se glisser et s’accréditer parmi les peuples, il en pourrait résulter une douceur de mœurs générale, très-préjudiciable aux droits et prérogatives de l’Église et de ses ministres. Aussi tous ceux qui pensent bien, c’est-à-dire comme la sacrée Faculté, attendent avec la dernière impatience sa censure qui doit réduire ces trente-sept hérésies en poudre, et les proscrire comme tendantes à rendre les princes plus éclairés et moins sots, et les peuples plus sages et soumis à l’autorité légitime sans l’intervention du prêtre ; à diminuer le poids du sacerdoce, et par conséquent le respect du au bonnet carré de la Sorbonne ; à en rendre la recherche moins appétissante ; à arrêter dans sa source et anéantir une circulation de trente a quarante mille lettres de cachet distribuées gratuitement, et ce chaque année, par la munificence du gouvernement, pour cause de protestantisme, jansénisme, molinisme, suivant que le vent souffle : stagnation pernicieuse dans un État entièrement fondé sur les principes de circulation ; et à favoriser enfin l’importation de ces maximes impies de tolérance qui se répandent aujourd’hui en Europe si généralement, au grand scandale et au plus grand préjudice de l’Église notre mère, et dont les auteurs osent pousser l’audace jusqu’à persuader qu’on peut être honnête homme, bon citoyen, fidèle sujet, sans aller la messe.

La gloire immortelle que la Sorbonne acquerra par cette censure moderée et par la proscription nécessaire d’aussi affreux principes rejaillira principalement sur son syndic actuel, le docteur Riballier, dont le nom dérive de ribaud, suivant l’opinion des meilleurs grammairiens du siècle. Ce vigilant docteur a suivi l’hérétique et erroné Marmonlel à la piste, a dechaîné toute la meute théologique après lui, et ne lâchera prise que lorsque l’ennemi sera aux abois. Indépendamment de l’Indiculus qui a percé et édifié le public malgré la Sorbonne, ledit grand docteur Riballier ou Ribaud a détaché aux troupes de Bélisaire un de ses petits roquets appelé l’abbe Cogé, et l’erroné Marmontel s’étant plaint d’avoir été injurié, calomnié, outragé par ledit Cogé, ce petit roquet, qui s’était contenté d’attaquer l’auteur de Bélisaire comme impie, a incontinent publié des additions à son examen, dans lesquelles il dénonce l’auteur de Bélisaire comme séditieux : le tout pour préparer par forme d’avant-goût à la salubrité un peu amère de la censure théologique qui doit opérer sa guérison, afin que le nom du grand Riballier soit inscrit dans les fastes de l’immortalité à côté de celui de l’illustre docteur Tamponet, qui, en son vivant, a joué un si grand rôle dans l’affaire de la thèse de l’abbé de Prades.

Mais comme la gloire de la sacrée Faculté et la réputation de ses lumières, de sa douceur et de son équité, ne sont pas le seul but qu’elle doive se proposer par les censures ; comme il serait expédient d’aller à la source du mal afin d’en arrêter d’autant plus sûrement le progrès, et comme, au grand scandale de toutes les âmes charitables et par une suite inévitable de la corruption générale des mœurs, l’ancien et respectable usage de brûler les auteurs de tout ouvrage censurable a malheureusement passé de mode, et ne pourrait être remis en vigueur en ce siècle efféminé sans faire crier à l’atrocité et à la cruauté, pour quelques fagots de plus qu’il y aurait de consumés ; si, en ma qualité de luthérien, il m’était permis d’élever ma faible voix parmi les enfants d’Israël, je conseillerais aux vénérables docteurs de toutes les absurdités, composant entre eux la sacrée Faculté, de réunir tous leurs efforts pour obtenir à la prochaine assemblée du clergé, de même qu’à la première assemblée de chambres de nos seigneurs du Parlement, de très-humbles représentations à faire au roi pour qu’il plaise à Sa Majesté d’interdire dans toute l’étendue de sa domination, par un édit à jamais irrévocable et sous peine de la vie, la culture du bois et du chanvre, ensemble l’usage du linge, tant de corps que de lit, de table et de ménage, ou sous quelque dénomination que ce puisse être. Cet édit, observé dans toute sa rigueur, fera bientôt tomber toutes les papeteries, parce que où il n’y a point de linge il n’y a point de chiffons, et où il n’y a point de chiffons, il n’y a point de papier ; où il n’y a point de papier, il n’y a point d’imprimerie ; où il n’y a point d’imprimerie, la sottise croît comme chiendent, et les fripons sont les maîtres des princes et des peuples. Ainsi c’est l’usage funeste de porter des chemises qui a causé le malheur du genre humain, en lui faisant secouer le joug des prêtres, et en lui persuadant que la raison et la justice tout court sont des guides plus sûrs pour arriver au bonheur que les jeûnes, les prières, les macérations, les legs pieux et tout l’attirail des vertus favorables à l’Église, à l’autorité et aux revenants-bons de ses ministres.

Il faut quelquefois rire, malgré qu’on en ait, de peur de pleurer de douleur ou de frémir d’indignation. Les chicanes que la Sorbonne fait à l’auteur de Bélisaire depuis trois mois peuvent faire rire les hommes sensés du bout des lèvres, à cause de leur extrême platitude ; mais elles ont un côté qui soulève et indigne toute âme sensible, car il ne faut pas s’y tromper : que Titus et les Antonins soient en enfer ou en paradis, rien n’est plus égal à cette troupe de vieux radoteurs, qui ont le droit de déraisonner au prima mensis de la Sorbonne ; mais avoir soutenu que les princes ne doivent persécuter personne pour la cause de la religion, voilà le tort véritable et impardonnable de M. Marmontel. La Sorbonne ne s’en est pas cachée dans cet Indiculus des propositions extraites du livre de Bélisaire. Vous avez vu quelles sont les maximes qui lui déplaisent. Il est vrai que lorsqu’elle a remarqué le mauvais effet que son Indiculus produisait dans le public, elle s’est repentie d’en avoir laissé échapper quelques exemplaires ; mais elle ne s’est pas repentie de l’atrocité de ses maximes. Dans les conférences multipliées que l’auteur de Bélisaire a eues avec des docteurs de Sorbonne en présence de l’archevêque de Paris, pour tâcher de convenir d’une rétractation qui put lui éviter une censure publique, les voix se sont surtout réunies contre la tolérance. Le docteur Le Fèvre s’est écrié : Oui, sans doute, la religion est douce et ne connaît que les armes de la persuasion ; mais le prince doit-il laisser tout faire à la persuasion, et Dieu lui a-t-il confié le glaive pour rien ? Le sang humain n’a donc pas encore assez coulé au gré de ces monstres impitoyables, et l’histoire, qui rapporte tant d’affreux massacres, n’a pas encore assez de monuments sanglants qui attestent notre barbarie et notre cruauté ! C’est un spectacle bien déplorable que de voir à quel point l’esprit de parti aveugle et pervertit. L’archevêque de Paris n’a pas certainement une âme dure et farouche. On a souvent vanté sa charité, sa douceur, mille vertus qui caractérisent un cœur plein d’humanité, et je n’ai nulle peine à y croire. Cependant ce prélat a voulu obliger l’auteur de Bélisaire de reconnaître deux points : 1° le droit qu’ont les souverains de forcer les consciences en faveur de la vraie religion ; 2° le devoir d’user de ce droit avec modération. Mais qu’on lui demande ce qu’il appelle modération, et il ne voudra pas peut-être allumer des bûchers ni dresser des potences ; mais il remplira sans regret les prisons et les galères d’honnêtes et d’utiles citoyens qui n’ont d’autre tort avec leur prince que de se servir d’une formule de prière différente de la sienne, et d’entendre autrement que lui des choses ou personne n’a encore rien compris. On sait que rien n’est si aisé que de s’accorder sur les caractères de la vraie religion.

Le résultat de toutes les conférences de l’auteur de Bélisaire avec M. l’archevêque de Paris et les docteurs de Sorbonne, c’est que la Sorbonne publiera une censure de son livre, et le prélat peut-être aussi une instruction pastorale. Pis n’aurait pu arriver si M. Marmontel avait suivi l’avis de ses amis, et qu’il se fut tenu tranquille et paisible chez lui.

M. l’abbé Mauduit, qui prie qu’on ne le nomme pas, a envoyé de Ferney une seconde anecdote que je ne trouve pas aussi bonne que la première. Un bachelier ubiquiste vient en ce moment de publier une feuille intitulée les Trente-sept Vérités opposées aux trente-sept Impiétés de Bélisaire. Ce bachelier est malin, il présente les contradictoires des propositions de Belisaire que la Sorbonne a déclarées censurables dans son Indiculus, et il soutient que tout bon catholique est obligé de souscrire à ses propositions. l’Indiculus lui a souvent donné beau jeu. Ainsi, suivant la Sorbonne et le bachelier ubiquiste, la vérité ne luit point de sa propre lumière, et on peut éclairer les esprits avec les flammes des bûchers. Item, Il faut bien se garder de sauver tant de monde, il est fort bon qu’il y ait beaucoup de réprouvés. Et ainsi du reste. L’avis au lecteur qu’on lit à la tête est trop long, froid et sans sel ; M. l’abbé Mauduit l’aurait fait beaucoup plus gai. Les propositions extraites de Bélisaire, et les contradictoires présentées par le bachelier, sont imprimées sur deux colonnes et placées les unes vis-à-vis les autres ; mais cela est imprimé en si menu caractère et si confusément que le lecteur est rebuté et que le principal effet en sera manqué. Je crois que ce bachelier ubiquiste pourrait bien être proche parent de M. l’abbé Morellet.

Enfin, pour compléter l’histoire des infortunes de Bélisaire, qu’un grand et aimable ministre a comparées aux vingt-six infortunes d’Arlequin, il faut ajouter à tout ceci que l’avocat Marchand en a fait la parodie sous le titre d’Hilaire, par un métaphysicien. Brochure in-12 de deux cent quarante pages. C’est le coup de pied de l’âne. Cet avocat Marchand, qui passe pour un aigle et pour un fort bel esprit dans certaines maisons du Marais, est le plus mauvais plaisant de tous les mauvais plaisants de Paris. Il est lourd et bête à faire plaisir. Hilaire est un vieux sergent réformé, et accusé d’avoir fait la contrebande. Voilà le travestissement de Bélisaire ; tous les autres personnages du roman sont à peu près aussi heureusement et aussi spirituellement déguisés. Il n’y a pas d’ailleurs le mot pour rire, et toute la parodie est d’une insipidité et d’une platitude magnifiques. On dit que cet avocat Marchand, qui fait de si jolies plaisanteries, est fort baissé depuis quelque temps, qu’il est devenu hypocondre, cacochyme et atrabilaire. Quel malheur pour les soupers du Marais, dont il était l’âme !

— Jeanne Catherine Gaussem de Labzenay, pensionnaire du roi, vient de mourir à la Villette, près de Paris, dans un âge peu avancé. Suivant quelques mémoires, elle n’aurait que cinquante-un ans ; d’autres lui en donnent près de soixante[14] : c’est cette actrice connue sous le nom de Mlle Gaussin, et célèbre en Europe dès sa première jeunesse par les vers que M. de Voltaire lui adressa après la première représentation de Zaïre, elle a fait pendant trente ans les délices du public sur la scène, et même hors la scène de la Comédie-Française. Mlle Gaussin avait la plus belle tête, les plus beaux yeux, le son de voix le plus doux et le plus enchanteur ; dans les dernières années de son service au théâtre, elle avait perdu les grâces de la taille ; mais elle avait conservé d’ailleurs un air de fraîcheur et de jeunesse avec tous les autres avantages, et, à l’âge de près de cinquante ans, elle jouait encore les rôles d’une fille de quinze ans sans être déplacée ni ridicule. Son jeu était en général plein de grâce et d’ingénuité, et l’on peut dire quelle a créé ces rôles de naïveté et d’enfance que plusieurs de nos poëtes ont faits plutôt d’après son talent que d’après la nature. Dans la tragédie, sans avoir beaucoup de force, ses larmes étaient si belles et si intéressantes ! On lui a reproché de la monotonie dans ses inflexions ; mais c’était la monotonie la plus séduisante. La tendresse paraissait avoir pétri le caractère de cette actrice célèbre ; c’était son triomphe, et dans les rôles de théâtre, et dans ceux de la vie. Avec tant de charmes, il n’était pas étonnant qu’elle tournât la tête à toute l’élite des jeunes gens qui entraient dans le monde ; et si l’on en croit la renommée, sa sévérité et sa résistance n’étaient jamais poussées à l’excès. L’idée de faire des malheureux lui était pénible. Ils disent que cela leur fait tant de plaisir, disait-elle avec sa voix douce. Comme cette disposition à la miséricorde la mettait dans le cas de manquer souvent à des engagements pris, on lui a souvent imputé une fausseté et une duplicité qu’elle n’avait pas ; ses ruses et ses subterfuges dans le commerce et dans les affaires d’amour étaient une suite inévitable de sa faiblesse et de la facilité de son caractère. Dans les dernières années de sa vie théâtrale, elle a eu la sottise d’épouser un danseur qui a eu de mauvaises façons pour elle. Ce vilain homme mourut il y a quelques années, et comme il avait fait longtemps le métier de courtier et d’agioteur, il lui laissa de la fortune. Depuis cette époque elle est tombée dans la grande dévotion, et, toujours entourée de prêtres, elle a fait dans les dernières années de sa vie l’édification de sa paroisse. Il est naturel qu’un esprit sans principes et une âme sans consistance, lorsque les douces erreurs de l’amour se sont dissipées, se livre à d’autres illusions et à des regrets qui obligent un cœur sensible à se rappeler les tendres égarements de sa vie par forme de pénitence.

— Il est sorti de la manufacture de Ferney une petite brochure intitulée Homélies prononcées à Londres en 1765, dans une assemblée particulière. Ces Homélies sont au nombre de quatre : la première contre l’athéisme, la seconde contre la superstition, la troisième et la quatrième sur les choses incompréhensibles et inadmissibles de l’Ancien et du Nouveau Testament. Tout cela est traité fort superficiellement, et ne consiste qu’en répétitions et redites. L’Église métropolitaine et primatiale des athées de Paris a crié au scandale à propos de la première homélie. Elle a prétendu que le patriarche, avec son rémunérateur et punisseur, n’était qu’un capucin, et que c’était poser les fondements de la morale sur une base bien fragile et bien précaire que de l’établir sur de tels principes, et que l’expérience journalière prouvait combien ces principes avaient peu d’influence réelle sur la conduite des hommes. Il n’appartient pas à un fidèle simple et humble de cœur comme moi de se mêler de ces questions abstraites, et qui font schisme parmi les plus grands docteurs en Israël.

— Il vient de sortir de la même manufacture une autre feuille intitulée Lettres sur les Panégyriques, par Irénée Aléthès, professeur en droit dans le canton d’Uri, en Suisse. Nous vivons dans la plus grande disette de toutes ces précieuses denrées, et la liberté du commerce est si gênée à cet égard, depuis quelques années, que cette branche intéressante pour tous les philosophes négociants sera bientôt absolument anéantie. À peine arrive-t-il un ou deux de ces écrits à bon port ; le reste est confisqué à la poste ou aux barrières, et il serait impossible de persuader au possesseur d’un exemplaire échappé de s’en déssaisir. La lettre dont il s’agit parle d’abord du panégyrique de Trajan, prononcé par Pline, ensuite de nos oraisons funèbres, et particulièrement de celles de Bossuet, et elle finit par une esquisse du panégyrique de Catherine II, impératrice de Russie. M. Irénée Alèthés parcourt rapidement les travaux de cette princesse, entrepris depuis son avènement à l’empire ; il parle de ses principes de législation, de ses idées de tolérance, de sa protection accordée aux dissidents de Pologne, de ses bienfaits répandus au dehors. M. Irénée pourra citer à cette occasion un don de cinquante mille livres fait en cette année 1767 à M. Diderot, sans compter celui de l’année 1765. Les gazettes qui ont dit vingt-cinq mille livres n’ont rapporté que la moitie de la somme.

M. de Saint-Foix, auteur des Essais historiques sur Paris, de la petite comédie des Grâces, de celle de l’Oracle, et d’autres ouvrages moins connus, vient de publier une Histoire de l’ordre du Saint-Esprit, en deux petites parties in-12, qui seront sans doute suivies de quelques autres. L’auteur prend le titre d’historiographe des ordres du roi ; c’est apparemment une place qu’on a créée pour lui. L’histoire de l’ordre du Saint-Esprit, ainsi que celle de tous les ordres d’honneur et de décoration, est fort courte ; quand on a parlé de son institution, de ses statuts et de ses cérémonies, tout est dit. Aussi M. de Saint-Foix expédie tout cela dans la première partie. La seconde contient les principaux traits de la vie des chevaliers de la première promotion faite par Henri III. Les parties qui suivront serviront sans doute a parcourir la vie de tous les chevaliers qui ont été successivement décorés de cet ordre. L’auteur ne se propose point de donner un précis de leur vie, il se borne à en rapporter les traits les plus remarquables ; et il faut convenir que son choix est presque toujours bien fait. On lit cet ouvrage avec beaucoup de plaisir ; il est écrit d’une manière naturelle, concise et intéressante. Son plan plus étendu aurait pu former cette École militaire dont M. l’abbé Raynal n’a rempli l’idée que très-imparfaitement. J’avoue que je préfère de telles lectures à tous les Bélisaires du monde, et voilà le cours de morale que je voudrais mettre entre les mains de la jeunesse.

L’auteur, en parlant de la loi salique, tombe dans une erreur qu’il faut relever ici. Il prétend que ce qui distingue supérieurement nos princes du sang de France, c’est que la couronne leur appartient solidairement, leur droit à cet égard étant transmis, répandu, certain dans toute la famille ; au lieu qu’il n’en est pas ainsi dans les pays qui ne connaissent pas la loi salique, et que le droit à la couronne est incertain dans les familles royales ou les filles peuvent hériter du trône. M. de Saint-Foix ne sait ce qu’il dit. Il aurait du savoir que dans les pays ou les femmes ne sont point exclues du trône, elles ne succèdent cependant qu’au défaut de mâle, et que si, à la mort de l’empereur Charles VI, il avait existé une branche cadette et apanagée de la maison d’Autriche, le rejeton mâle de cette branche aurait indubitablement recueilli la succession, à l’exclusion de la fille de Charles VI. Cette loi de la succession des femmes n’a qu’un inconvénient, c’est qu’il faudrait que de droit, au défaut de mâles, la succession appartint toujours à la famille la plus proche du défunt qui succède. Ce droit, reconnu et établi en Europe, anéantirait une foule de prétentions, semences éternelles de discordes et de guerres. Il paraît injuste dans le droit et presque toujours difficile dans le fait de dépouiller une princesse de l’héritage de son père en faveur de descendants étrangers d’un mariage fait il y a deux ou trois cents ans ; mais avec ce droit reconnu, je trouverais cet ordre de succession bien préférable à la loi salique.

Dictionnaire des synonymes français[15]. Volume grand in-8° de près de six cents pages. Je ne connais point l’auteur de cette compilation. Il fait un vocabulaire par forme alphabétique, et à chaque mot il cherche à en indiquer les différentes significations par des mots équivalents ou synonymes. On ne peut connaître le mérite de ces sortes d’ouvrages qu’à force de les consulter. Si celui-ci est bon, il ne fera pas oublier pour cela l’excellent livre de l’abbé Girard, les Synonymes français ; il est même à croire que l’auleur l’aura mis à contribution de toutes façons.

Dictionnaire portatif de cuisine, d’office et de distillation, ouvrage également utile aux chefs d’office et de cuisine les plus habiles, et aux cuisinières des maisons bourgeoises. On y trouve, outre la manière de tout fricasser, de tout rôtir, de tout cuire, de tout frire, etc., des observations médicinales sur la propriété de chaque aliment, et sur les mets les plus convenables a chaque tempérament. Deux volumes in-8°, chacun de près de quatre cents pages. Pour le coup, voilà du solide, et si nos compilateurs ne nous donnaient que de ces plats, nous n’en serions pas plus maigres, eux non plus. Personne ne dispute à la France sa supériorité en fait de cuisine, et l’on peut dire que les cuisiniers et les perruquiers français ont réellement conquis l’Europe. J’espère que cette superiorité sera moins que jamais contestée lorsque M. Le Gros, qui a déjà enrichi l’Europe savante de son Art de coiffer les dames, aura eu le temps de mettre la dernière main a l’ouvrage immortel qu’il médite depuis longues années sur l’art de la cuisine.

M. Lacombe, qui, d’avocat qu’il était, s’est fait libraire, sans renoncer au métier d’auteur-compilateur, a publié l’année dernière un Dictionnaire du vieux langage français, enrichi de passages tirés de manuscrits en vers et en prose, des actes publics, des ordonnances de nos rois, etc. Volume grand in-8° de cinq cents pages. Il vient de donner a cet ouvrage un supplément en un volume de même format, de cinq cent soixante pages. L’auteur a dédié ce supplément a la ville d’Avignon, sa patrie. Cet ouvrage, tel qu’il est et avec les défauts qu’il peut avoir, est utile et nécessaire. On ne voit pas que M. de Sainte-Palaye se presse de publier son Glossaire pour lequel il a cependant demandé et obtenu d’être de l’Académie française. Cela s’appelle se faire payer d’avance ; mais encore faut-il laisser sa marchandise quand on en a reçu le prix.

M. Chauveau vient de faire imprimer l’Homme de cour, comédie en cinq actes et en vers. L’auteur dit dans sa préface que les Comédiens lui ont gardé sa pièce quinze mois, et il n’a pas voulu comprendre cette réponse. Las d’espérer, de se plaindre, d’attendre une lecture, il a pris le parti de retirer sa pièce et de la faire imprimer ; il n’a pas prévu que c’était justifier pleinement les Comédiens de leur peu d’empressement. Plût à Dieu, pour la réputation de M. Chauveau, que son Homme de cour se fut éclipsé avec les Illinois, à la mort du dernier souffleur de la Comédie ! Cet homme de cour est un de ces agréables qui mériterait la corde, ainsi que sa créature, M. l’abbe d’Orcy, qui joue un grand rôle dans l’intrigue de cette détestable pièce. Ce pauvre M. Chauveau ne sait pas que les scélératesses se commettent tout autrement à la cour que dans les carrefours ou sur les grands chemins.

M. Araignon, qui nous à déjà donné une tragédie du Siège de Beauvais, vient de faire imprimer aussi une comédie en cinq actes et en prose, intitulée le Vrai Philosophe.M. Araignon ne fait pas comme M. Chauveau ; il ne porte pas ses pièces aux Comédiens ; il les porte à l’imprimeur, qui les envoie directement à l’épicier. Je ne sais si son philosophe est le vrai philosophe ; mais je sais bien que lui n’est pas le vrai poëte. Il faut aussi qu’il ne soit pas le vrai avocat, quoiqu’il se qualifie d’avocat au Parlement ; car s’il avait le moindre procillon à plaider, il ne perdrait pas son temps a faire de mauvaises pièces qu’on ne peut ni lire ni jouer.

— La tragédie des Illinois a été interrompue, après la première représentation, par une maladie assez sérieuse qui est survenue à Mlle Dubois. Elle ne pourra être reprise qu’après le rétablissement de cette actrice.




  1. Cette pièce a été imprimée dans les Œuvres choisies de Barthe, publiées par Fayolle, Didot, 1811, in-18.
  2. Pas toujours : Inspecteur vient du mot latin inspicere.
  3. Permission dont on n’abusera pas.
  4. Il faut toujours, en cas de chute, que le musicién et le poëte puissent se consoler en s’accusant réciproquement.
  5. L’ordre est bon, mais inutile.
  6. Plus inutile encore.
  7. Car il ne suffit pas d’être jolie.
  8. Épithète qui n’est point oiseuse.
  9. Espèce de talent très-décent sur le théâtre.
  10. Laruette vient d’acheter une terre seigneuriale.
  11. Ne pourrait-on pas obtenir à M. de Vaucanson qu’il fit une vingtaine de chanteuses en chœur ? Ce serait une dépense une fois faite.
  12. D’après la convention reçue que les filles ont le droit de ruiner leurs amants, la nation les invite à préférer les financiers.
  13. Voir sur ce pamphlet, écrit ou tout au moins revu par Voltaire, le n° 208 de la Bibliographie voltairienne de Quérard.
  14. Elle était née le 25 décembre 1711, à Paris.
  15. Par le P. Timothée de Livoy. Réimprimé avec des additions par Beauzée (1788, in-8°) et par Lepan, 1828(in-12).