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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1770/Août

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AOÛT[1].

15 août 1770.

La Satire ou l’Homme peu dangereux, de Palissot, n’ayant pas obtenu l’agrément de la police pour être jouée, les Comédiens français ont demandé bien vite à M. Lemierre une tragédie qu’il leur avait lue quelque temps auparavant ; et, espérant tout de son succès, ils se sont dépêchés de la mettre sur la scène. Cette tragédie, intitulée la Veuve du Malabar, a eu sa première représentation le 30 du mois dernier ; et, après avoir paru six fois devant un auditoire peu nombreux, elle est déjà aujourd’hui au nombre des pièces oubliées.

Le poëte a voulu attaquer par sa tragédie l’usage étrange et barbare qui ordonne aux veuves du Malabar et des autres contrées de l’Asie où la religion de Brama est en vigueur de se jeter dans le bûcher consacré aux funérailles de leurs époux. M. Lemierre a remarqué que chaque tragédie de M. de Voltaire avait quelque but philosophique : il a voulu l’imiter en cela ; le but qu’il s’est proposé est grand, il ne lui a manqué que la force d’y atteindre. La pièce n’a d’autre fondement historique que la coutume qui fait aux veuves un devoir de ne pas survivre à leurs époux, et de se brûler sur leurs cendres ; toute la fable est d’ailleurs de l’imagination du poëte, suivant l’usage qui s’est introduit de nos jours sur la scène française, et qui n’a pas peu contribué à la changer en un jeu de marionnettes.

L’auteur de la Veuve du Malabar a pris à M. Fontanelle, auteur d’une certaine Éricie, vestale, son souterrain, qu’il était bon de lui laisser ; et l’opéra de la Reine de Golconde lui a aussi fourni quelques idées. M. Lemierre a de la chaleur. S’il avait assez de génie pour inventer une fable, il aurait bien le talent de la disposer naturellement et de la conduire. Sa marche, en général, est simple, précise et sans effort ; mais ce qu’il fait marcher et cheminer vers le dénouement est d’une faiblesse et d’une absurdité insignes. L’ignorance ajoute encore à ces vices. Il se propose de mettre sur la scène cet usage si célèbre des veuves asiatiques de se brûler sur le corps de leurs époux, usage qui devient tous les jours plus rare en Asie, comme celui des sacrements en France, et il ne lui vient point en tête d’étudier les mœurs de ces peuples, de consulter les voyageurs, de rechercher ceux de nos officiers qui ont eu occasion de voir cette horrible cérémonie. Ils lui auraient appris les précautions que les Indiens prennent pour qu’aucun Européen n’approche de la victime, que le simple attouchement d’un blanc ferait regarder comme souillée et indigne de se jeter dans le bûcher de son époux. L’ignorance de ce seul fait renvoie sa pièce au jeu des marionnettes.

M. Lemierre est un honnête garçon ; c’est aussi un des poëtes les plus heureux : il est toujours content du public, et se voit toujours en succès. Sa pièce tombe dans les règles ; à la quatrième représentation il n’y a personne dans la salle ; M. Lemierre arrive à l’orchestre, porte la vue de tous côtés dans cette vaste solitude, et s’écrie : Belle chambrée d’été ! Il va chez Molé peu de jours avant la première représentation, il veut faire quelques corrections à son rôle, et lui demande une plume. « Votre plume n’écrit point, dit-il à Molé. — Que ne prenez-vous celle de Racine ? lui répondit Molé. — Elle ne m’irait point, dit Lemierre ; Racine est plus harmonieux que moi, j’en conviens ; mais j’ai l’expression plus énergique et plus propre. — Oui, réplique Molé, vous m’avez fait là un rôle bien propre. » Lemierre disait il y a quelque temps, de la meilleure foi du monde : « On parle toujours de Diderot et de d’Alembert ; qu’ont-ils donc fait ? Moi, j’ai du bien au soleil : j’ai mon poëme sur la Peinture, j’ai mon Hypermnestre, j’ai mon Guillaume Tell… » Et toute la kyrielle des tragédies tombées à qui il a trouvé de bonne foi de bons succès d’été. Il ne sait pas qu’on peut avoir beaucoup de ces biens au soleil dans Paris, et coucher auprès.

— Sa Majesté le roi de Prusse ayant laissé à M. d’Alembert le soin de fixer sa souscription pour la statue à élever à Voltaire, M. d’Alembert lui a répondu : Un écu, Sire, et votre nom[2]. On en pourrait dire autant à tous les souverains dont le nom auguste honorerait et consacrerait cette entreprise à l’immortalité. On sait bien qu’ils peuvent ordonner et payer une statue sans se ruiner ; mais s’associer pour ce tribut avec ceux qui l’ont imaginé, permettre que leur nom soit confondu avec celui de simples citoyens dans un hommage rendu à l’homme du siècle qui a le mieux mérité de l’humanité, c’est accorder aux lettres, à la philosophie, à la vertu, le plus noble encouragement qu’elles aient jamais reçu.

À Paris, M. le maréchal de Richelieu a été le premier à demander d’être admis à la cour des pairs, pour concourir à cette entreprise. Il envoya cinquante louis à l’abbé Raynal, comte et pair en la cour, pour plusieurs ouvrages. Ce pair ecclésiastique fit prier M. le maréchal de vouloir bien se rapprocher des souscriptions de ses coassociés par une somme moins forte. En conséquence, le maréchal la réduisit à vingt louis. Quoique le secret des délibérations de la cour doive être invariablement gardé, je veux bien convenir que, lorsque cette affaire fut proposée, un de messieurs (c’était peut-être moi) fut de l’avis d’un arrêté portant en substance que la cour, suffisamment garnie de pairs, avant de faire droit sur la requête de mondit seigneur le maréchal de Richelieu, avait préalablement ordonné que l’intendant ou homme d’affaires dudit seigneur eût à comparaître devant elle pour être ouï, à l’effet de savoir si la rente viagère due par mondit seigneur maréchal à messire de Voltaire, seigneur de Ferney et autres lieux, patriarche in petto de Constantinople, sous la dynastie de Catherine II, glorieusement régnante, et chef des fidèles de la nouvelle loi (laquelle rente aucuns disaient être due et en retard depuis nombre d’années), était fidèlement et exactement acquittée ; et serait ledit intendant sommé de justifier son dire, en rapportant des quittances en due et bonne forme de mondit seigneur de Voltaire, Ferney et autres lieux. Cet arrêté n’a pas été mis en délibération.

La cour a aussi sursis à délibérer sur l’endroit où la statue de mondit seigneur patriarche doit être placée. J’ai dit que le théâtre de la Comédie-Française étant un des temples d’où les leçons et les oracles dudit seigneur patriarche avaient retenti dans toute l’Europe, sa statue pouvait être offerte à MM. les Comédiens ordinaires du roi, pour être placée et exposée à la vénération des fidèles dans la nouvelle salle qu’ils projettent de bâtir. J’ai ajouté qu’on pouvait faire beaucoup mieux, en faisant exécuter la statue en bronze, et la plaçant sous la statue équestre de Henri IV, érigée sur le Pont-Neuf. Cette idée me paraissait d’autant moins à dédaigner qu’en donnant à la tête et aux yeux du modèle fait par M. Pigalle la direction vers ce meilleur roi de la France, le chantre fixerait son héros avec un regard plein de feu et d’enthousiasme, et qu’au surplus saint Jean se trouvait de droit sous la croix de son divin maître. La cour s’est contentée de hausser les épaules, et a déclaré avoir ses raisons pour persister, quant à présent, dans son refus de délibérer sur le fond de cette question. En attendant, l’Académie française a cru devoir s’attribuer l’approbation que le roi de Prusse donne ici manifestement à la cour des pairs, à qui seule appartient l’honneur du projet, et dont la moitié au moins ne sont pas membres de ce corps. M. d’Alembert ayant communiqué la lettre du roi à quelques-uns des Quarante, ses confrères, ils ont fait demander par lui l’agrément de Sa Majesté de faire inscrire cette lettre dans les registres de l’Académie, comme un monument glorieux pour le corps des gens de lettres. Il est vrai que la cour des pairs s’étant érigée elle-même de sa pleine puissance, autorité et science certaine, elle ne s’est point encore créé des registres, mais si Sa Majesté consent à la publication de sa lettre, elle sera certainement conservée dans les fastes de l’immortalité.

Tandis que tout conspire à payer au patriarche, de son vivant, le tribu d’admiration que les grands hommes n’obtiennent ordinairement qu’après leur mort, il est dans la règle que l’envie frémisse, et que la jalousie se déchaîne. On a répandu ces jours derniers l’épigramme suivante ; mais on n’a pu savoir le nom de l’enragé qui l’a composée :


Un jeune homme bouillant invectivait Voltaire.
Un « Quoi, disait-il, emporté par son feu,
Quoi, cet esprit immonde a l’encens de la terre !
Cet infâme Archiloque est l’ouvrage d’un dieu !
De vice et de talent quel monstrueux mélange !
Son âme est un rayon qui s’éteint dans la fange,
Il est tout à la fois et tyran et bourreau,
Sa dent d’un même coup empoisonne et déchire ;
Il inonde de fiel les bords de son tombeau,
Et sa chaleur n’est plus qu’un féroce délire. »
Un vieillard l’écoutait sans paraître étonné.
« Tout est bien, lui dit-il ; ce mortel qui te blesse,
Jeune homme, du ciel même atteste la sagesse :
S’il n’avait pas écrit, il eût assassiné[3]. »

Cette épigramme a eu le sort de toutes les atrocités ; l’horreur en est retombée sur l’auteur, qui n’a pas osé se faire connaître. Son esprit est aussi faux que son âme est féroce ; car, pour attester la sagesse du ciel, il serait bien plus convenable qu’un empoisonneur public ne fût qu’un assassin. Ce dernier n’est funeste qu’à quelques individus, et la terre en est bientôt purgée, au lieu que l’autre corrompt et détruit la race entière, et que les effets de son poison subsistent même après lui. Il y a des pays policés où, pour attester la sagesse des lois, de telles épigrammes mènent aux honneurs du carcan.

M. de La Harpe, dont le caractère moral n’est pas encore à l’abri des attaques, et qui a trop d’ennemis pour ne s’en être pas attiré quelques-uns par sa faute, doit à la Veuve du Malabar l’épigramme suivante :


« Je suis assez content, disait un petit-maître
En entrant au foyer : sait-on quel est l’auteur ? »
Le froid La Harpe alors dit d’un ton de docteur :
« À ses vers durs et secs peut-on le méconnaître ?
C’est Lemierre. — Passons, répond un amateur

Qui n’avait jamais vu l’un ni l’autre visage ;
Mais convenez aussi qu’au plan, à la chaleur,
Aux traits d’humanité répandus dans l’ouvrage,
On n’a pas reconnu La Harpe ni son cœur. »

— On a fait pour M. Pâris-Duverney, qui vient de mourir, l’épitaphe suivante :


Ci-gît ce citoyen utile et respectable
Dont le souverain bien était de dominer ;
Que Dieu lui donne enfin le repos désirable,
Qu’il ne voulut jamais ni prendre, ni donner.

M. Duverney est le dernier des trois frères Pâris, qui, de l’état le plus obscur, se sont élevés à une fortune éclatante. L’aîné est mort depuis longtemps. M. de Montmartel, le cadet, l’a suivi il y a quelques années ; Duverney était, je crois, le second des trois frères[4]. Il fut mis à la Bastille sous le ministère de M. le Duc, si je ne me trompe. Il eut par la suite la direction générale des vivres des troupes du roi qu’il garda pendant toute la guerre de 1741, et qui lui valut une fortune immense. Il est aussi l’auteur de la grande fortune de M. de Voltaire, à qui il donna un intérêt dans les vivres pendant cette guerre ; il en résulta des sommes considérables, et le bienfaiteur fut souvent cité comme un homme d’État dans les ouvrages de son obligé. C’est assez notre usage de regarder nos directeurs de vivres comme les hommes les plus essentiels aux opérations d’une campagne, et comme les citoyens les plus respectables. Tout ce qu’il y a de plus sûr, c’est que ces citoyens désintéressés acquièrent des richesses immenses au service de l’État, à qui ils coûtent bien cher. M. de Montmartel faisait la banque pour le roi, tandis que son frère présidait à la direction des vivres, et jouissait dans le commerce d’un crédit sans bornes et d’une très-haute considération. C’est que ses frères avaient le bon esprit d’enrichir presque tous ceux qui les servaient avec quelque zèle ; il y a une infinité de maisons de banque en Europe qui doivent leur fortune à Montmartel ; cela fait des partisans. Son successeur, La Borde, n’a pas suivi le même système, il a gardé pour lui tous les profits ; il est vrai qu’il a fait une fortune infiniment plus rapide, mais son nom n’aura jamais dans le commerce le poids et la vénération de celui de Montmartel. Après la paix de 1748, Duverney donna à Mme de Pompadour le projet de l’École royale militaire, qui fut adopté. Il a conservé jusqu’à sa mort l’inspection et l’intendance générale de cet établissement ; son gouvernement était orageux et sujet à des révolutions. Homme de tête, sans beaucoup d’étendue, il avait un de ces caractères dont on peut dire, avec une égale vérité, beaucoup de bien et beaucoup de mal. Au commencement de la guerre de 1756 il s’était entêté d’un fusil tirant je ne sais combien de coups par minute : il voyait le salut de la France au bout de son fusil, et ma foi, il y est resté. Duverney est mort dans un âge très-avancé.

— Nous venons de perdre le créateur de la chimie en France ; Guillaume-François Rouelle, apothicaire, démonstrateur en chimie au Jardin du roi, des Académies royales des sciences de Paris et de Stockholm, est mort au commencement de ce mois après une maladie longue et douloureuse. Rouelle était un homme de génie sans culture ; avant lui on ne connaissait en France que les principes de Lémery : c’est lui qui introduisit la chimie de Stahl, et fit connaître ici cette science dont on ne se doutait point, et qu’une foule de grands hommes ont portée en Allemagne à un haut degré de perfection. Rouelle ne les savait pas tous lire ; mais son instinct était ordinairement aussi fort que leur science. Il doit donc être regardé comme le fondateur de la chimie en France ; et cependant son nom passera, parce qu’il n’a jamais rien écrit, et que ceux qui ont écrit de notre temps des ouvrages estimables sur cette science, et qui sont tous sortis de son école, n’ont jamais rendu à leur maître l’hommage qu’ils lui devaient ; ils ont trouvé plus court de prendre, sur le compte de leur propre sagacité, les principes et les découvertes qu’ils tenaient de leur maître : aussi Rouelle était-il brouillé avec tous ceux de ses disciples qui ont écrit sur la chimie. Il se vengeait de leur ingratitude par les injures dont il les accablait dans ses cours publics et particuliers ; et l’on savait d’avance qu’à telle leçon il y aurait le portrait de Malouin, à telle autre, le portrait de Macquer, habillés de toutes pièces. C’étaient, selon lui, des ignorantins, des barbiers, des fraters, des plagiaires. Ce dernier terme avait pris dans son esprit une signification si odieuse qu’il l’appliquait aux plus grands criminels ; et pour exprimer, par exemple, l’horreur que lui faisait Damiens, il disait que c’était un plagiaire. L’indignation des plagiats qu’il avait soufferts dégénéra enfin en manie, il se voyait toujours pillé ; et lorsqu’on traduisait des ouvrages de Pott ou de Lehmann ou de quelque autre grand chimiste d’Allemagne, et qu’il y trouvait des idées analogues aux siennes, il prétendait avoir été volé par ces gens-là. Rouelle était d’une pétulance extrême ; ses idées étaient embrouillées et sans netteté, et il fallait un bon esprit pour le suivre et pour mettre dans ses leçons de l’ordre et de la précision. Il ne savait pas écrire ; il parlait avec la plus grande véhémence, mais sans correction ni clarté, et il avait coutume de dire qu’il n’était pas de l’académie du beau parlage. Avec tous ces défauts, ses vues étaient toujours profondes et d’un homme de génie ; mais il cherchait à les dérober à la connaissance de ses auditeurs autant que son naturel pétulant pouvait le comporter. Ordinairement il expliquait ses idées fort au long ; et quand il avait tout dit, il ajoutait : Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne. Souvent un de ses élèves se levait et lui répétait à l’oreille ce qu’il venait de dire tout haut : alors Rouelle croyait que l’élève avait découvert son arcane par sa propre sagacité, et le priait de ne pas divulguer ce qu’il venait de dire à deux cents personnes. Il avait une si grande habitude à s’aliéner la tête que les objets extérieurs n’existaient pas pour lui. Il se démenait comme un énergumène en parlant sur sa chaise, se renversait, se cognait, donnait des coups de pied à son voisin, lui déchirait ses manchettes sans en rien savoir. Un jour, se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire, il défait sa jarretière, tire son bas sur son soulier, se gratte la jambe pendant quelque temps de ses deux mains, remet ensuite son bas et sa jarretière, et continue sa conversation sans avoir le moindre soupçon de ce qu’il venait de faire. Dans ses cours, il avait ordinairement pour aides son frère et son neveu pour faire les expériences sous les yeux de ses auditeurs : ces aides ne s’y trouvaient pas toujours ; Rouelle criait Neveu ! éternel neveu ! Et l’éternel neveu ne venant point, il s’en allait lui-même dans les arrière-pièces de son laboratoire chercher les vases dont il avait besoin. Pendant cette opération, il continuait toujours la leçon comme s’il était en présence de ses auditeurs, et à son retour il avait ordinairement achevé la démonstration commencée, et rentrait en disant : Oui, messieurs ; alors on le priait de recommencer. Un jour, étant abandonné de son frère et de son neveu, et faisant seul l’expérience dont il avait besoin pour sa leçon, il dit à ses auditeurs : « Vous voyez bien, messieurs, ce chaudron sur ce brasier ? Eh bien, si je cessais de remuer un seul instant, il s’ensuivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en l’air ! » En disant ces paroles il ne manqua pas d’oublier de remuer, et sa prédiction fut accomplie : l’explosion se fit avec un fracas épouvantable, cassa toutes les vitres du laboratoire, et, en un instant, deux cents auditeurs se trouvèrent éparpillés dans le jardin : heureusement personne ne fut blessé, parce que le plus grand effort de l’explosion avait porté par l’ouverture de la cheminée ; monsieur le démonstrateur en fut quitte pour cette cheminée et une perruque. C’est un vrai miracle que Rouelle, faisant ses essais presque toujours seul, parce qu’il voulait dérober ses arcanes, même à son frère, qui est très-habile, ne se soit pas fait sauter en l’air par ses inadvertances continuelles ; mais à force de recevoir sans précaution les exhalaisons les plus pernicieuses, il se rendit perclus de tous ses membres, et passa les dernières années de sa vie dans des souffrances terribles. Rouelle était honnête homme ; mais avec un caractère si brut il ne pouvait connaître ni observer les égards établis dans la société ; et comme il était aisé de le prévenir contre quelqu’un, et impossible de le faire revenir d’une prévention, il déchirait souvent dans ses cours, à tort et à travers ainsi il ne faut pas s’étonner qu’il se soit fait beaucoup d’ennemis. Il ne pouvait pas estimer la physique, ni les systèmes de M. de Buffon ; il était peu touché de son beau parlage, et quelques leçons de son cours étaient régulièrement employées à injurier cet illustre académicien. Il avait pris en grippe le docteur Bordeu, médecin de beaucoup d’esprit. « Oui, messieurs, disait-il tous les ans, à un certain endroit de son cours, c’est un de nos gens, un plagiaire, un frater, qui a tué mon frère que voilà. » Il voulait dire que Bordeu avait mal traité son frère dans une maladie. Rouelle était démonstrateur aux leçons publiques au Jardin du roi, le docteur Bourdelin était professeur, et finissait ordinairement sa leçon par ces mots : « Comme monsieur le démonstrateur va vous le prouver par ses expériences. » Rouelle prenant alors la parole, au lieu de faire ses expériences, disait : « Messieurs, tout ce que monsieur le professeur vient de vous dire est absurde et faux, comme je vais vous le prouver. » Malheureusement pour M. le professeur, il tenait souvent parole.

Il était d’ailleurs bon Français, plein de zèle et de patriotisme, mais frondeur, aimant les nouvelles quand il n’avait pas ses regards fixés sur un creuset. Au commencement de la dernière guerre, il voulait commander les bateaux plats et aller brûler Londres. Il ne désespérait pas de trouver le moyen de mettre le feu aux escadres anglaises sous l’eau ; c’était un de ses arcanes. Je le rencontrai le lendemain de la bataille de Rosbach ; il était tout écloppé et marchait avec peine. « Eh mon Dieu, que vous est-il donc arrivé, monsieur Rouelle ? lui dis-je. Je suis moulu, me répondit-il, je n’en puis plus ; toute la cavalerie prussienne m’a marché cette nuit sur le corps. » Il traita ensuite nos généraux de plagiaires, et je sentis que ce n’était pas le moment de le faire changer d’avis. Les grands événements politiques et militaires l’affectaient quelquefois assez pour les discuter au milieu de son cours de chimie. Il a compté parmi ses disciples non-seulement tout ce que la France a aujourd’hui d’habiles chimistes, mais encore un grand nombre d’hommes célèbres et de mérite de toutes les classes ; il avait, indépendamment de ses excellents principes en chimie, le secret de tous les hommes de génie : celui de vous faire penser. Le docteur Roux, qui a longtemps étudié sous lui, s’est toujours proposé de recueillir après sa mort ses cahiers, d’y mettre l’ordre et la clarté nécessaires, et de les donner au public comme un bien appartenant à son maître : il sait une bonne partie de ses arcanes, qui seront oubliés avec le nom de leur auteur, si ce projet n’a pas lieu.

— Pierre-Nicolas Bonamy, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, historiographe et bibliothécaire de la ville de Paris, censeur royal, est mort dans les premiers jours de juillet, âgé de soixante-treize ans. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il était janséniste, et qu’il faisait un ouvrage périodique, appelé communément le Journal de Verdun, mais aussi peu connu à Paris, où il est composé, que l’auteur qui le compose.

— Je me souviens d’avoir été singulièrement émerveillé dans mon enfance par le noble jeu appelé schattenspiel en allemand, représenté par des comédiens ambulants avec beaucoup de succès. On met à la place de la toile du théâtre des papiers huilés bien tendus, ou bien une toile blanche bien tendue. À sept ou huit pieds en arrière de cette tenture on pose sur le théâtre une chandelle ; en plaçant les acteurs entre cette chandelle et la toile tendue, la lumière qu’ils ont derrière eux projette leurs ombres sur cette toile tendue ou sur le transparent de papier, et les montre aux spectateurs avec tous leurs mouvements et gestes. Après l’Opéra français, je ne connais point de spectacle plus intéressant pour les enfants ; il se prête même aux enchantements, au merveilleux et aux catastrophes les plus terribles. Si vous voulez, par exemple, que le diable emporte quelqu’un, l’acteur qui fait le diable n’a qu’à sauter avec sa proie par-dessus la chandelle en arrière, et, sur la toile, il aura l’air de s’envoler avec lui par les airs. Ce beau genre vient d’être inventé en France, où l’on en a fait un amusement de société aussi spirituel que noble ; mais je crains qu’il ne soit étouffé dans sa naissance par la fureur de jouer des proverbes. On vient d’imprimer l’Heureuse Pêche, comédie pour les ombres, à scènes changeantes : le titre nous apprend que cette pièce a été représentée en société vers la fin de l’année 1767, c’est l’époque de l’invention du genre en France. Il faut espérer que nous aurons bientôt un théâtre complet de pareilles pièces.

Voyage à Ceylan, ou les Philosophes voyageurs, ouvrage publié par Henriquès Pangrapho, maître ès arts en l’Université de Salamanque[5] ; deux parties in-12. On y trouve entre autres l’éloge de M. Helvétius, sous le nom d’Helvidius, et la satire de M. Pelletier, aussi ancien fermier général, sous le nom de Fercœur. Ce M. Pelletier voyait les beaux esprits : cela ne l’a pas empêché de devenir imbécile ; et le bel esprit, auteur de ce mauvais roman, a oublié que les fous sont sacrés, et qu’il n’est pas permis de les insulter. Le fermier général Pelletier passait, à la vérité, pour très-dur dans l’exercice de sa place, et il conservait dans le monde un air assez rustre. Il rassemblait chez lui, certains jours de la semaine, Crébillon le fils, Collé, Saurin, Duclos, Bernard, Marmontel, Suard, etc. On était convenu de se dire réciproquement toutes ses vérités ; à chaque séance on choisissait ordinairement un d’entre les convives qui était déclaré le malade, c’est-à-dire celui contre lequel tous les autres se réunissaient, et qui était obligé de faire face à tout le monde. Vous jugez aisément combien ce commerce devait être agréable, poli et honnête, et avec quels sentiments on se quittait après avoir lâché ou reçu ces bordées au milieu d’une troupe échauffée par le vin et le bruit de la table ; on appelait cela de l’esprit dans ce temps-là, et c’est ce qu’on voudrait nous faire regretter, en disant qu’il n’y a plus de gaieté aujourd’hui, et que la triste raison a tout envahi. Si la gaieté ne pouvait se trouver dans un cercle sans y admettre la crapule, la plaisanterie mordante et amère, la dureté de mœurs et de manières, je renoncerais à la gaieté ; heureusement elle nous est restée, quoique le ton et la tournure de ces messieurs aient perdu leur vogue. Les uns en sont devenus chagrins et se sont retirés du monde, les autres ont cherché à se plier à des manières plus aimables ; tous, à l’exception de Bernard et de Suard peut-être, ont conservé une certaine dureté qui rappelle l’école où ils se sont formés.

  1. La première quinzaine d’août manque dans les précédentes éditions et dans le manuscrit de Gotha. Le voyage de Grimm à Bourbonne en compagnie de Diderot, à la fin de juillet 1770, est sans doute la cause de ce desideratum.
  2. Lettre de d’Alembert au roi de Prusse, du 12 août 1770.
  3. Les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 27 juillet 1770, attribuent cette épigramme à Dorat ; nous ignorons quel en est l’auteur. Mais à coup
    sûr, elle n’est pas de celui qui répondait avec tant d’aménité aux épigrammes qu’il croyait lancées contre lui par Voltaire. Voir tome VII, p. 471 et 500 ; t.  VIII, p. 48.
  4. Voir l’Histoire de MM. Pâris, ouvrage dans lequel on montre comment un royaume peut passer, dans l’espace de cinq années, de l’état le plus déplorable à l’état le plus florissant ; par M. de L*** (de Luchet), ancien officier de cavalerie, 1776, in-8°.
  5. Par de Turpin.