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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1770/Juin

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JUIN

1er juin 1770.

M. le baron de Zurlauben, maréchal de camp, capitaine au régiment des gardes-suisses, que son père a commandé longtemps, et membre de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, a profité de la circonstance du mariage de monseigneur le dauphin avec l’archiduchesse Antoinette d’Autriche, la plus jeune des filles de Marie-Thérèse, pour publier des Tables généalogiques des augustes maisons d’Autriche et de Lorraine, et leurs alliances avec l’auguste maison de France ; précédées d’un Mémoire sur les comtes de Habsbourg, tige de la maison d’Autriche ; volume de trois cent trente-quatre pages.

Le mérite d’un pareil ouvrage consiste dans l’exactitude, et ce mérite ne peut être constaté que par l’usage, à mesure qu’on a besoin de consulter et de vérifier des dates. La dissertation qu’on lit à la tête de ces Tables est une compilation faite d’après Eccard, le bénédictin dom Hergott, et le célèbre Schoepffen de Strasbourg.

Lorsque le feu empereur François-Étienne de Lorraine épousa l’héritière de l’empereur Charles VI d’Autriche, les écrivains et faiseurs de généalogie se signalèrent à l’envi pour prouver que les maisons d’Autriche, de Lorraine et de Bade, avaient une origine commune et descendaient de l’ancienne maison d’Alsace. Personne ne doute de l’ancienneté de la maison de Lorraine : si la maison d’Autriche est plus moderne, elle a reçu en illustration ce qui lui manque du côté de la date. D’ailleurs, les origines des familles, ainsi que de toutes choses, sont couvertes d’épaisses ténèbres ; il faut même pour conserver leur air d’authenticité qu’elles se perdent dans l’antiquité de ces siècles héroïques et barbares, de l’énorme confusion desquels est enfin sorti l’ordre des gouvernements modernes : c’est donc une occupation non moins futile qu’indifférente à la gloire d’une maison souveraine que d’enter sa tige à force de conjectures laborieuses et vaines sur la souche de quelque maison ancienne et éteinte.

On trouve à la fin de ces Tables la généalogie de cette branche de la maison de Lorraine qui est établie en France depuis plus de deux cents ans, et qui a pensé arracher à la maison de Bourbon le sceptre d’un des plus beaux royaumes de l’Europe. Le sort de cette branche cadette de Lorraine est d’exciter vivement l’attention des Français. Nous venons d’être témoins d’un mouvement occasionné par les fêtes du mariage de monseigneur le Dauphin. Heureusement chaque siècle a son caractère ; et s’il était question, il y a deux cents ans, de la couronne de France entre la branche de Bourbon et les princes lorrains, aujourd’hui ces mêmes princes n’ont eu à se disputer que pour un menuet avec la noblesse du royaume.

Peu de jours avant le mariage de M. le dauphin, il se répandit le bruit que Mlle de Lorraine, fille de la comtesse de Brionne, et sœur du prince de Lambesc, grand écuyer de France, danserait son menuet au bal paré, immédiatement après les princes et princesses du sang, et que le roi lui avait accordé cette distinction à la suite d’une audience que M. le comte de Mercy, ambassadeur de l’empereur et de l’impératrice-reine, avait eue de Sa Majesté. Quoique les étiquettes et l’ordre des menuets d’un bal paré ne soient nullement du ressort de ces feuilles, il ne faut pas croire que ce soit une matière stérile pour l’esprit philosophique ; et tout ce qui caractérise d’ailleurs l’esprit public d’une cour, d’une nation, d’un siècle, est toujours intéressant à remarquer. La nouvelle du menuet de Mlle de Lorraine causa la plus grande fermentation parmi les ducs et pairs, qui lièrent à leur cause, dans cette occasion, toute la haute noblesse du royaume. On établissait pour principe incontestable qu’il ne pouvait y avoir de rang intermédiaire entre les princes du sang et la haute noblesse, et que, par conséquent, Mlle de Lorraine ne pouvait avoir à la cour de rang distinct de celui des femmes de qualité présentées. L’archevêque de Reims, premier pair ecclésiastique, s’étant trouvé incommodé, on s’assembla chez l’évêque de Noyon, second pair ecclésiastique, frère du maréchal de Broglie. On dressa un Mémoire à présenter au roi ; les ducs et pairs, en le signant, laissèrent des lacunes entre leurs signatures afin que la haute noblesse pût signer pêle-mêle, sans distinction de titres et de rang, et ce fut l’évêque de Noyon qui présenta à Sa Majesté le mémoire concernant le menuet.

Comme ce mémoire n’a pas été imprimé, et que les copies qui ont couru en manuscrit sont restées assez rares, vous ne serez pas fâché de le trouver inséré ici. C’est une pièce qui aura sa place un jour dans les archives du droit public de France et dans les archives philosophiques : elle peut y être déposée comme un monument du style et de la tournure de la cour sous le règne de Louis XV.


MÉMOIRE.

« Sire, les grands et la noblesse du royaume, honorés, dans tous les temps, de la protection particulière de Votre Majesté, et des rois vos prédécesseurs, déposent avec confiance au pied du trône les justes alarmes qu’ils ont conçues des bruits qui se sont répandus que Votre Majesté était sollicitée d’accorder un rang à la maison de Lorraine, immédiatement après les princes du sang, et qu’il avait été réglé qu’au bal paré du mariage de M. le dauphin, Mlle de Lorraine danserait avant toutes les dames de la cour : honneur si distingué que, dans votre auguste maison, il n’est pas accordé aux branches aînées sur les branches cadettes[1], et qu’il ne l’a jamais été qu’aux filles princesses du sang sur les femmes de qualité.

« Ils croient, sire, qu’ils manqueraient à ce qu’ils doivent à leur naissance, s’ils ne vous témoignaient combien une distinction aussi humiliante pour eux qu’elle est nouvelle ajouterait à la douleur de perdre l’avantage qu’ils ont toujours eu de n’être séparés de Votre Majesté et de la famille royale par aucun rang intermédiaire, et s’ils ne vous représentaient avec le plus profond respect les raisons qui s’opposent à des prétentions qui ne blessent pas moins la dignité de la nation et de votre couronne que les prérogatives de la noblesse française. Ils se flattent qu’elles toucheront Votre Majesté, et que sa bonté ne lui permettra pas de souscrire à une demande dont l’effet ne pourrait que mortifier un corps qui a toujours été le plus ferme soutien de la monarchie, et qui n’a cessé de prodiguer son sang et sa fortune pour en augmenter la gloire et la grandeur.

« Il n’y a point d’honneur, sire, dont la noblesse française soit plus jalouse que d’approcher de ses rois, et elle croit défendre le plus précieux de ses avantages, en défendant le rang qu’elle tient auprès de Votre Majesté. Attachée au trône dès le commencement de la monarchie, elle n’en a jamais été séparée par qui que ce soit : c’est un ordre que les rois vos prédécesseurs ont toujours maintenu ; et lorsque François Ier, pour faire honneur au duc d’Albanie, frère du roi d’Écosse, qui était en France, le fit placer entre un prince du sang et un pair du royaume, il crut devoir déclarer que c’était pour cette fois seulement, et ordonner que les pairs s’asseyeraient dorénavant en ses cours et conseils les premiers, les plus prochains de sa personne, et commanda d’en faire registre.

« Les puînés de Clèves, dont la maison précédait en Allemagne celle de Lorraine ; ceux de Luxembourg, qui comptaient quatre empereurs et six rois de Bohême parmi leurs ancêtres ; ceux de Savoie, issus d’une maison qui régnait souverainement depuis cinq cents ans, se sont conformés à l’ordre ancien du royaume ; ils n’y ont pris d’autres titres que ceux qui sont communs à toute la noblesse, et se sont honorés de marcher au rang des comtés, duchés et pairies qu’ils y ont obtenus.

« La maison de Lorraine elle-même a tellement reconnu cet ordre qu’elle a voulu se prévaloir des dignités de l’État pour précéder les princes du sang.

« C’est cet ordre ancien que Charles IX[2] voulut suivre à la cérémonie de son mariage, après la discussion la plus scrupuleuse qu’il en fit faire dans un conseil tenu à Soissons en 1570. Il y régla les rangs par l’ancienneté des duchés, comme avaient fait les rois passés, et répondit au duc de Nevers, de la maison de Mantoue, qui s’en plaignait, qu’il voulait suivre ce qu’il avait trouvé, et ne pouvait faillir en ce faisant.

« Quel titre, sire, pourraient vous présenter messieurs de Lorraine qui pût changer un ordre si respectable, qui pût leur donner le droit de se placer entre Votre Majesté et les grands du royaume, et d’abaisser au-dessous d’eux les premières dignités de la nation, les dignités dont ils se sont eux-mêmes servis, afin de plus décorer[3], élever et exalter eux et leur maison ; dignités par lesquelles ils ont cru devoir précéder les princes de votre sang, qu’ils ne pouvaient incontestablement pas précéder par leur naissance ? S’ils ont joui de quelques préférences momentanées sur les grands du royaume, c’est dans les temps où la faveur et les circonstances leur assuraient le succès de toutes leurs prétentions : doivent-ils les faire revivre dans des temps où la sagesse et la justice de Votre Majesté font le bonheur de ses sujets et la gloire de son règne ?

« La grandeur des premières dignités, dans tout État, marque celle des nations, et la grandeur des nations fait celle de leurs rois. De là vient, sire, qu’aucun de nos voisins ne souffre que des étrangers, même souverains, aient chez eux la préséance sur les grands de l’État. Aucune duchesse en Angleterre ne voulut céder le pas, en 1673, à la duchesse de Modène, qui y menait sa fille, depuis reine d’Angleterre, pour épouser le duc d’York ; les grands d’Espagne n’ont fait aux ducs de Lorraine d’autre honneur que celui de les laisser asseoir à l’extrémité du même banc qu’eux ; MM. de Lorraine n’ont pu obtenir à la cour de Vienne même, où règne le chef de leur maison, d’autres honneurs que ceux qui sont communs à tous les princes de l’empire.

« Les grands de votre royaume, sire, ne sont point inférieurs à ceux de tant d’États, qui regarderaient comme une offense pour eux et pour leur nation la prétention de les précéder chez eux. Ce serait douter de la prééminence de la France en Europe que de douter de la prééminence de ceux qui, aux termes d’un de vos ancêtres, font partie de son honneur et du propre honneur de ses rois[4].

« La noblesse française ne cède, sire, à aucune du monde entier par son ancienneté, par l’éclat de ses actions, par les grands hommes qu’elle a produits. Elle compte parmi ses ancêtres des descendants d’empereurs, de rois et d’autres souverains ; elle y compte des maisons à qui leurs alliances ont ouvert des droits sur plusieurs trônes de l’Europe ; elle ne connaît en un mot au-dessus d’elle que le sang de ses rois, parce qu’elle ne voit que dans ce sang auguste ceux qui, par les lois de la monarchie, peuvent devenir ses souverains.

« Ce sentiment, qui fait le caractère propre de la nation, et qui dans la nation distingue surtout votre noblesse ; cet amour inaltérable pour nos rois, que les vertus de Votre Majesté ont encore augmenté, ne nous rend que plus sensibles les moindres atteintes que l’on peut donner au rang que nous avons toujours tenu auprès du trône ; mais, sire, votre bonté et votre justice nous rassurent. Si Votre Majesté a bien voulu donner des preuves de sa complaisance dans une occasion qui fait le bonheur et l’espérance de toute la France, elle ne voudra pas qu’un si beau jour soit une époque de douleur pour la noblesse française, et daignera dissiper ses craintes en déclarant que son intention est de conserver l’ordre établi dans le royaume depuis le commencement de la monarchie, maintenu par tous ses prédécesseurs, et dont elle a bien voulu elle-même, en 1718, garantir la durée, en consacrant par ses propres édits les anciennes constitutions de cet État… qui ont donné aux premiers officiers de la couronne auprès des rois le rang immédiat après les princes du sang. Elle comblera la reconnaissance des plus fidèles et des plus soumis de ses sujets, et d’une noblesse qui n’est pas moins prête que ses ancêtres à sacrifier sa vie et ses biens à la défense de sa patrie et à la gloire de votre couronne. À Paris, le 7 mai 1770 ; et ont signé sans distinction de rang et de maisons. »

Cette requête fut à peine connue qu’il en courut dans le public la parodie que vous allez lire :


Sire, les grands de vos États
Verront avec beaucoup de peine
Une princesse de Lorraine
Sur eux au bal prendre le pas.
Si Votre Majesté projette
De les flétrir d’un tel affront,
Ils quitteront la cadenette
Et laisseront les violons.
Avisez-y, la ligue est faite.
Signé : l’évêque de Noyon,
Lavaupalière, Bauffremont,
Clermont, Laval, et de Villette.

On disait en effet tout haut que si la réponse du roi à ce Mémoire n’était pas favorable, toutes les femmes de qualité se trouveraient subitement indisposées, et qu’aucune ne danserait au bal paré. Au reste, cette requête versifiée ne manque pas de sel, indépendamment du ridicule de voir un prélat présider aux délibérations et diriger les démarches et les efforts de la noblesse française au sujet d’un menuet, on y a enchâssé les noms de quelques anciennes illustres maisons entre deux grands de la monarchie de très-fraîche date. On prendrait cela pour une mauvaise plaisanterie, mais le fait paraît certain ; et l’on assure que le marquis de Villette, fils d’un trésorier de l’extraordinaire des guerres, qui ne s’est illustré jusqu’à présent que par quelques petits écrits et d’assez grands écarts de jeunesse, a eu la permission de signer une requête au bas de laquelle on lit les nom de Bauffremont, de Clermont, de Montmorency. Il n’est pas douteux que ses descendants, s’il en a jamais[5], ne lui sachent gré un jour de cette signature ; ils diront : Un de nos ancêtres a signé la fameuse requête du menuet, au mariage du petit-fils de Louis XV, avec tous les pairs et toute la haute noblesse du royaume ; donc notre nom était dès lors compté parmi les plus illustres de la monarchie ; ils pourront dire encore : En 1770, au bal paré du mariage d’un Dauphin, un Villette disputa le pas aux princes de la maison de Lorraine ; c’est ce grand Villette, ajoutera un de ses petits-fils, qui publia à ses frais un Éloge de Charles V, et un Éloge de Henri IV, qui n’ont pu se dérober à l’injure du temps, ni dans les archives de la littérature, ni dans celles de notre maison ; et ils diront vrai. Beaucoup de preuves historiques ne sont pas établies sur des fondements plus solides.

Le roi, trois ou quatre jours après avoir reçu cette requête des grands et de la noblesse de son royaume, et deux jours avant le bal paré, y fit une réponse que Sa Majesté daigna composer et rédiger elle-même et écrire de sa propre main. Elle est conçue en ces termes :

« L’ambassadeur de l’empereur et de l’impératrice-reine, dans une audience qu’il a eue de moi, m’a demandé, de la part de ses maîtres (et je suis obligé d’ajouter foi à tout ce qu’il me dit), de vouloir marquer quelque distinction à Mlle de Lorraine, à l’occasion présente du mariage de mon petits-fils avec l’archiduchesse Antoinette. La danse au bal étant la seule chose qui ne puisse tirer à conséquence, puisque le choix des danseurs et danseuses ne dépend que de ma volonté, sans distinction de place (exceptant les princes et princesses de mon sang, qui ne peuvent être comparés ni mis en rang avec aucun autre Français), et ne voulant d’ailleurs rien changer ni innover à ce qui se pratique à ma cour, je compte que les grands et la noblesse de mon royaume me donneront des preuves de la fidélité, soumission, attachement et même amitié, qu’ils m’ont toujours marqués et à mes prédécesseurs, et ne feront jamais rien qui puisse me déplaire, surtout dans une occasion où je désire marquer ma reconnaissance du présent qu’elle m’a fait, qui, j’espère, ainsi que vous, fera le bonheur de mes jours. »

Quoique cette réponse favorise évidemment la prétention des grands et de la noblesse, ou mette du moins tous leurs droits à couvert, ceux-ci ne crurent pas devoir s’en contenter ni se préparer à assister au bal paré, et, le jour fixé pour cette cérémonie, la plupart des dames qui devaient danser le menuet affectèrent de traverser les appartements de Versailles en négligé ou, comme on dit noblement aujourd’hui, en chenille. L’agitation fut extrême, et l’on prétend que Sa Majesté fut obligée de se mettre en colère pour déterminer les dames à danser leur menuet. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les dames ne prirent le parti de la soumission aux volontés du roi que dans l’après-midi, et que Sa Majesté se trouva dans le cas de différer l’ouverture du bal pour laisser aux dames le temps d’achever leur toilette. Mlle de Lorraine dansa donc son menuet immédiatement après les princesses du sang ; mais, après ce menuet, le roi fit danser à M. le comte d’Artois, qui avait dansé à son rang, un second menuet avec Mme de Laval, après quoi M. le prince de Lambesc dansa le sien avec Mme de Duras, si je ne me trompe. Ainsi, dans le fait, la maison de Lorraine a plus perdu que gagné dans cette occasion : car, pour que sa prérogative fût établie et reconnue sans difficulté, il eût fallu que le prince de Lambesc et sa sœur dansassent avant tous les hommes et toutes les dames de la cour. Il est vrai que, pour faire danser une femme de qualité avant M. le prince de Lambesc, on a trouvé le tempérament de faire danser un second menuet au petit-fils du roi, à qui personne dans le royaume n’a rien à disputer ; mais cet expédient même est une innovation, parce que, dans la hiérarchie imperturbable du bal paré, chacun doit danser le menuet à son rang, et-nul ne peut en danser un second que tous les danseurs acceptés n’aient dansé le leur.

La maison de Lorraine n’a rien opposé au Mémoire de la noblesse : si elle avait voulu plaider sa cause, elle n’aurait pas, je crois, laissé de dire des choses embarrassantes pour ses adversaires. Elle aurait combattu le principe qu’il ne peut y avoir de rang intermédiaire entre la famille royale et la noblesse par le fait : car, si ce rang existe, il est inutile de raisonner à perte de vue pour prouver qu’il ne peut exister. Or, il est incontestable que les princes de la maison de Lorraine reçoivent le cordon bleu à l’âge de vingt-cinq ans, c’est-à-dire dix ans plus tard que les princes du sang, et dix ans plus tôt que les ducs et pairs et toute la noblesse. Personne ne leur conteste ce droit ; les maisons de Bouillon et de Rohan, n’ayant pu l’obtenir, se contentent de ne pas accepter le cordon bleu plus tard, et d’y renoncer entièrement. À la cérémonie de l’ordre, c’est-à-dire à la plus grande ou plutôt à la seule solennité qu’il y ait à la cour, hors les cas extraordinaires, les princes lorrains ont leur rang marqué entre les princes du sang et la noblesse. Ainsi lorsque M. le prince de Lambesc aura vingt-cinq ans, et que le roi l’aura décoré du cordon bleu, il précédera à la cérémonie, sans aucune difficulté, tous les maréchaux de France, tous les ducs et pairs, chevaliers de l’ordre. La maison de Lorraine jouit aussi du droit de présenter à la cour ses filles non mariées, tandis qu’aucune fille de qualité n’est présentée. Aux audiences solennelles des ambassadeurs des cours étrangères, lorsque le roi se couvre, les princes lorrains se couvrent aussi. Il est vrai qu’en ces derniers temps les ducs et pairs ont voulu s’arroger le même droit, et comme il ne leur a pas été accordé, ils se sont abstenus de se trouver à ces audiences ; mais une prétention non reconnue ne donne pas un droit. Au contraire, les distinctions de la maison de Lorraine, dont je viens de parler, sont reconnues sans difficulté, d’abord par le roi, qui les accorde, ensuite par la noblesse, qui ne songe pas à réclamer contre. Dire que MM. de Lorraine ne les ont obtenues que dans les temps où ils étaient favorisés dans leurs prétentions par les circonstances, c’est faire l’histoire de l’origine de toutes les distinctions du monde. On croirait donc, à ne consulter que ses lumières naturelles, et sans les secours d’une révélation et d’une théologie positive, que, parce que la maison de Lorraine est en possession de ces prérogatives, ce n’est pas une raison pour que Mlle de Lorraine doive danser la dernière au bal paré. Mais voilà où gît l’erreur, le commencement de l’hérésie et de la doctrine impie. La noblesse française soutient au contraire que c’est précisément le rang que les princes lorrains ont aux cérémonies de l’ordre, le droit que les princesses de Lorraine non mariées ont d’être présentées à la cour, qui doivent faire confondre Mlle de Lorraine au bal paré avec les femmes de qualité. Vous voyez que, dans les matières mystiques, rien n’est plus dangereux que de vouloir s’en rapporter aux principes du sens commun. L’étiquette, aujourd’hui plus orthodoxement et plus scrupuleusement observée à la cour de Versailles que dans aucune autre cour de l’Europe, cette science si compliquée et si nécessaire au maintien de l’ennui et de la maussaderie, est du ressort de la théologie la plus sublime et la plus abstraite.

Si, persistant dans l’hérésie et dans l’ignorance des vérités révélées sur cet important sujet, j’avais le malheur de juger la requête de la noblesse suivant les règles trompeuses de la saine raison, je dirais que le rédacteur du Mémoire n’a pas seulement connu l’état de la question. Tous ses raisonnements et la force de ses exemples portent sur un objet indifférent à la question, savoir, que les princes étrangers qui se trouvent en passant à quelque cour n’y ont point de rang, et que les distinctions qu’on leur accorde peuvent exciter des réclamations. S’il est vrai que M. l’évêque de Noyon, en présentant au roi la requête, a fait observer à Sa Majesté que les princes de son propre sang ne jouissaient dans les cours étrangères d’aucune prérogative, il a dit une vérité qui ne fait rien à la chose. Il serait aussi embarrassant qu’inutile d’accorder un rang dans une cour à chaque prince qui s’y trouve en passant ; sa présentation sous le simple nom de gentilhomme et l’incognito obvient à une foule de discussions interminables. Mais ici il s’agit de princes étrangers pour ainsi dire naturalisés, établis à la cour à forfait, attachés au service de la couronne. Il est évident que leur état et leur rang doivent être décidés, et que c’est une question purement de fait. S’il était possible qu’un prince du sang de France allât s’établir dans quelqu’une des monarchies de l’Europe, serait-il impossible qu’il jouit de quelque prééminence dans la cour de cette monarchie ? Supposez que Louis XIV eût à propos donné un régiment au prince Eugène de Savoie, et que ce grand homme eût rendu à la France les services qu’il a rendus à la maison d’Autriche ; qu’il eût laissé des descendants à la cour de Versailles : nos rois n’auraient-ils pu accorder à de si grands services aucune distinction ? La plénitude de leur puissance, qui s’étend quelquefois jusqu’à régler notre opinion sur l’honneur, n’aurait-elle pas suffi pour récompenser, par de grandes prérogatives, de grands talents unis à une haute naissance, et le fils du prince Eugène de Savoie aurait-il été à la cour de France nécessairement et essentiellement de pair à compagnon avec le fils du trésorier Villette ? Voilà les questions qu’il aurait fallu discuter et décider. Si la maison de Savoie n’a pas joui de quelque prérogative en France, c’est que les services que le prince de Carignan a rendus en se faisant entrepreneur de l’Opéra, et en faisant jouer chez lui des jeux de hasard, pour la plus grande ruine des mœurs et de la fortune des particuliers, ne sont pas tout à fait ceux que le prince Eugène aurait pu rendre à l’État. Le rédacteur du Mémoire, en parlant de la cour de Vienne et du rang des princes de l’empire dans cette cour, ne se doute seulement pas de la différence qu’on y fait entre les princes appelés d’ancienne maison souveraine et les princes de nouvelle création. On croirait que quand on se fait l’avocat du premier et du plus illustre corps de la monarchie, il n’y aurait pas de mal à savoir les faits dont on a besoin, et qu’on se permet de rapporter. Un bel esprit s’est amusé à composer une lettre de l’impératrice-reine à M. le dauphin, à l’occasion de son mariage. Cette lettre passa pour authentique pendant quelques jours, et eut beaucoup de succès ; lorsqu’on sut qu’elle ne l’était pas, elle fut oubliée. En faveur de son succès, il faut la conserver ici.

« Votre épouse, mon cher dauphin, vient de se séparer de moi. Comme elle faisait mes délices, j’espère qu’elle fera votre bonheur ; je l’ai élevée en conséquence, parce que depuis longtemps je prévoyais qu’elle devait partager votre destinée. Je lui ai inspiré l’amour de ses devoirs envers vous, un tendre attachement, l’attention à imaginer et à mettre en pratique les moyens de vous plaire. Je lui ai toujours recommandé avec beaucoup de soin une tendre dévotion envers le maître des rois, persuadée qu’on fait mal le bonheur des peuples qui nous sont confiés quand on manque à celui qui brise les sceptres et renverse les couronnes comme il lui plaît. Aimez le bonheur des peuples sur lesquels vous régnerez toujours trop tôt. Aimez le roi votre aïeul ; inspirez et renouvelez cet attachement à ma fille. Soyez bon comme lui ; rendez-vous accessible aux malheureux. Il est impossible qu’en vous conduisant ainsi, vous n’ayez le bonheur en partage. Ma fille vous aimera, j’en suis sûre, parce que je la connais ; mais plus je vous réponds de son amour et de ces soins, et plus je vous recommande de lui vouer le plus tendre attachement, « Adieu, mon cher dauphin. Soyez heureux ; je suis baignée de larmes. »

C’est tout ce qu’il y a à conserver de l’énorme fatras poétique et prosaïque que les Muses françaises ont offert au couple auguste à l’occasion de son mariage. Je me garderai bien de fouiller dans ce fatras. Croyez-vous, par exemple, qu’il soit au pouvoir d’un maître ès arts de l’Université, d’un M. Hartault, de mettre en mouvement de grands et respectables personnages comme le Destin, l’Amour, l’Hymen et la Félicité ? Il leur a cependant fait faire un pacte de famille à l’occasion de ce mariage, et il a eu la permission d’en présenter les conditions à M. le dauphin[6]. Je n’ai nulle envie de me mêler d’un pacte conclu sous la médiation du maître ès arts Hartault, dût-il être protégé par M. le duc de La Vauguyon. L’avocat Marchand, le meilleur plaisant du Marais, a fait, sur l’air des Feuillantines, une chanson populaire par laquelle il célèbre autant la misère du temps que le mariage de M. le dauphin. L’air qu’il a choisi exige qu’on répète trois fois les trois premières syllabes du dernier vers de chaque couplet avant de l’achever ; ainsi, c’est dans les jeux de mots que cette répétition occasionne que le poëte a mis une dépense d’esprit prodigieuse. Par exemple : Nous aurons un temps propice pour les so… pour les so… pour les soleils d’artifice. Ces choses ne se font pas, même au Marais, sans génie.

— La mort que le maître en fait d’armes et la fille de l’aubergiste de Lyon se sont donnée mutuellement dans le même instant a frappé d’admiration J.-J. Rousseau, qui s’est trouvé à Lyon dans le temps de cet événement. Cependant il résulte des éclaircissements pris à cette occasion que le héros était un mauvais sujet, et que l’héroïne avait la facilité de mœurs convenable à une fille d’auberge. S’il est vrai que le héros avait reçu un coup d’épée dans la poitrine, dont les suites lui permettaient trois mois de vie au plus, on ne voit en lui qu’un malhonnête homme qui abuse de la folie d’une jeune fille pour l’entraîner dans la tombe avec lui. Il était plus simple de s’en aller en Suisse, de s’y marier, et d’y vivre en honnêtes gens, en fidèles amants, que de mourir à Lyon comme des sots et des fous. Sous quelque aspect que je considère cette aventure bizarre, elle n’excite pas en moi le moindre intérêt. Quoi qu’il en soit, on a fait l’épitaphe suivante sur ce couple amoureusement trépassé. On prétend que ces vers sont de M. Rousseau ; mais je les trouve trop mauvais pour les lui laisser.


Ci-gisent deux amants. L’un pour l’autre ils vécurent,
L’un pour l’autre ils sont morts, et les lois en murmurent.
La simple piété n’y trouve qu’un forfait ;
Le sentiment admire et la raison se tait.

— Voici quelque chose de meilleur :


LETTRE DE M. DE VOLTAIRE À Mme NECKER.
« 21 mai 1770.

« Ma juste modestie, madame, et ma raison, me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.

« J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une grande maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage ; mais, madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devinerait à peine la place. Mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est point coquetterie, c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état ; M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui, et pour moi, j’ai tant d’amour-propre que je n’oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre à fin cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Sèvres. Qu’importe après tout à la postérité qu’un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre ? Je me tiens très-philosophe sur cette affaire. Mais comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne, sur ce qui me reste de corps, le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. Mes obéissances, je vous en supplie, à M. Necker. »

Malgré toutes ces façons, M. Pigalle est sur son départ pour aller modeler ce reste de visage.

— Je me croyais débarrassé pour la vie de toutes les charades faites et à faire lorsque, me trouvant à table l’autre jour avec mes amis, on me remit le billet suivant, de la part de M. Sedaine :


« Ce samedi 26 mai.

« Voulez-vous bien, monsieur, remettre à Mme de Prunevaux la charmante charade qui lui a été adressée et qu’elle a eu la bonté de me prêter ? Je comptais la lui rendre aujourd’hui, mais je ne peux avoir ce plaisir ; elle aura celui de la recevoir deux fois de votre main. Or écoutez la mienne :


Placée avant le nom qu’on donne à l’Éternel,
Ma première partie acquiert de l’importance,
MaAssez pour être condamnée en France
MaPar un édit, jadis très solennel ;
Ma seconde est charmante, et suivant le proverbe
Rien n’est plus beau que lui (car elle est masculin) ;
Si vous croyez pourtant un certain vers latin
MaTiré d’un ouvrage superbe,
Ma seconde est à craindre, elle a mauvais dessein ;
L’homme l’accueille assez, le sexe l’appréhende
Quoiqu’il l’aime beaucoup. Que vous dirai-je ? Enfin
Mon tout est justement ce que je vous demande.

« Pardon, monsieur, de tous les chagrins que je vous cause. J’espère ce soir savoir où en est votre conscience. Je vous embrasse. Mille respects et compliments à tous les convives.

« Si vous n’avez pas deviné cette charade, lisez le premier mot qui suit le dernier vers : c’est le mot de la charade. Tout le monde peut se rappeler le vers de Virgile qui est cité : Timeo Danaos et dona ferentes. »

— L’autre jour, en rentrant dans mon atelier, j’appris que Caton Diderot y était venu pendant mon absence, et qu’il avait porté des yeux indiscrets sur une de mes feuilles précédentes. Je trouvai sur ma table la réprimande suivante, dont ma conscience ne me permet pas de supprimer une syllabe, et que je ferai même graver sur une table d’airain qui sera suspendue dans ma boutique, pour me rappeler sans cesse la misère de mon métier.


CENSURE.

« Monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert[7], vous rétractez-vous quelquefois ? Eh bien ! en voici une belle occasion. Dites, s’il vous plaît, à toutes vos augustes pratiques que c’est très-mal à propos que vous avez attribué l’incognito à la traduction des Nuits d’Young, par M. Le Tourneur[8]. Dites, sur ma parole, que cette traduction, pleine d’harmonie et de la plus grande richesse d’expression, une des plus difficiles à faire en toute langue, est une des mieux faites dans la nôtre. L’édition en a été épuisée en quatre mois, et l’on travaille à la seconde ; dites encore cela, car cela est vrai. Ajoutez qu’elle a été lue par nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses, et que ce n’est pas sans un mérite rare qu’on fait lire des jérémiades à un peuple frivole et gai. Vous n’ignorez pas que la gloire qu’un auteur retire de son travail est la portion de son honoraire qu’il prise le plus ; et voilà que vous en dépouillez M. Le Tourneur ! Et c’est vous, qu’on appelle le juste par excellence, c’est vous qui commettez de pareilles iniquités ! Mais le libraire Bluet, qui s’est chargé de l’ouvrage, qui en a avancé les frais et l’honoraire de l’auteur, que vous a-t-il fait ? Ternir la réputation d’un homme de lettres ! sceller autant qu’il est en soi la porte d’un commerçant ! Ah ! monsieur Grimm ! monsieur Grimm ! votre conscience s’est chargée d’un pesant fardeau ; et il n’y a qu’un moyen de s’en soulager, c’est de rendre incessamment à M. Le Tourneur la justice que vous lui devez. Si vous rentriez en vous-même ce soir, lorsque vous serez de retour de la Comédie-Italienne, où vous vous êtes laissé entraîner par Mme de Forbach ; lorsque les sons de Grétry ne retentiront plus dans vos oreilles, et que votre imagination ne s’occupera plus du jeu de l’inimitable Caillot ; lorsque, tout étant en silence autour de vous, vous serez en état d’entendre la voix de votre conscience dans toute sa force, vous sentirez que vous faites un métier diablement scabreux pour une âme timorée. »

Je pourrais dire pour ma justification que c’est apparemment mon voyage de l’année dernière qui m’a empêché d’être témoin du grand succès de la traduction de M. Le Tourneur ; que, malgré mes perquisitions, je n’ai pu découvrir des témoins qui voulussent attester ce grand succès, excepté M. Colardeau ; que tout cela prouve en ma faveur plus qu’on ne pense, attendu qu’il en résulte que je ne vis ni avec des petits-maîtres ni avec des petites-maîtresses, à qui, selon Caton Diderot, M. Le Tourneur a tourné la tête par sa traduction. Mais je ne me permettrai aucune réclamation qui pourrait faire douter de la sincérité de ma pénitence ; je me soumets au contraire, en toute humilité, à la censure du philosophe, et me rends devant la porte du libraire Bluet, et là je déclare à haute et intelligible voix que mal à propos et sans raison j’ai attribué les honneurs de l’incognito à la traduction dont est question ; et émenderai en faisant graver à mes frais la censure de Denis Diderot, et la plaçant dans ma boutique à perpétuité, pour réparation de l’injustice par moi commise sans méchanceté, mais par une suite de la profession détestable que j’ai eu le malheur d’embrasser.

M. L. Castilhon est tombé, de propos délibéré, dans tous les inconvénients de ce mauvais métier, en publiant le Diogène moderne, ou le Désapprobateur, tiré en partie des manuscrits de sir Charles Wolban, et de sa Correspondance avec sir George Bedfort, sir Olivier Stewert, etc., sur différents sujets de littérature, de morale et de philosophie[9]. Ce Diogène est dédié à M. de Voltaire. Il y a deux frères Castilhon, l’un à Bouillon, l’autre à Paris. Ils écrivent beaucoup ; mais leur libraire aura bien de la peine à devenir aussi riche par leur fait que Bluet par le fait de M. Le Tourneur. Sir Wolban soutient, dans une de ses lettres, que M. Rousseau a tiré la meilleure partie de son Discours sur le danger des sciences d’une lettre de Lilio Giraldi à Pic de La Mirandole. Il traduit cette lettre, et accuse l’orateur de Genève de plagiat. C’est par cette accusation que le Diogène moderne a réussi à faire un peu parler de lui.

— Je n’ai dit qu’un mot en passant de la Philosophie de la nature, ou Essai sur la morale de l’homme, ouvrage en trois volumes d’un jeune oratorien appelé M. Delisle[10] : cependant, comme ce livre a fait quelque sensation, je ne veux pas me mettre dans le cas de faire une seconde fois amende honorable. La jeunesse de l’auteur y perce à chaque page ; je voudrais pouvoir en dire autant de son talent. Si nous n’avions pas eu un Voltaire, si Diderot et Rousseau n’avaient jamais écrit, j’aurais peut-être conçu une haute opinion de M. Delisle : mais malheureusement je remarque dans son style une singerie continuelle de ces trois plumes célèbres ; point de morceau capital qui ne soit fait à l’imitation de quelque morceau d’un de ces trois écrivains : imitation secrète qui échappe au premier coup d’œil, mais qui est aperçue par des yeux un peu exercés. Est-ce une tête pensante que ce M. Delisle ? Je n’en sais rien ; mais son livre me ferait craindre que non. En résultera-t-il un écrivain avec le temps ? Je n’en sais rien ; mais je fonde peu d’espérance sur ceux qui, par leur coup d’essai, n’annoncent pas une manière décidée et qui leur appartienne. Il est dans la nature que de grands modèles engendrent une infinité de copistes, mais je ne crois pas dans la nature qu’un copiste devienne à son tour modèle. Je me sers, sans y penser, du dictionnaire de M. Delisle. Comme il a prétendu faire la Philosophie de la nature, titre que, par parenthèse, je n’ai pas l’esprit d’entendre, il interroge sans cesse la nature ; il dit qu’il faut attendre ses oracles, suivre ses impulsions… Quel diable de galimatias ! Et je suis persuadé que M. Delisle s’imagine de bonne foi avoir dit quelque chose. Mais qu’est-ce que la nature ? N’est-ce pas tout ce qui est ? Ce qui est n’est-il pas nécessairement ? Comment ce qui est peut-il être contraire à la nature ? Laissez faire ces enfants, et ils introduiront dans la philosophie une sorte de langage mystique qui n’aura aucun sens : mais il n’est pas à craindre qu’ils réussissent. Ma foi, nous sommes trop avancés vers la raison pour revenir au galimatias, quand même il aurait l’air philosophique ; il nous faut aujourd’hui des penseurs, des têtes neuves pour captiver notre suffrage, et non des retourneurs d’idées et de paroles, ou des raisonneurs à perte de vue. Ceux-ci écriront pour l’instruction ou l’amusement des esprits communs comme eux, à la bonne heure : il n’y a pas de mal qu’un plat lecteur lise un plat auteur, et croie en être devenu plus savant ; mais à condition qu’ils restent dans le calendrier, relégués parmi le commun des martyrs, car, pour être chômé exprès et nommément, il faut avant tout être au niveau de son siècle.


15 juin 1770.

On a voulu renouveler, ces jours-ci, sur le théâtre de la Comédie-Française, le scandale produit il y a tout juste dix ans par la comédie des Philosophes. M. le maréchal de Richelieu a présenté aux Comédiens français une pièce en vers et en trois actes, intitulée le Satirique, ou l’Homme dangereux. Il leur a recommandé de se mettre tout de suite en état de la jouer. Les Comédiens ont voulu, suivant l’usage, la porter d’abord à la censure de la police pour avoir son approbation. M. le maréchal, en qualité de leur supérieur, s’y est opposé ; il a dit qu’il en faisait son affaire, et que, dès que la pièce serait sue, il apporterait l’approbation de la police. On devait donc jouer l’Homme dangereux ces jours derniers ; mais la police, après avoir fait examiner la pièce, n’a pas jugé à propos, malgré la protection de M. le maréchal de Richelieu, d’en permettre la représentation.

Ce refus de la police a donné de la célébrité à la pièce. On en a voulu connaître l’auteur. Les uns disaient qu’elle était de Palissot, d’autres soutenaient qu’elle en était si peu, que Palissot y était encore plus maltraité que les philosophes. On attribuait donc la pièce à Rulhière, qui la désavouait hautement. Palissot lui-même crut devoir quitter son asile d’Argenteuil, où il vit depuis longtemps, dans une honorable retraite, avec Mlle Fauconnier et quelques autres vertus de ce genre. Il écrivit à l’abbé de Voisenon qu’il venait d’apprendre qu’on était sur le point de jouer à la Comédie-Française une pièce où il était déchiré à belles dents ; qu’il espérait que l’abbé de Voisenon emploierait son crédit auprès de M. le maréchal de Richelieu pour empêcher la représentation de cette abominable satire ; qu’on lui avait dit qu’elle était de M. de Rulhière, mais qu’il ne pouvait ni ne voulait le croire, parce que cet homme de lettres était venu passer trois jours avec lui dans sa retraite, et lui avait donné toutes sortes de marques de considération ; que si de tels témoignages devaient être suivis de telles noirceurs, il fallait désormais fuir le genre humain. Après cette lettre, on ne pensa plus à Palissot ; on se moqua beaucoup de Rulhière, qui, avec des mœurs équivoques et le goût pour la mauvaise compagnie, voudrait pourtant n’être pas décrié dans la bonne, et se trouva très-humilié que Palissot eût rendu public le séjour qu’il avait fait chez lui à Argenteuil. Rulhière crut devoir faire l’apologie de sa visite dans les formes ; il disait qu’un observateur, un philosophe, devait être curieux de voir toutes sortes de caractères, et que cette curiosité louable l’avait déterminé au voyage d’Argenteuil ; qu’un honnête homme se permettait par le même motif, de temps à autre, d’aller dans un mauvais lieu… « Mais, monsieur de Rulhière, y rester trois jours ! trois jours dans un mauvais lieu ! Que voulez-vous ? Puisqu’il faut tout dire, Palissot avait avec lui une petite créature dont j’avais la tête tournée. » Combien d’efforts pour une apologie que personne ne demandait !

Quelques jours après sa lettre, Palissot arrive chez l’abbé de Voisenon. Celui-ci lui dit : « Soyez tranquille ; M. de Sartine ne veut pas que la pièce soit jouée, et vous pouvez être sûr qu’elle ne le sera point. Eh, mais, tant pis, lui répond Palissot, je n’avais écrit ma lettre que pour donner le change au public, et le dépayser mais après vous avoir fait faire quelques démarches pour moi contre la pièce, et vous avoir adressé à M. le maréchal de Richelieu, qui, étant dans le secret, ne vous aurait pas cédé, je venais vous dire que je suis l’auteur de la pièce, et vous prier de ne pas pousser votre zèle plus loin. » Quoique l’abbé de Voisenon n’ait jamais été cité pour la sévérité de ses principes de morale, il resta confondu de cette impudence, et promit à Palissot de la publier partout. Il lui tint parole. Palissot, voyant que cette fois son infamie ne réussissait pas plus dans le public que chez l’abbé de Voisenon, prit le parti de nier qu’il eût confié à l’abbé qu’il était l’auteur de la pièce. L’abbé, plus offensé encore, lui fait dire qu’il le lui prouvera par témoin, que Mondonville était présent lorsqu’il lui avait fait cette confidence. Ah ! morbleu, répond Palissot, je l’avais oublié. Tous ces détails sont de la plus exacte vérité.

Je ne me persuaderai jamais néanmoins qu’on ait l’impudence de se traîner ainsi soi-même dans la boue pour avoir occasion d’en jeter aux passants. Rulhière s’en défend ; mais la pièce est protégée par le maréchal de Richelieu, son protecteur ; et Rulhière, homme sans petitesses et sans scrupules, est bien capable de faire une indignité dont il rougirait. Croiriez-vous bien que ce petit Chamfort m’a passé par la tête ? Mais je crains si fort de commettre une injustice que j’ai chassé loin de moi cette mauvaise pensée. Cependant le nombre de ceux qui savent tourner un vers comme les vers de cette pièce n’est pas infini ; et à la fin il faudra bien que cela se découvre.

M. de Sartine n’a pas seulement voulu connaître le sentiment de M. Diderot, qu’il avait chargé de lire cet ouvrage sans lui en nommer l’auteur, il a encore voulu savoir ce que pensait toute la cohorte philosophique de cette nouvelle entreprise, et le philosophe lui a écrit à ce sujet la lettre suivante :

« Monsieur, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné ; mais, pour remplir votre objet, il a fallu me montrer un peu, et exposer ce que j’avais oui dire de la pièce, afin d’en faire parler les autres. Il m’a paru qu’on prenait la chose assez froidement quand on a embrassé un état, il en faut savoir supporter les dégoûts. Il leur a été impossible de concevoir une haute opinion du talent d’un homme malhonnête ; car celui-là est malhonnête qui calomnie publiquement, et qui dévoue, autant qu’il dépend de lui, à la haine générale de bons citoyens. Au reste, votre condescendance sur ce point sera toujours regardée comme une nécessité à laquelle vous n’aurez pu vous soustraire. Ils savent tous qu’ils ont mérité quelque considération de votre part, et ils redoutent plus pour vous les réflexions d’un public impartial que pour eux la méchanceté d’un poète. Ce que vous pensez vous-même de la licence que cet exemple pourrait introduire ne leur a point échappé. Quant à moi, qui n’ai pas la peau fort tendre, et qui serais plus honteux d’un défaut que j’aurais que de cent vices que je n’aurais pas, et qui me seraient injustement reprochés, je vous réitère que si j’avais été le censeur du Satirique, j’aurais souri à toutes ses injures, n’en aurais fait effacer aucune, et les aurais regardées comme des coups d’épingle plus douloureux à la longue pour l’auteur que pour moi. Cet homme, quel qu’il soit, croit n’avoir aiguisé qu’un couteau à deux tranchants : il s’est trompé, il y en a trois ; et le tranchant qui coupe de son côté le blessera plus grièvement qu’il ne pense. Quelle est la morale de sa comédie ? c’est qu’il faut fermer sa porte à tout homme d’esprit sans principes et sans probité. On la lui appliquera, et le sort qui l’attend, c’est le mépris et une demeure à côté de Palissot.

« Je ne crois pas que la pièce soit de ce dernier ; on n’est pas un infâme assez intrépide pour se jouer soi-même, et pour faire trophée de sa scélératesse. Si c’est de M. de Rulhière, coupable de la même indignité que Palissot, il est plus vil que lui, puisqu’il s’en cache.

« Au reste, monsieur, si l’auteur croit que quelques vers heureux suffisent pour soutenir un ouvrage dramatique, il en est encore à l’a b c du métier. Le sien est sans verve, sans génie, sans intérêt. Son Oronte est plat ; ce n’est qu’une mince copie de l’Orgon de Molière, dans le Tartuffe. Son Dorante aurait de belles et bonnes choses à dire qui le caractériseraient ; mais l’auteur ne pouvait les trouver ni dans son cœur, ni dans son esprit ; et ce personnage, prétendu philosophe, n’est pas même de l’étoffe d’un homme du monde. Le Satirique, faible contrepartie du Méchant de Gresset, n’en a ni la grâce, ni la légèreté. Julie est une fille mal élevée qui conspire avec sa soubrette, bassement, et contre toute délicatesse d’une personne de son état, pour attirer le Satirique dans un piége. Le Satirique, qui se fie à ces deux femmes, est un sot. Dorante, qui souffre patiemment devant lui un coquin qui a composé et mis sur son compte un libelle contre un tuteur honnête dont il aime la pupille, est un lâche. Cela est sans mouvement et sans chaleur, et tous ces personnages ne semblent agir que pour prouver que toute idée d’honnêteté est étrangère à l’auteur. Aussi suis-je persuadé qu’il y a tout à perdre pour lui, et qu’il ne lui restera que l’ignominie d’avoir fait des tirades contre des gens de bien, ce qui ne sera pas compensé par le très-mince et très-passager succès d’une très-médiocre pièce. Je plains cet homme de déchirer ceux dont les conseils lui apprendraient peut-être à tirer un meilleur parti de son talent. Il ne tardera pas à dire, comme Palissot, qu’il n’est pas trop sûr d’être bien aise d’avoir fait sa pièce. Du moins faudrait-il que sa satire fût gaie ; mais elle est triste, et l’auteur ne sait pas le secret de nuire avec succès.

« Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils ; mais si vous pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe ; dont les ouvrages sont dévorés de près et au loin ; que les étrangers révèrent, appellent et récompensent ; qu’on citera, et qui conspireront à la gloire du nom français quand vous ne serez plus ni eux non plus ; que les voyageurs se font un devoir de visiter à présent qu’ils sont, et qu’ils se font honneur d’avoir connus lorsqu’ils sont de retour dans leur patrie, je crois, monsieur, que vous ferez sagement. Il ne faut pas que des polissons fassent une tache à la plus belle magistrature, ni que la postérité, qui est toujours juste, reverse sur vous une petite portion du blâme qui devrait résider tout entier sur eux. Pourquoi leur serait-il permis de vous associer à leurs forfaits ? Les philosophes ne sont rien aujourd’hui, mais ils auront leur tour : on parlera d’eux, on fera l’histoire des persécutions qu’ils ont essuyées, de la manière indigne et plate dont ils ont été traités sur les théâtres publics ; et si l’on vous nomme dans cette histoire, comme il n’en faut pas douter, il faut que ce soit avec éloge. Voilà mon avis, monsieur, et le voilà avec toute la franchise que vous attendez de moi ; je crains que ces rimailleurs-là ne soient moins les ennemis des philosophes que les vôtres.

« Je suis, avec respect, etc. »

Voilà l’histoire et le sort de l’Homme dangereux, production d’un pied-plat qui voudrait bien être dangereux, et qui ne peut y réussir. Mais n’est pas dangereux qui veut, et l’envie de nuire n’en donne pas plus le talent que la vanité ne donne les moyens d’être grand. S’il est vrai que Palissot soit l’auteur de cette pièce[11], puisqu’il aime encore mieux le mépris public que l’oubli, il doit savoir gré à M. de Sartine de n’avoir pas voulu permettre la représentation de sa pièce ; elle serait tombée sans éclat ; le refus de la police en a du moins fait parler pendant un instant. Je suis persuadé qu’il cherchera à la faire imprimer, et à la renforcer de notes satiriques ; mais je le défie bien de lui donner de la vogue. Il a voulu aussi faire réimprimer son beau poëme intitulé la Dunciade française, à l’imitation de la Dunciade de Pope, chef-d’œuvre de méchanceté et de platitude, dont personne n’a pu soutenir la lecture en son temps. On dit qu’il a eu la patience de l’augmenter de plusieurs chants, et que la police s’oppose également à la publication de cette noble production. Bientôt ce grand homme sera obligé de chercher dans une terre étrangère la liberté d’injurier les honnêtes gens et le privilège de se faire lire, à moins que son ingrate patrie, revenue de ses injustes préventions, ne se pique de réparer ses injustices, en lui accordant un asile dans ce château royal destiné à loger les hommes dangereux.

Si les Comédiens français ont assigné leurs revenus de cet été sur la recette de cette belle œuvre, il faudra qu’ils cherchent d’autres ressources. Ils ont abandonné leur théâtre du faubourg Saint-Germain à la rentrée des spectacles à Pâques, et ont pris possession de la salle du château des Tuileries, vacante par la transmigration de l’Opéra dans la nouvelle salle du Palais-Royal ; mais ce changement de quartier ne leur a point réussi ; on se plaint qu’on ne les entend pas dans cette salle, et ils y sont plus mauvais que jamais. Peut-être le seul déplacement suffit-il pour faire remarquer une quantité de défauts qu’on n’apercevait plus dans l’autre salle. Quoi qu’il en soit, ce spectacle tombe et penche vers sa décadence totale. Le seul acteur tragique qui lui restait, Le Kain, est très-sérieusement malade, et aura besoin au moins d’une année de repos et de ménagement avant de pouvoir se remontrer sur la scène.

— Vous vous rappelez sans doute la rencontre que fit l’illustre Gil Blas d’une dame appelée dona Mencia de Mosquera, laquelle se réveilla un beau matin en puissance de deux maris à la fois sans sa faute[12]. Le premier était le choix de son cœur : don Alvar de Mello était aimé et digne de l’être : mais à peine se trouve-t-il au comble de ses vœux et en possession de la belle Mencia, qu’il est obligé de tuer le neveu du corregidor de Valladolid en duel, et de s’enfuir pour se dérober à la vengeance de ce dernier. Sa femme, après ce malheur, tombe dans l’indigence et dans la mélancolie ; et, pour combler ses infortunes, elle apprend que don Alvar, cet époux si tendrement chéri, est mort en Portugal dans la misère. Un vieux seigneur, don Ambrosio de La Guardia, touché des vertus et des malheurs de Mencia, lui offre sa main, qui est acceptée plutôt par reconnaissance que par goût. Ce choix est celui de sa raison ; car l’image de l’infortuné Alvar est toujours présente à sa veuve désolée : elle lui est si bien présente qu’un jour elle le voit double, parce que le véritable don Alvar n’avait fait répandre le bruit de sa mort que pour sa sûreté, et était revenu en secret du Portugal pour se remettre en possession de dona Mencia, le plus cher de ses biens. Vous pouvez voir dans le roman de Gil Blas les suites de ce retour imprévu et le rôle que l’illustre Gil Blas eut à jouer auprès de la dame.

M. de Cailly, trésorier de M. le comte d’Eu, a choisi l’histoire de dona Mencia pour en faire un opéra-comique ou une comédie mêlée d’ariettes[13]. C’est son coup d’essai dans le genre dramatique et même en littérature ; il s’est réveillé poëte un beau matin, mais un peu tard ; car il peut dire comme Francaleu dans la Métromanie :


Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva.


M. de Cailly n’a pas dénoué l’histoire de Mencia comme l’auteur du roman. Pour nous renvoyer contents, il fait reparaître don Alvar au moment où elle revient de l’église et de l’autel, en face desquels elle vient d’épouser don Ambrosio. Ce vieux seigneur la conduit dans une de ses maisons de campagne pour y consommer son mariage ; mais avant la nuit destinée à son accomplissement, don Alvar est reconnu ; le généreux Ambrosio non-seulement lui cède sa femme, mais lui obtient encore le pardon de la cour et des lettres de grâce pour le passé. Il revient avec ces nouvelles au moment où son jardinier, moitié goguenard et moitié jaloux, a fait avertir le corregidor, qui, comptant enlever un mauvais sujet, reconnaît dans la personne enlevée le meurtrier de son neveu. M. de Cailly avait beaucoup compté sur ce jardinier de son invention ; mais ni sa gaieté triviale, ni les nobles procédés de son maître, n’ont pu soutenir la pièce pendant trois actes mortels pour les spectateurs, et par contre-coup pour l’auteur. Malgré l’enjouement que Caillot cherchait à prêter à son rôle de jardinier, malgré toute la dépense du poète en sentiments héroïques, et nobles et tristes, la pièce fut sifflée avant-hier sur le théâtre de la Comédie-Italienne. La musique était d’un jeune musicien de Marseille appelé Saint-Amand. Elle aurait pu réussir il y a quinze ans, parce qu’on se contentait alors de notes et de quelques effets d’harmonie fort communs en Italie ; mais depuis quinze ans nous avons fait quelques progrès ; on veut aujourd’hui de l’invention et des idées dans la musique, et celle de M. de Saint-Amand n’en est pas pourvue : il n’y a donc rien à regretter dans cette chute.

Mlle Ménard a débuté sur le théâtre de la Comédie-Italienne dans les rôles de Mme Laruette, qui est allée aux eaux de Spa pour sa santé, et que nous ne verrons reparaître sur la scène que l’hiver prochain. Mlle Ménard a joué Lucine, Rose, la petite pupille, dans On ne s’avise jamais de tout, et d’autres rôles de ce genre ; mais le rôle dans lequel elle a le plus réussi, c’est celui de Louise, dans le Déserteur on convient assez généralement qu’elle l’a mieux joué qu’aucune de nos actrices les plus applaudies, et qu’elle y a mis des nuances qui ont échappé à Mme Laruette et à Mme Trial. Elle a moins réussi dans les autres, et l’on peut dire qu’elle a joué avec une inégalité vraiment surprenante. Elle s’est fait beaucoup de partisans ; les auteurs, poètes et musiciens, sont dans ses intérêts : malgré cela, M. le maréchal de Richelieu, kislar-aga des plaisirs du public, c’est-à-dire des spectacles de Paris, ne veut pas même qu’elle soit reçue à l’essai ; il sait mieux que nous ce qui doit nous faire plaisir pour notre argent. La voix de Mlle Ménard est de médiocre qualité ; elle a eu un mauvais maître à chanter, et si elle persiste dans sa mauvaise méthode, son organe deviendra aigre et glapissant ; mais avec de meilleurs principes, et apprenant à gouverner sa voix, son chant pourra devenir assez bon pour ne pas déparer son jeu. Quant à celui-ci, elle a d’abord l’avantage d’un débit naturel et d’une prononciation aisée ; elle ne parle pas du crâne et à la petite octave, comme Mme Laruette et Mme Trial. Sa figure est celle d’une belle fille, mais non pas d’une actrice agréable. Mettez à souper Mlle Ménard, fraîche, jeune, piquante, à côté de Mlle Arnould, et celle-ci vous paraîtra un squelette auprès d’elle ; mais au théâtre ce squelette sera plein de grâce, de noblesse et de charme, tandis que la fraîche et piquante Ménard aura l’air gaupe. Elle m’a paru avoir la tête un peu grosse, et la carcasse supérieure de ses joues est un peu trop élevée, ce qui empêche que le visage ne joue. On a beaucoup parlé de la beauté de ses bras ; ils sont très-blancs, mais ils sont trop courts et ont l’air de pattes de lion. En général, sa figure est un peu trop grande et trop forte pour les rôles tendres, naïfs et ingénus, comme sont la plupart des rôles de nos opéras-comiques. S’il faut dire ce que je pense de son talent, je crois qu’il sera plutôt le fruit de son application que d’un naturel heureux ; mais une étude continuelle et opiniâtre peut aussi lui faire faire des progrès prodigieux : Mme Laruette a été au théâtre plusieurs années sans se douter d’aucun de ses rôles ; elle en joue aujourd’hui plusieurs avec une grande finesse. Je suis donc de l’avis du public, qu’il faudrait recevoir Mlle Ménard à l’essai. Elle paraît être capable d’une grande application. On prétend que son premier métier a été celui de bouquetière sur les boulevards, mais que voulant se tirer de cet état, qui a un peu dégénéré de la noblesse de son origine depuis que Glycère vendait des bouquets aux portes des temples, à Athènes, elle a acheté une grammaire de Restaut, et s’est mise à étudier la langue et la prononciation françaises, après quoi elle a essayé de jouer la comédie. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pendant son début, elle s’est adressée à tous les auteurs, musiciens et poëtes pour leur demander conseil et profiter de leurs lumières avec un zèle vraiment infatigable et une docilité qui a eu pour récompense les applaudissements qu’elle a obtenus dans les différents rôles qu’elle a joués. M. de Péquigny, aujourd’hui duc de Chaulnes, protecteur de ses charmes, ou, en style vulgaire, son entreteneur, la fait peindre par Greuze : ainsi, si nous ne la conservons pas au théâtre, nous la verrons du moins au Salon prochain.

M. Boucher, premier peintre du roi et l’un des plus célèbres artistes de notre Académie de peinture, est mort dans les derniers jours du mois de mai, à l’âge de soixante-six ans. Il avait depuis longtemps l’air d’un spectre, et toutes les infirmités inévitables d’une vie consumée dans le travail et dans le dérèglement des plaisirs. Il avait une fécondité prodigieuse : aussi ses productions sont innombrables ; les cabinets de nos amateurs sont couverts de ses tableaux, leurs portefeuilles sont remplis de ses dessins. On l’appelait le peintre des grâces, mais ses grâces étaient maniérées ; c’était un maître bien dangereux pour les jeunes gens : le piquant et la volupté de ses tableaux les séduisaient, et, en voulant l’imiter, ils devenaient détestables et faux. Plus d’un élève de l’Académie s’est perdu pour s’être livré à cette séduction. On pouvait appeler Boucher le Fontenelle de la peinture : il avait son luxe, sa recherche, son précieux, ses grâces factices ; mais il avait plus de chaleur que Fontenelle, qui, étant plus froid, était aussi plus sage et plus réfléchi que Boucher. On pourrait faire un parallèle assez intéressant entre ces deux hommes célèbres l’un et l’autre, dangereux modèles, ont égaré tous ceux qui ont voulu les imiter. L’un aurait perdu le goût en France s’il ne s’était pas montré immédiatement après lui un homme qui, joignant le plus grand agrément à la simplicité et à la force du style, nous a dégoûtés pour jamais du faux bel esprit ; l’autre a peut-être perdu l’école française sans ressource, parce qu’il ne s’est pas trouvé à l’Académie de peinture un Voltaire pour préserver les élèves de la contagion. Malgré tous les griefs que les hommes d’un goût noble et sévère allégueront avec raison contre Boucher, dans l’état où est notre école, sa mort est une perte très-grande. Il a été précédé chez les morts par ses deux gendres. Deshays, peintre d’histoire, mourut, il y a quatre ou cinq ans, dans la force de l’âge ; c’était le seul qui aurait pu nous consoler de la perte de Carle Van Loo. Baudouin, son second gendre, est mort l’hiver dernier, jeune aussi, épuisé par le travail et par les plaisirs. Il peignait à gouache ou en miniature, et il s’était fait un petit genre lascif et malhonnête qui plaisait beaucoup à notre jeunesse libertine. Boucher fut nommé premier peintre du roi après la mort de Carle Van Loo. Les fonctions de cette place sont très-étendues et très-belles : le premier peintre est l’ordonnateur de tous les ouvrages de peinture et de sculpture que Sa Majesté fait faire ; et en cette qualité il peut devenir le protecteur de tous les artistes ses confrères. Carle Van Loo ne savait faire que de beaux tableaux ; il ne savait ni lire ni écrire ; ainsi il ne se mêlait d’aucun détail de sa place : il en avait les honneurs et le titre, et Cochin, secrétaire perpétuel de l’Académie de peinture, en exerçait les fonctions. Boucher, successeur de Van Loo, infirme et caduc, laissa les choses sur le même pied ; mais le roi vient de nommer pour son premier peintre M. Pierre, premier peintre de M. le duc d’Orléans, et celui-ci se trouve fort en état d’exercer, sans le secours de M. Cochin, toutes les fonctions attachées à sa place ; il a conservé en même temps sa place au Palais-Royal.

M. Pigalle est parti au commencement de ce mois pour se rendre à Ferney et pour y modeler la tête du patriarche, qui doit servir pour la statue qu’il commencera immédiatement après son retour. Il a voulu avoir un passe-port de M. d’Alembert, qui lui a donné une lettre pour le patriarche[14].

L’imbécillité dont M. d’Alembert se plaint est la suite du dépérissement de sa santé, qui n’a jamais été forte, et qui se dérange de plus en plus. Il a perdu le sommeil, et il maigrit de jour en jour. Il a été obligé, depuis plus de six mois, de renoncer à tout travail et à toute application, et cette privation du seul amusement d’une tête accoutumée à réfléchir influe sensiblement sur son humeur. Il a eu, peu de temps après son voyage de Potsdam, une maladie sérieuse et longue, dont il ne s’est jamais bien rétabli, et la faiblesse naturelle de son tempérament rend son état plus inquiétant.

Parmi les personnes remarquables qui ont souscrit pour la statue de M. de Voltaire, il ne faut pas oublier J.-J. Rousseau. Cet homme célèbre, se trouvant à Lyon, s’est adressé à M. de La Tourette, secrétaire de l’Académie des sciences et belles-lettres de cette ville, pour faire passer son contingent ici. Il lui a écrit à cette occasion la lettre suivante :


1770.

Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs,

Et force leurs barbares cœurs
À s’ouvrir aux regards des hommes !


« J’apprends, monsieur, qu’on a formé le projet d’élever une statue à M. de Voltaire, et qu’on permet à tous ceux qui sont connus par quelque ouvrage imprimé de concourir à cette entreprise. J’ai payé assez cher le droit d’être admis à cet honneur pour oser y prétendre, et je vous supplie de vouloir bien interposer vos bons offices pour me faire inscrire au nombre des souscrivants. J’espère, monsieur, que les bontés dont vous m’honorez et l’occasion pour laquelle je m’en prévaux ici vous feront aisément pardonner la liberté que je prends. Je vous salue, monsieur, très-humblement et de tout mon cœur.

« Signé : Rousseau. »


On a beaucoup raisonné sur les quatre vers qui se trouvent au commencement de cette lettre ; on y a voulu trouver la satire du projet de la statue. Dépense d’esprit perdue. Le fait est que J.-J. Rousseau a rimé cette formule dans sa détresse, pendant le fameux et terrible rêve où David Hume s’écria : Je te tiens, Jean-Jacques ! Depuis l’accomplissement du rêve, Jean-Jacques met cette formule au haut de toutes les lettres qu’il écrit, comme un préservatif, et comme les religieuses mettent Vive Jésus ! Il a aussi pris au docteur Tronchin sa manière de chiffrer la date de ses lettres, en partageant l’année par deux chiffres, dont l’inférieur indique le nombre du mois de l’année, et le supérieur le jour de ce mois. On dit qu’il va arriver incessamment à Paris, et qu’il aura la permission d’y rester, à condition de se tenir tranquille et de ne rien imprimer. Cette dernière clause ne s’accorde guère avec nos intérêts. Jean-Jacques a agi en homme d’esprit en souscrivant pour la statue de M. de Voltaire ; et sa lettre serait même un petit chef-d’œuvre, s’il avait pu prendre sur lui de supprimer pour cette fois, sans conséquence, son petit quatrain plat : car il ne dit point du tout qu’il approuve cette entreprise, ni que celui qui est l’objet de l’hommage en soit digne ; il dit qu’il y prend part, et qu’il croit en avoir le droit. J’aime cette manière de se venger ; mais je n’aime pas les singes. La Beaumelle, qui est venu à Paris après quinze ans de séjour en Languedoc pour faire imprimer, dit-on, une traduction de Tacite, a voulu imiter M. Rousseau ; il a envoyé sa souscription à Mme Necker, et il a choisi pour cet envoi un vendredi, jour ordinaire du bureau philosophique dans cette maison. Mme Necker, en lui renvoyant son argent, lui a fait dire simplement qu’elle ne recevait point de souscriptions, ce qui est vrai. Palissot et Fréron ont été exclus dans les formes par arrêt de la cour des pairs, séante le 17 avril chez Mme Necker ; mais si ce pauvre Le Franc de Pompignan n’était pas si sot, il se serait vengé comme Jean-Jacques : actuellement il est trop tard, et l’honneur de l’invention restera tout entier à l’orateur genevois.

— Il nous est venu de la manufacture de Ferney une très-petite feuille, assez bonne à conserver. Ce sont des Anecdotes sur Fréron, écrites par un homme de lettres à un magistrat qui voulait être instruit des mœurs de cet homme ; feuille de quinze pages, qui a déjà été fourrée dans le recueil des Choses utiles et agréables, et qui reparaît ici avec des augmentations. L’auteur a voulu imiter la manière de Plutarque, en rapportant un grand nombre de détails domestiques concernant son héros. On y calcule avec le plus grand soin combien de fois Fréron a été mis à la Bastille, combien de fois au For-l’Évêque, combien de fois à Bicêtre. On y rapporte que son père était orfèvre, et qu’il passe pour avoir été obligé de quitter sa profession parce qu’il mettait de l’alliage plus que de raison dans l’or et l’argent ; qu’il a épousé sa nièce, qui balayait la rue devant la boutique de sa sœur ; que cette sœur, fripière de son métier, hait son frère le folliculaire ; que ce frère a volé un couteau au chirurgien Louis ; qu’il a obtenu, par le moyen d’une catin, dépositaire de lettres de cachet et sa protectrice, un ordre pour enlever son beau-frère, avocat au parlement de Bretagne[15], qu’il l’a garrotté lui-même et conduit au cachot en tenant ses chaînes, etc. Tous ces détails sont infiniment nobles et intéressants, comme vous voyez. Qui croirait que la même plume pût écrire la Traduction de M. Plokof[16] et les Anecdotes sur Fréron ? Sérieusement je n’ai garde d’accuser le patriarche de ce tas d’ordures détestables ; c’est quelque Theriot ou quelque abbé de La Porte, tout aussi grand gueux que Fréron, qui lui fournit ces infamies, dont il a ensuite la faiblesse de souiller sa plume dans un moment de désœuvrement. Ce tas de bassesses contient aussi beaucoup de mensonges. On comprend, par exemple, Sedaine au nombre des croupiers de Fréron, c’est-à-dire de ceux qui travaillaient à ses feuilles ; c’est un fait que Sedaine, très-estimé par ses mœurs et ses talents, n’a jamais connu ni Fréron ni aucun de ses dignes associés.

— Quand il arrive quelque accident dans une fourmilière par la faute et la sottise de trois ou quatre gros bonnets de fourmis, les poëtes et les prêtres de cette canaille, menteurs de leur métier, ne manquent jamais d’attribuer ces malheurs à des causes surnaturelles, et de montrer le ciel en courroux : il suffit cependant de quelque sottise faite à propos et de quelques étourderies secondant cette sottise, pour causer de grands désastres dans une fourmilière sans que les éléments s’en mêlent. Un poëte anonyme vient de faire une Ode sur le malheur inouï et incroyable de la soirée du 30 mai dernier[17]. Si M. Bignon, prévôt des marchands, aspire à la couronne civique, ob cives servatos, il aura de la peine à l’obtenir. Ce grand magistrat n’a pas manqué de se coucher cette nuit fatale à onze heures, comme à son ordinaire, en revenant de son beau feu, et de se montrer le surlendemain dans la loge de la ville à l’Opéra, sans doute dans le dessein de faire le plus grand éloge possible de la douceur des mœurs parisiennes.

— J’ai eu l’honneur de vous parler d’une Lettre des Indes, adressée à l’auteur du Siècle de Louis XIV, c’est-à-dire à M. de Voltaire, par un M. de La Flotte[18]. Ce M. de La Flotte, embarqué sur l’escadre qui transportait le général Lally, a été témoin de la perte de l’Inde, sous la conduite de ce chef malheureux. Il ne dit pas quel emploi il avait dans l’armée, mais je crois que c’était quelque emploi de plume. Il fut fait prisonnier par les Anglais, ainsi que tous les Français qui se trouvaient dans cette partie du monde. Il s’embarqua sur un vaisseau de la compagnie anglaise qui allait à la Chine, pour revenir de là en Europe. Il vient de publier des Essais historiques sur l’Inde, précédés d’un Journal de voyages et d’une description géographique de la côte de Coromandel, volume in-12, de trois cent soixante pages. Cela n’est pas merveilleux. M. de La Flotte n’a pas le d’œil de M. Poivre ; mais il est de ces voyageurs en qui j’ai confiance. Ceux qui ont beaucoup d’esprit me font toujours appréhender qu’ils ne tirent les faits plutôt de leur imagination que de la réalité ; et s’ils ont l’esprit porté aux systèmes, ils perdent tout crédit dans le mien. Un esprit ordinaire rapporte les choses bonnement et pauvrement, comme il les voit : il se concilie ma confiance précisément parce qu’il ne songe pas à la captiver. On parcourt avec plaisir ces Essais sur l’Inde, quoique dépourvus de toute espèce d’agrément de style, et quoiqu’ils ne rapportent souvent que des choses communes et connues. M. de La Flotte est partisan secret, mais de bonne foi, de M. de Bussy, qui s’est fait prôner par ses avocats comme un autre Scipion, même quant à l’article de la continence. Je doute que la continence de Scipion de Bussy dans l’Inde devienne jamais un sujet de tableau pour nos peintres. Le hasard m’a procuré des notions très-particulières qui ne me permettent pas de me joindre aux prôneurs de Scipion de Bussy[19]. Quant au malheureux Lally, je me tiens au mot de M. d’Alembert, qui disait que c’était un frénétique qui méritait de mourir de la main de tout le monde, excepté de celle du bourreau.

— On a publié une Relation de l’île de Corse, ou Journal d’un voyage dans cette île, et Mémoires de Pascal Paoli, par Jacques Boswell, écuyer, traduit de l’anglais par J.-P.-J. Dubois[20]. Cet ouvrage, imprimé en Angleterre pour la première fois en 1767, jouissait d’une telle réputation, que le gouvernement de France crut devoir prendre des mesures pour empêcher la traduction de paraître ; mais ces mesures, comme il arrive, n’ont fait qu’augmenter la curiosité du public. Elle a enfin paru en Hollande l’année dernière, et il vient d’en percer quelques exemplaires à Paris, parce que le procès de la Corse est plaidé et jugé, et que personne ne s’en occupe plus aujourd’hui. Mais depuis que les Français sont maîtres de cette île, il me semble qu’ils attaquent la véracité de M. Boswell, et qu’ils prétendent que sa relation n’est qu’un roman. Il m’est impossible d’avoir un avis sur ce procès.

M. Le Franc de Pompignan, moins célèbre par ses travaux littéraires et sa petite vanité que par les châtiments exemplaires dont elle a été suivie, a publié depuis peu une traduction française des Tragédies d’Eschyle, volume in-8° d’environ cinq cent cinquante pages. Ce pauvre M. de Pompignan inventerait aujourd’hui l’Évangile et l’Alcoran qu’il ne se relèverait pas de l’état d’humiliation dans lequel il s’abreuve de larmes depuis dix ans, c’est-à-dire depuis l’époque des abominables plaisanteries de Ferney. On n’a parlé de sa traduction que pour faire remarquer dans ses notes de petits traits lancés à la sourdine et avec une grande timidité contre M. de Voltaire, qui ne daignera pas s’en apercevoir on ne se venge pas de la petite fureur innocente d’un ennemi terrassé depuis dix ans. Il nous manquait une traduction complète des Tragédies d’Eschyle, nous n’en avions que les extraits informes du P. Brumoy : nous allons avoir encore une autre traduction de ce poète ; M. du Theil, officier aux gardes-françaises, grand amateur du grec, a précisément entrepris le même travail que M. de Pompignan ; et l’on dit que, quoique celui-ci l’ait prévenu, il n’en publiera pas moins sa traduction d’Eschyle, qui doit lui assurer la première place vacante à l’Académie des inscriptions et belles-lettres[21].

— Nous avons un certain M. Mercier, infatigable barbouilleur, qui a de la chaleur et qui l’emploie à composer des pièces qui n’ont pas le sens commun. Il paraît avoir pris à tâche d’emprunter non les sujets, mais les titres de pièces connues, et de les remplir à sa manière. Il a traité ainsi, il y a quelque temps, le Marchand de Londres ; il vient de publier le Déserteur, drame en cinq actes et en prose[22], qui n’a rien de commun avec celui de Sedaine. Je n’ai pas le courage de vous ennuyer de l’exposition du sujet et de la conduite de cette pièce : elle ne laissera pas d’être remarquable par l’absurdité rare de sa fable, et de son plan, et de ses moyens.


COMPILATIONS EN TOUT GENRE ET DE TOUTE ESPÈCE.

Dictionnaire historique des cultes religieux établis dans le monde, depuis son origine jusqu’à présent ; trois volumes in-8° avec figures. Compilation de la boutique de Vincent, dont l’abbé de La Porte est, je crois, le premier compagnon.

Histoire universelle, imitée de l’anglais, par M. Turpin. Tome Ier, contenant l’histoire du monde depuis la création jusqu’à la naissance des empires ; volume in-12 de près de cinq cents pages, qui sera suivi d’un nombre infini d’autres, si vous avez la bonté de les acheter[23]. Vous connaissez l’immense compilation anglaise, intitulée Histoire universelle, et traduite en français depuis longtemps. Voici maintenant M. Turpin qui a fait avec un libraire un traité à tant la feuille pour réduire cette immense compilation en une petite. Ce M. Turpin meurt de faim, et c’est tout ce qu’il a de commun avec M. le comte de Turpin, maréchal de camp et écrivain militaire, qui a épousé la fille du maréchal de Lowendal, et qui n’en est pas plus à son aise.

L’Esprit de Henri IV, contenant des traits et anecdotes remarquables, et quelques lettres de ce prince[24] ; volume in-8. Reste à savoir si la faim a droit de rendre sacrilège, c’est-à-dire si un pauvre diable, en raison de son appétit, peut être excusable d’avoir compilé les paroles sacrées de Henri IV. Il dira sans doute pour ses raisons qu’on ne saurait les réimprimer trop souvent, ni en perpétuer la mémoire avec trop de soin, et il a raison ; quoiqu’il n’y ait aucun mérite à avoir fait cette rapsodie, on la parcourt cependant avec beaucoup de plaisir, parce que le fumier de l’éditeur n’a pu rien ôter du prix des diamants qui parent un prince dont la mémoire sera toujours chère et sacrée. Je vous conseille donc de donner la préférence au compilateur sur le panégyriste, et je vous promets que vous lirez avec infiniment plus de plaisir cet Esprit de Henri IV que l’Éloge de ce grand roi par le marquis de Villette.

Dictionnaire portatif du commerce, contenant la connaissance des marchandises de tous les pays, et où se trouvent les principaux et nouveaux articles, concernant le commerce, l’économie, etc. ; volume in-4°. Je crois qu’il se vend aussi en quatre volumes in-12. Voilà donc du portatif, en attendant l’immense Dictionnaire du commerce promis par l’abbé Morellet, et qui ne se fera vraisemblablement jamais[25]. Il est vrai que beaucoup de gens s’en consolent depuis les preuves, que cet écrivain a administrées, qu’un bon raisonneur et un bon esprit sont deux choses fort diverses.

  1. Ceci est un peu obscur : le rédacteur, si je l’ai bien compris, n’a cependant voulu dire qu’une vérité très-commune, savoir, que les princesses du sang mariées prennent le pas sur les princesses du sang non mariées, sans avoir égard à l’ancienneté des branches. Ainsi Mademoiselle, fille de M. le duc d’Orléans, avant son mariage cédait le pas à Mme la comtesse de La Marche. (Grimm.)
  2. Voyez le manuscrit de la Bibliothèque du Roi, côté 8698, de ceux appelés Béthune, fol. 38. C’est un mémoire écrit de la main du duc de Nevers lui-même ; il y en a une copie au dépôt des pairs. (Note du Mémoire.)
  3. Terme des lettres d’érection du comté de Guise en duché-pairie, en faveur de Claude de Guise, en 1528. (Note du Mémoire.)
  4. Lettre de Philippe le Bel au pape Clément V.
  5. Ce s’il en a jamais pourrait bien être une allusion de Grimm aux goûts qu’on supposait à M. de Villette, fort peu aimé des femmes, parce qu’il passait pour ne pas les aimer. (T.)
  6. Le Pacte du Destin, de l’Amour, de l’Hymen et de la Félicité ; Paris, Pillot, 1770, in-8°.
  7. Diderot, par une de ces plaisanteries innocentes et gaies que l’on se permet avec ses amis, et qui seraient déplacées dans toute autre société, avait envoyé à Grimm, pour ses étrennes, une enseigne représentant un houx, avec l’inscription au-dessus en demi-cercle : Au Houx toujours vert ; et en bas, avec l’épigraphe ondoyante : Semper frondescit. (Note de Naigeon.)
  8. Voir précédemment, p. 313.
  9. 1770, 2 vol.  in-8°.
  10. Voir tome VIII, page 510.
  11. Palissot est bien l’auteur de cette pièce, représentée douze ans plus tard ; voir ci-après mai 1782. (T.)
  12. Gil Blas, liv. I. chap. xi.
  13. Dom Alvar et Mencia, ou le Captif de retour, représenté le 13 juin 1770.
  14. Elle se trouve dans la Correspondance de Voltaire et d’Alembert, sous la date du 30 mai 1770.
  15. Ce beau-frère de Fréron était Corentin Royou, mort en 1828, auteur de plusieurs ouvrages historiques et de tragédies également médiocres. Voir un Mémoire sur cette affaire à la suite de la lettre de Voltaire à d’Alembert du 19 mars 1770.
  16. Traduction du poème de Jean Plokof, conseiller de Holstein, sur les affaires présentes, 1770 ; dans les Œuvres de Voltaire.
  17. Voyez au 1er du mois suivant des détails sur les accidents qui attristèrent les fêtes du mariage du dauphin et de Marie-Antoinette.
  18. Voir tome VIII, page 506.
  19. Grimm a déjà parlé du marquis de Bussy-Castelnau, tome VIII, page 506.
  20. J.-P.-J. Dubois, traducteur de la Relation de l’île de Corse par Jacques Boswell, n’a point d’article dans nos Dictionnaires historiques ; il était secrétaire privé de l’ambassade du roi de Pologne en Hollande. On a encore de lui les Vies des gouverneurs généraux des Indes orientales, avec l’Abrégé de l’Histoire des Établissements hollandais, La Haye, De Hondt, 1763, in-4°. Il a coopéré à neuf volumes de l’édition de l’Histoire générale des voyages, imprimée en Hollande avec des additions considérables, La Haye, De Hondt, 1747 et années suivantes, 25 vol.  in-4°. (B.)
  21. La Porte du Theil donna en effet, en 1770, Oreste, ou les Coéphores, tragédie d’Eschyle, traduction nouvelle avec des notes, in-8°, et fut reçu la même année à l’Académie des inscriptions. Il donna plus tard avec Rochefort une nouvelle édition du Théâtre des Grecs, du P. Brumoy, dans laquelle il inséra sa traduction d’Eschyle. (T.)
  22. Paris, Lejay, 1770, in-8°.
  23. Le peu de succès a forcé l’auteur de ne pas pousser son entreprise plus loin que le quatrième volume. (B.)
  24. Par Prault fils.
  25. La conjecture de Grimm s’est vérifiée. Il n’a paru du Dictionnaire du commerce, promis par Morellet, que le prospectus, qui forme un vol.  in-8°. (T.)