Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Aout

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AOUT
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1er août 1768.

L’ouverture des théâtres, fermés à l’occasion de la mort de la reine, s’est faite le 18 du mois passé, et nous a procuré la représentation de deux pièces nouvelles. On a donné, le 27, sur le théâtre de la Comédie-Française, la première

représentation des Deux Frères, ou la Prévention vaincue, comédie en vers et en cinq actes, par M. Moulier de Moissy, ancien garde du corps du roi. Ce poëte est connu par une Nouvelle École des femmes, qui eut un succès prodigieux sur le Théâtre-Italien, et qui est, à mon grẻ, une des plus plates et des plus insipides pièces qu’il y ait sur ce théâtre, qui en a provision[1]. Mais, dans le temps de la fortune de la Nouvelle École des femmes, l’Opéra-Comique n’était pas encore réuni à la Comédie-Italienne, et la bonne compagnie n’allait guère à ce théâtre. C’étaient alors messieurs les maîtres des comptes d’un côté, et messieurs les maîtres bouchers de la Pointe-Saint-Eustache de l’autre, qui décidaient du sort des pièces nouvelles. Ces deux maîtrises n’étaient pas toujours d’accord dans leurs décisions ; les maîtres bouchers sifflaient souvent des tirades que messieurs les maîtres des comptes trouvaient, sur la parole de l’avocat Marchand, remplies de sel et de finesse. Mais M. de Moissy eut le bonheur de réunir tous les suffrages ; et quand une fois le succès d’une pièce est établi, on oublie quels ont été les juges qui en ont décidé, et on finit par lui accorder un certain mérite.

Les juges du Théâtre-Français ne sont pas tout à fait aussi faciles que la chambre des comptes et la Pointe-Saint-Eustache, M. de Moissy vient de l’éprouver aux dépens de sa gloire. La toile n’était pas encore levée que les mauvais plaisants disaient déjà que le public ferait commettre un inceste aux Deux Frères, en les envoyant coucher avec les Deux Sœurs, qui sont tombées au mois de novembre dernier, et cette mauvaise pointe a été malheureusement accomplie ; les Deux Frères, de M. de Moissy reposent sur le lit de l’oubli à côté des Deux Sœurs, de M. Bret.

Cette pièce n’a rien de commun avec les Adelphes, ou les Frères, de Térence, si ce n’est que le poëte français, à l’imitation du poëte latin, a voulu montrer les effets divers de deux éducations différentes. Térence a voulu nous montrer les avantages d’une éducation indulgente sur l’éducation sévère. M. de Moissy a voulu nous prouver qu’il vaut mieux être élevé par un père sensé, dans la solitude de la campagne, que par un fou plat, au milieu du tourbillon de Paris. Remarquez que le but de l’auteur latin est philosophique et profond, et que celui de l’auteur français consiste à prouver un lieu commun : personne ne doute que, toutes choses égales d’ailleurs, il ne vaille mieux être élevé par un homme sage que par un fou ; l’avantage d’une éducation indulgente sur l’éducation sévère est bien autrement problématique.

Mais avant de nous livrer à quelques réflexions, il faut donner ici une idée des Deux Frères, de M. de Moissy.

M. de Fontaubin est homme de la cour, veuf et père de deux enfants ; l’aîné, le marquis, âgé d’environ vingt ans, est un de ces élégants qui ont tous les travers de la jeunesse française son père est aussi petit-maître et aussi frivole que lui, et le fils a parfaitement répondu à l’éducation qu’un tel père a pu lui donner. Le chevalier, frère cadet du marquis, âgé d’environ dix-huit ans, a été élevé par son grand-père, loin de Paris, dans une terre dont il n’est jamais sorti. Ni son père ni son frère ne le connaissent, pas même de figure ; mais ils sont bien persuadés tous les deux que ce chevalier est un petit paysan renforcé, qui n’a ni maintien, ni grâce, ni agréments dans l’esprit, et dont l’existence dans le monde sera aussi ridicule qu’embarrassante. Son grand-père, à qui il doit l’éducation, est un homme simple et vertueux qui hait les grands airs, et qui ne fait cas que des qualités essentielles. M. de Moissy en a voulu faire une espèce de philosophe, qui doit sa philosophie moins à l’étude qu’à un naturel heureux ; mais, dans le fait, il n’est que misanthrope et frondeur des usages reçus, et surtout sermonneur importun et impitoyable. Vous demanderez comment un homme d’un caractère si sensé et si sévère a pu élever son propre fils d’une manière si contraire à ses principes ; il nous explique lui-même cette énigme dans le cours de la pièce. Il se reproche la complaisance lâche qu’il a eue pour la volonté de sa femme en souffrant qu’elle fît de son fils un franc petit-maître. Il a voulu du moins effacer le souvenir de ce tort impardonnable en s’emparant de l’éducation d’un de ses petits-fils et en lui inculquant des principes bien opposés à ceux du monde, et il a la satisfaction de voir que le chevalier a parfaitement répondu à ses soins et à son attente.

Ce qui amène ce misanthrope campagnard, ce grand-père à Paris le jour de la pièce, c’est l’établissement de ses deux petits-fils. Il y a deux sœurs dans la pièce ; l’aînée s’appelle Mme d’Origny, la cadette Dorimène : elles sont toutes les deux jeunes et veuves, mais d’un caractère fort divers. Mme d’Origny est sensée, douce et sage ; si elle eût été élevée par le grand-père Fontaubin, elle n’aurait pu contracter une façon d’être plus analogue à la sienne. Dorimène en revanche est évaporée, coquette, aimant la parure, les plaisirs, la dissipation, et tous les travers des jeunes femmes de Paris.

Il existe un testament d’un oncle de ces deux sœurs, lequel donne vingt mille livres de rente de plus à celle qui épousera un Fontaubin. Ce testament dit que l’aînée, Mme d’Origny, aura d’abord le choix : si elle choisit un autre époux que l’un des deux fils de M. de Fontaubin, elle perdra ces vingt mille livres de rente, qui passeront à sa sœur Dorimène supposé qu’elle épouse un Fontaubin. Si cette sœur cadette fait aussi son choix dans une autre famille, le capital de ces vingt mille livres de rente passera à des étrangers qui sont appelés par le testament.

Cette situation réciproque des personnages de la pièce nous est expliquée, suivant l’usage, dans la première scène, par une longue conversation entre la soubrette de Mme d’Origny et le valet du marquis de Fontaubin, qui, pour la commodité du spectateur, se rappellent mutuellement tout ce qu’ils savent de tout temps de l’histoire de leurs maîtres ; ce qu’ils ne seraient pas assez bêtes pour se répéter, si le poëte ne les en avait expressément priés. Voyant que le pauvre homme n’avait aucun autre moyen d’instruire son auditoire, ils se sont chargés charitablement de lui débiter sa kyrielle.

Le jeune marquis de Fontaubin, enivré de son propre mérite, confiant comme un petit-maître, ne doute pas un instant que Mme d’Origny ne se trouve trop heureuse de se conserver vingt mille livres de rente en donnant la main à un des plus aimables hommes de la cour ; il n’est rien moins qu’amoureux d’elle ; leur façon de penser, leurs caractères, sont trop dissemblables, et si le marquis avait le choix, il donnerait la préférence à Dorimène, qui lui paraît bien autrement aimable, et à laquelle il est accoutumé de dire des galanteries. Mais le testament de l’oncle réserve à l’aînée le droit de choisir ; ce n’est qu’à son refus que le droit d’épouser un Fontaubin et de jouir de vingt mille livres de rente de plus doit passer à la sœur cadette. Le marquis s’apprête donc à épouser Mme d’Origny ; le bien qu’elle lui apportera servira à payer ses dettes, et à lui donner le moyen d’en faire de nouvelles à l’infini. Son valet lui observe judicieusement qu’il ne gagne rien à cet arrangement, si ce n’est une femme dont il se passerait fort bien ; le marquis est bien persuadé qu’un homme comme lui a beau s’abîmer, qu’il ne peut jamais en venir à bout.

Il a cependant disposé du bien de Mme d’Origny un peu vite ; et d’abord celle-ci a le choix entre lui et son frère ; pourvu qu’elle épouse un Fontaubin, la volonté du testateur est remplie. Il est vrai que le marquis ne suppose pas un instant qu’elle puisse préférer une espèce de sauvage comme doit être son frère à un homme de son mérite ; ainsi, il est parfaitement tranquille sur le choix, et il se dégage, même à tout événement, de ses engagements vagues avec Dorimène, à qui ses empressements ont pu faire croire qu’il renoncerait pour l’amour d’elle aux avantages que Mme d’Origny était en droit de lui faire : il est bien éloigné de savoir ce qui se passe dans le cœur de cette aimable veuve, et de prévoir que les vingt mille livres de rente, avec le droit de choisir entre son frère et lui, sont prêtes à passer à Dorimène.

C’est là, en effet, le projet de Mme d’Origny. Elle a vu, environ sept ou huit ans avant le jour de la pièce et, par conséquent, avant son premier mariage, un jeune homme qui lui a inspiré la passion la plus vive et la plus durable : elle ne l’a vu qu’une seule fois, elle n’en a pu savoir ni le nom, ni l’état, ni la demeure ; mais son cœur a été blessé d’un trait que rien n’en pourra arracher. C’est bien assez d’avoir contracté un mariage contre son inclination ; actuellement que le sort lui a rendu sa liberté, son parti est pris ou de ne la plus perdre, ou de ne la sacrifier qu’à l’inconnu qui a su toucher son cœur, supposé que le hasard lui soit assez favorable pour le rencontrer, et qu’il soit digne de sa tendresse. Tel est l’état du cœur de Mme d’Origny ; mais personne ne sait son secret, et le grand-père des jeunes Fontaubin, qui la connaît et l’estime depuis longtemps, est accouru de sa solitude, persuadé qu’une femme aussi raisonnable que cette jeune veuve préférera le chevalier son petit-fils et son élève au marquis son autre petit-fils, mais qui a reçu une éducation bien différente. La douleur et la surprise de ce bon grand-papa ne sont pas médiocres quand il s’aperçoit que Mme d’Origny, malgré tous les éloges qu’il lui fait de son élève, ne marque aucun désir de le connaître.

Il a amené cet élève chéri avec lui ; mais n’ayant jamais voulu le laisser voir à son père ni à son frère, connaissant d’ailleurs la prévention que tous les deux ont contre lui, il le fait paraître ici sous le nom de Dorancé et sous le titre d’un ami intime du chevalier, qui doit lui-même arriver à Paris sous peu de jours. Le grand-père connaît les travers de son fils et de son petit-fils ; il est persuadé qu’en présentant le chevalier sans aucune précaution, son père et son frère lui trouveront mille ridicules : il veut que le chevalier se fasse aimer et estimer d’eux sous le nom de Dorancé ; s’il réussit, ce sera le moment de se faire connaître. Il en coûte beaucoup au chevalier de se prêter à cette espèce de supercherie : élevé dans toute la simplicité et toute la franchise de l’âge d’or, il regarde toute espèce de mensonge avec une sorte d’horreur ; cependant il est accoutumé à déférer d’inclination aux vues de son grand-père, et vous allez voir qu’il espère tirer parti du rôle qu’on lui impose pour les intérêts de son propre cœur. Ainsi, il paraît sous le nom de Dorancé.

Ses manières aimables et simples, quoique dénuées de cette sorte d’agréments que donne l’usage du monde, lui concilient. la bienveillance de tout le monde, même de son père et de son frère, qui sont singulièrement gâtés sur cet article : ils ont plusieurs entretiens avec lui : ils lui parlent beaucoup de son ami le chevalier, qu’ils se représentent comme un être fort ridicule. Il a à combattre les préventions les plus fortes, et s’il ne réussit pas à les vaincre pour son prétendu ami, il fait à chaque fois des progrès lui-même dans le cœur de son père : quant à son frère, c’est un être trop frivole, trop rempli de lui-même, pour être touché des sentiments et des vertus des autres.

Le grand-père s’applaudit déjà de la tournure qu’il a prise pour faire rendre justice à son élève ; mais il ignore que le plus grand obstacle que le mariage projeté par lui entre Mme d’Origny et le chevalier rencontrera viendra du chevalier même ; il ne sait pas tous les secrets de son pupille. Ce jeune homme, qui a si bien répondu à ses vœux et à ses soins, est doué d’un cœur sensible et tendre : il y a sept ou huit ans déjà qu’il a éprouvé le pouvoir de l’amour en se trouvant avec une jeune personne charmante qu’il n’a plus revue depuis, et dont il ignore jusqu’au nom et jusqu’à la condition : jamais il n’a pu effacer le souvenir de cette jeune beauté de son esprit ; il est bien sûr de n’aimer jamais qu’elle, et il est trop honnête et trop délicat pour contracter un lien indissoluble avec une personne à laquelle il ne pourrait donner son cœur sans réserve ; ses principes sont trop décidés pour qu’il accepte la main de Mme d’Origny, uniquement parce qu’un oncle a attaché à cette union vingt mille livres de rente. Ainsi, il promet de bon cœur sous le nom de Dorancé et de la part du chevalier, au marquis son frère, qu’il ne traversera point son mariage avec Mme d’Origny.

La première réflexion qui s’offre ici à l’esprit, c’est qu’il est bien singulier que le chevalier ait nourri dans son cœur, depuis sept ou huit ans, une passion aussi forte et aussi invincible que celle qu’il ressent pour sa belle inconnue, sans en avoir jamais parlé à son grand-père. Il dément par ce seul trait tous les principes de l’éducation qu’il a reçue. Il honore dans ce vieillard respectable non-seulement un gouverneur indulgent et éclairé, mais il chérit en lui un ami, le confident de toutes ses pensées, de tous les mouvements de son âme. Quel motif aurait pu l’engager à garder un secret inviolable sur l’état de son cœur ? Est-ce la crainte d’être blâmé par son grand-père ? Point du tout. Ce père est de tous les amis le plus indulgent et le plus tendre. Il n’aurait pas sitôt entrevu la passion de son élève qu’il se serait mis à la recherche de la personne qui en est l’objet, et s’il l’avait trouvée digne de l’attachement de son petit-fils, il aurait mis tout son bonheur à faire le bonheur de ces amants. Je ne dis pas que ce soit là précisément le modèle d’un père sage, mais je dis que c’est là l’idée que M. de Moissy a voulu nous donner de la sagesse du sien. Il est donc faux que le chevalier ait jamais voulu cacher sa passion à son grand-père ; et quand il aurait pu le vouloir, il serait encore plus absurde que ce père ne s’en fût point aperçu : un gouverneur qui se voue entièrement à l’éducation de son pupille, et qui ne se doute pas seulement de la passion la plus forte et la plus décidée que ce pupille nourrit dans son cœur pendant nombre d’années, peut prendre en toute sûreté un brevet d’ineptie, et ne renoncera jamais trop tôt à son métier.

M. de Moissy n’a pas vu qu’il détruirait par cette petite circonstance tout le but moral de sa pièce. Il n’a pas fait une autre réflexion tout aussi simple. Vous êtes sans doute déjà dans son secret ; vous avez sans doute prévu depuis longtemps que lorsque le chevalier se rencontrerait enfin, dans le cours de la pièce, avec Mme d’Origny, il reconnaîtrait en elle l’objet de ses premiers feux pour lequel il se refusait actuellement au mariage avec Mme d’Origny, et que celle-ci retrouverait également dans le chevalier ce jeune inconnu qui lui a fait une impression si durable, et à cause duquel elle ne veut épouser ni l’un ni l’autre des Fontaubin. Ce secret a été démêlé dès le commencement de sa pièce, et n’a échappé à aucun spectateur ; M. de Moissy, qui s’en doutait, a seulement éloigné la rencontre des deux amants autant qu’il lui a été possible, et ils ne se joignent pour la première fois qu’à la fin du quatrième acte. Mais il n’est pas aussi heureux dans ses calculs chronologiques que dans les empêchements qu’il sait mettre aux rencontres. Depuis le coup de sympathie qui a uni ces deux cœurs, à leur première entrevue fortuite, il lui a fallu un assez long intervalle, d’abord pour marier Mme d’Origny, ensuite pour lui reprendre le mari qu’il lui avait donné, en le faisant mourir de sa mort naturelle, ce qui prend toujours du temps ; ensuite pour lui faire passer au moins son année de veuvage, pendant laquelle il n’aurait pas été décent à son oncle de faire un testament qui l’oblige d’épouser un Fontaubin sous peine de perdre vingt mille livres de rente ; enfin, pour faire faire ce testament, pour tuer l’oncle testateur et porter à la connaissance des nièces cette clause d’un legs conditionnel de vingt mille livres de rente. M. de Moissy a pris pour tous ces événements un espace de sept à huit ans ; ce n’est pas trop. Mais il en résulte que lorsque le jeune chevalier et l’objet de sa passion ont ressenti le pouvoir de l’amour à leur première rencontre, ils avaient chacun de dix à onze ans : c’est se passionner de grand matin ;

Ma valeur n’attendMais aux âmes bien né
La valeur n’attend point le nombre des années.

Voilà ce que M. de Moissy vous répondra, si vous trouvez que le cœur de la jeune veuve et celui du petit chevalier ont été en valeur de bonne heure. À parler sérieusement, rien ne décèle la stérilité et la faiblesse de génie comme une fable aussi mal conçue et aussi mal ourdie.

Vous savez maintenant tout le reste de la pièce. Le chevalier, sous le nom de Dorancé, fait tout ce qu’il peut pour dégoûter Mme d’Origny de l’idée de le préférer à son frère ; et, comme le poëte ne peut les mettre l’un vis-à-vis de l’autre sans que sa pièce ne soit finie, Dorancé s’adresse à la soubrette de Mme d’Origny, et lui fait un portrait du chevalier, peu fait, selon lui, pour lui attirer aucune préférence sur son frère. Il en arrive cependant tout autrement. Plus Dorancé prête au chevalier de qualités qu’il juge devoir déplaire à une femme de Paris, plus la soubrette l’assure que ces qualités sont analogues au caractère de sa maîtresse. Cette situation, traitée avec un peu de talent, aurait pu fournir une scène véritablement comique. Le contraste de la simplicité du caractère de Dorancé, avec la finesse du rôle qu’il veut jouer, les maladresses et les gaucheries qui en résultent, tout cela aurait pu être plaisant, si M. de Moissy était quelque chose, et s’il avait connu assez la bienséance du théâtre pour mettre du moins son jeune homme aux prises avec la sœur ou avec une amie intime de Mme d’Origny, et non avec sa femme de chambre.

Lorsque enfin la reconnaissance des deux amants se fait, lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois dans le cours de la pièce en présence du marquis et de Dorimène, et par conséquent sans pouvoir s’expliquer, Mme d’Origny n’est pas encore au fait de tout ce que cette rencontre a d’heureux pour elle. Elle ne sait pas que ce Dorancé est le chevalier de Fontaubin. Le grand-père est au comble de ses vœux quand l’aimable veuve lui avoue qu’elle a toujours aimé Dorancé, et qu’elle ne pourra jamais aimer ni le chevalier, ni un autre, qu’elle renonce par conséquent aux vingt mille livres de rente en faveur de sa sœur ; elle ne sait pas que cette fortune lui est assurée plus que jamais.

Dans tout le cours de la pièce, Dorancé a fait un chemin incroyable dans le cœur de son père. La voix secrète de la nature s’est fait entendre, un penchant insurmontable entraîne ce père peu tendre vers Dorancé. « Ah ! si le chevalier pouvait lui ressembler. — Je lui ressemble trait pour trait. » Dorancé, au moment d’une effusion de cœur de son père, se jette à ses pieds en présence de tous les personnages de la pièce, et lui montre son fils le chevalier, contre lequel il a nourri jusqu’à présent une prévention si injuste, et que la voix secrète de la nature l’a pourtant forcé d’aimer sous un nom étranger. C’est une belle chose que cette voix secrète ; je l’estime presque autant que le coup de sympathie qui a enflammé deux jeunes cœurs à dix ans. Après cette dernière reconnaissance, tout s’arrange à souhait. Mme d’Origny donne la main au chevalier, on fait épouser au marquis Dorimène, dont le caractère s’assortit à merveille avec le sien. Mme d’Origny exige que sa sœur partage avec elle par moitié le legs que leur oncle a attaché à leur mariage. On a réciproquement les procédés les plus nobles, qui auraient bien dû engager le parterre à en avoir avec l’auteur ; mais ce juge redoutable s’en est tenu à la rigueur de la justice. Il a renvoyé le grand-père prédicateur dans sa terre, et a prié les deux frères et les deux veuves de recommencer le partage des vingt mille livres de rente, comme bon leur semblerait, partout ailleurs que dans l’étude de messieurs les Comédiens ordinaires du roi.

Si M. de Moissy n’a pas pu se tirer des embarras de sa fable, il n’a guère été plus heureux dans le caractère de ses personnages. Ils sont tous d’une insipidité et d’une platitude extrêmes. Celui du père des deux jeunes Fontaubin est le plus misérable de tous ; c’était cependant celui de tous où le poëte pouvait montrer le plus de génie. Il s’agissait de peindre un homme frivole, ayant tous les airs et tous les travers de Paris : un fieffé petit-maître, en un mot, devenu père. Cette espèce de pères ne se voit qu’à Paris, et ne peut exister ailleurs. Rien n’était plus convenable que de les mettre sur la scène et de les livrer au ridicule et à la vindicte publique ; mais rien n’était plus difficile, et il fallait pour cela un autre homme que M. de Moissy. Chaque trait, chaque coup de crayon aurait exigé autant de génie que d’usage du monde, une touche sûre, un discernement fin et délicat.

Un style inégal, faible et incorrect, a achevé la ruine des Deux Frères. M. de Moissy est brouillé avec les termes propres ; il parle habituellement une langue bigarrée et barbare qu’on a toute la peine du monde à prendre pour du français. Il n’est pas plus heureux en métaphores qu’en termes propres ; quand son grand-père, au milieu d’un de ses sermons, s’est écrié :

Et l’amour paternel est une serre chaude !


le parterre a voulu le renvoyer immédiatement dans son potager : beaucoup d’autres images aussi heureuses n’ont pas eu plus de succès que la serre chaude.

Ô le beau sujet de manqué ! ou plutôt félicitons-nous que M. de Moissy l’ait si parfaitement manqué, qu’il sera libre au premier homme de génie de le traiter de nouveau. N’ayez pas peur, s’il s’en trouve un, qu’il arrange sa fable aussi platement et aussi maussadement que M. de Moissy ; et s’il entre dans son plan, par exemple, de montrer tous les avantages de l’éducation de la campagne et tous les inconvénients de l’éducation de Paris, soyez bien sûr que c’est le plat sujet qu’il placera à la campagne, et qu’il laissera le bon sujet à Paris. Cet arrangement non-seulement lui permettra de peindre les avantages d’un côté et les inconvénients de l’autre d’une manière beaucoup plus énergique ; mais il donnera encore à sa pièce une tournure philosophique et morale. Elle prouvera que, quoi qu’on fasse, le naturel l’emportera toujours ; qu’il n’y a point de danger pour un bon sujet au milieu de la corruption, et qu’il n’y a guère de moyen de rendre un mauvais sujet meilleur ; c’est, du peu qu’on sait sur l’éducation, tout ce qu’il y a peut-être de plus incontestable.

— La Comédie-Italienne a ouvert son théâtre par la première représentation du Jardinier de Sidon, comédie en deux actes, mêlée d’ariettes, par M. Renard de Pleinchesne ; la musique, de M. Philidor[2]. La musique m’a paru charmante ; c’est peut-être une des pièces de Philidor écrites avec le plus de soin. Il a un peu jeté son feu dans le premier acte, comme il arrive volontiers aux compositeurs ; le second est moins fourni. Philidor prouve bien la vérité du proverbe, qu’à force de forger on devient forgeron ; il a fait en dix ans de temps, du côté du métier, des progrès immenses ; son style était lourd et pesant, il est devenu léger et plein de grâces ; quant au nerf, il en a toujours eu, mais il produisait ses effets laborieusement ; s’il arrivait à son but, c’était par des efforts d’un athlète à la vérité plein de vigueur, mais dont la vue harassait votre imagination. Aujourd’hui l’on voit un maître qui se joue de son métier, et qui compose avec d’autant plus de sûreté qu’il lui en coûte moins de peine ; la chaleur de son style et la magie de son coloris vous dérobent ce que ses idées peuvent avoir quelquefois de mesquin ou de trivial. Une langue aussi ingrate pour la musique que la langue française permet rarement à un compositeur de nous présenter de ces idées neuves et précieuses qui nous enchantent dans les ouvrages des maîtres italiens ; et quand par bonheur un compositeur français a trouvé quelque idée de cette espèce, il est obligé bien vite de la laisser là, la raideur de sa langue s’opposant à tout développement : c’est avoir son enfer en ce monde que d’être condamné à faire de la musique sur des paroles françaises. Une autre espèce de damnation, c’est d’avoir pour juges des oreilles françaises. Il y a tel air dans le Jardinier de Sidon qui aurait suffi ailleurs pour faire la fortune de la pièce, c’est-à-dire que, pour le plaisir d’entendre cet air vingt fois de suite, on aurait porté la pièce aux nues ; et ici, toute la magie du musicien n’a pas pu faire supporter la platitude du poëte. Il y a un air que chante Mme Laruette, accompagné d’un violon, d’un hautbois et d’un cor de chasse obligés : on n’a encore rien entendu en France dans ce goût-là. Presque tous les airs de Caillot et tous ceux de Mme Laruette sont charmants. On a reproché à Philidor quelques réminiscences de son opéra d’Ernelinde, et l’on a eu raison ; il y a surtout un duo où la réminiscence est sensible ; mais qu’est-ce que cela fait ?

Le Jardinier de Sidon n’a pas été sifflé, parce que le poëte a eu soin de finir sa pièce par un couplet qui s’adresse au parterre, et que le parterre est toujours sensible à cette politesse ; mais la pièce n’a eu jusqu’à présent que de très-faibles représentations, et le ton général c’est d’en dire beaucoup de mal. Il est vrai que c’est un rude homme que ce M. de Pleinchesne ; il a choisi pour son sujet Abdolonyme, jardinier de Sidon, rétabli par Alexandre le Grand sur le trône de ses ancêtres. Feu M. de Fontenelle nous gratifia, peu de temps avant sa mort, d’un recueil de comédies de sa façon, qu’il aurait mieux fait pour sa gloire de ne jamais publier. Le berger et philosophe Fontenelle n’avait ni chaleur, ni naturel, ni rien de ce qu’il faut pour réussir au théâtre ; aussi n’a-t-on jamais tenté de jouer aucune des pièces de ce recueil. Le Jardinier de Sidon est du nombre de ces pièces ; je n’ai pas eu le temps de le relire à cette occasion, je me souviens seulement qu’il me glaça lorsqu’il parut, et l’été n’a pas été assez chaud cette année pour s’exposer de gaieté de cœur à une épreuve aussi pénible. M. de Pleinchesne nous en a présenté un squelette effroyable, où il n’y a ni action, ni intérêt, ni situation, ni sens commun : un mélange détestable de sentiments nobles et d’expressions basses prouve le bon goût de l’auteur. Son jardinier parle tantôt comme un manant, tantôt il veut parler avec toute l’élévation d’un homme digne du trône ; mais c’est toujours du Pleinchesne qu’il nous siffle. Ô le vilain jargon ! Quant au style, c’est à M. de Moissy de voir s’il veut lui céder le pas. L’amoureuse de M. de Pleinchesne dit à son amant :

Et l’amour, ami du printemps,
Fera fleurir tous nos instants.


Cela vaut bien la serre chaude de M. de Moissy.

Metastasio a traité le même sujet dans son opéra intitulé il Re pastore, le Roi pasteur. On n’a pas besoin de sortir des bruyères arides de M. de Pleinchesne, remplies de ronces et de chardons, pour sentir tout le charme de marcher dans les prairies délicieuses du divin Metastasio. Quelle touche gracieuse et aimable ! quel coloris doux et enchanteur ! Ce grand poëte a conservé le rôle d’Alexandre, parce qu’il a voulu traiter ce sujet dans le genre le plus noble. Cependant, car il faut tout dire, quand on lit à la tête d’une pièce le Roi pasteur, on s’attend à autre chose qu’à voir un berger élevé par Alexandre sur le trône de Sidon en vertu des droits de sa naissance, uniquement occupé de sa passion pour sa bergère, et mettant toute sa gloire à renoncer plutôt au trône qu’à son amour. Cette prétendue générosité est imitée par un autre couple amoureux, qui, suivant l’usage de l’opéra italien, forme une seconde intrigue subordonnée à la principale. Le grand Alexandre est enchanté de trouver tant d’amour et de fidélité dans le roi berger ; il en infère qu’il sera un excellent roi. Moi, je n’aurais pas raisonné comme Alexandre le Grand. J’ajoute que cette intrigue est nouée avec une extrême faiblesse, et que les malheurs dont les personnages se croient réciproquement menacés, et les sentiments qu’ils étalent en conséquence, ne subsistent que parce qu’ils ne veulent pas s’expliquer entre eux, ni se dire ce qu’ils se seraient certainement dit en pareille circonstance. Tout cela est puéril, frivole et faux ; mais est-ce la faute de Metastasio ? Non ; c’est que, lorsque des spectacles ne sont destinés qu’à désennuyer une assemblée d’oisifs, il faut qu’ils se ressentent nécessairement de la frivolité de leur institution. Le Roi pasteur ! quel titre ! quel sujet et quelle pièce, si l’art dramatique était appelé à faire des théâtres de l’Europe une école de la morale publique, au lieu de servir à l’amusement d’une troupe de vieux enfants gothiques, qui s’avisent encore de faire les entendus et de parler de goût !

— Le Théâtre-Italien vient de perdre Camille Véronèse, qui jouait dans les pièces italiennes les rôles de soubrette ou de Colombina ; elle était fille de l’ancien Pantalon et sœur de Coraline, célèbre courtisane qui eut pendant quelques années le même emploi au théâtre, mais qui s’en retira de bonne heure, et qui, je crois, vit encore des profits que le commerce de ses charmes lui a valus autrefois. Camille, enfant du théâtre, y dansa dès sa première enfance ; elle succéda ensuite sœur dans l’emploi de soubrette. Le public croyait avoir fait une grande perte par la retraite de Coraline ; mais, autant que je puis m’en souvenir, Coraline avait d’assez beaux yeux, une belle peau, une fort belle gorge, mais, en qualité d’actrice, un babil assez insipide. Vous savez que dans les pièces italiennes il s’agit d’improviser, et qu’un rôle vaut à proportion de l’esprit de l’acteur qui le joue. Camille n’était pas fort éloquente ; elle savait assez mal la langue italienne ; née à Paris, elle s’était accoutumée à parler français avec des mots italiens, c’est-à-dire à conserver les tournures françaises, et à les transporter mot pour mot dans l’italien ; quelquefois elle italianisait même les mots purement français qu’elle était en usage d’employer dans la vie commune ; mais elle avait une grande chaleur, et elle entraînait en dépit de ses mauvais discours ; elle était d’ailleurs un des plus grands pantomimes qu’il y eût sur aucun théâtre. Tout se peignait sur son visage et dans ses gestes, et cette sorte d’expression, elle l’avait souvent sublime. Elle ne sera pas remplacée de longtemps, ni dans le Fils d’Arlequin perdu et retrouvé, de Goldoni, ni dans aucune des pièces de cet auteur : elle est morte de maladie ou d’une complication de plusieurs maladies, n’ayant pas vécu, je crois, au delà de trente ans ; c’est une perte.

M. l’abbé Roger Schabol est aussi décédé depuis quelque temps, dans un âge avancé. C’était un fameux tailleur d’arbres fruitiers. Il prétendait avoir étudié à fond la taille de ces arbres ; mais les jardiniers en général le haïssaient beaucoup et décriaient sa méthode comme dangereuse, hérétique, malsonnante, encyclopédique et athéistique. L’abbé Roger, de son côté, traitait les jardiniers d’idiots et d’ignorants. Il se proposait de donner au public le fruit de ses recherches et de son expérience sous le titre de Théorie et Pratique du jardinage et de l’agriculture ; et il avait déjà publié un dictionnaire qui devait servir d’introduction à tout l’ouvrage. Depuis sa mort, le libraire a fait annoncer que rien ne retarderait la publication de cet ouvrage, dont le manuscrit avait été trouvé tout entier dans les papiers de l’auteur ; il se trouve cependant aujourd’hui qu’une partie de ce manuscrit est égarée, et le libraire en fait la recherche par la voie des papiers publics.


15 août 1768.

La langue française est de toutes les langues modernes la moins propre aux traductions. Elle a une marche si méthodique et si peu variée, elle exige une régularité si stricte et si timide, elle a tant de peine à se préserver des amphibologies et à se tirer sans obscurité de l’emploi de ses pronoms et particulièrement de ses pronoms relatifs ; elle est si antipériodique, c’est-à-dire que son génie est si opposé à la période, dont l’harmonie et la cadence, et l’enchevêtrure, s’il est permis à un grammairien de parler le langage d’un charpentier, faisaient un objet d’étude profonde pour les anciens orateurs et même pour les écrivains de l’Italie moderne ; elle a, en un mot, tant d’entraves de toutes parts, que je ne conçois pas comment un traducteur français peut se promettre de faire sentir par sa traduction la manière de son original. Si dans le grand nombre des traducteurs français il s’en est trouvé qui se le soient promis, je n’en connais aucun qui y ait réussi. La plupart sont restés au-dessous de leur original : les autres ont fait passer dans leurs traductions des beautés d’un autre caractère que celles qui marquent, pour ainsi dire, la physionomie de l’auteur dont ils se sont faits les interprètes.

Une autre raison qui rendra les traductions des auteurs anciens de plus en plus rares en France, c’est que depuis longtemps on n’y sait plus le grec, et qu’on néglige l’étude du latin tous les jours davantage. On ne peut être en tous les endroits à la fois, et quand on porte ses efforts d’un côté, on néglige nécessairement les autres ; voilà ce qui empêchera toujours les hommes d’atteindre un certain degré de perfection universelle ; ils ne sauraient être admirables et grands que par quelques côtés. Un habile peintre doit présenter ceux-là, et dérober à la vue tous les autres, à moins que son projet ne soit de montrer la misère à côté de la grandeur, la faiblesse à côté de la force. Lorsqu’on entendait le latin en France, on ne savait pas écrire en français, et depuis qu’on a cultivé la langue française, on a négligé et même abandonné l’étude du latin ; cette négligence va aujourd’hui malheureusement trop loin. Ce n’est pas que tous les gens de lettres ne lisent leur Horace et leurs auteurs classiques ; mais le génie, l’idiotisme, la propriété de la langue latine, ne sont plus connus à aucun d’entre eux. Ils les connaissent si peu que s’ils voulaient écrire trois lignes en latin, vous y apercevriez le tour français ; et que cette Académie des inscriptions, dont le principal objet doit être l’étude des langues anciennes, n’a jamais su fournir pour les monuments publics de la nation une inscription supportable à une oreille latine. En un mot, si mon ancien maître, le docteur Ernesti, de Leipzig[3], me demandait si l’on sait le latin en France, dans le sens qu’il attacherait à cette question, je serais obligé de lui avouer que je n’ai jamais rencontré à Paris qu’un seul homme qui sût le latin, et que cet homme est un Italien, M. l’abbé Galiani ; et pour le lui prouver, je lui enverrais une inscription que cet illustre et charmant abbé a mise au bas d’un tableau peint par notre ami, le marquis de Croismare. Il s’agissait de faire accepter ce tableau à M. du Peray, avocat de Caen, qui avait rendu plusieurs services à M. de Croismare, et n’avait jamais voulu recevoir d’honoraires. Le tableau partit pour Caen, avec cette inscription :

M. Antonius Croismarius
Tabellam sua manu pictam
In cubiculum Andre du Perai
Dedicavit
Ut votum solveret, lubens merito,
Amicitiœ et perpetua erga se benevolentia.

On pilerait l’Académie des inscriptions tout entière dans un mortier, plutôt que de lui faire faire une inscription dans ce goût-là ; ce n’est cependant pas, comme vous voyez, exiger l’impossible.

Nous avons eu cette année deux traductions nouvelles d’ouvrages classiques, qui ont occupé le public et dont il faut parler ici.

La première est la traduction du poëme de Lucrèce, De la Nature des choses, par M. de La Grange. Ce traducteur a été anciennement instituteur au collége de Beauvais, où M. Thomas régentait aussi. Il s’est chargé depuis de l’éducation des enfants de M. le baron d’Holbach, et c’est dans ses moments de loisir qu’il a entrepris et achevé la traduction de Lucrèce. Elle a paru d’abord en deux volumes grand in-8°. Le libraire l’a fait orner d’estampes suivant la manie du jour, et l’a vendue dix-huit livres sur du papier ordinaire, et dix écus sur du papier à grande marge[4] ; ce prix excessif a fait tort au débit de l’ouvrage : peu de personnes se sont souciées de mettre tant d’argent à une traduction de Lucrèce ; mais le libraire vient d’en publier une petite édition qui ne coûte que six livres, je crois, et qui se vendra beaucoup.

Si un homme du monde me demande si M. de La Grange entend bien le latin, je lui dirai oui ; si M. Ernesti me faisait cette question, je lui dirais non, et j’aurais raison dans les deux cas : cela n’empêchera pas la traduction de M. de La Grange de rester et de faire oublier celle du baron des Coutures, qui jouissait d’une certaine réputation, apparemment parce qu’il n’y en avait pas d’autre. M. de La Grange a le style facile et coulant ; il écrit purement, il ne manque pas d’élégance. Les gens du monde qui ne peuvent lire le poëme de Lucrèce dans l’original sont trop heureux d’avoir cette traduction, et de profiter des notes dont l’auteur l’a enrichie ; les gens de lettres ne seront pas fâchés d’avoir une édition correcte du texte latin, que l’auteur a eu soin de faire mettre à côté de sa traduction ; ainsi tout le monde sera content. Ce serait à la vérité s’abuser que de croire que M. de La Grange ait fait passer dans sa traduction le charme et la grâce, et ce je ne sais quoi de doux et de sévère qu’on remarque dans les beaux endroits de Lucrèce ; mais si elle n’a pas le coloris de l’original, elle se lit du moins très-agréablement, et c’est certainement une des meilleures traductions que nous ayons en français. Les Italiens font grand cas de celle de Marchetti, d’après laquelle le libraire Panckoucke a publié au commencement de cette année une espèce de Traduction libre de Lucrèce[5], qui est heureusement oubliée. Les Italiens sont peut-être de toutes les nations modernes la seule qui puisse avoir d’excellentes traductions ; le génie de leur langue et sa flexibilité se prêtent à l’imitation de toutes sortes de caractères, de manières et d’expressions.

Comme M. de La Grange vit dans la maison de M. le baron d’Holbach, et par conséquent dans le centre des philosophes de Paris, on n’a pas manqué de dire que sa traduction était leur ouvrage, et qu’il n’avait fait que prêter son nom. Les Cogé et autres marauds de cette espèce ont même ajouté que c’est en vertu de leur projet favori de détruire la religion que les philosophes avaient voulu mettre entre les mains de tout le monde une bonne traduction du poëte le plus incrédule de l’antiquité. Cette calomnie n’a pas pris, je ne sais pourquoi : j’en ai vu réussir de plus bêtes ; apparemment que les oisifs de Paris et les grandes dames, voyant que la traduction de Lucrèce ne se lisait pas comme la brochure du jour, n’ont pu l’honorer que de leur indifférence, et ont refusé aux cuistres leur secours pour accréditer et établir cette opinion. Il n’est pas vrai que d’autres plumes que celles de M. de La Grange aient part à cette traduction. M. Diderot l’a, à la vérité, revue avec l’auteur avant l’impression ; mais s’il avait traduit quelques-uns des beaux morceaux de Lucrèce, j’ose croire que tout lecteur doué d’un peu de goût s’en serait bientôt aperçu, et que ces lambeaux précieux d’un de nos plus grands écrivains, par un contraste trop frappant avec le reste, auraient plutôt déparé qu’enrichi la traduction de M. de La Grange.

Mais il faut que je fasse ici une autre restitution à M. Diderot, de la part de M. de La Grange, qui ne m’en a pas chargé. Je pardonnerais à celui-ci d’avoir pris une idée de M. Diderot sans le citer, s’il avait su nous la présenter avec la délicatesse dont elle est susceptible, et s’il ne l’avait pas rapportée maussadement. Comme j’ai vu naître cette idée dans la tête de notre philosophe, je puis en parler avec connaissance de cause.

Un des grands chagrins dont il était navré, c’était de ne trouver nulle part dans les ouvrages de Virgile l’éloge de Lucrèce ; il m’en parlait souvent d’un air pénétré. Comment un génie aussi beau que Virgile ne connaissait-il pas le prix du poëme de Lucrèce ? Comment, le sentant, une âme aussi honnête que celle de Virgile n’a-t-elle pas cherché à se satisfaire, en rendant justice quelque part dans ses ouvrages à un poëte qui partage si justement l’immortalité avec lui ? Voilà ce qui occupait infiniment le philosophe de la rue Taranne. Enfin, je le vois arriver un jour tout en extase ; il me récite ces vers du second livre des Géorgiques, que tout le monde sait par cœur :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !
Fortunatus et ille deos qui novit agrestes,
Panaque, Sylvanumque senem, Nymphasque sorores.

« Heureux celui qui a pu pénétrer la raison des choses, en foulant aux pieds les erreurs de la superstition, en bravant un destin inexorable et le vain bruit de l’avare Achéron ! Mais fortuné encore celui qui connaît les divinités champêtres, Pan et le vieux Sylvain, et les nymphes des bois. »

Suivant la découverte de M. Diderot, les trois premiers vers de Virgile renferment un très-bel éloge de Lucrèce, auquel le poëte ajoute ensuite un éloge modeste de ses propres poëmes. Cette application est ingénieuse, délicate, et, ce qui n’est pas commun dans les découvertes de cette espèce, elle est aussi simple que vraisemblable, et n’a rien de forcé. Si l’on n’applique pas ces vers à Lucrèce, on ne saurait plus dire à qui ils conviennent. D’ailleurs, il importe trop au repos de notre philosophe que Virgile ait rendu justice au poëme de Lucrèce ; et comme j’ai remarqué qu’il dort beaucoup mieux depuis cette découverte, je me suis rendu à son évidence. M. de La Grange observe que cette application n’a encore été faite par personne ; il fallait donc en nommer l’auteur.

L’autre traduction dont je me suis proposé de parler est celle des Annales de Tacite, par M. l’abbé de La Bletterie, et elle mérite une attention particulière pour des raisons que je me réserve de déduire à la première occasion[6].

— Le mariage de Mme la marquise de Maugiron, qui prend le parti, à l’âge de quarante-cinq ans, de convoler en secondes noces avec un gentilhomme de Bretagne âgé de trente, et appelé M. le comte de Bruc, ajoutera un nouveau degré de vérité à la petite comédie de la Gageure imprévue, où Mme la comtesse de Bruc joue un rôle sans paraître ; mais il est vraisemblable que l’auteur sera obligé de changer de nom. Je ne fais mention de ce mariage que pour me reprocher de n’avoir pas consacré quelques lignes de ces feuilles à l’éloge funèbre du premier époux. M. le marquis de Maugiron, décédé à Valence au commencement de l’année dernière, à l’âge de quarante et quelques années, était un homme de qualité du Dauphiné. Après la dernière guerre, il fut compris dans la promotion, et obtint le grade de lieutenant général des armées du roi. C’était, du côté des mœurs, un des hommes les plus décriés qu’il y eût en France. La passion effrénée du plaisir et une faiblesse de caractère incroyable l’avaient jeté, dès sa première jeunesse, dans des débauches excessives, et dans la crapule la plus complète, dont les suites l’ont conduit au tombeau. À l’âge de vingt ans, il était rongé de goutte et d’autres maux plus déshonnêtes, et perclus de tous ses membres ; il faisait la guerre dans cet état, appuyé sur des béquilles ; il aimait à la passion la vie qu’on mène à l’armée. Je l’y trouvai en 1757 et en 1762, et comme il se fourrait toujours dans le quartier général parmi la jeune noblesse du royaume pour l’exciter aux plaisirs et pour en avoir sa part, je disais quelquefois à cette jeunesse : « Voyez-le marcher, messieurs, c’est un cours de morale ambulant. » Il joignait à ces vices une malpropreté dégoûtante : et, malgré tout cela, la facilité de ses manières, sa douceur et sa gaieté, le rendaient très-aimable dans la société ; il y portait ce je ne sais quoi de piquant qu’on trouve aux gens d’esprit sans caractère : le défaut de nerf d’un côté, et de l’autre la finesse et la vivacité de leur esprit, les rendent sans cesse vacillants ; leur conversation est pleine de traits ; mais quand ces traits ne font pas leur effet sur-le-champ, ils sont désarçonnés, parce qu’ils ne sont jamais sûrs du prix de ce qu’ils disent. Cela fait qu’ils tâtent sans cesse le terrain ; que les traits que leur esprit fournit semblent plutôt leur échapper malgré eux, et qu’ils ont l’air de se moquer autant d’eux-mêmes que des autres. Je ne connais rien de plus amusant dans un cercle que cette espèce de tournure, et rien de moins propre à un commerce d’amitié ; aussi les gens aimables de cette trempe sont condamnés à représenter toute leur vie dans un cercle pour l’amusement des assistants. Ils ont encore une petite pointe de méchanceté, un penchant à la moquerie, dont leurs meilleurs amis ne sauraient être garantis. Leur religion n’est pas à l’épreuve d’un bon mot ; mais on aurait tort de leur en faire un crime, ils n’ont pas la force d’en commettre. Le marquis de Maugiron faisait des vers avec facilité, comme le prouvent plusieurs chansons faites contre ses amis, où il ne manquait pas de fourrer toujours quelque couplet contre lui-même, afin de donner le change sur l’auteur. Il a fait, peu de jours avant sa mort, une espèce de testament qu’il aurait appelé avec plus de raison une confession générale. Cet écrit est partagé en trois points comme un sermon, et ces trois points sont intitulés Mes Vices, mes Torts, mes Malheurs. Il était tombé malade chez l’évêque de Valence en Dauphiné, qui était, je crois, de ses parents. Comme la maladie prenait une tournure sérieuse, tout le clergé de la cathédrale s’apprêtait à lui donner son passe-port avec la plus grande solennité. Pendant qu’on faisait les préparatifs pour la cérémonie, il dit à son médecin, qui était au chevet de son lit : « Je vais bien les attraper ; ils croient me tenir, et je m’en vais. » Il se tourna de l’autre côté et lorsque les prêtres arrivèrent avec leur pillon, il n’y eut plus personne. Voici les vers qu’il fit une heure avant sa mort.

Ne sauTout meurt, je m’en aperçois bien.
Ne sauTronchin, tant fêté dans le monde,
Ne saurait prolonger mes jours d’une seconde ;
Ne sauNi Daumont[7] en retrancher rien.
Ne sauVoici donc mon heure dernière ;
Ne sauVenez, bergères et bergers,
Ne sauVenez me fermer la paupière.
Ne sauQu’au murmure de vos baisers
Tout doucement mon âme soit éteinte.
Finir ainsi dans les bras de l’amour,
C’est du trépas ne point sentir l’atteinte,
C’est s’endormir sur la fin d’un beau jour.

C’est bien honnête à M. de Maugiron d’avoir trouvé que sa vie ressemblait à un beau jour, et c’est avoir fini ce beau jour mieux qu’à lui n’appartenait.

— La célèbre épigramme contre M. Dorat[8] vient d’être parodiée de la manière suivante contre M. de Voltaire. L’auteur n’a pas jugé à propos de se nommer.

Bon Dieu, que cet auteur est jeune à soixante ans !
Bon Dieu, quand il sourit, comme il grince les dents !
Que ce vieil Apollon a bien l’air d’un satyre !
Sa rage est éternelle, et son génie expire.
Qu’il a fait de beaux vers ! qu’il montre un mauvais cœur !
Qu’il craint peu le mépris pourvu qu’on le renomme !
Ne sauQue j’admire ce grand auteur,
Ne sauEt que je plains ce petit homme !

— Il nous est arrivé, cet ordinaire, du magasin général de Ferney un Discours adressé aux confédérés catholiques de Kaminieck, par le major Kaiserling, au service du roi de Prusse. Dans ce discours qui n’a qu’une feuille d’impression, on remontre aux confédérés de Podolie combien ils sont aveugles dans leurs prétentions, combien il est absurde de verser son sang et celui de ses concitoyens pour que la cour de Rome continue à s’enrichir des dépouilles de la Pologne. Je ne suis pas content de cette feuille. Elle est à la vérité remplie de ces traits plaisants qui caractérisent les ouvrages de la manufacture, mais ces traits ne sont pas ici à leur place. Il ne fallait attaquer ici ni Jésus-Christ, ni saint Pierre, ni saint Paul, il fallait défendre la cause des citoyens. Il fallait que le major du roi de Prusse prouvât ce que son maître avoue dans sa déclaration, que jamais la liberté et les droits de la religion catholique n’ont été mieux affermis que par la dernière diète de Pologne, car ces droits ne peuvent consister que dans les oppressions des autres religions. Il fallait montrer combien il est absurde de vouloir asservir les opinions lorsqu’il n’est pas libre à qui que ce soit de se choisir telle opinion de préférence à telle autre. Et lorsqu’on aurait démontré tout cela avec toute l’éloquence et toute l’énergie possible, on n’aurait converti aucun des confédérés à la raison et à la modération ; il faut d’autres moyens pour cela. La Pologne est aujourd’hui attaquée de cette fièvre dangereuse et convulsive dont l’Allemagne et la France étaient si grièvement malades dans les deux siècles précédents ; il faut espérer que les médecins russes abrégeront le cours de la maladie. Cette crise est inévitable, fâcheuse et quelquefois terrible, mais elle fait éclore les grands talents et les grands hommes. Il est vrai que lorsque la nature dit à un héros : Sois distingué par tes vertus, elle ajoute souvent traîtreusement in petto : et par tes malheurs.

— Il y a une autre manufacture établie à Amsterdam dans la boutique du libraire Marc-Michel Rey, d’où il sort continuellement une foule incroyable de livres contre la religion. On ne connaît point le chef ni les collaborateurs de cette manufacture ; il y a grande apparence qu’ils sont quelque part en France, et qu’ils travaillent à la vigne du Seigneur en cachette et à leur manière. Ils sont embrasés d’un beau zèle, mais il s’en faut bien que leurs ouvrages valent ceux de la manufacture de Ferney. Ils n’ont ni la légèreté, ni la finesse, ni la grâce de cette fabrique unique en Europe. On trouve dans les livres du fond secret de Marc-Michel Rey par-ci par-là quelques bonnes pages, mais elles ne dédommagent pas de l’ennui du livre entier, qui n’est la plupart du temps qu’un fatras de raisonnements communs et de redites ; il s’en faut bien que cela ait le piquant du rabâchage de Ferney. Outre les Lettres à Eugénie[9], qui ont pour objet de débarrasser cette Eugénie des préjugés religieux, il est sorti de cette boutique depuis peu un livre intitulé Lettres philosophiques sur l’origine des préjugés du dogme de l’immortalité de l’âme, de l’idolâtrie et de la superstition, sur le système de Spinosa et sur l’origine du mouvement dans la matière, traduites de l’anglais de J. Toland. Cela fait de bon compte cinq lettres sur les matières de métaphysique les plus délicates et les plus importantes. Le nom de Toland est célèbre parmi les philosophes qui n’ont pas admis la vérité de la religion chrétienne. Les trois premières lettres du recueil ont paru en anglais au commencement de ce siècle, et sont connues sous le titre de Letter to Serena. On a prétendu que cette Serena était la reine de Prusse. Mais le célèbre abbé de Mosheim a combattu cette opinion. Il y a dans ces lettres beaucoup d’érudition et de subtilité, mais elles m’ont paru traduites avec beaucoup de négligence, et comme la délicatesse des matières a souvent obligé l’auteur de faire deviner plutôt que de dire son sentiment, cette circonstance contribue encore à rendre la traduction vague et incertaine. La plupart de ces livres philosophiques seront absolument inintelligibles pour la postérité, à cause de cette foule d’allusions secrètes dont elles fourmillent et dont la postérité ne pourra jamais avoir la clef. Tout porteur de falot ou de lanterne est obligé de dérober sa petite lumière sous son manteau, de peur d’être assommé par les aveugles qui lèvent leur bâton dès qu’ils entendent dire qu’il y a une lueur autour d’eux. On a ajouté aux lettres de M. Toland deux petites notes trouvées dans les papiers de M. Fréret. Ces notes sont très-intelligibles et n’auront besoin d’aucun commentaire auprès de la postérité ; elles sont d’une hardiesse extrême. Feu M. Fréret et feu M. Boulanger sont deux bonnes âmes qui permettent qu’on trouve dans leurs papiers tout ce qu’on craindrait de trouver dans les siens.

Il vient de sortir de la boutique de Rey encore un autre ouvrage intitulé la Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition. Beaucoup de raisonnements communs, de répétitions à l’infini des mêmes idées, quelques bonnes pages, quelques idées si originales qu’elles paraissent nées dans une autre tête que le reste, mais qui ne sont pas en assez grand nombre pour dédommager de l’ennui des redites : voilà à peu près ce que vous trouverez dans cette Contagion sacrée, qui est écrite avec la plus grande hardiesse.

M. l’abbé Coyer vient de nous gratifier d’une petite brochure de quatre-vingt-seize pages grand in-8°, intitulée Chin-ki, histoire cochinchinoise qui peut servir à d’autres pays. Chin-ki est un honnête et riche laboureur d’une des plus belles provinces de la Cochinchine. Il a deux femmes et vingt-trois enfants qui font sa richesse et son bonheur, mais les temps changent bientôt. On accable la Cochinchine d’impôts, les publicains s’en emparent et la travaillent en finance. On invente et multiplie des vexations de toute espèce, et ce royaume, naguère si florissant, tombe bientôt dans la langueur qui précède et annonce la mort. Ce n’est pas que le roi soit méchant : au contraire, il est bon et il laisse faire tout ce que l’on propose dans son conseil. Pour remédier aux maux déjà irréparables, on imagine de partager le royaume entre des seigneurs territoriaux et l’on introduit le lien féodal ; bref, la Cochinchine passe par toutes les révolutions qu’a éprouvées la France, et les Cochinchinois se trouvent abîmés. Chin-ki, si laborieux, si riche, si heureux, grâce aux collecteurs des deniers royaux, aux commis des finances, est réduit à la mendicité. Dans cet état, il prend le chemin de la capitale avec un de ses fils et une de ses filles, afin de les mettre dans quelque profession lucrative dans un temps où celle des laboureurs est devenue une calamité pour ceux qui l’exercent. Chin-ki parcourt avec son fils les différentes professions des arts mécaniques, et partout il trouve des règlements sans nombre qui empêchent que son fils puisse être reçu dans aucune profession honnête. Il éprouve les mêmes difficultés à l’égard de sa fille, et, après avoir épuisé toutes ses ressources, il se trouve trop heureux d’établir son fils comme petit valet des valets d’un grand seigneur, et sa fille comme vendeuse sur le boulevard de cette espèce de pâtisserie qu’on appelle croquet ou plaisir des dames. Après ce bel établissement, le père s’en retourne content dans son village, où il a bientôt la douleur d’apprendre que sa fille est tombée dans le plus bas libertinage et que son fils est devenu un scélérat. Tous les autres enfants, obligés de renoncer également à la charrue, tombent dans les mêmes malheurs et dans le crime, et finissent tous leur vie par le dernier supplice. Ce dénoûment est horrible, outré et de mauvais goût. Le but moral de cette brochure est excellent, mais l’exécution en est mesquine et misérable ; il arrive presque toujours à l’abbé Coyer de concevoir fortement, philosophiquement, et d’exécuter d’une manière futile et pitoyable. Ses brochures sont des phénomènes éphémères dont la durée se borne à une journée de Paris. Il règne d’ailleurs une grande uniformité dans ce petit roman, et cette uniformité en rend les deux tiers ennuyeux et insipides. Cela est à cent mille lieues de Zadig. Si M. de Voltaire avait envoyé promener Chin-ki dans les rues de la capitale, combien la satire de nos mœurs, de nos sages règlements, de notre belle police, serait devenue vive, piquante, ingénieuse et variée ! Bonsoir à M. l’abbé Coyer-Chin-ki.

— On a fait sur la comédie de la Gageure imprévue la polissonnerie suivante :

Quand avec une femme on fait une gageure,
Il faut avoir présent la clef de la serrure.

M. de La Louptière vient de recueillir en deux volumes in-12 ses Poésies et Œuvres diverses, qui ont fait pendant si longtemps un des principaux ornements du Mercure de France, et les délices de ses abonnés de province. On voit à la tête le portrait de l’auteur, qui a l’air aussi spirituel que ses ouvrages.

— On vient de publier les Confessions de mademoiselle de Mainville, duchesse de ***, à la comtesse de N***, son amie, trois volumes in-12[10]. Je ne sais quel est l’indiscret qui a osé divulguer ces Confessions ; mais je me suis bien gardé de partager son tort en les lisant ; et je crois que vous vous trouverez bien d’imiter ma réserve.

M. de Moissy vient de faire imprimer la comédie des Deux Frères, ou la Prévention vaincue. On voit, par la préface qu’il a mise à la tête, qu’il espère que la lecture de sa pièce fera casser le jugement que le public a porté à la représentation ; et comme l’arrêt des lecteurs n’est pas aussi démonstratif ni aussi décisif que celui des spectateurs, il ne tiendra qu’à M. de Moissy de se persuader qu’il a gagné son procès en ce dernier et faible ressort. On dit qu’il a besoin de cette consolation, et que la chute de sa pièce lui a fait une impression si terrible qu’il court risque d’en mourir. C’est un mauvais métier que celui d’un poëte qui n’est pas commandé, subjugué, tourmenté par son génie, ou qui prend de fausses douleurs pour les douleurs de l’accouchement ; il est bien triste d’en mourir. La chute que M. de Moissy a faite lui a donné de l’humeur. Il parle dans sa petite préface des gens « qui prennent les sujets de leurs drames dans les œuvres du théâtre des étrangers, qui devraient peut-être se modeler sur nous dans ce genre, plutôt que de nous rendre leurs imitateurs ». J’observe d’abord à M. de Moissy que cela est longuement et platement dit ; je lui rappelle ensuite le proverbe, qu’il ne faut pas jeter des pierres dans le jardin de son voisin quand on a une maison de verre. Le succès du Joueur n’a pas rendu M. Saurin insolent, au contraire il a conservé le ton de la plus grande modestie ; pourquoi donc l’attaquer quand rien ne vous y oblige ? Cela n’est pas honnête, et quand on vient de tomber comme M. de Moissy, cela est encore maladroit. Ce poëte infortuné aurait des plaintes mieux fondées à faire de mon extrait s’il parvenait à sa connaissance. Premièrement, j’ai dit que Mme d’Origny et Dorimène étaient sœurs, et elles ne sont que cousines ; ce ne sont pas deux sœurs, mais deux cousines qui ont à se décider sur le legs de vingt mille livres de rente et sur le choix d’un époux dans la personne d’un des Fontaubin. En second lieu, cette cousine de Mme d’Origny ne s’appelle pas Dorimène, mais Orphise. Je savais bien qu’il y avait de l’o dans son affaire. J’avais remarqué que l’auteur, par une prédilection particulière pour cette voyelle, en avait conservé le son dans tous les noms de ses personnages. Le grand-père s’appelait Oronte ; le père et les deux fils, Fontaubin ; la jeune veuve, Mme d’Origny ; sa cousine, Orphise ; la suivante, Laurette ; le valet, Frontin. Cette misère n’est pas sans conséquence, elle a sûrement beaucoup contribué à augmenter la cacophonie du style ; et je parie que le compositeur d’imprimerie a dépensé plus d’o dans la composition de cette pièce que son étendue n’en devrait comporter. Au reste, j’ai encore commis quelques autres fautes dans mon extrait, et j’en demande pardon à M. de Moissy. Le sort m’avait placé à côté du sage Sedaine ; mais nous étions entourés d’une nuée d’étourneaux beaux esprits qui disaient leur sentiment à tort et à travers, et qui nous empêchaient souvent d’entendre. Ce qui me fâche, c’est d’avoir appris par la lecture que leur pétulance nous a bien dérobé quelques platitudes, mais ne nous a fait perdre aucune beauté. J’aurais eu grand plaisir à faire assigner les Dorat, les Chamfort, les Barthe, les Rulhière, et à les faire condamner en dommages et intérêts envers ce pauvre M. de Moissy ; mais malheureusement je suis obligé de m’en tenir avec le public irrévocablement à ce que j’ai dit sur sa pièce.

M. Lemierre a aussi pris le parti de faire imprimer sa tragédie d’Artaxerce, qui a eu quelques faibles représentations il y a environ deux ans, et qui est balayée du théâtre à perpétuité. Il dit, dans un avertissement de neuf lignes, que sa pièce n’a de commun avec celle du célèbre Metastasio que le sujet et la catastrophe ; rien n’est plus vrai. Aucun homme de goût ne lui reprochera jamais d’avoir de commun avec Metastasio la grâce et le coloris des expressions, le charme et la douceur du style. Au surplus, M. Lemierre nous avertit qu’il a toujours tâché de fondre ses préfaces dans ses pièces ; il devrait donner ce secret à ses confrères, et particulièrement à M. Dorat. Je sais à M. Lemierre un gré infini de cette méthode ; elle me dispense de lire ses préfaces, car je ne me sens nulle vocation à lire son Artaxerce. Je m’en tiens aussi irrévocablement à ce que j’en ai dit lors de sa représentation discours beau sans doute et victorieux, mais

 
Dont très-heureusement je ne me souviens plus[11].


M. Lemierre ne court pas risque de mourir de ses chutes comme M. de Moissy ; Dieu lui a accordé la conviction intérieure et entière de son mérite, qui fait qu’on se passe aisément des applaudissements du public et qu’on se console de sa censure.



  1. Voir tome IV, p. 23.
  2. Représenté pour la première fois, le 18 juillet 1768.
  3. Jean-Baptiste Ernesti, dont Grimm avait suivi les leçons dans les universités d’Allemagne, est mort en 1781. Les éditions d’auteurs grecs et latins qu’il a données, et surtout celles d’Homère et de Cicéron, rendront son nom à jamais célèbre. (B.)
  4. Un frontispice et six très-belles figures de Gravelot, gravées par Binet.
  5. 1768, 2 vol.  in-12.
  6. Voir ci-après la lettre du 15 septembre.
  7. Nom d’un médecin de Valence. (Grimm.)
  8. Voir tome VII, page 471.
  9. Ce livre et les suivants sont de d’Holbach, aidé de Naigeon.
  10. Par Galtier de Saint-Symphorien, Paris, Dufour, 1768.
  11. Voir tome VII, page 103.