Aller au contenu

Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1771/Janvier

La bibliothèque libre.

JANVIER.

1er janvier 1771[1].

Si l’on s’imagine que la persécution ne nuit jamais ou rarement au progrès des lettres et de la raison, on se trompe. Elle peut irriter les cœurs généreux et leur inspirer un courage qu’ils n’auraient pas connu sans elle ; mais cette énergie passagère succombe à la longue sous les efforts de la haine et de l’envie secondés par les armes de l’oppression et de la tyrannie. Ce que j’ai vu se passer pendant vingt ans de suite sous mes yeux, au sujet de l’Encyclopédie, en serait, en cas de besoin, une preuve nouvelle. Cette entreprise, la plus considérable qui ait jamais été tentée et en littérature et en fait de commerce de librairie, a été achevée à la vérité, malgré toutes les persécutions qu’on lui a suscitées dès sa naissance ; mais je sais aussi que tous les genres d’oppressions qu’elle a essuyés lui ont porté des coups très-préjudiciables et ont efficacement nui à la perfection dont elle était susceptible. Le parti seul qu’on fut forcé de prendre après la publication du septième volume, de ne plus publier cet ouvrage successivement volume par volume, lui a fait un tort irréparable. Cette publication successive encourageait les uns, éclairait les autres, donnait à l’ouvrage, à mesure qu’il avançait, plus d’importance et de poids, et aux éditeurs les moyens de remédier dans les volumes à publier aux imperfections des volumes publiés en ce sens, les ennemis les plus acharnés concouraient à la perfection de l’Encyclopédie ; leurs clameurs éclairaient sur beaucoup de fautes et ne pouvaient nuire à ce qui était bien. Il fallut renoncer à tous ces avantages et prendre le seul parti qui restait, celui de ne plus publier qu’ensemble et à la fois tous les volumes qui manquaient. Le Parlement avait englobé l’Encyclopédie dans un arrêt de condamnation contre le livre de l’Esprit, ou plutôt on n’avait tant crié contre ce dernier ouvrage que pour en venir à l’Encyclopédie et pour l’envelopper dans la disgrâce de l’auteur de l’Esprit. C’était le plan arrêté et qui s’exécutait par les efforts réunis des molinistes et des jansénistes, ou si vous aimez mieux, des sots et des fripons. Abraham Chaumeix venait de publier ses Préjugés contre l’Encyclopédie ; M. Omer Joly de Fleury fit un réquisitoire fort bête ; le livre de l’Esprit fut brûlé, les sept volumes de l’Encyclopédie furent supprimés, et le Parlement nomma une commission de conseillers et d’avocats qui devait en examiner le poison et qui ne s’est jamais assemblée. De son côté, le chancelier, ne voulant pas accorder au Parlement le droit de s’immiscer dans la censure des livres, retira le privilège qu’il avait accordé à cette entreprise, et cependant le gouvernement, la regardant en même temps comme un objet de commerce et sachant qu’il s’agissait d’une circulation de trois millions au moins, ne se souciait pas que l’ouvrage fût achevé hors du royaume et que les profits en restassent aux étrangers. Ainsi, on voulait et on ne voulait pas à la fois, ou plutôt on ne savait pas ce qu’on voulait. Pour comble d’inconséquence, on laissa subsister le privilège pour les volumes de planches, lesquelles n’étaient cependant gravées ou ne devaient l’être que pour expliquer un texte qu’on défendait d’imprimer.

Ce fut la seconde époque de la persécution. La première n’avait pas été moins spirituelle. L’abbé de Prades avait soutenu, pour ses degrés de théologie en Sorbonne, une thèse que personne n’avait lue ; dans cette thèse, le bachelier opposait à la religion les difficultés sur lesquelles on argumente tout le long de l’année sur les bancs en Sorbonne. Les jésuites imaginèrent de renverser l’Encyclopédie en déférant la thèse de l’abbé de Prades comme l’ouvrage des encyclopédistes. Cette affaire a fait assez de bruit pour que je me dispense de la rapporter ici avec tous ses impertinents détails. Il suffit de rappeler qu’après la publication du second volume, l’Encyclopédie fut arrêtée, et qu’on obligea M. Diderot de rendre tous les matériaux préparés pour cet ouvrage immense. Les jésuites espéraient, moyennant cette dépouille, se mettre au lieu et place des éditeurs ; ils furent un peu déconcertés quand ils ne trouvèrent dans les cartons enlevés que des fragments, des réclames, des signes inintelligibles pour tout autre que pour l’auteur. Au bout de trois mois, on rendit à M. Diderot ses matériaux, et l’on permit la continuation de l’ouvrage, qui devint dès lors célèbre et monta de volume en volume au plus haut degré de réputation. Ainsi, cette première persécution lui tourna à gloire et à profit ; mais la dernière lui devint funeste.

Il fallut continuer l’ouvrage, pour ainsi dire, dans les ténèbres et achever la composition et l’impression de dix volumes in-folio avant d’en publier un seul. Il est vrai qu’un grand nombre de gens de mérite se chargèrent généreusement, sans intérêt comme sans gloire, puisqu’ils n’étaient ni payés ni nommés, d’une grande partie de l’ouvrage ; mais il est vrai aussi que d’autres travailleurs de conséquence désertèrent, et M. d’Alembert fut de ce nombre. M. Diderot lui-même, chargé comme par le passé du fardeau entier de la révision et de l’édition, et forcé de hâter sa besogne de peur de quelque nouvel orage, fut réduit à faire plutôt le métier d’éditeur manœuvre que les fonctions d’auteur. Un grand nombre d’articles de toute espèce et des plus essentiels fut abandonné à M. le chevalier de Jaucourt, homme d’un grand zèle et d’un travail infatigable, mais compilateur impitoyable qui n’a fait que mettre à contribution les livres les plus connus et souvent les plus médiocres. Le plan général de l’ouvrage devait d’ailleurs infiniment souffrir de cette clandestinité forcée, et il en est arrivé qu’on lit la plupart du temps le blanc et le noir sur la même matière dans la même page, par deux plumes différentes, sans compter la confusion générale, les omissions devenues irréparables, les fautes et les méprises inévitables. Eh bien, malgré toutes ces imperfections de toute espèce, l’ouvrage sera toujours précieux par une infinité de côtés, et cette entreprise fera une des plus grandes et des plus mémorables époques de la littérature ; mais si elle avait été favorisée par la protection du souverain, elle serait devenue une époque illustre et glorieuse de son règne, et un monument unique élevé à l’honneur des lettres et de la philosophie.

Mais le coup le plus pénible et le plus funeste qui ait été porté à l’Encyclopédie est resté absolument ignoré du public, et c’est une anecdote assez intéressante et assez curieuse pour être consignée dans ces fastes ignorés des profanes. Je doute qu’on trouve dans l’histoire entière de la littérature, pour la hardiesse et la bêtise réunies, un trait pareil à celui que je vais rapporter.

M. Le Breton, premier imprimeur ordinaire du roi, était associé pour la moitié dans l’entreprise de l’Encyclopédie ; il était, de plus, chargé de l’impression de la totalité de l’ouvrage. L’autre moitié de l’intérêt dans cette entreprise était partagée entre trois libraires, dont deux sont morts ; Le Breton et Briasson s’étant mis en leur lieu et place sont restés seuls maîtres de l’entreprise. Ils ont eu toute leur vie pour maxime invariable que les gens de lettres travaillaient pour acquérir de la gloire, et les commerçants pour accumuler des richesses : en conséquence, ils ont partagé tous les revenants-bons de l’Encyclopédie en deux parts, laissant à M. Diderot toute la gloire, tous les dangers, toute la persécution, et gardant pour eux tout l’argent provenant des quatre mille trois cents souscriptions. L’honoraire de M. Diderot, pour un travail immense qui a absorbé la moitié de sa vie, a été fixé à deux mille cinq cents livres pour chacun des dix-sept volumes de discours, et à une somme de vingt mille livres une fois payée ; et tandis que son travail procurait aux libraires des millions, le philosophe était assez imbécile en affaires pour être la dupe de leur avarice, et ses amis n’eurent pas assez de crédit sur lui pour le déterminer à exiger des conditions plus équitables.

Le Breton, chargé de l’impression des dix volumes qui devaient terminer l’ouvrage, et qu’on se proposait de publier ensemble pour prévenir de nouvelles persécutions, se fit d’abord donner le syndicat de la librairie, pour être instruit de toutes les saisies que la police pourrait ordonner, et à même par conséquent de prévenir les coups que de nouvelles délations pourraient attirer à la continuation de l’entreprise car le gouvernement ne s’était expliqué sur aucune espèce de tolérance ; il faisait semblant d’ignorer que l’Encyclopédie s’achevait dans la plus grande imprimerie de Paris, où cinquante ouvriers étaient employés à ce travail ; voilà toute la faveur. Tranquille, au moyen de ces précautions, pour le temps de l’impression, M. Le Breton voulut encore prévenir les orages dont il se croyait menacé au moment de la publication en conséquence il s’érigea avec son prote, à l’insu de tout le monde, en souverain arbitre et censeur de tous les articles de l’Encyclopédie. On les imprimait tels que les auteurs les avaient fournis ; mais quand M. Diderot avait revu la dernière épreuve de chaque feuille, et qu’il avait mis au bas l’ordre de la tirer, M. Le Breton et son prote s’en emparaient, retranchaient, coupaient, supprimaient tout ce qui leur paraissait hardi ou propre à faire du bruit et à exciter les clameurs des dévots et des ennemis, et réduisaient ainsi, de leur chef et autorité, le plus grand nombre des meilleurs articles à l’état de fragments mutilés et dépouillés de tout ce qu’ils avaient de précieux, sans s’embarrasser de la liaison des morceaux de ces squelettes déchiquetés, ou bien en les réunissant par les coutures les plus impertinentes. On ne peut savoir au juste jusqu’à quel point cette infâme et incroyable opération a été meurtrière, car les auteurs du forfait brûlèrent le manuscrit à mesure que l’impression avançait, et rendirent le mal irrémédiable. Ce qu’il y a de vrai, c’est que M. Le Breton, si clairvoyant dans les affaires d’intérêt, est un des hommes les plus bornés qu’il y ait en France ; qu’il n’est pas bien sûr qu’il entende l’Almanach royal, qui lui rapporte trente mille livres de rente par an ; qu’il n’a jamais eu aucune idée de littérature, encore moins de philosophie ; qu’il est aussi lâche et poltron qu’il est borné. D’après ces qualités, jugez du mal qu’il a dû faire ! Et voilà la véritable clef, quoique inconnue de tout le monde, de toutes les impertinences et contradictions qu’on trouve dans les dix derniers volumes, et d’une infinité de retranchements qui ne seront jamais réparés.

L’impression de l’ouvrage tirait à sa fin, lorsque M. Diderot, ayant besoin de consulter un de ses grands articles de philosophie de la lettre , le trouva entièrement mutilé. Il resta confondu ; cet instant lui découvrit toute l’atrocité de l’imprimeur : il se mit à revoir les meilleurs articles tant de sa main que de ses meilleurs aides, et trouva presque partout le même désordre, les mêmes vestiges du meurtrier absurde qui avait tout ravagé. Cette découverte le mit dans un état de frénésie et de désespoir que je n’oublierai jamais.

J’étais à la campagne ; il me dépêcha un exprès pour me confier cet incroyable forfait, et me rappeler à Paris afin de consulter sur le parti qu’il y avait à prendre. Les libraires coassociés à l’entreprise, instruits de la bêtise et de la hardiesse de leur collègue, conjurèrent le philosophe de ne leur pas faire partager la juste vengeance qu’il était en droit de tirer de celui qui l’avait si lâchement joué ; ils sentirent qu’un seul mot sur cette trahison inséré par M. Diderot dans les papiers publics les ruinerait de fond en comble, parce qu’aucun souscripteur, après cet avis, n’aurait voulu retirer les dix volumes qu’on allait publier. Ils représentèrent que le mal était sans aucune sorte de remède, puisque le manuscrit était anéanti, et qu’on était à l’impression du dernier volume. J’avoue que je fus infiniment peu touché de ces représentations : c’était à Le Breton à aviser aux moyens de dédommager ses coassociés du mal qu’il leur avait fait, ainsi qu’à lui-même, pendant dix-huit mois ou deux ans de suite, avec un sang-froid sans exemple. Mais une considération plus puissante me fit conseiller le silence : c’était la sûreté de mon ami. M. Diderot ne pouvait avertir le public de la trahison qu’on lui avait faite sans mettre entre les mains de ses ennemis une preuve juridique comme quoi il continuait l’Encyclopédie, malgré la suppression qui en avait été ordonnée ; c’était se condamner à quitter la France que d’imprimer publiquement cet aveu. J’étais d’ailleurs persuadé que le public serait averti de reste par le cri de la plupart des auteurs, lorsqu’à la publication des dix volumes ils trouveraient leurs articles si indignement mutilés par une bête d’imprimeur. Chose inouïe ! je n’ai jamais entendu aucun des auteurs maltraités se plaindre ; l’intervalle des années qui s’est écoulé entre la composition et l’impression de leurs articles leur avait sans doute rendu leur ouvrage moins présent, et l’on mit tant d’entraves à la publication des dix volumes que l’édition se trouva vendue aux souscripteurs de province et des pays étrangers avant que les auteurs en eussent pu lire une ligne. Ainsi la plus grande entreprise littéraire qu’il y eût eu depuis l’invention de l’imprimerie fut livrée par la persécution à l’imbécillité et à la timidité d’un imprimeur qui s’en rendit l’arbitre en dernier ressort, avec une hardiesse dont je ne crois pas qu’il y ait d’exemple[2].

Il faut conserver ici la lettre que le philosophe outragé écrivit à l’imprimeur sacrilège, lorsque les libraires associés l’eurent déterminé à reprendre la révision du reste de l’ouvrage.

« Paris, 12 novembre 1764.

« Ne m’en sachez nul gré, monsieur ; ce n’est pas pour vous que je reviens ; vous m’avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à l’ouvrage que je ne saurai que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt ; quand vous ne m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose qu’il m’est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et fait mon supplice depuis vingt ans ; dans un moment vous concevrez combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson. Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos associés, qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite, et qui en seront peut-être avec vous les victimes. Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées et d’en recueillir quelque considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt, et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés, élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étrangers, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public, n’est qu’un ramas d’insipides rognures. Une petite partie de votre édition se distribuera lentement, et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne vous y trompez pas, le dommage ne sera pas en exacte proportion avec les suppressions que vous vous y êtes permises ; quelque importantes et considérables qu’elles soient, il sera infiniment plus grand qu’elles. Peut-être alors serai-je forcé moi-même d’écarter le soupçon d’avoir connivé à cet indigne procédé, et je n’y manquerai pas. Alors on apprendra une atrocité dont il n’y a pas d’exemple depuis l’origine de la librairie. En effet, a-t-on jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement mutilés, tronqués, hachés, déshonorés par un imprimeur ? Votre syndicat sera marqué par un trait qui, s’il n’est pas beau, est du moins unique. On n’ignorera pas que vous avez manqué avec moi à tout égard, à toute honnêteté et à toute promesse. À votre ruine et à celle de vos associés qu’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme coupable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares Ostrogoths et des stupides Vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir, ni d’empêcher le mal quand je l’aurais soupçonné ; on n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s’il tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et de l’indignation du public, auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi. Au demeurant, disposez du peu qui vous reste à exécuter comme il vous plaira ; cela m’est de la dernière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole d’honneur de ne le pas ouvrir que je n’y sois contraint pour l’explication de vos planches. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois : j’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré de rage en votre présence : j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant et mon domestique. J’ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m’exposer à recevoir la même peine. Et puis, il n’y a plus de remède. Il faut à présent courir tous les affreux hasards auxquels vous nous avez exposés. Vous m’aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas ; mais en revanche vous risquez d’en être sévèrement puni. Vous avez oublié que ce n’est pas aux choses courantes, sensées et communes que vous deviez vos premiers succès, qu’il n’y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d’histoire, de géographie, de mathématiques et même d’arts, et que ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur ; c’est votre affaire : vous étiez d’âge à savoir combien il est rare de commettre impunément une vilaine action ; vous l’apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me connais ; dans cet instant, mais pas plus tôt, le ressentiment de l’injure et de la trahison que vous m’avez faites sortira de mon cœur, et j’aurai la bêtise de m’affliger d’une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur vous. Puissé-je être un mauvais prophète ! Mais je ne le crois pas : il n’y aura que du plus ou du moins, et avec la nuée de malveillants dont nous sommes entourés et qui nous observe, le plus est tout autrement vraisemblable que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me répondre. Je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.

« Voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce ! Un inepte, un Ostrogoth détruit tout en un moment : je parle de votre boucher, de celui à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se trouve, à la fin, que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée, nous viennent du principal propriétaire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à d’autres les entreprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos intérêts que vous ; elle sait mieux ce que nous devons à la persécution et aux arrêts qu’on a criés dans les rues contre nous ; elle n’eût jamais fait comme vous.

« Adieu, monsieur Le Breton ; c’est à un an d’ici que je vous attends, lorsque vos travailleurs connaîtront par eux-mêmes la digne reconnaissance qu’ils ont obtenue de vous. On serait persuadé que votre cognée ne serait tombée que sur moi, que cela suffirait pour vous nuire infiniment ; mais, Dieu merci ! elle n’a épargné personne. Comme le baron d’Holbach vous enverrait paître, vous et vos planches, si je lui disais un mot ! Je finis tout à l’heure, car en voilà beaucoup ; mais c’est pour n’y revenir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous ; il faut qu’on voie, quand il en sera temps, que j’ai senti, comme je devais, votre odieux procédé, et que j’en ai prévu toutes les suites. Jusqu’à ce moment vous n’entendrez plus parler de moi ; j’irai chez vous sans vous apercevoir ; vous m’obligerez de ne me pas apercevoir davantage. Je désire que tout ait l’issue heureuse et paisible dont vous vous bercez ; je ne m’y opposerai d’aucune manière mais si, par malheur pour vous, je suis dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt faite. Je n’aurai qu’à raconter nûment et simplement les faits comme ils se sont passés, à prendre du moment où, de votre autorité privée et dans le secret de votre petit comité gothique, vous fîtes main basse sur l’article Intendant, et sur quelques autres dont j’ai les épreuves.

« Au reste, ne manquez pas d’aller remercier M. Briasson de la visite qu’il me rendit hier. Il arriva comme je me disposais à aller dîner chez M. le baron d’Holbach, avec la société de tous ses amis et les miens. Ils auraient vu mon désespoir (le terme n’est pas trop fort) ; ils m’en auraient demandé la raison, que je n’aurais pas eu la force de leur celer, et votre ouvrage serait décrié et perdu. Je promis à M. Briasson de me taire, et je lui ai tenu parole. J’ai fait plus j’ai bien dit à M. Briasson tout le désordre que vous aviez fait ; mais il ignore comment j’ai pu m’en assurer, il ne sait pas que j’ai les volumes : c’est un secret que vous êtes le maître de lui garder encore. Je fais peu de cas de mon exemplaire, que, sans une infinité de notes si marginales dont il est chargé, je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de votre boutique. Encore s’il était possible d’obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés ! La demande est juste, mais je ne la fais pas : quand on a été capable d’abuser de la confiance au point où vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout. C’est mon bien pourtant, c’est le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le donne pas ; mais vous, vous le retiendrez, quelque serment que je vous fasse de ne l’employer à aucun usage qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n’insiste pas sur cette restitution qui est de droit ; je n’attends rien de juste ni d’honnête de vous.

« P. S. Vous exigez que j’aille chez vous, comme auparavant, revoir les épreuves ; M. Briasson le demande aussi : vous ne savez ce que vous voulez ni l’un ni l’autre ; vous ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de ma part : je suis blessé pour jusqu’au tombeau. J’oubliais de vous avertir que je vais rendre la parole à ceux à qui j’avais demandé et qui m’avaient promis des secours, et restituer à d’autres les articles qu’ils m’avaient déjà fournis, et que je ne veux pas livrer à votre despotisme. C’est assez des tracasseries auxquelles je serai bientôt exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré. Allez demander à votre associé ce qu’il pense de votre position et de la mienne, et vous verrez ce qu’il vous en dira. »

Tel a été le sort de cette grande et célèbre entreprise de l’Encyclopédie. Il n’a jamais été connu que de quatre ou cinq personnes ; mais c’est un sujet bien fécond en réflexions morales, qu’un imprimeur lâche et imbécile se soit fait impunément l’arbitre du travail de tant d’hommes recommandables, auquel l’Impératrice de Russie, à son avènement au trône, avait inutilement offert la protection la plus illimitée, et des secours aussi dignes de la générosité d’une grande princesse que de l’importance de l’entreprise.

La publication de l’Encyclopédie achevée émoussa, comme on l’avait prévu, les armes de ses ennemis ; il n’y avait plus rien à empêcher, ainsi il n’y avait plus de plaisir à persécuter. En revanche, les libraires, ayant su qu’elle avait valu des millions à ceux qui l’avaient entreprise avec l’argent du public, et le travail ou gratuit ou mal payé de trente philosophes ou littérateurs, se mirent à spéculer de tous côtés, et regardèrent l’Encyclopédie publiée comme un os plein de moelle, et dont tous les chiens affamés pouvaient encore tirer bon parti. Quoique cet ouvrage, même à l’heure qu’il est, ne soit pas achevé, puisqu’il y manque encore quelques volumes de planches, il se forma à Paris, il y a environ trois ans, une nouvelle compagnie de libraires, à la tête de laquelle se trouva Panckoucke, et qui proposa au public, au moyen d’une nouvelle souscription, une nouvelle édition entièrement refondue. Cette proposition était aussi irréfléchie qu’indiscrète. Elle révolta le public avec raison : il fut choqué qu’avant qu’il ait joui d’un ouvrage qu’il avait payé si cher, et qui n’était pas encore achevé, on exigeât de lui de concourir par de nouvelles avances à rendre cette première édition inutile. Je dis que cette proposition était irréfléchie, parce que la liberté de la presse était plus que jamais gênée en France, et que les nouveaux entrepreneurs n’avaient que le choix, ou de faire encore plus platement que l’Ostrogoth Le Breton et compagnie, ou de s’exposer à de nouvelles persécutions qui auraient arrêté l’édition à tout instant. Heureusement M. Diderot ne se laissa pas rengager dans cette nouvelle entreprise, pour laquelle le public ne souscrivit point. Mais M. Panckoucke et ses associés avaient déjà acheté les planches de la première édition de l’Encyclopédie pour deux cent cinquante mille livres. Voyant leur projet manqué, ils en formèrent un plus sage : ils proposèrent au public de réimprimer la première édition telle qu’elle avait été publiée, et d’ajouter, par forme de supplément, autant de volumes qu’il en faudrait pour corriger les fautes, réparer les omissions, et refaire ou contrôler les articles mal faits ou fautifs ; et ces volumes de supplément devaient se vendre aussi séparément aux propriétaires de la première édition. Mais enfin, ce que j’avais prédit, ce que tout homme sensé pouvait prévoir, est arrivé. L’année dernière, l’assemblée du clergé, ayant reçu l’inspiration du Saint-Esprit aux Grands-Augustins, se plaignit au roi de cette nouvelle réimpression on saisit chez Panckoucke les trois premiers volumes réimprimés, et ils sont encore aujourd’hui à la Bastille, sans aucune espérance d’être délivrés.

Je ne parle ici ni de l’édition qu’on a faite de l’Encyclopédie, à Lucques, à mesure que les volumes ont paru à Paris ; ni de celle qu’un moine défroqué, établi à Yverdon en Suisse, nommé M. le professeur de Félice, débite actuellement avec autant d’effronterie et d’incapacité que de succès ; car il me semble que la liste de travailleurs, auxquels il prétendait s’être associé pour la correction et la révision de cet ouvrage immense, a reçu un démenti public de la plupart d’entre eux, sans que cela ait empêché son Encyclopédie, rapiécée de toutes sortes de guenilles, de se débiter aux frais et dommages de ses souscripteurs.

Dans le projet formé par Panckoucke, M. de Voltaire devait jouer un grand rôle, et être, après les premiers éditeurs, l’acteur principal. Le patriarche, qui a plus de zèle et de ferveur à l’âge de soixante-dix-sept ans que tous les autres philosophes ensemble, se mit tout de suite à l’ouvrage, et, le projet de Panckoucke n’ayant pu avoir lieu, il résolut de faire à lui tout seul une Encyclopédie. Il vient d’en publier les trois premiers volumes sous le titre de Questions sur l’Encylopédie, par des amateurs. Vous croirez peut-être qu’il examine le grand ouvrage article par article, qu’il le réforme et supplée quand il en a besoin rien de tout cela. Il s’est servi de cette forme pour dire son mot sur toutes sortes de sujets, à mesure que l’ordre alphabétique lui en présente l’occasion, et dans ces Questions sur l’Encyclopédie, il est on ne peut plus rarement question de l’Encyclopédie. Au reste, un grand nombre de ces articles a déjà été imprimé dans le Dictionnaire philosophique ; les autres ne sont guère que du rabâchage, mais c’est le rabâchage d’un grand homme et de l’écrivain le plus séduisant qui ait jamais écrit ; malgré ses répétitions, on le lit toujours avec plaisir. J’aurais seulement voulu qu’il y eût moins de persiflage : cette tournure m’est antipathique dans les matières sérieuses ; il fait ici le bon apôtre et le bon chrétien, lors même qu’il porte les coups les plus sensibles à la vieille sacristie. Il a espéré, moyennant ces ménagements hypocrites, obtenir la permission de faire entrer en France ses Questions sur l’Encyclopédie ; il s’est trompé les défenses ont été très-sévères à ce sujet, et nous n’en avons ici qu’un très-petit nombre d’exemplaires qui ont échappé à la vigilance de la police. Au reste, voilà de quoi amuser l’auteur, et ses lecteurs aussi, le reste de sa vie ; il pourra faire durer ce plaisir tant qu’il lui plaira, et nous fournir trente volumes de Questions : car un enfant qui a autant d’esprit que celui-là se permet des questions sur tout.

— Le P. Griffet, jésuite français retiré à Bruxelles ou à Liège, publia, il y a environ un an, un Traité sur différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l’histoire ; volume in-12 de plus de quatre cent cinquante pages. Son Traité est un ouvrage solide qu’on lit avec plaisir en beaucoup d’endroits, quoique l’auteur soit naturellement diffus, et que la bonne critique l’abandonne de temps en temps. Mais, par exemple, il a battu bien complètement M. de Voltaire sur son obstination à nier l’authenticité du Testament politique du cardinal de Richelieu ; ce morceau est traité avec beaucoup de solidité. M. de Voltaire cherche à le réfuter dans ses Questions sur l’Encyclopédie, mais il n’y réussit point ; tout lecteur judicieux trouvera les observations du P. Griffet sans réplique. Ce jésuite parle aussi, dans son Traité, de l’Homme au masque de fer, et, à cette occasion, M. de Voltaire revient aussi dans ses Questions sur cet objet. Ici le philosophe de Ferney a tout l’avantage, non-seulement sur le jésuite, mais sur tous les autres bavards qui se sont crus obligés de dire leur avis sur ce point. La manière dont M. de Voltaire a parlé de cette singulière aventure est un modèle de sagesse, de pénétration, de retenue et de bonne critique. Il lui échappe ici de dire qu’il en sait peut-être là-dessus plus qu’il n’en dit, et il y a longtemps qu’il a mis ceux qui ont un peu de nez sur la voie de son secret.

— Le succès du petit Almanach des muses a fait imaginer à un compilateur de nous donner les pièces fugitives de l’année, sous le titre d’Étrennes du Parnasse ; et, pour se distinguer de son rival, il a fait précéder le choix des pièces fugitives de deux petits volumes de Notices sur les poëtes grecs, de sorte que ces Étrennes du Parnasse forment trois petits volumes[3]. La Notice des poëtes grecs sera suivie, d’année en année, de celles des poëtes latins et modernes de diverses nations, ce qui formera vraisemblablement tous les ans trois petits volumes.

Je ne sais pas le nom de l’insigne barbouilleur qui s’est aussi avisé de ramasser des pièces fugitives, et qui se propose d’en donner tous les mois un cahier, sous titre de Secrétaire du Parnasse, ou Recueil de nouvelles pièces fugitives, en vers et en prose, accompagnées de notes critiques et impartiales. C’est une rapsodie informe et détestable, composée de toutes sortes de morceaux tronqués, et dont la plupart sont imprimés depuis très-longtemps. On rencontre d’ailleurs à chaque page les vestiges de la plus crasse ignorance et de la négligence la plus entière ; un colporteur a plus de littérature que ce misérable compilateur. On a publié, jusqu’à présent, deux cahiers de cette mauvaise rapsodie, mais elle ne se continuera sûrement pas, parce qu’elle ne trouvera point de débit. Le rapsodiste a dédié son détestable Secrétaire à M. Arouet de Voltaire, comte de Ferney, et je suis bien fâché que M. le comte de Ferney ait agréé cet hommage, et qu’il ait assuré de sa plus respectueuse reconnaissance un misérable scribe qui n’est pas digne de laver la vaisselle dans la cuisine de M. le comte. Le barbouilleur n’a eu rien de plus pressé que de mettre à la tête de son Secrétaire l’hommage de la plus respectueuse reconnaissance de M. le comte de Ferney ; et, pour lui prouver combien il en est digne par ses lumières, son bon goût et son discernement, il a fait imprimer, sous le nom de M. de Voltaire, une Épître écrite de la campagne à Mme Ch***, actrice de la Comédie de Marseille. Cette épître est un chef-d’œuvre d’insipidité et de platitude[4]. Je ne suis pas trop fâché de cette petite mortification pour M. le comte de Ferney, qui s’en est tiré en homme d’esprit, en écrivant, après la publication du premier cahier, au plat compilateur une seconde lettre qu’il faut conserver ici.

LETTRE DE M. DE VOLTAIRE AU RÉDACTEUR
Du Secrétaire du Parnasse.
« Au château de Ferney, le 7 décembre 1770.

« J’ai reçu, monsieur, votre Secrétaire du Parnasse. S’il y a beaucoup de pièces de vous dans ce recueil, il y a bien de l’apparence qu’il réussira longtemps ; mais je vois que votre Secrétaire n’est pas le mien. Il m’impute une épître à Mlle Ch***, actrice de la Comédie de Marseille. Je n’ai jamais connu Mlle Ch***, et je n’ai jamais eu le bonheur de courtiser aucune Marseillaise. Le Journal encyclopédique m’avait déjà attribué ces vers, dans lesquels je promets à Mlle Ch***


L’aQue malgré les Tisiphones
L’amour unira nos personnes.


« Je ne sais pas quelles sont ces Tisiphones, mais je vous jure que jamais la personne de Mlle Ch*** n’a été unie à la mienne, ni ne le sera.

« Soyez bien sûr encore que je n’ai jamais fait rimer Tisiphones, qui est long, à personnes, qui est bref. Autrefois, quand je faisais des vers, je ne rimais pas trop pour les yeux, mais j’avais grand soin de l’oreille.

« Soyez persuadé, monsieur, que mon barbare sort ne m’a jamais ôté la lumière des yeux de Mlle Ch***, et que je n’erre point dans ma triste carrière. Je suis si loin d’errer dans ma carrière, que depuis deux ans je sors très-rarement de mon lit ; et si j’étais entré dans celui de Mlle Ch***, je n’en serais jamais sorti.

« Je prends cette occasion pour vous dire qu’en général c’est une chose fort ennuyeuse que cet amas de rimes redoublées, qui ne disent rien ou qui répètent ce qu’on a dit mille fois. Je ne connais point l’amant de votre gentille Marseillaise ; mais je lui conseille d’être un peu moins prolixe.

« D’ailleurs, toutes ces épîtres à Aglaure, à Flore, à Philis, ne sont guère faites pour le public : ce sont des amusements de société. Il est quelquefois aussi ridicule de les livrer à un libraire qu’il le serait d’imprimer ce qu’on a dit dans la conversation.

« MM. Cramer m’ont rendu un très-mauvais service en publiant les fadaises dans ce goût, qui me sont souvent échappées ; je leur ai écrit cent fois de n’en rien faire. Les vers médiocres sont ce qu’il y a de plus insipide au monde. J’en ai fait beaucoup, comme un autre ; mais je n’y ai jamais mis mon nom, et je ne le mettais à aucun de mes ouvrages.

« Je suis très-fâché qu’on me rende responsable, depuis si longtemps, de ce que j’ai fait et de ce que je n’ai point fait. Cela m’est arrivé dans les choses les plus sérieuses. Je ne suis qu’un vieux laboureur réformé, à la suite des Éphémérides du citoyen, défrichant des campagnes arides, et semant avec le semoir ; n’ayant nul commerce avec Mlle Ch***, ni avec aucune Tisiphone, ni avec aucune personne de son espèce agréable.

« P. S. J’ajoute encore que je ne suis point né en 1695, comme le dit votre graveur, mais en 1694, dont je suis plus fâché que du peu de ressemblance. »

— Il faut distinguer, du fatras économique dont nous sommes excédés, une brochure intitulée l’Art de conserver les grains, par Barthélemy Intieri, ouvrage traduit de l’italien, in-8o, avec figures. Bartolomeo Intieri était un de ces hommes de génie dont je crois l’Italie plus féconde qu’aucune autre contrée de l’Europe, mais qui y passent leur vie sans laisser de monuments durables de leur supériorité, sans s’assurer, par aucun bienfait, de la reconnaissance du genre humain, soit que la religion et le gouvernement y mettent obstacle, soit que le climat y porte plus à la paresse que dans nos contrées septentrionales, soit enfin qu’il résulte de la combinaison de ces diverses causes une certaine nonchalance épicurienne et philosophique qui juge que les hommes ne valent pas la peine d’être éclairés, et qui taxe de folie les efforts de ces âmes généreuses qui ont affronté les plus grands dangers, dans l’espérance de rendre le genre humain, avec le temps, un peu moins absurde et moins atroce. Le traducteur de cet ouvrage ne sait pas seulement que, si c’est Bartolomeo Intieri qui inventa cette machine ingénieuse, c’est notre abbé Galiani qui en fit la description ; qu’il est l’auteur de la brochure italienne ; que son frère, le marquis Galiani, en dessina les planches, et que notre académicien, M. Duhamel, a publié depuis longtemps la machine d’Intieri, mais sans en faire honneur à son auteur. Voilà une différence de conduite assez frappante entre notre charmant abbé Galiani et notre important académicien Duhamel : le premier dérobe son nom à la connaissance du public, et fait croire, par le titre de sa brochure, qu’elle est de l’inventeur de la machine lui-même ; le second oublie jusqu’au nom de l’inventeur, et publie la machine en France comme de son invention, et avec quelques additions qui n’ont pas le sens commun.

— Vous vous rappelez, sans doute, une correspondance du patriarche de Ferney avec un des fidèles de l’église de Paris[5], qui se trouvait autrefois à la suite de ces feuilles, et que la mort du fidèle, arrivée en 1768, a fait cesser. Cette correspondance était une récapitulation très-intéressante de notre littérature. Je vais la remplacer par des épîtres qui ne ressemblent, en aucune manière, à celles du prince des apôtres, mais qui n’en sont pas moins originales, et qui ont à peu près le même objet. Depuis que l’abbé Galiani a quitté la France, il a entretenu une correspondance fort exacte avec une des sœurs de la communion philosophique[6]. Son style, sa tournure, sa manière de voir, ses idées, rien, excepté l’unité de la foi et du dogme, et la même pureté de doctrine, ne rappelle la manufacture de Ferney. Le ton du Napolitain est surtout infiniment plus libre, moins châtié que celui du grand patriarche, et il ne se souvient pas toujours bien exactement de la retenue que la bienséance exige, particulièrement dans le commerce avec les femmes ; c’est une science de goût local, que notre abbé n’a pu acquérir à Naples, et que son génie lui a permis de négliger en France ; mais son coup d’œil n’en est pas moins lumineux et piquant. Saint Pierre n’écrivait pas comme saint Paul ; saint Luc et saint Matthieu n’ont pu s’accorder ensemble, quoiqu’ils eussent les mêmes faits à rapporter. Qu’importe de quelle manière la parole de la raison soit prêchée, pourvu que son règne advienne ? Écoutons-la donc de la bouche de notre charmant grand vicaire de Naples, et que nos cœurs se sanctifient par la prédication d’une des plus grandes lumières qui aient été accordées à l’église en ces derniers temps.

LETTRE DE GALIANI À MADAME D’ÉPINAY.
« Gênes, le 17 juillet 1769.

Madame, je suis toujours inconsolable d’avoir quitté Paris, et encore plus inconsolable de n’avoir reçu aucune nouvelle ni de vous, ni du paresseux philosophe[7]. Est-il possible que ce monstre, dans son impassibilité, ne sente pas à quel point son honneur, ma gloire, dont je me fiche, mon plaisir et celui de mes amis, dont je me soucie beaucoup, sont intéressés dans l’affaire que je lui ai confiée, et combien je suis impatient d’apprendre qu’enfin la pacotille a doublé le cap et passé le terrible défilé de la révision : car, après cela, je serai tranquille sur le reste.

« Mon voyage a été très-heureux sur la terre et sur l’onde ; il a même été d’un bonheur inconcevable. Je n’ai jamais eu chaud, et toujours le vent en poupe sur le Rhône et sur la mer : il paraît que tout me pousse à m’éloigner de tout ce que j’aime au monde. L’héroïsme sera donc bien plus grand et bien plus mémorable, de vaincre les éléments, la nature, les dieux conspirés, et de retourner à Paris en dépit d’eux. Oui, Paris est ma patrie ; on aura beau m’en exiler, j’y retomberai. Attendez-vous donc à me voir établi dans la rue Fromenteau, au quatrième, sur le derrière, chez la nommée…, fille majeure. Là demeurera le plus grand génie de notre âge, en pension à trente sous par jour, et il sera heureux. Quel plaisir de délirer ! Adieu. Je vous prie d’envoyer vos lettres toujours à l’hôtel de l’ambassadeur.

« Grimm est-il de retour de son voyage ? »

— Les papiers publics ont tué notre vieux Piron il y a longtemps, je ne sais pourquoi, car il se porte fort bien malgré ses quatre-vingts ans passés. Mme Geoffrin est en usage de lui envoyer tous les ans du sucre et du café pour étrennes, et le vieux poëte lui a riposté cette année par la chanson que vous allez lire. S’il ne compte pas tout à fait sur l’amitié de Mme Geoffrin, c’est qu’il se souvient qu’il s’est permis quelques plaisanteries à brûle-pourpoint sur le pauvre Bélisaire de Marmontel, et qu’il en a été grondé d’importance. Comme il ne s’est pas converti, il suppose que la rancune dure encore. Piron s’est fait dévot depuis plusieurs années ; mais cela n’a pas valu une épigramme de moins à son prochain. Étant allé voir un jour M. l’archevêque de Paris, en qualité de nouveau prosélyte, le prélat lui dit Monsieur Piron, avez-vous lu mon dernier mandement ? et Piron répond : Et vous, Monseigneur ?


CHANSON.
Air : Hélas, vous ne m’aimez guère,

Car tout ça ne vous plaît pas,
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

Vous êtes de beau maintien,
Grande en toutes vos manières,
La reine des gens de bien,
Tenant toujours cour plénière.
Éloigné de vos États,
À moi vous ne songez guère ;
L’absent n’intéresse pas :
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

Autant j’en dis et dirai
À votre aimable héritière[8],
Plus philosophe à mon gré
Que Montaigne et La Bruyère.
Chu tout à coup, patatra,
Du buffet dans la rivière,
Je suis monsieur tout à bas :
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

En étrenne, Sonica,
Votre bonté coutumière,
Me fait présent de moka
Pour toute l’année entière.
La bienfaisance, en tel cas,
Seule quelquefois opère,
Et l’amitié n’en est pas :
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

Dieu me garde des ingrats
De grossir la fourmilière,
Et, d’ailleurs, cet hippocras
N’est rien moins que somnifère :
À rimer entre deux draps,
J’ai passé la nuit dernière ;
Mais tout ça ne vous plaît pas :
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

Et pourtant rien n’est si vrai :
Quoique aveugle comme Homère,
Je suis encore aussi gai
Que Rabelais et Molière ;
J’ai comme eux de jolis rats :
Mais sage et même un peu fière,
Tout ça ne vous plaira pas :
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

Gens d’esprit, gens délicats,
Gens aimant la bonne chère,
Seigneurs, princes, potentats,
Tout vous aime et vous révère.
Tapi dans mon galetas,
Enterré dans la poussière,
De moi peut-on faire cas ?
Car tout Hélas !
Car Vous n’m’aimez pas.

Quand j’aurais les dons à tas
De l’Académie entière,
Comme je ne les ai pas,
Ça ne m’avancerait guère :
Ma muse y perdrait ses pas ;
Vidons notre cafetière.
Du moins si vous n’m’aimez pas,
Car tout Hélas !
Car N’m’haïssez pas.

— Puisque nous avons commencé l’année par des chansons, il faut placer ici celle que le patriarche vient de faire pour une dame qui s’appelait Marie, et qui, étant à Ferney, se plaignait de ne pouvoir pas faire d’enfants[9].

CHANSON
Air de la Baronne.

Fit un Votre patronne
Fit un enfant sans son mari.
Bel exemple qu’elle vous donne !
N’imitez donc pas à demi
Fit un Votre patronne.

Fit un Pour cette affaire,
Savez-vous comme elle s’y prit ?
Comme vous n’en pouvant point faire
Elle eut recours au Saint-Esprit
Fit un Pour cette affaire.

Fit un La renommée
Chante partout ce trait galant.
Elle n’en est que mieux famée :
Pourriez-vous craindre, en l’imitant,
Fit un La renommée ?

Fit un Beau comme un ange,
Sans doute Gabriel était.
Vous ne pourriez pas perdre au change,
L’objet qui plaît est en effet
Fit un Beau comme un ange.

Fit un Sainte Marie !
Si j’étais l’archange amoureux
Destiné pour cette œuvre pie,
Que je vous offrirais de vœux,
Fit un Sainte Marie !

Cette hymne pleine d’onction rappelle d’autres vers que le même psalmiste sacré adressa autrefois à Mme la duchesse de La Vallière, si je ne me trompe, le jour de Sainte-Madeleine, sa fête ; mais le cantique à l’honneur de sainte Marie a moins l’air d’appartenir au patriarche qu’au chevalier de Boufflers.


Votre patronne en son temps savait plaire,
Mais plus de cœurs vous sont assujettis.
Elle obtint grâce, et c’est à vous d’en faire ;
Vous inspirez des feux qu’elle a sentis.

Votre patronne, au milieu des apôtres,
Baisait les pieds de son divin époux ;
Belle duchesse, il eût baisé les vôtres,
Et saint Jean même en eût été jaloux.

Comme Mme la duchesse de La Vallière a conservé, à l’âge de cinquante ans, une fort belle tête, Mme la comtesse d’Houdetot fit l’autre jour l’impromptu suivant :


La nature prudente et sage
Force le temps à respecter
Les charmes de ce beau visage,
Qu’elle n’aurait pu répéter.

M. Saurin vient de donner une nouvelle édition revue et corrigée de son Joueur anglais, qu’il a intitulé Beverley, tragédie bourgeoise. Cette pièce est de celles qu’on joue rarement, mais qui attirent du monde par le peu de ressemblance qu’elles ont avec les pièces qu’on joue tous les jours, et dont on dit constamment du mal en sortant de la représentation. Comme beaucoup de petites maîtresses délicates à l’excès ont surtout attaqué la catastrophe, et ont trouvé cet empoisonnement horrible, M. Saurin a fait imprimer dans cette édition deux cinquièmes actes l’un fond noir, tel qu’on le joue ; l’autre couleur de rose, parce qu’on ne laisse pas à Beverley le temps de s’empoisonner, et que sa femme, son ami et le vieux bon domestique, reviennent à temps pour lui apprendre que son sort est changé, et qu’il n’est plus à la besace, malgré toutes les sottises qu’il a faites pour s’y réduire lui et les siens. Jugez de la bonté d’un plan qu’on peut changer à la fin du blanc au noir ou du noir au blanc sans qu’il y paraisse ; ou plutôt soyez persuadé qu’il y paraît, et qu’il n’y a pas l’ombre de jugement dans cette opération. Nos académiciens et nos beaux esprits en savent plus long que les Sophocle et les Euripide, à qui il ne serait jamais venu dans l’esprit que le même sujet pût être dénoué ad libitum, heureusement ou malheureusement. M. Saurin, avec son dénoûment à deux couleurs, me rappelle ce curé de Mont-Chauvet en Basse-Normandie, qui vint à Paris il y a dix-huit ans, et qui nous apporta une tragédie de David et Bethsabée, imprimée, et bien précieuse pour ceux qui aiment à se divertir d’ouvrages ridicules. Il dit alors qu’il méditait de traiter le sujet du roi Balthazard en tragédie, qu’il fit effectivement imprimer quelques mois après ; et il nous dit, à ce sujet, qu’il s’étonnait toujours d’entendre nos faiseurs de poétique s’écrier sur la difficulté d’un plan de tragédie ; que, quant à lui, il avait pour cela un secret immanquable. « Le nœud, ajouta-t-il, est toujours au cinquième acte ; et quant à mon Balthazard, par exemple, tout consiste à savoir s’il soupera ou non au cinquième acte, car s’il ne soupe pas, la main ne peut pas écrire sur la muraille, et adieu la pièce. Or, puisque je veux qu’il soupe, je dirai au premier acte, il soupera ; au second, il ne soupera pas ; au troisième, il soupera ; au quatrième, il ne soupera pas ; vous voyez bien qu’il faut qu’il soupe au cinquième, et que cela va sans dire. Et si je ne voulais pas qu’il soupât, je commencerais mon premier acte par dire, il ne soupera pas. » Ma foi, notre curé de Mont-Chauvet était un grand homme ; il savait le secret de nos meilleurs faiseurs.

— Un jeune éléphant de cinq ans, qu’on montre ici depuis quelques jours pour de l’argent, a donné lieu au quatrain suivant :


Cet éléphant, sorti d’Asie,
Vient-il amuser nos badauds ?
Non il vient avec ses rivaux
Concourir à l’Académie.

Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce moment-ci pour l’Académie seraient fort heureux d’avoir autant d’intelligence que cet animal en a dans sa trompe. Vous aimerez mieux que ce mauvais quatrain le propos de Duclos, qui disait ces jours passés : « Messieurs, parlons de l’éléphant : c’est la seule bête un peu considérable dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger. »

— Outre les deux places vacantes à l’Académie française par la mort de M. de Moncrif et du président Hénault, il en vaque une troisième par la mort de M. l’abbé Alary, prieur commendataire de Notre-Dame de Gournay-sur-Marne, décédé le 15 décembre de l’année dernière, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Il avait été attaché à l’éducation du roi, et ensuite de feu M. le dauphin et des Enfants de France. Il était créature du feu cardinal de Fleury, qui fit sa fortune. Je ne crois pas que l’abbé Alary ait jamais rien écrit. Ceux qui l’ont connu assurent qu’il avait de la finesse dans l’esprit, et qu’il était de bon commerce. Il avait quitté la cour depuis fort longtemps, et vivait obscurément à Paris, avec la réputation de sagesse dans le caractère, ce qui veut souvent dire nullité car il n’y a qu’à ne s’affecter de rien, être de la plus belle indifférence pour le bien et le mal, public ou particulier, louer volontiers tout ce qu’on fait, et ne jamais rien blâmer, s’appliquer à ses intérêts, mais sans affiche, et l’on a bientôt la réputation d’un homme sage.

— Jean Sénac, premier médecin du roi, surintendant des eaux et fontaines minérales et médicinales du royaume, de l’Académie royale des sciences, mourut le 20 du mois dernier, à Versailles, à l’âge de quatre-vingts ans[10]. Il avait, à titre de sa place, un brevet de conseiller ordinaire du roi en ses conseils d’État et privé. Il a laissé plusieurs ouvrages de médecine et de physiologie fort estimés, dont celui qui traite du cœur[11] est, je crois, le plus récent. Sénac était savant et ne croyait pas à la médecine, ce qui ne l’empêcha pas de choisir cette profession de préférence, et de l’exercer toute sa vie. Je dis de préférence, parce qu’il avait tâté de plusieurs métiers avant de se fixer. Il avait été dans sa jeunesse protestant, proposant ou apprenti ministre de l’Évangile, ensuite catholique, jésuite et enfin médecin. Il avait reconnu sans doute que de tous les marchands d’espérance, les médecins resteraient les plus achalandés à la longue. Sénac avait infiniment d’esprit ; mais son caractère moral était fort équivoque, ou plutôt, pour trancher le mot, il avait la réputation d’un grand fripon. Il avait l’air faux, et de sa vie il ne lui est arrivé d’oser regarder celui à qui il parlait ; il parlait toujours les yeux baissés, ou en regardant de côté. Ce signe, que j’ai remarqué aussi à feu M. de Silhouette, est un des plus fâcheux symptômes : on n’en relève jamais dans mon esprit ; mais il faut qu’il ne soit pas si mortel ailleurs, puisqu’il n’a pas empêché M. Sénac de parvenir à la première dignité de son état. On s’apercevait aussi trop aisément qu’il ne croyait pas à la médecine, quand il était auprès de ses malades ou en consultation ; et à cet égard il valait mieux suivre ses conseils que son exemple. Je me souviens que lorsqu’il fut nommé premier médecin du roi, il proposa à M. le duc d’Orléans, pour remplir la place de premier médecin de ce prince qu’il quittait, d’appeler le docteur Fizes, de Montpellier. Ce choix ne réussit point, quoique Fizes eût une grande réputation ; il ne fut à Paris que ridicule et avare, et s’en retourna à Montpellier au bout de quelques mois. « Je lui avais prescrit, disait Sénac, d’approcher gravement du malade, de ne point parler, de tâter le pouls, de rentrer ensuite dans sa perruque, d’y rester un moment, de prononcer son arrêt, prendre l’argent et s’en aller. Le vieux fou n’a rien fait de tout cela, ce n’est pas ma faute. » Sénac était brouillé avec la Faculté de médecine de Paris. Lorsqu’il arriva en ce pays-ci, il voulut être reçu docteur sans soutenir thèse, parce qu’il était docteur de Montpellier, et qu’il croyait avoir fait ses preuves de mérite. La Faculté le refusa, et il devint son ennemi irréconciliable ; tous les dégoûts qu’il pouvait lui donner, elle était sûre de les avoir. Comme il influait sur le choix de M. le duc d’Orléans, jamais la place de premier médecin au Palais-Royal n’a été occupée par un docteur de la Faculté. Nous devons aussi à cette haine l’établissement de l’inoculation en France : c’est uniquement pour faire de la peine à la Faculté que Sénac détermina M. le duc d’Orléans à faire inoculer M. le duc de Chartres et Mademoiselle, aujourd’hui Mme la duchesse de Bourbon, et à appeler M. Tronchin. Il est vrai que celui-ci ayant fait trop de sensation à Paris, Sénac devint son ennemi capital. Il dit un jour au roi qu’après avoir plus mûrement réfléchi, il était obligé de regarder l’inoculation comme dangereuse. M. le duc d’Orléans lui devait un compliment de n’avoir réfléchi qu’à demi lorsqu’il s’agissait d’y exposer ses enfants ; mais la pratique est restée salutaire, malgré les réflexions plus mûres de M. le premier médecin. Mme Sénac a été moins salutaire à la France. Elle avait le département des charlatans, et y jouissait des profits attachés, que son extrême avarice voulait pousser aussi loin qu’ils pouvaient aller. Tout coquin qui payait grassement était sûr d’avoir une permission du premier médecin, délivrée par sa femme, pour vendre et débiter par tout le royaume des drogues souvent funestes à la santé du peuple : son règne fut celui des charlatans. Sa mort fait vaquer une place importante qui approche de la personne du souverain, et que les circonstances peuvent rendre infiniment intéressante. Elle est d’ailleurs très-lucrative, et il passe pour assez constant qu’elle a valu tous les ans plus de cent mille livres de rente à Mme Sénac.

— Le baron de Thiers, brigadier des armées du roi, mourut aussi le 15 du mois dernier. C’était le dernier des Crozat, qui ont tous laissé des fortunes immenses. Il était père de Mme la maréchale de Broglie, et oncle de Mme la duchesse de Choiseul. Il possédait un cabinet de tableaux célèbre par le choix et la richesse des morceaux qui le composent ; après la collection du Palais-Royal, c’est la plus considérable qu’il y ait en France. J’évalue la totalité de ces richesses à près de quatre cents tableaux, dont il y en a au moins une centaine de supérieurement beaux. M. de Thiers possédait aussi des portefeuilles précieux de dessins originaux des plus grands maîtres d’Italie.

— Je ne répondrais pas de l’efficacité du remède que vous trouverez indiqué dans le récit que vous allez lire : mais un pharmacopole littéraire, ou, s’il faut parler plus simplement, un épicier-droguiste comme moi, doit avoir de tout dans sa boutique, et si mon remède souverain pour les maux de poitrine ne guérit personne, il ne pourra du moins faire aucun mal. Lisez et prenez, si vous en avez besoin, si vous avez de la foi ou des bouteilles à boucher.

Un officier en garnison à Rochefort, ennuyé d’avoir fait inutilement tous les remèdes usités pour se guérir d’un rhume opiniâtre, cessa d’en faire et reprit sa vie ordinaire. Le crachement de sang arriva bientôt, et sa poitrine parut s’affecter : malgré cela il s’obstina à ne rien faire. Un jour, ayant tiré une pièce de vin dans sa cave, il se fit apporter dans sa chambre une demi-livre de résine et une demi-livre de cire jaune, qu’il mit fondre sur un réchaud dans un vase de terre, et dont il cacheta les bouteilles. Cette opération l’ayant occupé environ une heure et demie, il crut s’apercevoir qu’il crachait plus facilement, et que sa toux était moins sèche et moins fréquente. Il pensa que la fumigation que le hasard lui avait fait faire pouvait y avoir contribué ; en conséquence il la recommença en tenant ses portes et fenêtres fermées, et en se promenant à travers la nuée formée par la fumée. Au bout de quatre ou cinq jours il se trouva parfaitement guéri. Il fit part de sa découverte au chirurgien-major de son régiment, qui, sans croire à son efficacité, voulut en faire l’essai sur un soldat qui se mourait à l’hôpital de la pulmonie la plus décidée. Après l’avoir fait transporter chez lui, il lui fit subir de quatre heures en quatre heures la fumigation proportionnée pour la force de la fumée aux forces du malade, qui, étant très-faible, aurait pu être suffoqué par une fumée trop forte. Dès le second jour la toux du malade prit un autre caractère, et en six semaines il se trouva parfaitement rétabli.

Et sur ce, dit Rabelais, tenez-vous en joie et buvez frais.

— Il vient de paraître une très-belle carte du royaume de Naples en quatre feuilles. Cette carte a été exécutée avec le plus grand soin par ordre du ministère de Naples, sous la direction de M. l’abbé Galiani, et quoiqu’il ait été rappelé dans sa patrie avant qu’elle ait pu être achevée, il a pris en partant des mesures pour assurer le succès de cette entreprise dont il s’était fait un point d’honneur qui ne pouvait que tourner au profit de l’ouvrage. Cette carte se distinguera donc très-avantageusement de cette foule de mauvaises cartes dont les géographes de Paris inondent l’Europe. Ils sont tous, depuis M. de Cassini de Thury jusqu’à M. Le Rouge, du quai des Morfondus inclusivement, des charlatans sans honneur et sans probité, indignes de délier les souliers à M. d’Anville, l’unique géographe qui nous reste.


15 janvier 1771.

On peut se rappeler une aventure rapportée il y a quelques années dans les papiers anglais. Deux hommes, ennuyés de vivre, prirent la résolution de se noyer. Le hasard voulut que, sans se connaître, ils choisirent le même lieu et le même moment pour exécuter leur dessein ; ils se rencontrèrent nez à nez sur le pont de Westminster, d’où ils devaient se précipiter dans la Tamise. Des motifs bien différents les avaient conduits à ce parti extrême. L’un, né avec une grande fortune, avait joui de tous les plaisirs avec satiété ; il était blasé, et, ne trouvant plus de ressort dans son âme, il s’était déterminé à mettre fin à une existence pénible et incommode. L’autre, sans bien, s’était appliqué au commerce avec une ardeur infatigable, et après plusieurs années d’un travail sans relâche, il s’était vu ruiné tout d’un coup et de fond en comble par un enchaînement de malheurs et de pertes. Le désespoir conduisait l’un ; et le dégoût, l’ennui de la vie, entraînaient l’autre. Tous deux, jeunes encore, furent frappés d’être arrivés sur la même place, pour le même dessein, par deux routes si diverses. L’homme dégoûté dit à l’autre « Il n’y a point de remède à mon mal, il y en a au vôtre. Je suis riche, je puis finir tous vos malheurs en vous donnant une partie de mon bien j’aurai du moins fait une bonne action avant de me noyer, et vous n’aurez plus de motif pour vous donner la mort. » Le désespéré goûta le projet de l’ennuyé ; mais l’ennuyé n’eut pas sitôt sauvé la vie au désespéré qu’il n’eut plus envie de finir la sienne ; sa bonne action lui donna le goût de vivre. Il s’ensuivit de cette rencontre une liaison très-tendre entre les deux candidats de la Tamise : l’un donna sa fille à l’autre en mariage, et tous les deux sont aujourd’hui aussi attachés à la vie qu’ils étaient pressés, au moment de leur rencontre, de la quitter.

Quand on a inséré ce conte dans une gazette, on en a tiré tout le parti possible. Cela n’est intéressant que parce que c’est un fait, et qu’on doit être bien aise qu’un fou ait sauvé la vie à un malheureux, et en ait appris le secret d’endurer la vie. Mais il n’y aurait aucun mérite à imaginer de pareilles aventures ; elles cessent d’intéresser dès que l’on peut douter de leur réalité.

Cependant il y a des sujets ingrats et des sujets heureux, et je ne balancerai jamais de mettre l’histoire des deux hommes qui se rencontrent sur le pont de Westminster à la tête des sujets de la première classe. Vraisemblablement M. Fenouillot de Falbaire s’est trouvé des ressources suffisantes dans le génie pour traiter ce sujet sur le théâtre ; mais le public en sifflant, le 12 de ce mois, son Fabricant de Londres, drame en cinq actes et en prose, sur le théâtre de la Comédie-Française, lui a appris qu’il s’est trompé. Ce Fabricant de Londres a donc fait une fin plus malheureuse à Paris que sur le pont de Westminster.

On peut appeler cette pièce le crime de MM. Diderot et Sedaine. Le pauvre Fenouillot a vu le succès du Père de famille et du Philosophe sans le savoir, et il a dit : Faisons le Fabricant de Londres, et cela fera une trinité ; mais le parterre n’a pas voulu reconnaître la profession du Fabricant. L’auteur a vu que M. Saurin a fourré un enfant dans son Beverley avec quelque succès, et vite il en a donné deux à son Fabricant qui ne tiennent nullement au sujet, et qui ne font qu’aller et venir pendant toute la pièce, et embarrasser la scène, et distraire le spectateur de l’attention qu’il doit aux événements. Il a lu quelque chose dans la poétique de M. Diderot sur les scènes simultanées, il en a vu l’essai dans le Père de famille, et il a cru qu’il n’y avait qu’à en faire depuis le commencement jusqu’à la fin. En revanche, il s’est dispensé de faire les scènes, il n’y en a pas une de faite ; tout se passe en allées et venues perpétuelles. Sa pièce ressemble à un de ces canevas que les comédiens italiens ont coutume de plaquer contre le mur derrière la coulisse, et sur lequel ils viennent improviser sur le théâtre en suivant la succession des scènes et la marche de l’intrigue. M. de Falbaire n’a ni génie, ni imagination, ni chaleur, ni sentiment, ni jugement, ni éloquence, ni style ; je le savais après avoir vu son Honnête Criminel, et j’étais bien sûr qu’il ne ferait jamais rien. Il nous revient encore aux Italiens une de ses pièces que Philidor a mise en musique. C’est le Premier Navigateur de Gessner. Pauvre Philidor, que je vous plains !

Remarquons en finissant que nos poëtes ont pris à tâche depuis quelque temps de nous dégoûter du suicide, en le traitant si ennuyeusement et si platement sur la scène : et qu’on dise après cela qu’ils ne sont pas bons citoyens, et qu’ils ne secondent pas merveilleusement les vues du gouvernement dans un temps où la manie de se tuer est devenue si publique et si fréquente ! Mais le public est excédé des suicides, au moins sur le théâtre, et il n’a fait que bâiller à la représentation du Sidney mélancolique de Gresset que les Comédiens avaient tenté de remettre il y a quelque temps. Pour M. de Falbaire, il a juré de ne jamais s’éloigner du greffe criminel, soit qu’il veuille toucher, soit qu’il cherche à nous faire rire. Son galérien[12], ses Deux Avares[13] qui ne sont que deux voleurs, ses deux Noyés sont autant de sujets à procès-verbal en présence de M. le lieutenant criminel et de son greffier ; et quoique leurs cas soient fort divers, je crains qu’ils ne soient, ensemble avec leur auteur, condamnés aux mêmes peines.

— Le théâtre de la Comédie-Française se plaît apparemment aux chutes, car depuis longtemps tous ses essais ont été marqués aux sifflets du parterre, et si cela continue, toutes les pièces nouvelles seront plombées du sifflet à la douane du bel esprit.

Le 29 décembre dernier, les Comédiens ont essayé de jouer la Veuve, comédie en un acte et en prose, par M. Collé, auteur de Dupuis et Desronais et de la Partie de chasse de Henri IV. Cette pièce est imprimée depuis plusieurs années. Les Comédiens l’ont affichée sous le nom de Veuve anglaise, parce que l’auteur suppose qu’elle a été élevée en Angleterre. Anglaise ou Française, elle a été sifflée à la première représentation, et l’auteur l’a retirée. Vous pouvez la lire dans son Théâtre de société publié depuis plusieurs années ; vous la trouverez froide. Si l’on vous dit qu’elle est bien écrite, vous n’en croirez rien, et vous resterez persuadé au contraire que non-seulement le style en est infiniment négligé et incorrect, mais que le ton en est faux et essentiellement mauvais. Quand M. Collé ne fait parler des freluquets à faux airs et des femmes perdues, il n’y est plus, son naturel disparaît, il devient faux, guindé ou plat. Je ne sais ce qui peut avoir déterminé les Comédiens à essayer cette pièce sur leur théâtre, si ce n’est l’épargne qu’ils font de la part d’auteur à leur profit quand une pièce est imprimée avant la représentation.

Le succès que la Veuve a eu sur un théâtre de société fort célèbre peut aussi leur avoir donné l’envie de faire cet essai. La Veuve réussit beaucoup l’été dernier sur le théâtre du château de la Chevrette, où la société de M. de Magnanville, garde du trésor royal, joue la comédie avec les plus grands applaudissements. Il y a de très grands talents, surtout en femmes, dans cette troupe de société. Mme de Pernon, fille de M. de Magnanville, a, sans être belle, une figure intéressante et la voix du monde la plus touchante ; elle est à merveille dans les rôles de sentiment. Mme la marquise de Gléon, sa cousine, grande et belle femme, a joué le rôle de la veuve avec un ton, une grâce, un agrément que les actrices de profession n’auront jamais, parce que le défaut de première éducation qu’on leur remarque choquera toujours ceux qui ont un peu de délicatesse dans le tact, à moins que la nature n’ait remédié à ce défaut, comme dans feu Mlle Gaussin, par tant de grâces, tant d’agréments séduisants et divers, que l’éducation se trouve remplacée et prévenue en tout. La sœur de Mme de Gléon, Mlle de Savalette, joue les rôles de soubrette d’une manière si spirituelle, son petit accent gascon lui donne tant de piquant qu’on ne se souvient pas d’avoir vu jouer la comédie avec cette supériorité depuis la retraite de Mlle Dangeville. Aussi longtemps que la profession de comédien ne pourra être exercée que par des gens sans mœurs et sans éducation, et qu’une créature, qui ne sait faire chez elle que la fille de mauvaise vie, sera chargée de représenter en public le rôle ou d’une femme honnête ou d’une femme du monde, avec le maintien, le ton, la facilité et la noblesse de manières que donnent l’éducation et l’usage et l’habitude de la bonne compagnie, vous pouvez être sûr que la vraie comédie, celle qui n’est pas farce ou charge, en un mot le miroir fidèle de nos mœurs, ne sera pas bien jouée sur nos théâtres publics.

— Les Comédiens français, n’ayant pas été heureux en pièces nouvelles ont cherché à y suppléer par le début d’un acteur nouveau qui a paru sur leur théâtre pour la première fois le 3 décembre dernier dans les grands rôles tragiques, et qui a joué jusqu’à présent sans discontinuer. Nous l’avons vu dans Alzire, Œdipe, le Comte d’Essex, les deux Iphigénies, remplir les principaux rôles, et il doit essayer cette semaine celui d’Orosmane dans la tragédie de Zaïre. M. Larive[14], c’est son nom, n’a, à ce qu’on prétend, que vingt-deux ans ; il a l’air plus âgé au théâtre. C’est un élève de Mlle Clairon, qui lui disait avec un ton de Melpomène, en le faisant répéter en présence d’une grande dame, et le voyant fort décontenancé : « Allons, monsieur Larive, votre extérieur est fort beau ; montrez à madame la duchesse que votre intérieur ne cède en rien à votre extérieur. » Mais il ne fallait parler au public ni de l’extérieur ni de l’intérieur de M. Larive il fallait qu’il tombât un jour des nues habillé en Zamore tout au beau milieu du théâtre des Tuileries, et son succès eût été plus brillant. Je n’ai jamais vu les ouvrages et les personnages annoncés réussir ; malgré cela on a toujours la rage d’annoncer. Les amis de Mlle Clairon nous avaient dit, trois mois d’avance, que nous allions voir la perle des acteurs, et lorsque cette perle a paru, nous avons été tentés de lui disputer jusqu’à sa qualité de perle. Mlle Clairon s’était placée dans le trou du souffleur le premier jour de son début ; c’est de là qu’elle dirigeait son élève à chaque vers et à chaque pas, des yeux, de la voix, des gestes. À la place de M. Larive, si j’avais eu quelque talent, cette sollicitude maternelle eût été un moyen infaillible de me le faire perdre. L’élève annoncé fut d’abord reçu avec les plus grands applaudissements ; mais ces applaudissements allèrent toujours en déclinant, et il n’en resta plus pour les quatrième et cinquième actes ; la marche inverse eût mieux valu. En revanche, Mlle Clairon eut la mortification dans son trou d’entendre applaudir avec transport Mme Vestris, qui l’a remplacée au théâtre, et fait oublier du public ; elle s’était placée tout juste aux pieds et en face de sa rivale, pour être témoin de son triomphe. En effet, cette actrice joua plusieurs morceaux d’Alzire avec une grande supériorité, et écrasa entièrement son cher Zamore le débutant. Je crains qu’elle ne s’accoutume insensiblement à chanter avec monotonie dans les vers de tendresse et de sentiment ; si elle peut échapper à ce défaut, je ne doute pas que, tout en grasseyant, elle ne parvienne à une grande réputation. Les applaudissements qu’elle reçut dans le rôle d’Alzire, quoique excessifs, étaient bien mérités.

Quant à M. Larive, le public, après l’avoir vu jouer dans plusieurs rôles, lui a décerné les honneurs de la médiocrité ; je doute qu’il mérite jamais au delà. Ses partisans disent qu’il a une très belle figure, une voix superbe, un maintien et des gestes nobles. Je n’aime ni son maintien, ni sa voix, ni sa figure. J’ai vu des figures beaucoup moins belles et infiniment plus théâtrales. Il n’a point de jeu dans sa physionomie, rien ne se peint sur son visage ni dans ses beaux yeux.


Ses grands yeux noirs ne me disent rien du tout.


Il a l’air d’un oiseau de proie superbe, mais sans esprit. Je parierais que M. Larive est fort bête, et je gagnerais. Il n’a ni véritable chaleur ni sentiment. Si tout cela lui vient avec le temps, il sera grand acteur. Marmontel le prétend ; il nous assure que M. Larive écrasera Le Kain incessamment. Il lui reste encore à grimper pour arriver à la cheville de cet acteur célèbre, qui doit reparaître sur le théâtre le mois prochain, après une absence de dix-huit mois, et qu’on dit rétabli d’une longue et dangereuse maladie par les soins de M. Tronchin.

— On donna le 11 décembre dernier, sur le théâtre de l’Opéra, la première représentation d’Ismène et Isménias, tragédie lyrique en trois actes, tirée en partie du roman grec de ce nom, par M. de Laujon, secrétaire des commandements de monseigneur le comte de Clermont, prince du sang. Je conviens que je n’ai rien compris au poème de M. de Laujon, et que je n’ai eu nulle envie d’y rien comprendre. Il a été musiqué par M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, amateur et garde-magasin de doubles-croches suivant la cour. Cet opéra a fait fortune par le ballet de Jason et Médée qu’on y a cousu, non tel qu’il a été donné à Vienne par les soins de Noverre, mais tel qu’il a pu être imité par Vestris, qui a dansé à Vienne dans ce ballet de Noverre. Il fallait en conserver au moins la musique, qu’on dit superbe : mais M. de La Borde a mieux aimé y substituer la sienne sans génie et sans goût. Vestris n’a pas observé une autre chose aussi essentielle que la musique c’est que dans les ballets de Noverre la danse et la marche cadencée sont très distinctes ; on ne danse que dans les grands mouvements de passion, dans les moments décisifs ; dans les scènes, on marche en mesure à la vérité, mais sans danser. Ce passage de la marche mesurée à la danse et de la danse à la marche mesurée est aussi nécessaire dans ce spectacle que, dans celui de l’Opéra, le passage du récitatif à l’air et de l’air au récitatif ; mais danser pour danser ne peut avoir lieu que lorsque la pièce en danse est finie. Voilà les éléments de ce spectacle qui fit de si grands prodiges chez les anciens, et dont M. Noverre a ressuscité l’idée dans les cours d’Allemagne. Son imitateur Vestris, n’ayant pas pris garde à ces éléments, m’a paru avoir fait un ballet sans aucun effet. Malgré cela, la nouveauté du spectacle l’a fait réussir et a attiré beaucoup de monde à l’Opéra. Les uns ont dit que c’était beau, les autres que les contorsions de Vestris-Jason étaient ridicules, et celles de Médée-Allard effroyables. Créuse-Guimard, après avoir été empoisonnée dans ce ballet par sa rivale, a dansé dans le troisième acte comme simple bergère, en robe si élégante que nos dames ont quitté le domino de carnaval pour danser en robes à la Guimard. Ce n’est pourtant autre chose qu’une robe retroussée avec élégance sur un jupon d’une autre couleur. La première invention en est due aux actrices de la Comédie-Italienne qui ont joué les rôles de l’opéra-comique avec ces habits ; Mlle Guimard, ou son décorateur, n’a fait qu’y ajouter beaucoup de pompons, d’agréments et de guirlandes.

Un faiseur de calembours a fait une petite estampe où l’on voit M. de La Borde, avec son opéra d’Isménias, dégringoler d’une échelle et tomber sur un manche à balai qui le reçoit et le soutient debout. Cela veut dire que, sans le ballet de Médée, l’opéra de M. de La Borde serait tombé. Cette estampe est digne de décorer l’Almanach des calembours qu’on a publié cette année[15] en mémoire du succès de la Comtesse Tation et d’autres pauvretés.

— Depuis environ six mois que J.-J. Rousseau a la permission de venir vivre paisiblement à Paris, on a parlé quelquefois de son petit opéra de Pygmalion joué sur le théâtre de Lyon à son passage par cette ville, et essayé ici sur quelques théâtres de société. Je n’ai pas entendu parler de l’effet qu’il produit au théâtre ; mais comme les moindres ouvrages d’un homme célèbre excitent la curiosité, vous ne serez pas fâché de trouver celui-ci copié dans le corps de ces feuilles. Vous êtes déjà prévenu que Pygmalion ne chante point, mais qu’il parle et récite, et que la musique n’est employée que pour couper, par différentes ritournelles, le discours de l’acteur, et pour exprimer son action ainsi que les divers mouvements dont il est agité.

— Pierre-Philippe Mignot, sculpteur du roi, de l’Académie royale de peinture et de sculpture, mourut le 25 décembre dernier. Cet artiste était, je crois, encore jeune. Il débuta, il n’y a pas dix ans, dans le Salon, par l’exposition d’une femme nue couchée sur le côté droit, de grandeur naturelle : elle fut jugée superbe ; mais il ne soutint pas sa réputation, et l’on n’a depuis rien vu de lui qui répondit à ce début brillant[16].

— L’avocat Moreau qui, d’ancien avocat des finances qu’il était sous la puissante administration de M. de L’Averdy, est devenu depuis quelques mois bibliothécaire de madame la dauphine, ne veut pas être bibliothécaire en herbe ; il veut verbiager si Dieu lui prête vie. Il vient de publier une brochure d’environ cent quatre-vingts pages in-8o intitulée Bibliothèque de madame la Dauphine, No I, Histoire[17]. Cela promet une suite où les autres sciences et les belles-lettres auront leur tour sans doute. Moreau ne veut pas seulement être le bibliothécaire de madame la dauphine, il veut encore être son docteur et son instituteur. En conséquence il traite dans sa brochure, pour l’instruction de cette princesse, trois points, savoir : l’Objet moral de l’étude de l’histoire ; la Carte générale des empires dont l’histoire offre la succession ; Plan de lectures, et suite des livres français qui peuvent nous instruire de l’histoire. Le premier de ces points demande un philosophe éloquent et pénétré de l’importance de son sujet, surtout pour une jeune princesse, l’espoir d’un grand royaume. Le second demande la plume rapide d’un écrivain plein de feu et de sens, pour tracer l’esquisse de tant de tableaux divers, d’une manière également heureuse et frappante. Le dernier exige une critique éclairée et sage, qui indique moins les livres médiocres ou mauvais que nous avons, que les bons qui nous manquent et qui restent à faire. M. Moreau n’est rien de tout cela ; il n’est sur les trois points qu’un bavard, qu’un phrasier d’autant moins estimable qu’on voit à chaque page qu’il écrit contre sa pensée. Il n’y a pas dans toute sa brochure un mot qui s’adresse à l’âme d’une jeune princesse ; et où le prendrait-il ? Dans la sienne ? Est-ce qu’un courtisan en peut avoir une ? Il parle à madame la dauphine de l’origine de la liberté des Suisses, et il évite avec soin de nommer la maison d’Autriche à cette occasion, de peur apparemment d’offenser madame la dauphine en lui apprenant que ses ancêtres ont perdu ces provinces il y a quatre siècles. Si tu voulais absolument faire le courtisan, ne pouvais-tu pas tracer le parallèle entre cet Albert qui, se fiant à ses mauvais conseillers, perdit la Suisse, et cette mère auguste de notre jeune dauphine, qui, attaquée de toutes parts au commencement de son règne, paraissait devoir succomber, et trouva dans son courage, et surtout dans l’amour de ses peuples, les moyens de résister à tous les efforts de ses ennemis, et de conserver la succession entière de son père, dont tout semblait menacer le démembrement ? Tu aurais été ainsi à la fois courtisan et vrai ; mais quand les âmes viles ne mentent point, elles ne sont qu’à moitié satisfaites…

Je ne sais pourquoi je me fâche, et encore contre M. Moreau que je n’ai jamais vu, que je n’estime pas, et qui devrait par conséquent m’être bien indifférent ; ou plutôt je sais fort bien pourquoi je suis en colère. C’est que je ne puis pas souffrir que des matières d’une telle utilité, d’une si grande importance, soient traitées par des empoisonneurs qui affectent encore un air de sagesse et même de franchise courageuse, tandis qu’en faux braves ils n’attaquent que ce qu’il n’est pas dangereux d’attaquer. Ce qui me fâche encore, c’est de voir gâter un sujet qui entre les mains d’un honnête homme et d’un homme éloquent était beau, intéressant et touchant à traiter. Les princes sont bien à plaindre si l’accès de leur cœur est toujours fermé à la vérité depuis leur enfance, et si leur âme ne peut être remuée et exercée ni par la force propre aux événements, ni par les discours d’un honnête homme. Du moins, si leur jeunesse était confiée à des citoyens vertueux, pourraient-ils contracter l’heureuse habitude de reconnaître la vérité à l’auguste simplicité de son caractère et de la distinguer dans le cours de leur vie du mensonge et de la flatterie. M. Moreau a fini sa brochure par une notice qu’il appelle un triage des meilleurs livres français dont on puisse composer une bibliothèque historique. Il a ramassé dans son noble triage ce que nous avons de plat et de mauvais à côté de ce que nous avons de bon ou de passable. Il place M. de Voltaire entre l’abbé Coyer et l’abbé Aubert, et il n’ose citer du premier homme de la nation que l’Histoire de Charles XII, et il fait un verbiage à ce sujet qui signifie en dernière analyse que si M. de Voltaire avait pu se résoudre à être plat, hypocrite et nul, il aurait pu devenir le premier historien de son siècle. Je vous demande pardon ; il n’aurait été qu’un Moreau, et un Moreau de plus ne marque pas dans un royaume abondant et immense comme la France.

— L’avocat Marchand, vieux et mauvais plaisant hargneux, qu’on peut fort bien atteler avec l’ancien avocat Moreau, malgré sa platitude bourgeoise, est en usage de gratifier le public, tous les ans, vers le nouvel an, de quelque production ingénieuse et satirique. Il a la bravoure de M. Moreau et la sagesse des serpents, c’est-à-dire que ses traits ne tombent que sur des personnes qu’on peut attaquer sans autre danger que celui du mépris qui retombe sur l’assaillant ; mais comme le mépris est la nourriture ordinaire d’un Marchand, son estomac s’en trouve à merveille. Il y a cependant telle maison dans le Marais où Marchand passe pour le plus ingénieux écrivain du siècle, et où ses plaisanteries ont un sel qui n’a jamais pu se transporter au delà des bornes de la rue Saint-Martin. Ainsi une plaisanterie qui a le plus grand succès dans les rues Portefoin et Transnonain reste absolument ignorée dans le quartier du Palais-Royal et dans le faubourg Saint-Germain. C’est ce qui est arrivé cet hiver au Testament politique de M. de Voltaire, fabriqué par Marchand, pour l’amusement des soupers du Marais. Je crois que la première esquisse de ce Testament a déjà paru il y a quelques années[18], et que le malin Marchand en donne seulement ici une édition plus complète, dans laquelle il y a une foule de lettres initiales dont tout le monde saurait remplir les noms sans difficulté, si l’on pouvait lire cette rapsodie sans dégoût.

— Il a paru sur la fin de l’année dernière un gros volume d’Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers français des Georgiques de Virgile et sur les poëmes des Saisons, de la Déclamation et de la Peinture, par M. Clément, suivies de quelques réflexions sur le poëme de Psyché[19]. Ce M. Clément est un jeune homme de Dijon, où il a déjà fait le métier de professeur ; car en France rien n’est si commun que des professeurs de vingt ans. Dégoûté de cet état, M. Clément est venu à Paris faire le métier de chamailleur, et, pour débuter avec éclat, il se prend corps à corps avec quatre ou cinq poëtes à la fois. M. l’abbé Delille, M. de Saint-Lambert, M. Dorat, M. Watelet, M. Lemierre sont également maltraités par M. Clément. Si son but était de faire du bruit, il a parfaitement réussi. On a parlé de sa critique trois mois avant sa publication, et il est fort problématique qu’on en parle trois semaines après. Il doit sa célébrité à la sensibilité des poètes qu’il attaque. Instruits à temps du présent que M. Clément leur préparait, ils ont fait des démarches à la police pour empêcher son ouvrage de paraître, et ils l’ont en effet retardé pendant trois mois. M. de Saint-Lambert, plus à portée qu’un autre de faire agir l’autorité avec succès, est celui qui a fait les démarches pour arrêter la publication de l’ouvrage ; il en est résulté que le public en est devenu plus curieux, et qu’une critique qui aurait peut-être paru incognito a eu de la vogue pendant quelques jours. On a conté diversement ce qui s’est passé entre M. de Saint-Lambert et M. Clément. Tout ce qu’il y a de certain, c’est que M. Clément, informé des démarches de M. de Saint-Lambert, pour arrêter la publication de son ouvrage, lui a écrit une lettre que celui-ci a trouvée très-impertinente et que M. Clément a été mis en conséquence au For-l’Évêque ; mais que sa prison n’a duré que vingt-quatre heures, ou trois jours au plus, selon d’autres versions. Il a couru à cette occasion l’épigramme que voici :


Pour avoir dit que tes vers sans génie
M’assoupissaient par leur monotonie,
Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré.
Si tu voulais me punir à ton gré,
Point ne fallait me laisser ton poëme ;
Lui seul me rend mes ennuis moins amers :
Car, de nos maux, le remède suprême
C’est le sommeil… Je le dois à tes vers.

Je n’ai pu savoir avec certitude si M. de Saint-Lambert est réellement coupable d’avoir attenté à la liberté d’un citoyen, même mauvais sujet, pour venger son amour-propre d’auteur : rien n’est si difficile à Paris que de savoir la vérité sur quelque fait que ce soit. Si M. de Saint-Lambert n’a point d’injustice ni d’abus d’autorité à se reprocher, il a toujours manqué de prudence de faire tant de bruit pour une critique bonne ou mauvaise. Il prétend qu’elle était remplie de personnalités, et que dans ce que M. Clément se permettait de dire sur Doris, le public aurait pu reconnaître Mme la comtesse d’Houdetot, son amie depuis vingt ans. On a en effet mis des cartons dans ces endroits à la publication de l’ouvrage ; mais sans tout ce bruit personne n’aurait su ni ce que M. Clément pense de M. de Saint-Lambert, ni ce qu’il dit de sa Doris. Ce Clément est, je crois, un sujet assez médiocre, quant à la moralité de son caractère ; mais en sa qualité de roquet, il est très-supérieur à maître Aliboron dit Fréron, de l’Académie d’Angers ; il a tout aussi peu de justice, mais plus d’esprit, plus de chaleur, plus de goût et plus de sel que le folliculaire.

  1. Pendant l’été de 1771, Grimm s’absenta de nouveau pour accompagner à Londres le prince Louis de Hesse-Darmstadt ; mais Diderot et Mme d’Épinay le suppléèrent encore plus effectivement qu’en 1769 ; tout au moins leur part de collaboration nous est-elle parvenue cette fois à peu près intacte. Dans le manuscrit de Gotha manquent les numéros du 15 février et du 15 juin ; mais ceux du 15 juillet et du 1er août, ne renfermant que l’Introduction aux grands principes et ses suites par Diderot, et deux des épîtres de Voltaire à Catherine et au roi de Suède, nous les supprimons. Quelques-uns des articles du philosophe insérés dans les « ordinaires » du 1er septembre au 1er novembre sont inédits ; d’autres sont évidemment de lui, sans qu’ils soient distingués par aucun signe matériel, et nous nous contentons de soumettre nos conjectures au lecteur ; nous ne reproduirons pas en revanche ceux que M. Assézat a insérés dans les Œuvres complètes d’après les copies faites à Saint-Pétersbourg ou d’après les éditions Naigeon, Belin et Brière. Mme d’Épinay est représentée ici par un dialogue inédit : l’Amitié de deux jolies femmes, agréable écho des frivolités d’alors, et par quelques comptes rendus de théâtre qui révèlent un talent inconnu chez l’auteur des Conversations d’Émilie. Dans les années qui vont suivre, nous la retrouverons désormais et souvent, car sa coopération assidue à la Correspondance littéraire ne date que du moment où Grimm cessa d’être « faiseur de feuilles chambreland » pour devenir le personnage diplomatique affairé qu’il fut jusqu’à la Révolution.
  2. Naigeon, dans la préface générale de son édition des Œuvres de Diderot publiée en 1798, a instruit le public des mutilations faites à l’Encyclopédie par l’imprimeur Le Breton, que la hardiesse des articles de Diderot effrayait. « Diderot, dit-il, ne se rappelait jamais cette circonstance, une des plus critiques de sa vie, sans frémir des excès auxquels un ressentiment, d’ailleurs très-juste, peut quelquefois porter l’homme le plus honnête et du caractère le plus doux. » (B.)
  3. Le compilateur des Étrennes du Parnasse fut un employé à la Bibliothèque du roi, nommé Jean-Baptiste Milliet. Il mourut en 1774, après avoir publié, en 1773, la Notice des poètes latins, composée de quatre parties. Les Étrennes du Parnasse sont oubliées ; mais on recherche encore les Notices sur les poètes grecs et latins. (B.)
  4. Le Secrétaire du Parnasse, que Grimm traite si sévèrement, est Laus de Boissy, qui est entièrement oublié aujourd’hui, parce qu’il n’a publié que des brochures éphémères ou de très-médiocres pièces de théâtre. Quant à l’Épître à mademoiselle Ch*** (Chéré), actrice à la Comédie de Marseille, que ce secrétaire a eu le malheur d’attribuer à Voltaire, et qui a valu au véritable auteur, Piron, une petite leçon de versification, elle se trouve dans différents recueils, et commence par ces vers :

    Ô bel objet désiré
    Du plus amoureux des hommes :


    Chéré était le nom du bel objet. (B.)

  5. Damilaville.
  6. Mme d’Épinay.
  7. Diderot. Il s’était chargé avec Grimm de revoir et de publier le Dialogue sur les blés.
  8. Madame la marquise de La Ferté-Imbault. (Grimm.)
  9. Cette chanson est de Boufflers, et non de Voltaire.
  10. De soixante-dix-huit ans, car il était né en 1693. (T.)
  11. Traité de la structure du cœur, 1748, 2 vol.  in-4o ; réimprimé en 1777 et 1783 avec des additions et des corrections de Portal
  12. L’Honnête Criminel.
  13. Voir précédemment p. 188.
  14. Jean Mauduit, dit de Larive, était né à la Rochelle le 6 août 1747. Il est mort à Montlignon (vallée de Montmorency), le 30 avril 1827.
  15. 1771, in-18 ; par le marquis de Bièvre.
  16. Mignot était élève de Vassé père et de Lemoyne, et fut reçu académicien en 1757 pour cette statue, moulée, disait-on, sur nature. Il mourut à cinquante-cinq ans environ.
  17. Un très-beau frontispice dessiné et gravé par Eisen.
  18. La première édition du Testament politique de Voltaire, par l’avocat Marchand, parut en effet en 1762. (B.) Voir tome V, p. 51 et note.
  19. Les Réflexions sur le poème de Pysché sont de Meusnier de Querlon. C’est Clément lui-même qui me l’a dit. (B.)