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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1770/Septembre

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SEPTEMBRE.
1er septembre 1770.

Le bras spirituel et le bras séculier, c’est-à-dire l’assemblée du clergé et du Parlement, qui ne sont pas toujours d’accord ensemble, se sont réunis, dans leurs efforts, pour arrêter le torrent des livres qui paraissent de jour en jour contre la religion chrétienne, et dont le nombre et la hardiesse s’accroissent d’une manière à effrayer ses ayants cause. Avant l’ouverture de l’assemblée du clergé, le pape, qui n’a pas encore pu arranger ses petites tracasseries avec les princes de la maison de Bourbon, a écrit au chef de cette maison, au fils aîné de l’Église, au roi très-chrétien, une lettre excitatoire pour le conjurer, par les entrailles de Jésus-Christ, de préserver son royaume de la pernicieuse indondation de ces livres. L’assemblée du clergé, à son ouverture au mois de mars dernier, est venue à l’appui de la démarche pontificale qu’elle avait sans doute sollicitée à Rome, et a porté au pied du trône un Mémoire sur les suites funestes de la liberté de penser et d’imprimer. Elle n’a pas borné son zèle à ces précautions : étant sur le point de se séparer, elle vient de publier un Avertissement au clergé de France assemblé à Paris par permission du roi, aux fidèles du royaume, sur les dangers de l’incrédulité. Elle a envoyé cet Avertissement dans tous les diocèses avec une lettre circulaire adressée aux archevêques et évêques du clergé de France. Le gouvernement, en reconnaissance des seize millions de don gratuit accordé par l’assemblée du clergé, a recommandé au zèle du Parlement de sévir contre les livres impies, en la manière et en la forme accoutumées. Le Parlement en conséquence du vœu du gouvernement et du clergé et sur le réquisitoire de l’avocat général, a fait, le 18 du mois dernier, les frais d’un fagot, au bas de l’escalier du Mai, pour y faire brûler par le bourreau quelques rôles de procureurs représentant sept ouvrages des plus déplaisants au clergé : car ne croyez pas que M. l’exécuteur des hautes œuvres ait la permission de jeter au feu les livres dont les titres figurent dans l’arrêt de la cour ; Messieurs seraient très fâchés de priver leur bibliothèque d’un exemplaire de chacun de ces ouvrages qui leur revient de droit, et le greffier y supplée par quelques malheureux rôles de chicane dont la provision ne lui manque pas.

Dans le fait, le roi pouvait faire répondre, et à la lettre du pape, et aux représentations de son clergé, que la publication de ces livres est chose étrangère à son royaume ; qu’il ne peut empêcher qu’on n’imprime en Hollande, et ailleurs, des livres écrits en langue française ; que si l’on peut reconnaître la grandeur d’une passion à l’énormité des sacrifices qu’on lui fait, aucun monarque en Europe ne peut comparer sa passion pour la religion à celle de Sa Majesté très-chrétienne ; que non-seulement elle permet que le tiers des biens de son royaume soit possédé par le clergé, et, à ce titre, soustrait à son autorité et aux impositions royales, mais qu’elle se contente, dans les besoins les plus urgents de l’État, d’un don gratuit qu’elle daigne négocier avec l’assemblée du clergé, et que celui-ci ne lève pas sur ses biens, mais sur les sujets du roi, par forme d’emprunt ; qu’indépendamment de cette étonnante constitution, la police dépense annuellement, par ordre exprès et immédiat de Sa Majesté, plusieurs millions, de ceux qu’on lève avec tant de peine sur des peuples épuisés par le travail et par les impôts, pour empêcher le débit des livres qui donnent du souci aux prêtres : de sorte que les amateurs de ce poison, si commun en pays étranger, ne peuvent se le procurer en France qu’au poids de l’or et avec les plus grandes difficultés. Dans un siècle aussi familier que le nôtre avec les calculs politiques, on pourrait évaluer, à un denier près, le déficit que tant de millions, dépensés pour la splendeur et le maintien de la religion, occasionnent dans les dépenses nécessaires à la splendeur et à la prospérité de la monarchie.

Il faut dire ici un mot des deux foudres que le bras spirituel et le bras séculier viennent de lancer. Comme ils n’emploient jusqu’à présent que la plume, personne n’est en droit de se plaindre ; l’écrivain s’oppose à l’écrivain ; de grands arguments sont détruits par de grands mots, tout se fait de bonne guerre. Les écrits émanés d’une autorité publique sont quelquefois ennuyeux à lire, mais précieux à conserver, parce qu’ils marquent l’esprit du temps et qu’ils font époque. On ne défend point la religion en France comme en Bavière, à Lisbonne comme à Rome, en 1770 comme en 1570 ou en 1670 ; un observateur judicieux tirera une infinité de lumières importantes de la manière diverse dont ces écrits sont conçus. Commençons par la procédure du bras séculier, et faisons marcher la puissance spirituelle à la queue de la procession, suivant son droit et sa coutume.

À la publication de l’arrêt du Parlement qui condamne au feu sept ouvrages y désignés, on fut surpris de n’y pas lire le réquisitoire de l’avocat général sur lequel l’arrêt a été rendu. C’est un usage constamment observé d’insérer dans l’arrêt le réquisitoire mot pour mot, et c’est la charge du premier avocat général du roi de prononcer ce réquisitoire en la cour, toutes les chambres assemblées. Depuis que le célèbre maître Omer Joly de Fleury a changé son bonnet d’avocat général en mortier de président, et renoncé à la gloire de donner des frères à ces fameux réquisitoires qui l’ont immortalisé, maître Séguier a monté à la place d’avocat général et succédé aux fonctions de maître Omer. Le nom de Séguier est illustre dans la magistrature, et la forme que le chancelier Séguier donna dans le siècle précédent à l’Académie française et qu’elle conserve encore aujourd’hui ne contribua pas peu à l’illustration de ce nom ; il est un de ceux qui sont loués d’obligation dans un discours de réception, et M. Séguier lui doit principalement la place qu’il obtint parmi les Quarante il y a dix ou douze ans. Ce n’est pas que M. Séguier ne jouisse personnellement de quelque réputation. Dans un homme en place, la moindre apparence de talent est exagérée et portée aux nues ; on a honoré du nom d’éloquence une certaine facilité de parler que ce magistrat possède et qui ne donnerait pas la moindre célébrité à un pauvre diable relégué dans un quatrième étage, sans nom et sans fortune, surtout s’il joignait à ce petit talent une physionomie basse et ignoble. Cependant, sans vouloir apprécier le mérite de M. Séguier, il serait à désirer pour lui que la réputation de sa conduite et de ses mœurs répondît à celle de ses talents. Tout le monde sait qu’il a eu la jeunesse la plus dissolue et qu’il a poussé cette jeunesse fort loin ; ce n’est que depuis deux ou trois ans qu’il s’est enfin marié à la fille d’un homme d’affaires très-riche ; et que l’ambition a paru succéder en lui au goût effréné du plaisir et au dérèglement. Je ne crois pas pousser la sévérité et les mœurs trop loin quand il s’agit de juger les autres ; mais je pense que nous n’avons pas d’Aspasies ni même de Ninon de Lenclos, que les demeures de nos filles de joie ne sont pas des écoles d’éloquence ; qu’on ne peut passer impunément quarante années de sa vie dans leur commerce ; que les dispositions les plus heureuses veulent être cultivées avec soin, sous peine de dégénérer en ineptie si elles sont négligées ; qu’il sied mal à un magistrat de paraître au Palais le matin mal peigné et fait comme un brûleur de maisons, après avoir passé la nuit dans la crapule et la débauche ; que ces sortes de prouesses peuvent faire honneur à son tempérament, mais avilissent plus sûrement encore la dignité de son caractère, la gravité des mœurs qu’on est en droit d’exiger de lui, et lui ôtent la considération qui en dépend et dont personne ne peut moins se passer que le magistrat. L’austérité de ces principes n’empêchera pas peut-être M. Séguier de se frayer le chemin du ministère auquel il paraît aspirer depuis la réforme de sa vie, et voilà pourquoi je les hasarde avec tant de confiance.

Le Parlement, après avoir entendu le débit du réquisitoire de M. Séguier aux chambres assemblées, n’a pas voulu permettre qu’il fût inséré dans son arrêt. L’avocat général, piqué de cette suppression peut-être sans exemple dans les registres du Parlement, et ne voulant pas perdre les frais de sa faconde sans être admiré du public, s’est adressé à M. le chancelier et a obtenu la permission de faire imprimer son réquisitoire à l’Imprimerie royale, et de mettre à la tête les mots : Imprimé par ordre exprès du roi. Le Parlement, piqué à son tour de voir ce réquisitoire imprimé hors de sa place et contre son avis, a pensé le faire supprimer par arrêt et ordonner l’apport des exemplaires au greffe ; mais enfin des affaires plus sérieuses ont fait oublier et négliger celle-là, et le réquisitoire s’est vendu librement moyennant quelques sous.

Quand on a lu ce réquisitoire, on ne peut qu’applaudir à la sagesse du Parlement qui l’avait condamné à rester secret. M. Séguier s’y est principalement attaché au Système de la nature, il en fait un extrait très-détaillé rapportant les assertions les plus hardies de cet ouvrage, sans leur opposer aucune sorte d’arguments ; on dirait que son projet était de faire lire une analyse très-étendue et très-exacte de ce livre à ceux qui n’étaient pas à portée de l’avoir ou qui ne pouvaient pas atteindre au prix auquel il se vend. Fréron serait en droit de revendiquer cet extrait comme appartenant à ses feuilles ; le zèle de maître Aliboron dit Fréron et celui de maître Séguier pour la religion paraissent absolument de la même trempe. C’est cette considération qui a frappé le Parlement ; il n’a pas jugé de faire connaître pour le prix et somme de douze sous l’esprit et la quintessence d’un livre que ses maximes l’obligent de regarder comme dangereux et dont la police a empêché le débit jusqu’à présent avec beaucoup de succès. Messieurs ont jugé la platitude jansénitique du ci-devant avocat général Omer préférable à la prétention orgueilleuse de son successeur d’atteindre jusqu’à la gloire littéraire de M. Fréron et de partager ses lauriers. Si, sans s’arrêter à cette considération, on veut juger sans partialité la production de M. Séguier, on ne pourra s’empêcher de remarquer partout la légèreté et le ton puéril d’un écolier à la place de la dignité et du ton grave qui conviennent à un magistrat. L’auteur commence comme Cicéron contre Catilina : Quousque tandem ; il n’y a point d’écolier en rhétorique qui ne se fût applaudi de ce début. Ensuite il parle de la ligue offensive qui existe aujourd’hui entre les auteurs en tout genre contre la religion et le gouvernement. Il en parle comme de la confédération la plus redoutable ; à l’entendre parler, on dirait que nous touchons au renversement du royaume et au commencement de la guerre civile ; et, Dieu merci, jamais la tranquillité publique ne fut mieux assurée que dans ce siècle : s’il y avait le moindre danger, il ne serait pas permis à un homme public d’en parler avec cette étourderie et cette légèreté. Il dit que les hommes les plus faits pour éclairer leurs contemporains se sont mis à la tête des incrédules, et il fait entendre que tous ceux qui ont le sens commun et l’ombre de talent sont de ce parti. Étrange moyen de le décréditer ! Il prétend qu’il n’y a plus aucun genre de littérature exempt de cette contagion, que tout, jusqu’aux théâtres, en a été infecté, et que l’affluence des spectateurs et l’énergie de l’imitation ont donné au poison un nouveau degré d’activité sur l’esprit national. Il ne tiendra qu’à M. Lemierre de prendre ce compliment pour lui : sa Veuve du Malabar est le plus beau sermon contre l’autorité épiscopale, contre la hiérarchie de l’Église, contre les préjugés religieux, qui ait été prêché cette année ; c’est dommage que l’affluence des auditeurs n’ait pas répondu à l’activité du poison. Enfin M. Séguier s’enivre si fort de son eau et se fait des peintures si effrayantes qu’il finit par avoir peur pour lui-même : mais un noble héroïsme vient à son secours et lui fait affronter tous les dangers ; il déclare courageusement que quelque risque qu’il puisse y avoir pour lui à s’élever contre les apôtres de la tolérance, les plus intolérants des hommes dès qu’on se refuse à leurs opinions, il remplira son ministère avec l’intrépidité que donnent la défense de la vérité et l’amour du bien public. On croit voir Arlequin affublé d’une robe de magistrature et se battant contre son ombre. Je puis assurer M. le requérant que le seul risque qu’il y ait à remplir un ministère public avec ce ton-là, c’est de se donner l’air d’un polisson en dépit de l’importance et de la dignité de ses fonctions. Je lui souhaite autant de sagesse de mœurs et même de probité (car un magistrat n’en saurait jamais trop avoir) qu’en possèdent la plupart de ceux qu’il paraît avoir en vue dans son chef-d’œuvre d’écolier, et puisqu’il a compté sur le soleil d’automne pour se mûrir l’esprit, je prie le ciel de lui accorder du moins des jours sereins, afin que les rayons affaiblis de l’astre bienfaisant lui procurent cette maturité désirable avant le commencement de son hiver.

— Le Système de la nature[1] n’a pas seulement excité le zèle du clergé et du Parlement deux athlètes plus redoutables ont cru devoir s’élever contre ce livre ; le patriarche de Ferney a écrit une feuille de vingt-six pages à cette occasion, et l’on dit que le roi de Prusse a aussi daigné s’occuper de cet ouvrage. La feuille du patriarche est intitulée Dieu ; réponse au Système de la nature, section 2[2]. Cette feuille sera insérée, comme article, dans les Questions sur l’Encyclopédie, auxquelles le patriarche travaille depuis environ un an, et qui formeront plusieurs volumes in-8°, dont il se propose de publier les trois premiers avant le commencement de l’hiver. Le patriarche ne veut pas se départir de son rémunérateur vengeur ; il le croit nécessaire au bon ordre. Il veut bien qu’on détruise le dieu des fripons et des superstitieux, mais il veut qu’on épargne celui des honnêtes gens et des sages. Il raisonne là-dessus comme un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. Il serait bien étonné si on lui demandait de quelle couleur est son dieu ; il serait encore plus étonné de l’idée qu’il en donnerait lui-même, en voulant répondre à cette question : car si la nécessité de toutes choses est démontrée, comme il le prétend, que fera-t-il de son dieu, de quelque manière qu’il le conçoive, si ce n’est un être enchaîné, comme tout ce qui existe, par les lois invariables du mouvement, et à quoi lui servira l’existence d’un tel être ? Il ne conçoit pas comment le mouvement seul, sans aucune intelligence, a pu produire ce qui existe. Personne ne le conçoit, mais c’est un fait ; et c’est un fait aussi qu’en plaçant une intelligence éternelle à la tête de ce mouvement, vous n’expliquez rien, et vous ajoutez à une chose inexplicable mille difficultés qui la rendent absurde par-dessus le marché. Mais des êtres doués d’intelligence, tel que l’homme, n’ont pu être que le résultat de la combinaison d’une intelligence suprême ; l’existence de la montre prouve l’existence de l’horloger[3] ; un tableau indique un peintre ; une maison annonce un architecte : voilà des arguments d’une force terrible pour les enfants. Le philosophe s’en payerait comme eux, si, en les admettant, il ne se trouvait pas replongé dans une mer de difficultés interminables ; il aime encore mieux croire que l’intelligence peut être l’effet du mouvement de la matière que de l’attribuer à un ouvrier tout-puissant qui ne peut rien, et dont la volonté ne peut empêcher que ce qui est ne soit, ni rien changer à sa manière d’être ; à un être souverainement intelligent, et qui, dès que vous lui supposez une qualité morale, peut être justement accusé dans toutes ses productions, où la somme des inconvénients l’emporte infiniment sur les avantages. Un jour, La Condamine, qui a la tournure à la fois ingénieuse et naïve, nous rassembla en cercle autour de lui, pour nous lire une très-jolie énigme qu’il avait composée, et dont nous devions deviner le mot. Après la lecture nous le prîmes à part l’un après l’autre, et chacun lui cria le mot de l’énigme dans son cornet. La Condamine resta stupéfait, et ne put concevoir comment son énigme était devinée par tout le monde sans aucune variation. Il avait écrit le mot de cette énigme, en gros caractères, sur le dos de son papier, et en nous la lisant il montrait ce mot, sans le savoir, à tous ceux qui l’écoutaient. Ma foi, voilà comme il en faut user quand on a des énigmes difficiles à proposer. Si Dieu nous eût traités comme l’étourdi et bon La Condamine, nous ne nous serions pas cassé la tête depuis cinq à six mille ans ; mais c’est se moquer des gens que de les renvoyer au Mercure de l’autre monde pour en savoir le mot.

Le patriarche regarde l’idée d’un être suprême comme un frein utile et nécessaire aux hommes, et surtout aux princes : c’est là le vrai fondement de sa piété ; il craint que l’idée de la Divinité une fois détruite, le puissant n’opprime le faible sans aucun ménagement. Marc-Aurèle fut le modèle des princes ; il gouverna l’empire avec la fermeté d’un héros, la sagesse d’un philosophe et la bonté d’un père, et cependant son attachement aux principes des stoïciens ne lui faisait concevoir qu’un Dieu enchaîné par la nécessité, et par conséquent sans pouvoir comme sans influence. Louis XI fut dévot et craintif ; il voyait le glaive des vengeances célestes toujours suspendu sur sa tête, et cependant sa vie fut un tissu d’horreurs et de crimes. Les hommes naissent bons ou méchants ; le problème consiste à trouver un système, des principes, un frein, si vous voulez, qui empêche les méchants d’être ce qu’ils sont : quand ce frein sera trouvé, il y aura un grand pas de fait vers le bonheur du genre humain. Mais quel est le système qui puisse contenir la méchanceté unie à la puissance ? Le comble du malheur pour les peuples, c’est lorsque dans leur prince la méchanceté est combinée avec l’absurdité de la tête, parce que cette combinaison engendre une foule de crimes inutiles et absurdes, au lieu que le prince éclairé et méchant concevra du moins que la violence et l’injustice ne sont pas d’un bon user journalier, et n’y aura recours que dans les cas les plus extrêmes, c’est-à-dire les plus rares. Au reste, ces malheurs me paraissent sans ressource aussi longtemps que Dieu sera prêché par des prêtres et par des philosophes, et qu’il ne prendra pas le parti de se prêcher lui-même. Le patriarche n’a pas manqué de mettre son cachet à son nouvel écrit, mais ce n’est pas le bon cachet. Il rappelle les anguilles de Needham, le lapin de Bruxelles qui fait des lapereaux à une poule ; les rats d’Égypte, qui se formaient de la fange du Nil ; le blé qui pourrit pour germer, afin de prouver qu’il faut mourir pour naître. Le mal n’est pas de relever, pour la millième fois, cette kyrielle de pauvretés, mais de les combattre avec une petite physique écourtée, aussi mesquine dans ses principes que pitoyable dans ses conséquences : il faut que chaque Achille ait son talon vulnérable ; celui de Ferney l’est par sa physique.

Cet écrit est suivi de l’article Fonte tiré également des Questions sur l’Encyclopédie. Le patriarche ne rapporte ici le procédé qu’on emploie pour fondre une statue de bronze que pour repousser l’attaque de je ne sais quel pédant qui a publié contre lui des Lettres de quelques juifs portugais et allemands. Il s’agissait de savoir, au sujet du veau d’or d’Aaron, si l’on peut fondre une figure d’or en une seule nuit, et réduire cette figure en poudre le lendemain en la jetant dans le feu ; ces deux faits rapportés dans les livres de Moïse ont toujours infiniment exercé la foi du patriarche. Le pédant secrétaire des juifs ne trouve rien de si aisé, et prétend que tous les artistes sont de son avis sur le premier point, et tous les chimistes sur le second. Le patriarche lui observe que la violence du feu peut liquéfier l’or, mais ne le calcine point, et par conséquent ne le réduit point en poudre ; et quant au premier point, il a eu soin de se faire donner une déclaration de M. Pigalle pendant son séjour à Ferney, par laquelle cet artiste demande six mois au moins pour fondre une figure de trois pieds de haut. Le patriarche a bien de la bonté et bien du temps de reste pour répondre à un polisson obscur, dont le barbouillage n’a été lu de personne. Comme il ne perd jamais la tête, il prétend qu’il n’a consulté M. Pigalle que parce qu’il a le dessein de faire élever une petite statue équestre du roi en bronze dans la ville de Versoix ; cette statue sera sans doute fondue quand les maisons de cette nouvelle Alexandrie seront construites jusqu’à présent, suivant l’observation du patriarche même, il n’y a que des rues ; mais enfin le projet de la statue équestre pour Versoix ne saurait déplaire à Versailles. Au reste, si Pigalle avait été aussi habile qu’Aaron et qu’il ne lui eût fallu qu’une nuit pour fondre une statue en bronze, nous n’aurions pas eu la statue en marbre du patriarche : il n’a pu être déterminé à se tenir pour être modelé que par l’extrême joie que lui a causée la déclaration d’un des premiers artistes de France contre le veau du juif Aaron fabriqué dans le désert.

M. de Cardonne, secrétaire-interprète pour les langues orientales, attaché à la Bibliothèque du roi, et professeur de langue arabe au Collège royal, a publié depuis plusieurs mois des Mélanges de littérature orientale, traduits de différents manuscrits turcs, arabes et persans de la Bibliothèque du roi ; 2 vol.  in-12. Ce recueil est intéressant et curieux : le goût arabe y domine et nous rappelle les plus anciens de nos livres sacrés qui sont écrits dans le même goût. Ce recueil est bon aussi à mettre entre les mains des enfants ; les contes qu’il renferme sont à la fois ingénieux et moraux, et souvent d’un sens profond ; ils attachent la jeunesse en l’instruisant. Le génie de l’homme est à peu près partout le même, mais les différentes formes de gouvernement le modifient diversement. C’est dans les républiques qu’il faut chercher les modèles d’une éloquence franche, nerveuse mâle, pleine de sens et de raisonnements ; c’est dans les monarchies qu’on trouvera les modèles de cette satire fine et déliée qui blesse avec autant d’adresse que de légèreté ; dans les gouvernements despotiques on trouvera le modèle des fables, parce que la vérité ne peut guère s’y montrer que sous l’habit de l’apologue. Cette tournure, captivant d’abord l’imagination, et masquant pour ainsi dire l’amertume de la drogue, permet souvent les applications les plus fortes, et l’on est plus d’une fois également étonné et de la hardiesse de l’esclave et de la douceur du maître : mais l’élévation d’un Arabe ou d’un Persan et celle d’un Anglais ne sont pas de la même trempe. Beaucoup de morceaux de ces Mélanges sont tirés du Persan Sadi, qui est, de tous les poètes de l’Orient, celui qui nous est le plus connu ; M. de Saint-Lambert en a emprunté plusieurs apologues, et c’est de tout ce qu’il a fait ce que j’aime le plus. Vous trouverez dans les premières pages de ces Mélanges un conte intitulé le Philosophe amoureux : c’est le sujet de la petite comédie de la Gageure que M. Sedaine a emprunté à Scarron, lequel l’a pris dans un auteur espagnol qui peut l’avoir tiré d’un auteur arabe. Il est traité d’une manière plus piquante par l’auteur arabe que par Scarron ou son prêteur espagnol. Ceux-ci ont fait de la femme tout simplement une épouse infidèle qui se joue de la jalousie et de la crédulité de son mari avec autant d’intrépidité que d’impudence : M. Sedaine s’est bien gardé de faire ressembler Mme de Clinville à ce modèle ; la sûreté de son goût l’a rapproché du poète arabe sans le savoir, et sans le connaître. Nos faiseurs d’opéras-comiques devraient lire ces Mélanges, ils y trouveraient une infinité de petits sujets qui pourraient être traités avec succès sur le théâtre de leur gloire.

  1. Le Système de la nature, ou des Lois du monde physique et du monde moral, par M. de Mirabaud, secrétaire perpétuel, l’un des Quarante de l’Académie française, Londres (Amsterdam, Rey), 1770, 2 vol.  in-8°.

    Il est avéré aujourd’hui que le baron d’Holbach est le principal auteur du Système de la nature, et qu’il n’a mis au frontispice le nom de Mirabaud que pour éloigner de lui et de ses amis les soupçons qu’on aurait pu former. Naigeon soutenait que le baron d’Holbach était le seul auteur de cette fameuse production, et que Diderot n’y avait eu aucune part. Il est difficile de concilier cette assertion avec la notice des principaux traits de la vie de Diderot, contenue dans le 26° volume des Mémoires secrets, dits de Bachaumont : « Le Système de la nature, qui lui est assez généralement attribué, est-il dit dans ces Mémoires, lui donna beaucoup d’inquiétudes. Lors de son explosion, il se tint à Langres, et avait des émissaires à Paris qui l’instruisaient de ce qui se passait. Au moindre mouvement contre lui, il était disposé à glisser en pays étranger. » (B.) — Diderot avait probablement revu le manuscrit de d’Holbach ; mais sa part de collaboration n’a jamais été déterminée. Quant à la frayeur du philosophe et à sa fuite lors de la publication du livre, nous avons dit ce que nous en pensons dans la notice préliminaire du Voyage de Bourbonne, tome XVII, p. 329 des Œuvres complètes.

  2. Formant aujourd’hui une des sections de l’article Dieu du Dictionnaire philosophique.
  3. L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
    Que cette montre existe et n’ait point d’horloger.

    (Voltaire. Les Cabales, satire)