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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1770/Décembre

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DÉCEMBRE.
1er décembre 1770.

L’appel des jugements de la cour au public de Paris dans les affaires de goût, de philosophie et de littérature a jusqu’à présent été généralement reconnu, de sorte qu’on a vu ces jugements souvent infirmés par des arrêts définitifs rendus en la capitale, soit qu’ils aient été favorables ou défavorables aux ouvrages qui en étaient l’objet. Je ne sais si MM. les gentilshommes de la chambre du roi, MM. les intendants des menus et autres arbitres suprêmes du goût de la cour, méditent un édit portant règlement pour enlever au public de Paris cette prérogative et le droit des jugements en dernier ressort, mais je doute que celui-ci, accoutumé depuis longtemps à l’indépendance de ses arrêts, se laisse aisément dépouiller de sa prérogative, et quoique MM. les premiers gentilshommes en aient souvent troublé l’exercice en s’immisçant depuis nombre d’années dans l’administration des spectacles de Paris, cette espèce d’usurpation n’est pas encore devenue un droit bien assuré.

Nous allons donc faire successivement la révision de tous les procès qui ont été jugés à la cour pendant son séjour à Fontainebleau. Les spectacles y ont été très-nombreux ; mais à l’exception de quelques actes ennuyeux d’opéras français, il n’y a eu d’autres nouveautés que des opéras-comiques. La Comédie-Italienne, qui moyennant trente mille francs qu’elle paye tous les ans à l’Académie royale de musique a le privilège exclusif de les représenter à la cour à ses frais, et à Paris, aux nôtres, soumettra à notre jugement les pièces nouvelle tout juste dans le même ordre dans lequel elles ont été jouées à Fontainebleau. En conséquence, on donna sur ce théâtre le 26 du mois dernier la première représentation de Thémire, pastorale en un acte, dont les paroles sont de M. Sedaine et la musique de M. Duni. Cette pièce avait été faite pour la société de Mme Bertin, femme du trésorier des parties casuelles, lequel, avant son mariage, était appelé, par les demoiselles de l’Opéra, Bertanus ; on ne sait si c’est simplement pour le distinguer de M. Bertin, ministre et secrétaire d’État, ou par des raisons plus approfondies de la part de cet illustre aréopage. Mme Bertin, qui est Jumilhac de son nom, si je ne me trompe, avait joué le rôle de Thémire elle-même, au mois d’août dernier, sur un petit théâtre de sa maison de campagne à Passy. La société qui la vit jouer était brillante et choisie, et le succès qu’elle eut détermina M. le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre en exercice, à demander la pièce aux auteurs pour la cour, où elle ne réussit point.

L’idée de cette petite pièce est tirée d’une églogue de Fontenelle, la neuvième dans le recueil de ses poésies pastorales, intitulée Ismène. C’est une bergère qui a tous les symptômes de la maladie qu’on appelle amour, qui en convient même avec son berger, mais qui n’en veut pas souffrir le nom ; son refrain est :


Mais n’ayons point d’amour, il est trop dangereux.


M. Sedaine a conservé à sa Thémire le caractère, la conduite, et presque les paroles de l’Ismène de Fontenelle.

Il n’y a dans cette petite pièce que ces trois acteurs : le père, la fille et l’amant. En la jugeant, il ne faut pas oublier que c’est une simple pastorale sans incidents, sans intrigue, et par conséquent sans catastrophe.

Le rôle du père est charmant d’un bout à l’autre. Malgré cela la pièce n’a pas eu de succès, quoiqu’elle ait été jouée à ravir par Caillot, Clairval et Mme Laruette ; il en faut dire ici les raisons.

Premièrement, la musique du bon vieux papa Duni est misérable. Pas un air qui ne soit faible, commun, trivial, sans idée et sans couleur. Il y a longtemps que Duni devrait se reposer pour l’intérêt de sa gloire et de notre plaisir. Lorsqu’il vint en France, son goût et son style étaient déjà vieux ; mais avec son petit goût et son style un peu trivial, il fut le premier qui écrivit vrai dans ce pays-ci, et ce lui fut un grand mérite auprès des gens de goût. En Italie, ce mérite n’en est pas un, parce que le compositeur le plus médiocre ne peut pas écrire faux, ni se méprendre sur la vérité d’une déclamation, à cause des modèles subsistants, et parce que l’art est cultivé et perfectionné depuis longtemps, et que ces principes sont connus ; mais ici, sur vingt amateurs et sur trente connaisseurs, vous n’en trouverez pas un qui entende seulement ce que cela veut dire. Quand on leur chante vrai, ils applaudissent ; mais cela ne les empêche pas d’applaudir le lendemain ce qui est composé faux, ou du moins sans aucune idée de vérité, c’est-à-dire toute la musique du magasin de l’Opéra français, et les trois quarts de celui de l’Opéra-Comique. Supposez donc que Duni soit un homme fort médiocre dans sa patrie, nous n’en sommes pas moins obligés de lui accorder les honneurs de créateur en France : cela prouve seulement qu’il est aisé à un borgne de se faire roi dans le royaume des aveugles. Mais il a survécu à sa gloire, dont Philidor et Grétry se sont entièrement emparés. Je crois Thémire la plus faible de toutes ses pièces ; elle n’a ni couleur ni caractère, et cependant il n’y a point de genre qui demande à être écrit avec plus de soin que la pastorale, et tous les grands maîtres ont toujours plus soigné les ouvrages de ce genre que les tragédies et comédies où les mouvements pathétiques et rapides et la force comique peuvent faire pardonner des négligences de style, et où l’esquisse fait souvent autant d’effet que le tableau achevé. Si Grétry eût fait la musique de Thémire, je suis persuadé que la pièce aurait fait le plus grand plaisir au théâtre ; mais c’est un singulier homme que ce Sedaine. Il a quitté Philidor avant qu’il fût ce qu’il est devenu ; il a fait réussir Monsigny, malgré toute la pauvreté de son style ; il prend Duni quand il est vieux ; quand Grétry sera mort, il voudra travailler avec lui, et je crains que ce ne soit bientôt[1].

Le zèle des acteurs de ce théâtre est vraiment infatigable. Ils avaient quatre pièces nouvelles à apprendre et à représenter pendant le voyage de Fontainebleau ; cela ne les a pas empêchés d’en mettre deux nouvelles sur la scène, à Paris, durant ce voyage. J’ai eu l’honneur de vous parler des Importuns, ou le Nouveau Marié ; le 31 octobre dernier, ils ont donné la première représentation de l’Indienne, comédie en un acte mêlée d’ariettes, par M. Framery ; la musique est de Cifolelli, qui prend la qualité de maître de chant et de mandoline, mais qui est proprement, et de son métier, bouffon italien ou acteur chantant la basse dans l’opéra buffa.

Le sujet de l’Indienne, qu’il fallait appeler tout simplement la Petite Veuve du Malabar, pouvait fournir l’idée d’une pièce très-gaie et très-plaisante, si l’auteur avait eu quelque ressource dans l’esprit ; cette Indienne n’est autre chose qu’une petite veuve aussi qui vient de perdre son mari, et qui n’a nulle envie de se brûler avec lui. L’auteur suppose que les hommes se brûlent dans l’Inde sur les cendres de leurs femmes, comme les femmes sur les cendres de leurs maris : première absurdité. Il suppose que les prêtres surtout s’assujettissent plus que d’autres à cet usage cruel, parce qu’ils ont intérêt de le soutenir : seconde absurdité. Qui croira que dans aucun pays du monde les prêtres se soucient de prêcher d’exemple, surtout quand la façon en est si chère ? Il suppose encore que si c’est le grand prêtre lui-même qui se dévoue au bûcher après la mort de sa femme, et qu’il se trouve en même temps une veuve dans le cas de se brûler sur les cendres de son époux, ce grand prêtre est le maître de renoncer à la gloire du bûcher et de sauver la vie à la veuve en s’unissant à elle par un nouveau mariage. On pardonnerait aisément toutes ces suppositions absurdes si elles produisaient une pièce bien gaie, bien folle, bien franchement extravagante, et tout cela n’était pas bien difficile avec un peu de verve et de folie dans la tête ; mais le grand prêtre et la jeune veuve de M. Framery, ensemble leurs esclaves guèbres, sont de la plus belle insipidité et de la plus insigne platitude. Ils ont été complètement sifflés à la première représentation ; cependant, à la faveur de quelques airs de M. Cifolelli, la pièce a été jouée trois ou quatre fois. Je crois que ce Framery fait le Journal de musique, qui est une très-mauvaise rapsodie, et qui pourrait être intéressant pour ce pays-ci s’il était bien fait.

— Il faut que le cours des postes entre Pékin et Ferney soit très-bien réglé, car la réponse de l’empereur de la Chine à l’Épître du patriarche d’Occident[2] est déjà arrivée. Je crois que c’est M. de La Harpe qui a servi en cette occasion à Sa Majesté chinoise de secrétaire des commandements et du cabinet.


Le grand roi de la Chine au grand Tien du Parnasse[3].
Ton épître me plaît, mais un mot de préface,
Quelques notes, au moins, m’auraient fort secouru !
J’ai compris peu de chose à tout ce que j’ai lu :
Sensible cependant à ta douce harmonie,
Dans tes vers bien qu’obscurs, j’ai trouvé du génie.
Mon premier mandarin en fait aussi grand cas :
Mais, malgré son savoir, il ne devine pas
Ce que c’est qu’un David, et surtout un Horace,
Dont tu veux en mes vers que je suive la trace ;
Leur nom n’est pas encore à Pékin parvenu :
Quant à ton Frédéric, il m’était mieux connu.
C’est lui, si nous croyons tout ce qu’on en renomme,
Qui combat, règne, parle et compose en grand homme ;
Je l’en estime fort ; mais pourquoi des combats ?
On est toujours en paix dans mes vastes États,
Tandis qu’avec fureur, sur votre coin de terre,
Rois, théologiens, beaux esprits font la guerre.
Je vois qu’en ton pays il est beaucoup de gens
Chez qui le mauvais cœur est joint au mauvais sens ;
Que le Parisien aime surtout à rire
De ceux que, malgré lui, quelquefois il admire.
Mais, qu’est-ce qu’un Fréron ? Qu’entend-on par ce mot ?
Serait-ce un composé de fripon et de sot ?
Je le croirais assez. Ô le pays étrange,
Où faisant un trafic de blâme et de louange,
Le plus vil des faquins, pour quelque argent comptant,
À son gré, peut ôter ou donner le talent,
Du haut de sa sottise insulter au mérite !
À Ferney volontiers je t’aurais fait visite ;
Mais n’appréhende pas que j’aille dans Paris
Essuyer des oisifs les brocards et les ris.
Non, je vois que ces bords, ainsi que nos rivages,
Sont peuplés de fripons, mais ont bien moins de sages.

Le grand Tien ou patriarche de Ferney continue toujours à avoir un peu d’humeur contre son siècle. Deux sujets de crainte l’ont indisposé contre nous ; il craint que les portes du Système de la nature ne prévalent contre le roc sur lequel il a fondé l’église de Ferney ; il craint que la tragédie en prose de M. Sedaine, si elle est jouée, ne fasse tort aux tragédies en vers. Sur quelques consolations que je me suis permises, en y mêlant un peu l’apologie de notre pauvre siècle, qui en vaudra peut-être bien un autre avec le temps, il m’a fait la réponse que vous allez lire :


« Ferney, du 1er novembre 1770.

« Mon cher prophète, je suis toujours Job, quoi que vous en disiez car qui souffre est Job, et tout lit est fumier. J’avoue que vous ne ressemblez point aux amis de Job, et bien m’en prend. C’est vous que je dois remercier des lettres des rois de Prusse et de Pologne ; c’est à la manière dont vous leur parlez de moi que je dois celles dont ils en parlent.

« Mon cher prophète, vous avez beau rire, les oraisons funèbres de l’évêque du Puy ne vaudront jamais celles de Bossuet ; les pièces de Racine seront toujours mieux écrites que celles de Crébillon ; Boileau l’emportera sur les pièces de vers qu’on nous donne ; le style de Pascal sera meilleur que celui de Jean-Jacques ; les tableaux du Poussin, de Le Sueur et de Lebrun l’emporteront encore sur les tableaux du Salon, et sans les deux frères D. [4], je ne sais pas trop ce que deviendrait notre siècle. Il y a une distance immense entre les talents et l’esprit philosophique qui s’est répandu chez toutes les nations. Cet esprit philosophique aurait dû retenir l’auteur du Système de la nature ; il aurait dû sentir qu’il perdait ses amis, et qu’il les rendait exécrables aux yeux du roi et de toute la cour. Il a fallu faire ce que j’ai fait ; et si l’on pesait bien mes paroles, on verrait qu’elles ne doivent déplaire à personne.

« J’envoie à mon cher prophète des rogatons dépareillés qui me sont tombés sous la main.

« Je reçois dans ce moment une lettre charmante de ma philosophe[5]. J’aurai l’honneur de lui écrire sitôt que mes maux me donneront un moment de relâche. »

— Les libraires de Genève ont donné un troisième volume aux Choses utiles et agréables, dans lequel on ne trouve rien, ni de fort utile ni de fort agréable. Sophonisbe, tragédie de Mairet, réparée à neuf par le patriarche, est à la tête de ce volume. Elle est suivie de la véritable Sophonisbe de Mairet, telle qu’elle a été fabriquée, et dans laquelle on trouve un grand nombre de vers d’un ridicule rare. On voit ensuite une ancienne traduction française du Cymbalum mundi. Ce livre parut pour la première fois en 1537, et fit grand bruit. Il fut déféré par le roi et son chancelier au Parlement, qui informa contre l’auteur et l’imprimeur. Il fut qualifié par le roi comme contenant de grands abus et hérésies. L’auteur, Bonaventure des Périers, était valet de chambre de Marguerite de Valois, reine de Navarre et sœur de François Ier. On ne sait pas grand’chose de sa vie ; sa mort est plus connue : il se tua lui-même quelques années après la publication de son livre. Le patriarche est étonné du bruit que fit ce livre et de sa réputation, il le trouve assez plat, mais il faut considérer que la clef en est perdue, et que nous ne pouvons pas aujourd’hui sentir les allusions qui en firent la fortune dans le temps ; malgré cette difficulté, on sent qu’il ne devait pas manquer de sel. Après cet ouvrage, on a réimprimé le procès de Jean-Jacques Rousseau avec David Hume, recueil de pauvretés et de sottises qui n’aurait jamais dû paraître, et qu’il est bien plus inutile encore de remettre sous les yeux du public qui l’avait oublié. Les notes dont le patriarche l’a enrichi ne font pas honneur à sa modération. Il fallait bien moins réimprimer une lettre détestable de M. le marquis de Ximenès, que nous prononçons Chimène, sur la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques ; ces ordures étaient bonnes à laisser dans le fumier où elles pourrissent. Ce volume est terminé par les Deux Siècles et le dialogue entre le P. Nicodème et Jeannot que vous avez vus à la suite de ces feuilles, et par un plaidoyer en prose de quatre pages pour Marie Culatin. On peut observer au patriarche que quand on écrit des plaidoiries dans ce goût-là, on perd le droit de dire du mal du Cymbalum mundi. Marie Culatin est l’Église romaine ; les dénicheurs, sa partie adverse, dont elle se plaint, sont les philosophes : voilà ce qu’il faut savoir pour comprendre quelque chose à ce vilain plaidoyer. Vous voyez que tout ce volume se réduit à bien peu de chose ; mais les deux dernières pages, je les trouve excellentes.

Il a paru en 1764, avec approbation et privilège du roi, un livre intitulé Ariste, ou les Charmes de l’honnêteté, par M. Séguier de Saint-Brisson[6]. Le censeur, Rémond de Sainte-Albine, dit dans son approbation qu’il croit cet ouvrage d’autant plus digne de l’impression que l’auteur y présente la vertu sous les couleurs les plus propres à la rendre aimable. Entre ce titre et cette approbation du censeur, qui respirent tant les charmes et la douceur de la vertu, il serait curieux de placer un passage de l’ouvrage où l’auteur dit que s’il avait une femme, et qu’il la laissât courir les bals et les soupers de nuit et s’exposer à tous les charmes de la séduction, et que cette femme lui fit infidélité, il ne s’en plaindrait pas. Mais si, après avoir pris toutes les précautions convenables pour assurer ses bonnes mœurs, il prenait fantaisie à sa femme de l’outrager, il dit qu’il sait bien ce qu’il ferait. Et puis, pour ne pas vous laisser en doute, il vous conte qu’une Anglaise, se trouvant au lit de mort, conjura son mari de lui pardonner une faute dont elle était coupable, et lui avoua qu’elle lui avait fait infidélité. Le mari lui répond qu’il lui pardonne, mais qu’à son tour il a besoin de pardon : « C’est que m’étant, dit-il, aperçu de ce que vous venez de m’avouer, je vous ai empoisonnée, ce qui est la cause de votre mort. » N’est-il pas excellent de trouver cet exemple de douceur dans les Charmes de l’honnêteté, dont le censeur accorde surtout à l’auteur le talent de rendre la vertu aimable ? On croirait peut-être que M. Séguier de Saint-Brisson est un homme redoutable ; point du tout. La comtesse d’Estrades, si connue dans les anecdotes de notre temps, d’abord amie et complaisante de Mme de Pompadour, ensuite maîtresse du comte d’Argenson, bientôt exilée de la cour pour s’être brouillée avec la première, s’est trouvée au moins aussi persuadée que moi de la douceur réelle de M. Séguier de Saint-Brisson ; car, pour finir son roman, elle l’a épousé, et s’est par conséquent exposée de gaieté de cœur au risque du poison. Il est vrai qu’elle n’a pris ce parti qu’à cinquante ans passés, et qu’elle désespère sans doute d’être dans le cas de lui faire infidélité.

— Charles-Jean-François Hénault, président honoraire au Parlement, intendant de la maison de madame la dauphine, l’un des quarante de l’Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres, est mort le 24 novembre dernier, dans la quatre-vingt-sixième année de son âge. Il ne faisait que végéter depuis longtemps. Sa nièce, la comtesse de Jonsac, tenait sa maison, donnait à souper, recevait le grand monde ; le président radotait ou dormait dans son fauteuil, et était content. À tout prendre, le président Hénault doit être compté parmi les hommes les plus heureux de son temps. Son père, ancien fermier général, si je ne me trompe, lui avait laissé une grande fortune. Né avec des qualités estimables, mais pas assez remarquables pour exciter l’envie et la jalousie de personne, il jouissait du privilège et du bonheur des gens médiocres, d’être aimé de tout le monde sans avoir un seul ennemi. Il était très-frivole ; il n’y avait en lui que la superficie, mais cette superficie était agréable. Il faisait de jolis vers de société ; il donnait d’excellents soupers ; il avait été à la mode dans sa jeunesse, et avait conservé l’usage du grand monde dans un âge plus mûr. Pour satisfaire sa petite ambition, car tout était petit et joli en lui, il quitta de bonne heure le palais, et acheta la charge de surintendant de la maison de la feue reine, et ne laissa pas d’avoir aussi sa petite existence dans ce petit cercle. Il composa ensuite son Abrégé chronologique de l’Histoire de France, qui lui procura les honneurs littéraires et le titre de double académicien. Cet abrégé n’est pas, à beaucoup près, un ouvrage sans mérite ; mais on ne peut se cacher que ce mérite a été infiniment exagéré, et que si un pauvre diable, relégué dans un quatrième étage, avait publié ce livre, il n’aurait pas reçu la moitié des éloges qui ont été prodigués au président Hénault. Personne n’a plus efficacement travaillé à la réputation de cet ouvrage que M. de Voltaire. L’auteur y mit bientôt toute sa gloire, toute son existence. Il ne s’occupa qu’à en soigner et à multiplier les éditions ; et quand il y en avait une de finie, il en commençait une autre ; il en entendait ainsi parler tous les jours de sa vie, et ce n’est pas ce qui contribua le moins à son bonheur. L’abbé Boudot, employé à la Bibliothèque du roi, aujourd’hui paralytique à force d’avoir gagné des indigestions chez le président, était spécialement chargé du département littéraire et historique. Je me souviens de vous avoir rendu compte, il n’y a pas longtemps, des autres ouvrages du président Hénault[7]; ainsi je n’en parlerai pas ici.

Il fit un grand héritage à la mort du président de Montesquieu, en ce qu’il était d’usage dans le grand monde d’appeler cet homme illustre le président tout court, et cela mortifiait un peu le président à l’Abrégé ; mais lorsque le véritable président ne fut plus, on s’accoutuma insensiblement à transporter le titre de président tout court à celui qui lui avait survécu. Le président, devenu président tout court par forme d’héritage, étant déjà fort mal à l’aise lors de la dernière maladie de la feue reine, mourait de peur de mourir avant sa maîtresse, parce qu’il lui avait promis de ne se pas faire enterrer chez les pères de la Doctrine chrétienne, qu’il aimait, et qui sont un peu notés pour jansénisme dans le parti dévot de la cour, dont l’archevêque de Paris est l’oracle. Le bon président avait été dans sa jeunesse l’amant de la marquise du Deffand, femme célèbre à Paris par son esprit et par sa méchanceté. Elle a aujourd’hui plus de soixante-dix ans, et il y en a presque vingt qu’elle est aveugle ; mais son esprit a conservé toute sa fleur, et sa méchanceté, à force de s’exercer, est devenue, dit-on, beaucoup plus habile. Elle se pique de haïr mortellement tout ce qui s’appelle philosophe, et cela lui a conservé un grand crédit parmi les gens de la cour et du monde, aux yeux desquels les philosophes sont la cause immédiate de tout le mal qui arrive en France. Mme du Deffand a cependant excepté de sa haine le patriarche de Ferney, dont elle a trouvé sans doute la griffe trop redoutable. Elle avait été l’amie intime de la marquise du Châtelet, et le lendemain de la mort de cette femme célèbre elle fit courir une satire sanglante sous le titre et sous la forme de son portrait[8]. Elle est restée liée avec le président Hénault jusqu’à sa fin. Les deux ou trois derniers jours de sa vie, Mme du Deffand était dans l’appartement du président avec plusieurs de ses amis. Pour le tirer de son assoupissement, elle lui cria à l’oreille s’il se rappelait Mme de Castelmoron ? Ce nom réveilla le président, qui répondit qu’il se la rappelait fort bien. Elle lui demanda ensuite s’il l’avait plus aimée que Mme du Deffand ? Quelle différence ! s’écria le pauvre moribond. Et puis il se mit à faire le panégyrique de Mme de Castelmoron, et toujours en comparant ses excellentes qualités aux vices de Mme du Deffand. Ce radotage dura une demi-heure en présence de tout le monde, sans qu’il fût possible à Mme du Deffand de faire taire son panégyriste ou de le faire changer de conversation. Ce fut le chant du cygne ; il mourut sans savoir à qui il avait adressé un parallèle si véridique. Sa mort laisse une seconde place vacante à l’Académie française. M. de La Place, qui était, je crois, de ses parents, vient de lui faire l’épitaphe suivante :


Ainsi que les vertus, les talents n’ont point d’âge :
Dans ses écrits jamais on n’entrevit le sien ;
DaIl lut l’histoire en philosophe, en sage ;
Dans Il l’écrivit en citoyen.


M. de La Place a aussi écrit sur la tombe de M. de Moncrif les quatre vers suivants :


Digne des mœurs de l’âge d’or,
Ami sûr, auteur agréable,
Ci-gît qui, vieux comme Nestor,
Fut moins bavard et plus aimable.


M. L. Castilhon, qui réside, je crois, à Bouillon, et qui a un frère résidant obscurément à Paris, a publié, il y a déjà du temps, des Considérations sur les causes physiques et morales du génie, des mœurs et du gouvernement des nations[9]. Vous voyez que ces Considérations roulent sur de petites questions de rien. Quand on veut traiter de tels sujets, il faut être un Montesquieu, un Galiani, un Diderot, un Buffon pour le moins ; et quand on n’est rien de tout cela, on est un Castilhon, c’est-à-dire qu’on traite un sujet sans que personne en sache rien. Cependant il y a un auteur tout aussi obscur que Castilhon qui a fait un Esprit des nations[10], et qui a accusé l’autre de plagiat. Je ne sais si ce grand procès sera jugé au greffe civil du Mercure de France, ou au greffe criminel de l’Année littéraire ; mais si après la compensation des dépens, ensemble les présents nécessaires à la corruption des juges, il intervient arrêt qui donne aux parties le gâteau de la gloire littéraire à partager également, je leur promets à l’une et à l’autre que le tout se passera sans indigestion.

— Le bon vieux La Condamine avait, dans le Mercure[11], invité les curieux à porter le flambeau de la critique dans l’histoire du jeu de dames polonaises, et d’éclaircir son origine et sa patrie. M. Manoury, limonadier, qui tient le célèbre café du quai de l’École, vient de publier un Essai sur le jeu de dames à la polonaise, brochure in-12. En attendant que leur histoire soit éclaircie conformément aux vœux de M. de La Condamine, M. le limonadier nous développe leurs principes, et nous donne une suite de coups brillants et de fines parties. Philidor, le plus grand joueur d’échecs qu’il y ait peut-être en Europe, est encore plus fort, s’il est possible, dans le jeu de dames polonaises. C’est lui qui disait pendant la dernière guerre, quand le prince Ferdinand de Brunswick gagnait une bataille : « Je lui donne la tour. » Si nous avons le malheur d’avoir la guerre, je ne sais quel avantage M. Manoury pourra se vanter de faire à nos maréchaux lorsqu’ils gagneront des batailles. Mais nous attendons ici un prodige plus fort que Philidor et le sieur Manoury, c’est l’homme de bois de M. de Kempell, de Vienne, qui joue aux échecs contre tout venant. Lorsque je fus à Vienne, l’année dernière, cette machine jouait dans les appartements de l’impératrice, à Schoenbrunn ; et tout ce que M. Dutens en dit dans sa lettre, insérée depuis peu dans le Mercure[12], je l’ai entendu affirmer dans ce temps-là par des témoins respectables.

Mémoires historiques, par M. de Belloy, citoyen de Calais[13]. Ce pauvre M. de Belloy est plus qu’aucun héros de notre temps dans le cas de reconnaître combien la gloire est périssable. Nous l’avons vu comblé, rassasié d’honneurs et de distinctions pendant le succès étonnant de sa tragédie du Siège de Calais. Un enthousiasme patriotique avait saisi tous les cœurs français en faveur d’un ouvrage qui peut être français par les sentiments, mais qui ne l’est pas par le style. Quelques esprits sages trouvèrent que cet enthousiasme des cœurs français n’était pas l’époque la plus glorieuse de la nation ; mais sa chute et sa fin me paraissent encore plus surprenantes. Après avoir porté ce pauvre citoyen de Calais avec fureur, après lui avoir rendu plus d’hommages en quinze jours que M. de Voltaire n’en a reçu toute sa vie, on l’a négligé, oublié et laissé mourir de faim ; c’est aujourd’hui peut-être le seul homme de lettres qui soit dans le besoin, et cela ne fait pas honneur aux cœurs français. La nécessité de vivre le força, l’année dernière, de faire imprimer ses tragédies de Bayard et de Gabrielle de Vergy, sans en attendre la représentation, et cette publication fut mortelle aux deux pièces qui, sans elle, auraient peut-être eu quelque succès au théâtre. Cette année il s’est fait historien de ses héros dramatiques. Ses Mémoires renferment trois morceaux le premier, sur la maison de Coucy, encore existante ; ces Coucy d’aujourd’hui ont éprouvé le sort de leur historien, ils sont déchus de la gloire de leurs ancêtres, et de même que le de Belloy de 1770 ne ressemble pas au de Belloy de 1765, de même MM. de Coucy d’aujourd’hui, devenus obscurs et pauvres, ne rappellent en rien ces anciens sires de Coucy, dont un descendant prit pour devise :


Je ne suis roi, ne duc, prince, ne comte aussi,
Je ne Je suis le sire de Coucy.


Le second Mémoire regarde la dame de Fayel et ses amours infortunées avec le Coucy héros de la tragédie de M. de Belloy, ainsi que leur fin tragique. Le troisième Mémoire roule sur Eustache de Saint-Pierre, ce bourgeois de Calais que M. de Belloy, après l’avoir immortalisé dans son Siège de Calais, justifie des soupçons que quelques fragments historiques, trouvés à la Tour de Londres, ont répandus sur sa fidélité. En conséquence, tout cela n’est pas lisible, et j’en suis très-fâché pour ce pauvre M. de Belloy, à qui ces Mémoires historiques ne procureront ni honneur ni profit.

Sidney et Volsan, anecdote anglaise, par M. d’Arnaud[14]. D’Arnaud est devenu un des plus grands prédicateurs de vertu par la voie des romans à grands sentiments et à estampes ; il a beaucoup de vogue parmi les couturières et les marchandes de modes, et s’il peut mettre les femmes de chambre dans son parti, je ne désespère pas de sa fortune.


15 décembre 1770.

L’année qui va finir a été fatale aux Deux Amis ; ils se sont montrés sur la scène comme deux financiers et deux commerçants de Lyon[15], en contes comme deux Iroquois [16], en romans comme deux je ne sais quoi[17] ; et Dieu merci, ils ont été sifflés partout. Deux amis, affligés de voir de quelle manière on traitait en France leurs semblables par la faute de nos faiseurs de drames, de nos faiseurs de contes et de nos faiseurs de romans, s’en allèrent au mois d’août dernier passer quinze jours aux bains de Bourbonne, près de Langres, pour y voir deux amies, dont l’une, mère de l’autre, avait mené à ces bains sa fille, jeune, fraîche, jolie et cependant malade, dans l’espérance de lui rendre la santé altérée par les suites d’une première couche. Les deux amis, c’était Denis Diderot le philosophe et moi, trouvèrent les deux amies faisant des contes à leurs correspondants de Paris, pour se désennuyer. Parmi ces correspondants il y en avait un d’une crédulité rare ; il ajoutait foi à tous les fagots que ces dames lui contaient, et la simplicité de ses réponses amusait autant les deux amies que la folie des contes qu’elles lui faisaient. Le philosophe voulut prendre part à cet amusement ; il fit quelques contes que la jeune amie malade inséra dans ses lettres à son ami crédule, qui les prit pour des faits avérés, et assura sa jeune amie qu’elle écrivait comme un ange : ce qui était d’autant plus plaisant qu’une de ses prétentions favorites est de reconnaître, entre mille, une ligne échappée à la plume de notre philosophe. Denis Diderot essaya entre autres de réhabiliter les Deux Amis, et il croira les avoir vengés de toutes les injures que leurs historiens leur ont attirées cette année, si le conte que vous allez lire peut mériter votre suffrage[18].

Le petit frère avait envoyé à la petite sœur[19] à Bourbonne le petit conte iroquois des Deux Amis, par M. de Saint-Lambert. Ce conte venait d’être imprimé, et la petite sœur, en ripostant par le petit conte des Deux Amis de Bourbonne, échappé sans effort à la plume du philosophe, voulut faire sentir au petit frère qu’il y avait plus de prétention et de fatigue que d’effet dans le conte iroquois. Le petit frère, au lieu de sentir cette critique indirecte, crut l’histoire des Deux Amis de Bourbonne véritable, et voulut en savoir la suite ; la petite sœur fut donc obligée d’avoir de nouveau recours à l’imagination du philosophe, qui compléta l’histoire des Deux Amis de Bourbonne.

Après ce conte fait à plaisir par notre philosophe aux eaux de Bourbonne pour l’amusement de deux amies, en voici un autre qui n’en est pas un, et que je vais rapporter tel qu’on me l’a conté.

Un poëte russe, auteur de plusieurs tragédies, appelé M. Sumarokoff, se trouvant à Moscou, s’était brouillé avec la première actrice du théâtre de cette capitale ; ces accidents arrivent à Moscou comme à Paris. Un jour le gouverneur de Moscou ayant ordonné la représentation d’une des pièces de M. Sumarokoff, le poëte s’y opposa, parce que cette actrice devait y jouer le principal rôle. Cette raison n’ayant pas paru suffisante au gouverneur pour changer d’avis, le poëte en perdit la tête au point que lorsqu’on leva la toile pour commencer sa pièce, il sauta sur le théâtre, saisit la première actrice qui avait paru avec tout l’appareil tragique, et la jeta dans les coulisses. Après avoir ainsi troublé la tranquillité publique, il ne se crut pas encore assez coupable, et, dans sa frénésie poétique, il écrivit avec autant d’indiscrétion que de témérité à l’impératrice elle-même deux lettres consécutives remplies de griefs et d’invectives contre une actrice. Je défie un poëte français de faire mieux.

Conteur Marmontel, que pensez-vous qu’il arriva de cette incartade impardonnable ? Mais cela est aisé à deviner. Les lettres impertinentes du poëte Sumarokoff ne parvinrent pas à l’impératrice ; le ministre chargé du département poétique les lut, et donna ses ordres pour mettre monsieur le poëte dans un cul de basse-fosse jusqu’à nouvel ordre, et vraisemblablement il y est encore.

Au diable le conte et le conteur historiques ! c’est un menteur plat et froid. De tels dénoûments sont bons dans les pays vantés pour la douceur et la politesse des mœurs ; il s’en faut bien que la police soit aussi perfectionnée en Russie. Sa Majesté impériale reçut les deux lettres du poëte, et après avoir donné ses ordres dans l’Archipel, en Moldavie, en Crimée, en Géorgie et sur les bords de la mer Noire, elle eut encore le temps de faire la réponse suivante :

« Monsieur Sumarokoff, j’ai été fort étonnée de votre lettre du 28 janvier, et encore plus de celle du 1er février. Toutes deux contiennent, à ce qu’il me semble, des plaintes contre la Belmontia, qui pourtant n’a fait que suivre les ordres du comte Soltikoff. Le feld-maréchal a désiré de voir représenter votre tragédie ; cela vous fait honneur. Il était convenable de vous conformer au désir de la première personne en autorité à Moscou ; mais si elle a jugé à propos d’ordonner que cette pièce fût représentée, il fallait exécuter sa volonté sans contestation. Je crois que vous savez mieux que personne combien de respect méritent des hommes qui ont servi avec gloire, et dont la tête est couverte de cheveux blancs ; c’est pourquoi je vous conseille d’éviter de pareilles disputes à l’avenir. Par ce moyen vous conserverez la tranquillité d’âme qui est nécessaire pour vos ouvrages, et il me sera toujours plus agréable de voir les passions représentées dans vos drames que de les lire dans vos lettres. Au surplus, je suis votre affectionnée.

« Signé : Catherine. »

Je conseille à tout ministre chargé du département des lettres de cachet d’enregistrer ce formulaire à son greffe, et à tout jamais de n’en jamais délivrer d’autres aux poètes et à tout ce qui a droit d’être du genre irritable, c’est-à-dire enfant et fou par état. Après cette lettre, qui mérite peut-être autant l’immortalité que les monuments de la sagesse et de la gloire du règne actuel de la Russie, je meurs de peur de m’affermir dans la pensée hérétique que l’esprit ne gâte jamais rien, même sur le trône ; ce qui est bien fort.

— On a donné, le 6 de ce mois, sur le théâtre de la Comédie-Italienne, la première représentation des Deux Avares, comédie en deux actes et en prose, mêlée d’ariettes. C’est la seconde des pièces qui ont été représentées sur le théâtre de la cour à Fontainebleau ; elle est de M. Fenouillot de Falbaire, et M. Grétry l’a mise en musique. La scène est à Smyrne. Deux avares, M. Gripon et M. Martin, Français de naissance, ayant appris par le public que le mufti, enterré de la veille, l’avait été avec beaucoup de bijoux et de choses précieuses, forment le projet d’entrer de nuit dans le tombeau et de le piller. Deux obstacles s’opposent à ce dessein ; la garde des janissaires qui fait la patrouille, et, pour comble de malheur, on a apporté de Paris à Smyrne ces nouvelles lanternes à réverbère, de sorte qu’on voit dans les rues la nuit tout comme en plein jour. Les deux avares se concertent pour faire leur coup la nuit. Ils ont, l’un un neveu, l’autre une nièce qui s’aiment et qui méditent un autre coup ; c’est de se soustraire à la tyrannie de ces vilains, d’emporter avec eux leurs nippes et leurs bijoux, et de s’embarquer pour la France. Les deux amoureux font leur complot dans la même place où leurs vieux coquins d’oncles venaient de faire le leur. Il y a dans cette place un puits qui est presque à sec. La suivante apporte dans une corbeille les choses précieuses appartenant à sa maîtresse, et place cette corbeille sur le bord du puits ; l’amoureux, par un mouvement d’étourderie, la pousse et la fait tomber dans le puits. Grande désolation. Enfin, comme le puits est à sec, il se détermine à y chercher et à reprendre la corbeille de sa maîtresse. Celle-ci, aidée de sa suivante, le descend dans le puits au moyen d’une corde. Lorsqu’il s’agit de le remonter, la garde des janissaires approche ; les deux filles sont obligées de se sauver dans la maison, et l’amoureux reste au fond du puits. Quand la garde a passé, les deux avares arrivent pour leur expédition. Après avoir cogné quelque temps, ils viennent à bout d’ouvrir le tombeau ; l’un d’eux y descend, et n’y trouve pour tout bien qu’un bonnet du mufti et son vieux manteau ; l’autre, furieux d’être trompé dans son attente, jette le bonnet et le manteau dans le puits, et enferme son compère dans le tombeau, au moyen d’une herse de fer qu’il baisse, parce qu’il suppose qu’il a voulu garder les choses précieuses pour lui-même, en jetant les guenilles à son associé. À peine a-t-il fait cette belle équipée, qu’il est obligé de se sauver au plus vite, au moyen d’une échelle, sur l’appui d’une fenêtre d’un premier étage, parce que la garde des janissaires repasse. Ainsi, au moment où elle reparaît, les trois principaux acteurs sont, l’un dans un puits, l’autre dans un tombeau, et le troisième perché sur une fenêtre. Quant à messieurs les janissaires, ils sont esprits forts et libertins : non-seulement ils ont été, au mépris de leur loi, au cabaret, s’enivrer avec du vin : mais, préposés à la police de la ville, ils viennent ici crier en corps au milieu de la place publique :


Ah ! qu’il est bon, qu’il est divin !
Ah ! qu’ilVive le vin !
Ma foi, que Mahomet en gronde,
De ses menaces je me ris.
À tous les prophètes du monde
Je préfère ce vin exquis.
AhL’Alcoran n’est qu’un grimoire ;
Je n’y crois plus, et je veux boire…


Cela est à peu près aussi sensé que si le guet préposé à la garde de Paris allait faire tapage dans les rues pendant la nuit, ou casser les vitres, ou faire quelque autre acte contraire à la police, et que, pour assaisonner tout cela, il chantât à tue-tête, dans les carrefours, des chansons contre Jésus-Christ. Les janissaires, pour avoir trop bu de vin, sont altérés, ils veulent tirer de l’eau du puits pour se rafraîchir ; au lieu d’eau, ils en tirent notre amoureux, qui, s’étant affublé du manteau et du bonnet de mufti, leur fait une peur épouvantable et les fait tous enfuir. Sa maîtresse revient, le reconnaît ; ils découvrent leurs deux oncles, l’un enfermé dans le tombeau, l’autre en haut d’une fenêtre ; ils les obligent dans cet état à consentir à leur mariage et à leur promettre la restitution de leur bien ; à cette condition ils les délivrent, et la pièce finit.

À la première représentation, c’étaient le consul de France et le cadi qui venaient faire le dénoûment. Le métier du cadi, c’était de faire empaler les deux voleurs pris sur le fait, mais c’est un Turc courtois ; par égard pour la nation française, par respect pour le roi de France, il fait grâce aux deux bandits, ce qui est en effet une marque d’attention singulière et bien flatteuse pour la nation et pour le roi. Le consul, de son côté, fait dresser le contrat de mariage des jeunes gens et oblige les deux vieux coquins à le signer, en donnant chacun dix mille ducats pour présent de noces ; c’est à ce prix qu’ils obtiennent leur liberté et leur grâce. Ce dénoûment avait déjà été sifflé à la cour, il l’a été à Paris de même et on lui a substitué l’autre. À la cour on chanta aussi pour jouer sur le mot de Louis qui est à la fois le nom du maître et celui de sa monnaie ces deux beaux couplets :


LES DEUX AVARES.

Oui, compère, il faut être avare,
Aimons toujours nos chers louis ;
Notre goût n’est point si bizarre :
Pour nous du bonheur c’est le puits.


À quoi le cadi et les janissaires répondaient ;

C’est ainsi qu’on peut être avare ;
Aimez toujours vos chers louis ;
Votre goût n’est point si bizarre,
On les aime autant à Paris.


Vous voyez que le noble patriotisme de M. de Falbaire perce de toutes parts.

Cette pièce n’a réussi ni à la cour, ni à Paris. On a même pris ici les choses au grave, et il y a eu un déchaînement effroyable contre le pauvre poëte. Hélas ! ce pauvre Fenouillot n’a qu’un malheur et qu’un tort, c’est d’être un peu bête. Vous en avez déjà eu des preuves dans ce petit précis ; si vous daignez jeter les yeux sur la pièce, vous en trouverez à chaque phrase. Quand un homme est atteint et convaincu de ce mal, il n’est pas juste de lui chercher chicane, ni d’attaquer son cœur, qui est innocent et sec comme le fond de son puits. Il a fait les Deux Voleurs, et il a cru faire bonnement les Deux Avares. Il est loin de connaître la nature. Un avare n’augmente son bien qu’à force de prudence et de privations ; il se donnerait bien de garde de s’aventurer dans une mauvaise entreprise, dont la découverte pourrait le ruiner de fond en comble : le génie du brigand qui attente à toute propriété, parce qu’il ne peut rien conserver, et celui de l’avare, sont fort différents. Notre pauvre poëte a voulu faire une farce ; c’est le genre qui exige le plus de verve et de folie, et il n’y a pas dans toute sa pièce le mot pour rire, pas un trait plaisant ; elle est d’une tristesse mortelle, on en sort le cœur navré. Il n’y a pas une scène qui vous ravigote au milieu de la sécheresse qui règne à Smyrne, et qui vous dessèche autant l’esprit que les puits de ses rues. À la lecture, on croirait que le mouvement perpétuel de la pièce, les allées et venues continuelles, soutenues par la musique, doivent produire de l’effet et de l’amusement, au moins pour les yeux ; mais à la représentation tout est d’un vide et d’un triste mornes. Vous ne manquerez pas de remarquer, parmi les saillies heureuses de M. de Falbaire, le duo des Deux Avares qui s’exhortent à frapper à grands coups, parce que tout le monde dort, et qu’ils ont le plus grand intérêt à ne réveiller personne.


Frappons, frappons à grands coups,
Tout sommeille autour de nous.


Il y a des choses charmantes dans la musique ; malgré cela, M. Grétry a pensé être entraîné par la chute de M. de Falbaire ; ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il a soutenu son poëte en l’air sur un immense précipice ; il doit en avoir le bras fatigué. Il a fallu tâtonner beaucoup dans les premières représentations pour retrancher ce qui avait le plus déplu, et faire les coutures nécessaires pour faire aller le reste. Il en est résulté ce que nous appelons en musique un hachis, c’est-à-dire que la véritable succession des airs ayant été dérangée par des déplacements ou des suppressions, l’influence mutuelle des uns sur les autres est détruite, ce qui ne peut jamais arriver sans nuire considérablement à l’effet. Les airs chantés par le charmant Caillot sont les plus beaux de la pièce. Son duo avec le compère Gripon :


Prendre ainsi cet or, ces bijoux !
De moitié nous serons ensemble,

est délicieux. La marche des janissaires a aussi fait grande fortune ; mais, au second acte, la musique faiblit. Il y a d’ailleurs

trop de duo, trio, etc., et pas assez d’airs à voix seule ; mais c’est que ce pauvre diable de Falbaire n’en aurait pas trouvé la place pour tout l’or de Smyrne. Il en avait placé un au moment où les amoureux faisaient leurs paquets pour décamper ; la petite fille, apercevant un bracelet avec le portrait de sa mère, lui adresse quelques vers pathétiques, sur lesquels le compositeur avait fait un air superbe ; il a fallu le supprimer comme entièrement déplacé, et l’on n’a pas seulement tenté de le remettre à Paris. Il y a plus d’une lacune de ce goût-là dans cette pièce, et l’on s’en aperçoit. En Italie, on n’aurait pas été si difficile ; l’air étant beau, on se serait peu soucié de la manière dont il est placé, et l’on aurait écouté avec transport ; mais nous n’aimons pas la musique à ce point.

— On peut faire relier avec les Deux Avares, à cause de leur gaieté, Vercingétorix, tragédie, œuvre posthume du sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit-fil, suivie de notes historiques de l’auteur ; brochure in-8o. C’est une tragédie en un acte, tout entière écrite en calembours. Le héros finit la pièce par ces vers :


Je vais me retirer dans ma tante ou ma nièce,
Et j’attendrai la mort de la faim de la pièce.


Ma foi, M. de Bièvre, mousquetaire gris ou noir, auteur de toutes ces bonnes plaisanteries, se moque un peu de nous, et abuse de notre patience. Le succès étonnant de la Comtesse Tation lui a tourné la tête, et il croit bonnement qu’il peut nous mettre à ces platitudes pour toute nourriture ; il n’y a point de genre qui demande plus de sobriété que le genre détestable des pointes et des calembours. M. de Bièvre en dégoûterait les plus grands amateurs, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus plat et de plus frivole dans une nation.

M. de Guignes, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, vient de publier, en un volume in-4°, le Chou-king, un des livres sacrés des Chinois, qui renferme les fondements de leur ancienne histoire, les principes de leur gouvernement et de leur morale ; ouvrage recueilli par Confucius, traduit et enrichi de notes pur feu le P. Gaubil, missionnaire à la Chine, etc. Cette traduction était annoncée depuis longtemps. Il faut du courage et de la patience pour la lire, et tout lecteur qui ira jusqu’au bout sans ennui pourra se vanter d’une intrépidité à laquelle je ne prétends pas. Il verra aussi qu’en généralisant un peu les idées, les hommes de tous les temps et de tous les pays se ressemblent plus qu’on ne pense, et que le cercle de la folie et de la sagesse humaine n’est pas aussi étendu ni aussi diversifié qu’on le croirait d’abord. Je désirerais à M. de Guignes une érudition moins systématique et moins embrouillée. Il ne sera jamais mon guide dans les ténèbres chinoises dont je me sens entouré, et d’où il ne me tirerait que pour m’enfoncer dans les ténèbres plus épaisses d’Égypte. En vérité, je crains que nous ne nous en tirions de notre vie ni l’un ni l’autre, quoiqu’il y ait consacré toutes ses veilles, et que je n’y aie pensé qu’en passant par manière de délassement. Mon parti est bien pris : à moins d’avoir passé une vingtaine d’années dans la bonne et dans la mauvaise compagnie de Pékin, et d’avoir appris à jaser avec tous les mandarins de l’empire, je ne me résoudrai jamais à avoir une idée arrêtée sur la Chine. Au reste, la morale du Chou king est austère et excellente comme celle de tous les livres de morale. Confutzée est l’apôtre favori du patriarche de Ferney. Vous trouverez en entrant dans le cabinet de Ferney son portrait avec ces vers :


De la simple vertu salutaire interprète,
Qui n’adoras qu’un Dieu, qui fis aimer sa loi,
Toi qui parlas en sage et jamais en prophète,
S’il est un sage encore, il pense comme toi[20].


— La foule innombrable de compilations de toute espèce et de toutes couleurs, qui se succèdent avec une rapidité étonnante depuis quelques années, m’avait déterminé depuis longtemps à m’en tenir simplement à l’indication de leurs titres ; mais comme ces titres sont rapportés dans tous les journaux, je prends le parti de les supprimer entièrement. Il n’y a pas une seule de ces compilations qui ne soit faite avec la dernière négligence, et cela est d’autant plus déplorable que plusieurs d’entre elles pourraient être véritablement utiles si elles étaient faites avec un peu de soin ; mais l’impudence avec laquelle de petits littérateurs obscurs et affamés osent présenter au public les rapsodies les plus informes est poussée à un excès qu’on a peine à s’imaginer. Et pourquoi y mettraient-ils des bornes, puisqu’ils sont à peu près sûrs de débiter leur mauvaise marchandise parmi cette foule de désœuvrés dont l’ignorance, l’oisiveté et l’opulence combinées, leur permettent toujours de prendre sans choix et sans discernement tout ce qu’on leur offrira ? L’abbé de La Porte trouve très-commode de gagner tous les ans 8 à 10,000 francs à ce beau métier, et se moque encore, par-dessus le marché, des dupes qui achètent ses rapsodies ; et il ne s’agit que de n’avoir ni honneur, ni sentiment, ni aucune sorte de mérite, pour envier son sort. Les autres barbouilleurs cherchent à donner un air de philosophie à leurs recueils de bévues et de sottises ; ainsi, dans le Manuel des artistes et des amateurs[21], qui vient de paraître, le compilateur, au lieu d’expliquer les emblèmes, allégories, devises, attributs, symboles employés dans les beaux-arts, aime mieux faire des déclamations sur l’abus de l’apothéose chez les Romains, et donner une suite d’énigmes en vers, enlevées au Mercure sans doute. L’objet de cette compilation était intéressant, comme vous voyez ; elle pouvait être l’ouvrage d’un homme de goût et instruit, et il faut qu’un aventurier, aussi ignorant qu’ignoré, s’en mêle.

Un autre fait un Dictionnaire historique des sièges et batailles mémorables de l’histoire ancienne et moderne[22] (car nous embrassons toujours un sujet dans sa plus vaste étendue) ; et tout cela, c’est pour réimprimer une foule de bons mots, de traits, de contes, d’anecdotes enlevés à d’autres compilations aussi mal faites. Lorsqu’on voit donc dans nos journaux l’annonce de quelque compilation sous le titre de dictionnaires, d’abrégés, de manuels, d’esprit d’un auteur, on peut compter hardiment que c’est de la marchandise gâtée et exposée par des corsaires de libraires ou par des écumeurs littéraires, dans la vue d’attraper le public. Si, dans tout cet indigne fatras, il paraît jamais quelque compilation utile et faite avec soin, je me réserve de lui rendre, dans ces feuilles, la justice qui lui est due ; mais j’en exclus pour toujours les rapsodistes, sous quelque forme qu’ils entreprennent de se montrer.

— Les circonstances où se trouvent le royaume et la république de Pologne n’ont pas dû échapper à la spéculation des compilateurs. On vient de publier un État de la Pologne, avec un abrégé de son droit public, et les nouvelles constitutions ; volume in-12 d’environ trois cents pages. La plus grande partie de cet ouvrage a déjà paru en Allemagne il y a quelques années[23]. On y trouve d’abord un précis géographique du royaume, ensuite une esquisse de son droit public ; enfin, les pacta conventa du roi actuellement régnant, et le précis de ce qui s’est passé dans la diète extraordinaire de 1767.

Il a paru encore un autre ouvrage sur la Pologne, intitulé Lettres sur la constitution actuelle de la Pologne, et la tenue de ses diètes : volume in-12 assez considérable. Ces lettres contiennent d’abord l’histoire et le panégyrique de l’auteur, M. le chevalier Pyrrhys de Varille, gentilhomme provençal, qui a obtenu les honneurs de l’indigénat à la diète de couronnement du roi Stanislas-Auguste. M. l’indigène rend compte lui-même de tout ce qu’il a éprouvé à ce sujet, dans une lettre pompeusement écrite à son compatriote M. Marin, qui, après avoir été corsaire dans les mers du Levant pendant sa jeunesse, s’est fait, à Paris, dans un âge plus mûr, censeur de la police, ou surintendant des corsaires de la littérature ; il n’a pas mal conservé le ton, les manières et les mœurs d’un inspecteur de chiourme. Quant à son illustre ami M. Pyrrhys, il aime un peu la pompe provençale dans son style. Il se plaint du cardinal de Fleury, qui lui refusa la moitié de la pension de son père, et répondit aux sollicitations que les services militaires du père n’étaient pas un titre pour que le roi payât les talents poétiques du fils. Cette réponse paraît d’abord un peu dure ; cependant le cardinal, parcimonieux des trésors de l’État, ne voulait dire autre chose, sinon qu’il aimait mieux faire ce refus qu’imposer un vingtième, second vingtième, troisième vingtième, vingtième vingtième sur le peuple. Le cardinal avait devant les yeux le conseil que Montesquieu n’avait pas encore donné aux rois, de songer quelquefois que les courtisans jouissent de leurs grâces, et les peuples de leurs refus. En effet, supposons que le père de M. Pyrrhys ait sauvé la France trois ou quatre fois, en sa qualité de lieutenant d’infanterie, et qu’il se soit retiré du service avec le grade de capitaine et pension de retraite ; la France a trop de sauveurs de cette espèce, et ne serait pas assez riche s’il fallait qu’elle récompensât ces services de génération en génération ; c’était là, du moins, le système du cardinal de Fleury. Mais qu’est-ce que tout cela fait à la Pologne ? Ce que cela lui fait ? C’est qu’elle a eu l’avantage, grâce au refus du cardinal, d’enlever M. Pyrrhys à la France. Il s’est fait gouverneur d’un prince Sangusko, pour l’instruction duquel il a composé les lettres qui forment ce recueil. La première traite des diètes de convocation ; la seconde, de l’élection des rois de Pologne ; la troisième, de l’élection d’Auguste II, électeur de Saxe, à la fin du siècle dernier, et de celle de son fils Auguste III ; enfin de celle du roi d’aujourd’hui. Elle est terminée par des réflexions politiques sur l’état de la Pologne, faites au commencement de 1764, et par conséquent de peu d’usage à la fin de 1770.

M. Linguet, qui n’a pas peur, qui fait même parade du nombre, de la force et de la qualité de ses ennemis, a publié depuis deux ou trois mois des Lettres sur la théorie des lois civiles, où l’on examine entre autres choses s’il est bien vrai que les Anglais soient libres, et que les Français doivent ou imiter leurs opérations, ou porter envie à leur gouvernement ; brochure in-12 de deux cent soixante-douze pages. L’auteur y défend ses paradoxes favoris, savoir, que le président de Montesquieu n’avait pas le sens commun ; qu’il n’y a d’heureux que les peuples d’Asie qui vivent sous le despotisme si décrié, si calomnié dans notre Europe ; que ce qu’il y a de moins libre sous le ciel, c’est un Anglais ; et que les Français seraient bien à plaindre de jouir de cette liberté. C’est fort bien fait d’aimer les paradoxes et de les soutenir avec chaleur ; cela amuse les oisifs qui sont en grand nombre, à qui leur existence pèse, et qui se soucient bien moins d’être instruits que d’être désennuyés ; mais, quoique M. Linguet ne manque pas d’esprit, il a entrepris de tout temps, et au barreau et en littérature, des causes très-difficiles et trop décriées pour s’en tirer avec succès. Dans ces feuilles, nous n’avons le droit de le juger que comme littérateur, et non comme avocat ; mais, en général, ses entreprises sont au-dessus de ses talents. Au demeurant, il faut qu’il soit extrêmement laborieux, car il est exact à payer ses dettes, et il ne se montre pas un agresseur à qui il refuse le combat. Il s’est engagé dans la plus belle querelle du monde avec les économistes ; c’est, entre autres, un modèle d’égards et de politesses que cette guerre littéraire, c’est-à-dire que les injures les plus grossières pleuvent entre M. Linguet et le rêveur économiste Dupont, auteur des Éphémérides du citoyen. Ce Dupont a déjà répondu, dans son journal, aux lettres de M. Linguet dont il est question ici, et l’on m’en a rapporté même une plaisanterie assez sanglante. Comme la jeunesse de Linguet a été infiniment équivoque, et qu’il est véhémentement soupçonné d’avoir un jour, par distraction sans doute, fouillé dans le secrétaire de son ami Dorat, et d’en avoir emporté dans sa poche plusieurs billets au porteur qui s’étaient trouvés sous sa main, ce qui a pensé faire une affaire criminelle à un domestique innocent, M. Dupont, en lui poussant ses arguments, lui dit très-méchamment : « Pesez ceci, monsieur Linguet, cela ne se met pas en poche. »

M. de La Harpe, qui aime la petite guerre, et à qui ce goût sera funeste, parce qu’il a déjà plus d’ennemis qu’il ne lui en faudrait, s’est aussi colleté avec M. Linguet dans le Mercure. Les deux ou trois pages qu’il a faites contre lui sont fort solides, et encore plus dédaigneuses : mais c’est bouillir du lait à Linguet que de lui prêter le collet ; et voilà une campagne d’hiver qui se prépare entre deux partisans qui ont fait preuve de leur vocation ; Linguet a déjà lâché ses enfants perdus sur M. de La Harpe. Le vieux Piron ayant eu à se plaindre de l’abbé Desfontaines, le Fréron de son temps, lui promit en reconnaissance de lui envoyer pendant cinquante jours de suite, tous les matins, une épigramme pour son déjeuner. Il lui tint parole. Au bout de quinze jours et de quinze épigrammes, l’abbé Desfontaines tomba malade ; alors Piron se contenta de faire tous les matins son épigramme, mais ne l’envoya plus. Le vingt-cinquième jour, l’abbé Desfontaines mourut, et Piron s’arrêta au nombre de vingt-cinq. On se rappelle plusieurs de ces épigrammes, qui sont des chefs-d’œuvre, et le recueil complet en serait très-précieux. Il faut que M. Linguet ait entendu parler de cette gageure, car il a voulu l’imiter ; il a promis, dès le mois d’octobre, à M. de La Harpe, de lui envoyer tous les lundis une épigramme de la campagne, où il se reposait de ses fatigues de l’été dernier. De ces épigrammes, il en est venu cinq à ma connaissance, et elles vous prouveront que Henri-Simon-Nicolas Linguet ne ressemble pas plus, de ce côté, à Alexis Piron ni à Jean-Baptiste Rousseau, qu’à Jean-Jacques Rousseau par l’art de défendre des paradoxes.


ÉPIGRAMMES PÉRIODIQUES.

Première. Du lundi 15 octobre.

Monsieur La Harpe, en son Mercure,
Blâme le feu de mes écrits ;
Monsieur La Harpe, je vous jure,
D’un défaut de cette nature
Vous ne serez jamais repris :
Et s’il me vient un jour envie
D’abandonner ce vilain ton,
Pour bien refroidir mon génie,
J’étudierai Timoléon,
Warwick, Gustave et Mélanie.


Deuxième. Du lundi 22 octobre.

Le public s’est moqué de tes panégyriques ;
Le parterre a sifflé ton froid Timoléon ;
Le partTes épîtres mélancoliques,
Le partTes oraisons académiques
Se sont mises en poudre au souffle de Fréron.
Le partHibou de la littérature,
Prosateur malfaisant, rimailleur fanfaron,
Le pTe voilà donc, pour dernière aventure,

De Lacombe et de son Mercure
Devenu le premier garçon ?


Troisième. Du lundi 29 octobre.

Ce rimailleur glacé qui fait des vers si roides,
Du fermier du Mercure est croupier aujourd’hui.
Du ferC’est très-sagement fait à lui :
Le mercure est, dit-on, bon pour les humeurs froides.


Quatrième. Du lundi 5 novembre.

La Harpe, dites-vous, m’a fait une morsure ;
La Et le roquet s’en vante à découvert.
La HarMadame, en êtes-vous bien sûre ?
La HarCar, pardieu ! j’irais à la mer.


Cinquième. Du lundi 13 novembre.

« Qu’est-ce qu’un journaliste ?
Disait une femme d’esprit.
En est-ce un que ce froid copiste
Qui, sur un ton pesant et triste,
Va dénigrant tout bon écrit,
Et se rend le panégyriste
Des auteurs dont le public rit ?
— Oui, c’en est un, je vous assure ;
Un des bons, des plus en crédit…
— Ah ! j’entends : en littérature,
Il est ce que dans la nature
Est un ver odieux qui vit
En se roulant sur la verdure
D’un bel oranger qu’il flétrit,
Et qui souille avec son ordure
La feuille dont il se nourrit. »

— Depuis que Palissot a obtenu le privilège d’annoncer les deuils de la cour aux particuliers, moyennant une rétribution annuelle de trois livres, et qu’il a disposé de ce privilège en faveur de sa respectable amie Mlle Fauconnier[24], fille du monde, retirée du service à cause de la multiplicité de ses services et de son âge, il a imaginé d’augmenter cette ferme d’une souscription de trois autres livres pour un Nécrologe des hommes célèbres de France, dans lequel il fait l’éloge et donne les particularités de la vie de ceux qui sont morts dans l’année. On a dit de ce recueil qu’il renfermait plutôt la satire des vivants que l’éloge des morts ; mais c’est du poison perdu, parce que personne ne lit cette rapsodie. Palissot n’a qu’une seule drogue malfaisante qu’il cherche à nous revendre tous les ans ; il y a beau temps qu’on n’en veut plus : le public est aussi friand en fait de méchancetés qu’en autres mets ; il lui faut du nouveau, sans quoi il laisse l’empoisonneur dans la rue. Ajoutez que celui du Nécrologe est si décrié que personne ne se soucie de lui fournir des mémoires sur les morts qu’il veut célébrer ; ainsi, la plupart du temps, on ne trouve dans ses Éloges aucune particularité de leur vie, si ce n’est de petites anecdotes que personne n’ignore. Il m’a, par exemple, rappelé le mot du maréchal de Richelieu à Moncrif. Lorsque M. de Voltaire alla s’attacher au roi de Prusse, en 1750, Moncrif sollicita la place d’historiographe de France. Il en parla au maréchal, qui lui dit : Tu veux dire historiogriffe ; il rappelait à Moncrif, par cette plaisanterie, son Histoire des chats.

Les deux meilleurs éloges du Nécrologe de cette année sont ceux de Mlle Camargo et de Mlle de La Motte, ancienne actrice de la Comédie-Française. Celle-ci comptait au nombre de ses amis le grand Maurice de Saxe, maréchal de France. Elle était elle-même d’une famille fort honnête ; une faute de jeunesse irréparable la jeta dans la profession du théâtre ; mais elle fit oublier à sa famille, par des secours continus, ce premier écart et l’état que la nécessité l’avait obligée d’embrasser. Quant à Mlle Camargo, son nom de famille était Cuppi, et le cardinal de ce nom était son proche parent. C’est un amateur de la danse et un connaisseur qui a fourni les détails de son Éloge. Il m’en a appris plusieurs que j’ignorais : par exemple, Mlle Camargo ne faisait jamais la gargouillade que Mlle Allard fait aujourd’hui trois fois de suite avec tant de dextérité et que Mlle Lyonnois a sans doute établie parmi les danseuses ; Mlle Camargo ne la trouvait pas décente. Mais quand l’auteur prétend qu’elle dansait si parfaitement sous elle (expression de l’art, sans doute) qu’on ne voyait jamais que le bas de la jambe, et qu’elle n’avait pas besoin de porter des caleçons, je nie ce fait des caleçons, et soutiens qu’elle en portait. On avait parié sur cet objet important peu de temps avant sa mort ; on s’adressa à elle pour savoir la vérité du fait ; je fus un des témoins du pari ; elle attesta que non-seulement elle avait toujours porté des caleçons, mais que leur établissement au théâtre tient à l’époque de ses brillants succès. Elle rendit cet hommage sincère à la vérité dans un temps où elle ne pouvait plus avoir aucun intérêt de la cacher, et nous devons la conserver dans toute sa pureté.

M. Mathias Poncet de La Rivière, ancien évêque de Troyes, a fait imprimer le Discours prononcé le 10 septembre 1770 dans l’église des Carmélites de Saint-Denis, pour la prise d’habit de madame Louise-Marie de France. Ce morceau d’éloquence n’a pas démenti la réputation d’insipidité que l’auteur sacré s’est justement acquise par ses autres ouvrages. Comment n’est-on pas éloquent à faire fondre en larmes, dans une occasion si favorable à l’émotion, et où les témoins d’un spectacle en lui-même également attendrissant et pour celui qui pense, et pour celui qui ne pense pas, sont tout prêts à prendre les sentiments doux et pathétiques que l’orateur veut inspirer ? C’est que le sentiment est de toutes les qualités la plus rare dans les orateurs et dans les écrivains. Ils ne sont pas pénétrés eux-mêmes, comment pénétreraient-ils les autres ? M. l’ancien évêque de Troyes, que la cour emploie pour les oraisons funèbres et autres occasions solennelles, est pénétré de platitude jusqu’au fond des entrailles. Mme la dauphine, qui a donné l’habit à Mme Louise dans cette attristante cérémonie, a été beaucoup plus éloquente que le prélat payé pour l’être ; elle a beaucoup pleuré en s’acquittant de son rôle, et ses larmes ont attendri tous les assistants. Mme Louise, changée sous leurs yeux en novice carmélite, après avoir paru dans toute la parure et tout l’appareil de son rang, n’a pas versé une larme ; elle n’a pas non plus eu l’air d’extase d’une âme qui est sûre de trouver dans le sacrifice qu’elle va faire le commencement d’une félicité ineffable.

— Un M. de Camburat, dont je lis le nom pour la première fois en lettres moulées, vient de publier un Abrégé de la vie et du système de Gassendi, volume in-12. Pierre Gassendi, mort en 1656, à l’âge de soixante-quatre ans, doit être compté parmi les restaurateurs de la philosophie en France. M. de Camburat a compilé tout ce qu’on sait de ce philosophe célèbre, y compris quelques anecdotes assez curieuses, et a fait un abrégé raisonné de son système de philosophie qui a été englouti depuis par la philosophie newtonienne, laquelle a également détruit en France la philosophie cartésienne.

Lettres d’une dame anglaise et de son amie à Paris : contenant les mémoires de Mme Williams, deux parties in-12. Texte assez insipide ; impression de Hollande. On est assez surpris de trouver dans ce roman une anecdote scandaleuse de la jeunesse du marquis de Polignac, qu’on désigne tout simplement par sa lettre initiale, et comme un homme connu par son intrigue amoureuse avec une grande princesse. On rapporte ensuite avec la plus grande naïveté comment sa première bonne fortune en sortant du collège a été sa propre mère. Ceux qui connaissent la chronique scandaleuse de Paris peuvent affirmer de pareilles erreurs sans qu’il soit nécessaire de les imprimer presque en toutes lettres. Mais personne ne s’en est aperçu ici, parce que personne ne lit ces rapsodies. La mère de MM. de Polignac n’est morte que depuis peu de temps, fort âgée, au village de Pantin, à une lieue de Paris, où elle vivait retirée. Sa vie avait été très-dissolue. Aucune de nos femmes les plus galantes ne prendrait aujourd’hui sur elle la moindre des aventures scandaleuses dont trois ou quatre Messalines de ces temps-là renouvelaient le scandale à tout moment. Je ne sais si nos mœurs sont meilleures, mais elles sont certainement devenues plus décentes.

— Ce magasin est fait et pour conserver les nouveautés et pour préserver de l’oubli des choses anciennes qui se perdent tous les jours. Blot se fit une grande réputation dans le siècle passé par ses chansons. Il était gentilhomme de Monsieur, frère de Louis XIV, auteur de la branche d’Orléans dans la maison royale. On se rappelle le couplet sur sa disgrâce :


Son Altesse me congédie ;
C’est le prix de l’avoir servie
Pendant trente ans avec honneur.
Nous devons tous deux nous connaître :

S’il perd un fichu serviteur,
Ma foi, je perds un fichu maître.


L’impromptu suivant est aussi de Blot :


Sommes ici demi-douzaine
Qui ne nous mettons guère en peine
Du Vieux et Nouveau Testament,
Et ne crois pas qu’il soit possible
D’en trouver sous le firmament
Qui soient moins touchés de la Bible.

— Jombert, libraire et ami de M. Cochin fils, un de nos plus célèbres dessinateurs, graveur, secrétaire et historiographe de l’Académie royale de peinture et sculpture, vient de publier le catalogue de l’œuvre de cet artiste, où vous trouverez près de deux mille morceaux. Vous jugez bien que, dans une si grande abondance, tout ne saurait être du même prix, et qu’il y a beaucoup de choix. Cochin est, sans doute, un artiste de beaucoup de mérite, mais je doute qu’il parvienne à une réputation durable et que les connaisseurs s’empressent beaucoup à faire entrer ses dessins dans leurs portefeuilles.

  1. Grétry a eu le bon esprit de faire mentir toutes les prédictions de Grimm, et même la malice d’enterrer le prophète. (Premiers éditeurs.)
  2. Voir, dans les Œuvres de Voltaire, l’Épître au roi de Chine sur son Recueil de vers qu’il a fait imprimer.
  3. Cette pièce n’a été comprise dans aucune édition des Œuvres de La Harpe.
  4. Sans doute Diderot et d’Alembert.
  5. Mme d’Épinay.
  6. Grimm en a rendu compte précédemment, tome VI, p. 200 ; et J.-J. Rouseau a adressé une lettre au sujet d’Ariste à son auteur, à la date de janvier 1765.
  7. Tome VIII, p. 124 et 457, où Grimm avait déjà donné quelques-uns des détails qu’il reproduit ici. (T.)
  8. Meister, nous l’avons dit déjà, rapporte ce curieux portrait dans sa lettre de mars 1777.
  9. 1770, 3 vol.  in-12.
  10. Par l’abbé d’Espiard, La Haye, 1752, 2 vol.  in-12.
  11. Juillet 1770, 1er volume, p. 219. Manoury y répondit dans le Mercure d’août suivant, p. 193. (T.)
  12. Tome II d’octobre 1770, p. 186. On lit sur le même sujet une autre lettre de Rigoley de Juvigny au Mercure de décembre suivant, p. 181. (T.)
  13. In-8o 1770.
  14. 1770, in-8o.
  15. Le drame des Deux Amis de Beaumarchais ; voir tome VIII, p. 441.
  16. Les Deux Amis, conte iroquois (par Saint-Lambert) 1770, in-8o.
  17. Les Deux Amis, ou le Comte de Méralbi (par Sellier de Moranville), 1770, 4 vol.  in-12.
  18. Ce conte, intitulé les Deux Amis de Bourbonne, se trouve dans les Œuvres de Diderot, tome V, p. 263.
  19. Ces dénominations servent à désigner la jeune malade et son correspondant, qui n’était pas Grimm lui-même, comme nous l’avons dit par erreur, tome XVII, p. 329 des Œuvres de Diderot. Voir aussi la lettre de Mme de Prunevaux publiée dans la notice préliminaire du Voyage à Bourbonne.
  20. Voltaire, dans la section première de son article De la Chine, dictionnaire philosophique, rapporte cette inscription de la manière suivante :


    De la seule raison salutaire interprète,
    Sans éblouir le monde éclairant les esprits.
    Il ne parla qu’en sage et jamais en prophète ;
    Cependant on le crut, et même en son pays.


  21. Paris, Costard, 1770, 4 vol.  in-12 ; par l’abbé de Petity.
  22. Ce Dictionnaire (1771, 3 vol.  in-8°), dont l’auteur est Lacroix, de Compiègne, ne mérite pas tout à fait d’être compris dans l’anathème lancé par Grimm contre les compilations. Celle-ci, car, malgré cela, c’en est une, a reparu en 1809 avec beaucoup d’augmentations par M. Viton ; elle forme 6 vol.  in-8°. (B.)
  23. Grimm a raison de faire observer que la plus grande partie de l’ouvrage sur l’État de la Pologne, 1770, in-12, avait déjà paru en Allemagne. En effet, ce volume est composé principalement des Mémoires sur le gouvernement de la Pologne, publié en 1759 par le célèbre publiciste Pfeffel. La préface de la nouvelle édition est de feu M. Hérissant. (B.)
  24. Ce journal dont Palissot et sa maîtresse avaient le privilège était intitulé Journal des Deuils. Ils y réunirent une autre publication déjà commencée : Nécrologe des hommes célèbres de France, depuis 1764 jusqu’en 1782 (par Poinsinet de Sivry, Palissot, Castilhon, Lalande, François de Neufchâteau, Maret de Dijon et autres), Paris 1767-82, 17 vol.  in-12. (T.)