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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1770/Mai

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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE

PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

MAI

1er mai 1770.

L’article suivant est de M. Diderot. C’est, l’examen d’un Éloge de la ville de Moukden et de ses environs, poëme composé par Kien-Long, empereur de la Chine et de la Tartarie, actuellement régnant ; ouvrage traduit du chinois en français par le P. Amyot, jésuite, astrologue et missionnaire à Pékin, et publié par M. de Guignes, de notre Académie des inscriptions et belles-lettres ; volume in-8°. Voici ce qu’en dit le philosophe :

La première pièce du recueil est une préface de l’éditeur, qui nous apprend que l’astrologue missionnaire Amyot réside à Pékin depuis plus de vingt ans ; qu’on peut compter sur l’exactitude de sa traduction ; que l’original de ce poëme a été saisi à Canton par les inspecteurs d’une nation qui envie aux étrangers la connaissance de sa langue et de sa littérature ; que le poëme de Kien-Long a été imprimé soixante-quatre fois en autant de caractères différents, et que l’empereur régnant, auteur de ce poëme, aime les sciences et les cultive avec succès.

La seconde pièce est une préface du traducteur, où il proteste de sa fidélité à rendre les pensées de son auteur, autant que notre langue pouvait s’y prêter. Il parle des avantages et de la facilité qu’on aurait à apprendre la langue tartare dans laquelle on a traduit presque tous les ouvrages chinois, et qui est soumise à des règles grammaticales. Il parle aussi des lumières qu’il a tirées de la connaissance de cet idiome, et des conseils des hommes éclairés qu’il a consultés.

La troisième pièce est un discours des éditeurs chinois et tartares, dans lequel, après un éloge étendu du poëme, ils se prosternent humblement et se soumettent aux ordres de l’empereur, en attestant qu’ils ont été ses copistes et ses réviseurs.

La quatrième est un édit de l’empereur où l’on rend compte des soins qu’on a pris pour compléter les alphabets des Tartares Mantchoux, et des ordres que Kien-Long a donnés pour que son poëme fût incessamment révisé, copié et publié en autant d’alphabets tartares qu’il y a d’alphabets chinois, afin que la postérité jouît, sous un même point de vue, de tous ces différents alphabets rassemblés et mis en parallèle avec les caractères de la langue chinoise.

La cinquième pièce est une préface de Kien-Long, dont voici l’extrait à ma manière. C’est l’empereur qui parle : « Si l’homme conforme sa volonté à celle de ses père et mère, la paix sera dans sa famille. Si le prince conforme sa volonté à celle de ses ancêtres, la paix sera dans l’empire. Si les souverains conforment leur volonté à celle du ciel et de la terre, la paix sera dans l’univers, et l’abondance avec elle. C’est la seconde de ces maximes que j’ai prise pour le sujet de ma méditation ; et j’ai conçu qu’un retour assidu sur moi-même, mon respect constant pour le ciel, une intime union avec mes frères, un amour sans bornes pour les peuples qui me sont soumis, étaient les seuls moyens d’obtenir la félicité de ma famille, celle de l’empire et la mienne.

« Confucius a dit : « Connais les cérémonies. Si tu en pénètres le sens, tu gouverneras un royaume avec la même facilité que tu regardes dans ta main. » C’est ainsi que le sage a dit ; mais entre ces cérémonies, celle dont il importe surtout de pénétrer le sens, ce sont les sacrifices pour les ancêtres. Les empereurs de la dynastie de Han les instituèrent ; nous leur devons encore les monuments qui ont conservé sous nos yeux les autres usages de la vénérable antiquité. C’est dans ce qu’ils nous ont transmis des contrées qui les ont vus naître, et où ils ont commencé à donner des lois, que j’ai reconnu la ville où mes aïeux ont jeté les premiers fondements de leur grandeur : Moukden ! J’ai reconnu Moukden dans les pays de Pin et de Ki ; j’ai reconnu ma patrie dans la montagne de Kiao-chan.

« Trois fois l’empereur, mon grand-père, s’est rendu à Moukden ; trois fois il a visité les tombeaux de ses ancêtres. Les grandes occupations qui remplirent la durée du règne de mon père ne lui permirent pas de voir Moukden ; mais il avait satisfait à ce devoir, n’étant encore que simple régulo. L’empire m’étant transmis, je ne passe aucun jour sans penser aux moyens de m’approcher de mes ancêtres. Je me transporte en esprit à Moukden, et je m’écrie : Sépultures dont le nom ne doit jamais périr ! sépultures fortunées ! sépultures rayonnantes de gloire ! Ô mes aïeux ! si je ne me soustrais à la multitude des soins qui me pressent, comment pourrai-je me rendre sur vos tombeaux, et me prosterner devant les cendres qu’ils renferment ? Comment laisserai-je à la postérité le témoignage et la leçon du respect que je porte à ceux qui m’ont donné le jour ?

« Ce fut pour remplir cette essentielle obligation que, la huitième année de mon règne, l’automne étant déjà commencé, et l’impératrice, ma mère, voulant bien permettre que je lui servisse respectueusement d’appui pendant le voyage, je partis de Pékin. Arrivé dans ces lieux où mes ancêtres ont autrefois tenu leur cour, je sentis la piété filiale remplir toute l’étendue de mon cœur ; je révérai les vestiges de mes aïeux. Je vis ces montagnes couvertes de verdure, ces rivières où coule une onde transparente, ces campagnes fertiles, ces lieux enchantés qui semblent se ressentir encore de la présence de leurs anciens maîtres, et j’éprouvai une joie inexprimable. Je vis ce peuple sincère et bon, qui vit heureux parce qu’il est content de son sort ; qui vit sans inquiétude parce qu’il vit dans une honnête abondance ; et je l’admirai. Voilà, disais-je en moi-même, voilà les contrées que le ciel favorise, les contrées de Pin et de Ki ! Ô contrées de Pin et de Ki ! c’est vous qui apprenez à gouverner les hommes ! Le souverain maître du ciel protège d’une manière spéciale le pays de Pin et le pays de Ki ; on disait dans l’antiquité la plus reculée d’un bon souverain : Il a demeuré à Pin.

« Instruit de ce que la vénérable antiquité a dit de ma patrie, pourquoi ne joindrais-je pas ma voix à la sienne ? »

Célébrer les affaires qui se traitent dans une contrée, c’est le sujet du Toukietchoun ; chanter les richesses qu’elle produit ou qu’elle renferme, c’est le sujet du Foutchouroung. Je commence par ce dernier. En voici les paroles :

Ici commence le Foutchouroung. Kien-Long chante son départ, son voyage, son arrivée, ses sacrifices, ses aïeux, leurs faits mémorables, leur vie, leurs mœurs, leurs festins, la ville qu’ils ont fondée, les édifices de Moukden, les campagnes qui l’environnent, la mer qui l’avoisine, les montagnes, les plaines, les forêts, les rivières, les plantes, les métaux, les pierres, les animaux, les poissons, les oiseaux ; et tous ces objets sont peints dans son poëme avec grandeur, sagesse, simplicité, chaleur et vérité. Aucun ouvrage ne montre ni plus de connaissance, ni plus de goût. Il y a de la verve, de la variété, un sentiment profond, de la gravité, un respect tendre pour la mémoire de ses ancêtres. Ce caractère de piété filiale est le caractère propre du poëme, et la preuve de l’influence des mœurs sur la poésie et sur les beaux-arts, soit pour les corrompre, soit pour les embellir.

Le voyage de Kien-Long et celui de Cheng-Tson, son aïeul, forment le Foukietchoun. Il part, il marche. Il pense en chemin aux cyprès touffus qui couvrent la sépulture de ses pères ; il aperçoit les chevaux sculptés en pierre au dehors des murailles ; il ne saurait contenir les mouvements dont son âme est agitée, Ses yeux gonflés soulagent son cœur par un torrent de larmes, qui mouillent le devant de sa robe. Il se dit : C’est donc aujourd’hui que je verrai Yao sur la muraille et Chun sur le bouillon ; c’est aujourd’hui que mon souffle se mêlera avec leur auguste vapeur. Il entre dans Moukden. Il visite les tombeaux : il revient. Il trouve le festin préparé. Les princes de son sang et les vieillards de la contrée sont assis à la même table. Il présente la coupe aux princes, ils boivent ; il la présente aux vieillards ; il leur verse du vin, et lorsqu’il voit leurs visages s’épanouir et prendre une couleur vermeille, transporté de joie, il s’écrie : « Les voilà, les bons, les vertueux sujets qui m’ont été laissés par mes aïeux ! Les bienfaits et la tendresse de leurs maîtres ont fait couler leurs jours dans l’abondance et la joie. Leurs jours ont été prolongés, afin que j’eusse la consolation de les voir, de les entendre et de leur parler. Puisse ce moment être toujours présent à ma pensée ! Puissé-je imiter mes aïeux ! Puisse mon exemple perpétuer la race de ces bons et vertueux sujets ! Puissent-ils, pendant des milliers de siècles, fournir l’empire de leurs pareils ! »

Il y a dans ces vœux un caractère de paternité qui attendrit et enchante. En général, vous ne trouverez rien dans ce poëme de ce que nous appelons allégories, fictions ; mais il y a ce qu’on appellera, dans tous les pays du monde et dans tous les siècles à venir, de la véritable poésie.

La pièce qui suit le poëme contient des recherches savantes sur les différentes sortes de caractères chinois.

À ce morceau succèdent des notes extraites par le traducteur de plusieurs commentateurs chinois du poëme de l’empereur, et des traits intéressants sur l’histoire naturelle, civile, religieuse, des Chinois et des Tartares.

Le volume est terminé par une ode sur le thé, de la composition de l’empereur. Elle est en vers de cinq syllabes, non rimés. Il y a vingt-cinq vers, et par conséquent en tout cent vingt-cinq syllabes, que le traducteur n’a pu rendre qu’en quatre bonnes pages de notre langue : d’où je présume que le poëme sur Moukden, de sept huitièmes au moins plus court que la traduction, qui remplit cent vingt-six pages in-8°, n’est pas de quatre cents vers.

On a placé les vers chinois de l’ode sur le thé à la tête de la traduction, sur laquelle j’ose prononcer que nos La Fare, nos Chaulieu, nos Anacréon antiques et modernes, n’ont rien produit avec plus de verve, de grâce, de sentiment, de sagesse et de goût. Je n’en aurai pas meilleure opinion des mœurs chinoises, si vous voulez, mais je penserai avec un peu plus de réserve et moins de dédain de leur littérature. Je vous invite à copier cette ode, en la retouchant légèrement. Une gageure que je gagnerais, ce serait de retrouver les véritables tours de l’original sur le genre seul de ce poëme et les données de la traduction. Il m’est arrivé souvent avec Huber, qui me lisait des morceaux traduits de l’allemand, dont je n’entends pas un mot, de l’arrêter, et de lui dire : « Le poëte n’a pas dit ainsi : voici comment il a dit, voilà l’ordre de ses idées », et de rencontrer juste. Il y a donc dans la langue poétique quelque chose de commun à toutes les nations, de quelque cause que cela vienne.

Je ne suivrai point le conseil du philosophe, et je ne transcrirai point l’ode sur le thé. Tout considéré, l’éloge de la ville de Moukden et cette ode sur le thé forment un monument assez curieux pour en lire la traduction tout entière. La lecture du poëme de l’empereur de la Chine ne vous fera pas, à la vérité, autant de plaisir que l’extrait du philosophe que vous venez de lire ; mais vous sentirez aisément que ce n’est ni la faute du poëme ni la vôtre : c’est un effet nécessaire de la distance des lieux et des mœurs, qui est si grande qu’elle oblige à tout moment le traducteur ou de laisser le mot chinois dans la poésie descriptive, faute de terme équivalent, ou de rendre par des périphrases les images exprimées dans une langue trop différente des idiomes de notre Europe. Climat, mœurs, usages, religion, histoire naturelle, histoire politique, tout cela est trop distant de nous pour qu’un lecteur européen ne soit souvent arrêté, embarrassé, ce qui affaiblit à chaque fois le charme de cette lecture ; mais on sent en même temps que ce charme subsiste dans toute sa force pour un lecteur chinois. Heureux les peuples qui sont gouvernés par de tels poëtes ! car quoiqu’il n’y ait rien de si commun que de bien dire et de mal faire, et que les souverains surtout doivent être jugés sur leurs faits et non sur leurs paroles, il est évident cependant qu’un prince élevé dans ces sentiments de paternité pour son peuple, qu’un prince qui regarde comme un devoir essentiel de se rappeler sans cesse ses vertueux ancêtres, ou qui emploie ses moments de loisir à en célébrer la mémoire, doit avoir quelque avantage sur un prince qui, se croyant placé sur son trône de droit divin, en vertu d’un passage de saint Paul, se persuade d’avoir rempli les devoirs les plus essentiels de la souveraineté en respectant les usurpations de l’Église appelées immunités, et en observant quelques pratiques religieuses qui n’ont aucun trait à la prospérité publique, au bonheur des peuples, à la gloire des empires. Remarquez, s’il vous plaît, qu’il n’y a dans le poëme de l’empereur de la Chine aucune trace de superstition, et qu’il est évident que partout où l’auteur parle du respect dû à la volonté du ciel et de la terre, il entend la soumission et la résignation du sage à la nécessité de l’ordre général : philosophie simple et sublime, vrai mobile de nos actions, véritable fondement de la morale, qui, avec l’adoption de l’espèce ou l’observation du pacte d’association consenti entre les êtres d’une même espèce, est la source unique de toutes les vertus des individus de cette espèce.

Je ne suis pas aussi content du traducteur Amyot et de son éditeur de Guignes que de l’empereur Kien-Long. Leurs observations, tant sur le poëme que sur les différents alphabets, ne débrouillent rien, n’éclaircissent rien : c’est un fatras d’érudition chinoise qui n’est d’aucun secours pour l’intelligence du poëme, et qui, je crains, est aussi embrouillé dans leur tête que pour leurs lecteurs. Si M. de Guignes ne met pas plus de clarté dans la traduction et les commentaires de Chou-King, un des livres sacrés des Chinois qu’il nous annonce, il fera un médiocre présent aux curieux. Il faudra cependant s’en contenter, faute de choix ; il en est de M. de Guignes et de son P. Amyot, comme de l’orchestre de l’Opéra de Paris, qui, suivant l’observation de J.-J. Rousseau, est le meilleur parce qu’il n’y en a pas d’autre. Quand on a fait attention au génie des alphabets chinois, à leur extrême précision, en comparaison de notre manière d’écrire, on est bien tenté de croire que le P. Amyot ne nous a donné qu’une longue périphrase du poëme de l’empereur, et qu’il a partout substitué les idées et les tours français aux idées et aux tours chinois. Quoi qu’il en soit, à travers cette périphrase on entrevoit un fonds intéressant et poétique, et ce poëme, tel qu’il est, forme, avec le roman chinois que M. Eidous nous a indignement traduit il y a trois ans[1], un monument très-précieux de la littérature et des mœurs chinoises.

— Si le caractère de paternité qui règne dans le poëme de l’empereur Kien-Long vous ennuie, il sera aisé de vous remettre au courant des idées européennes par la lecture de la lettre que je vais transcrire ; vous y trouverez un esprit tout différent de celui qui se remarque dans le poëme de l’empereur de la Chine. Kien-Long n’aurait jamais imaginé qu’un de ses sujets pût former une demande légitime qui ne le regardât pas, et aucun Chinois ne se serait persuadé qu’il y va de son honneur de donner des coups de bâton à son souverain. Cette lettre a été écrite à M. Clerk, Écossais, qui a servi comme brigadier général dans les troupes britanniques envoyées au secours du Portugal pendant la dernière guerre. L’auteur de la lettre, autre officier anglais, a servi sous lui en qualité d’aide de camp, et est sans doute resté en Portugal après la conclusion de la paix. Le général Clerk traversa alors l’Espagne et vint à Paris, où il s’arrêta fort longtemps. C’est un homme d’esprit, mais grand parleur, et même fatigant par le tic qu’il a d’ajouter à chaque phrase qu’il prononce un hem ? de sorte qu’il a l’air de vous interroger continuellement, quoiqu’il n’attende jamais votre réponse. Malgré cela nous nous en accommodions fort bien, et il n’y a que Mme Geoffrin, à qui il faut une grande variété de personnes et de choses, et qui n’aime pas à s’arrêter longtemps sur le même objet, qui ne puisse penser encore aujourd’hui au général Clerk sans ressentir un frémissement universel par tout le corps. Le baron d’Holbach lui avait mené cet étranger, et après les premiers compliments, et une visite d’une demi-heure, il s’était levé pour s’en aller. M. Clerk, au lieu de suivre celui qui l’avait présenté, comme c’est l’usage dans une première visite, reste. Mme Geoffrin lui demande s’il va beaucoup aux spectacles ? « Rarement. — Aux promenades ? — peu. — À la cour, chez les princes ? — On ne saurait moins. — À quoi passez-vous donc votre temps ? — Mais quand je me trouve bien dans une maison, je cause et je reste. » À ces mots Mme Geoffrin pâlit. Il était six heures du soir ; elle pense qu’à dix heures du soir M. Clerk se trouvera peut-être encore bien dans sa maison ; cette idée lui donne le frisson de la fièvre. Le hasard amène M. d’Alembert ; Mme Geoffrin lui persuade au bout de quelque temps qu’il ne se porte pas bien, et qu’il faut qu’il se fasse ramener par le général Clerk. Celui-ci, charmé de rendre service, dit à M. d’Alembert qu’il est le maître de disposer de son carrosse, et qu’il n’en a besoin, lui, que le soir pour le ramener. Ces mots furent un coup de foudre pour Mme Geoffrin, qui ne put jamais se débarrasser de notre Écossais, quelque changement qu’il survînt successivement dans son appartement par l’arrivée et le départ des visites. Elle ne pense pas encore aujourd’hui de sang-froid à cette journée ; et elle ne se coucha pas sans prendre ses mesures contre le danger d’une seconde visite. Je n’ai pas pu lui persuader que le général Clerk fût un homme de bonne compagnie. Dans le fait, je ne lui ai connu de tort fondé qu’avec ses chevaux, qu’il faisait venir à quatre heures et demie dans les maisons où il avait dîné, et qui se morfondaient ordinairement à son carrosse au milieu de l’hiver jusqu’à minuit, sans avoir bougé de place, preuve évidente que, sans l’adoption de l’espèce, il n’y a point de droit des gens ! Mais nous voilà aussi loin de notre histoire de Portugal que des sépultures fortunées de Moukden. Puisque cela est ainsi, il ne m’en coûtera pas davantage de rapporter encore un mot du célèbre David Garrick. Le général Clerk nous fit un jour à table, en présence de cet illustre acteur, un long discours pour nous prouver que l’enthousiasme des Anglais pour Shakespeare n’était qu’une affaire de mode et de religion ; que personne n’entendait ni n’admirait de bonne foi cet auteur ; mais que M. Garrick, par son jeu plein de génie, avait trouvé le secret d’en faire l’idole de la nation. Garrick, grand admirateur de Shakespeare, et naturellement plein de vivacité et de pétulance se contint longtemps ; enfin il se lève de table, prend la main de M. Clerk, et il lui dit : « Je vous promets, mon général, que de ma vie je ne m’aviserai de parler guerre. » Mais il est temps d’écouter le rapport de l’aide de camp resté en Portugal.


LETTRE DE M. SHAW-GROSET, LIEUTENANT-COLONEL,
À M. le général clerk,
Brigadier général dans l’armée britannique.
Elvas, 5 décembre 1769.

« Un événement fort singulier, monsieur, vient d’arriver dans ce voisinage. Le roi, comme vous savez, a passé quelque temps à Villaviciosa, l’une de ses maisons de chasse à quatre lieues d’ici. Dimanche dernier, en allant pour se promener suivant sa coutume, un homme en habit de paysan, ayant un gros bâton à la main, attendit à une des portes du parc que la cour qui précède le roi eût passé, et travailla Sa Majesté par plusieurs grands coups de bâton[2]. Le roi avança son cheval sur lui, et lui demanda : Êtes-vous fou ? Il répondit avec un grand sang-froid, ni fou, ni ivre. Dans cet instant, quelques-uns de la cour voyant ce qui se passait accoururent au secours du roi, mais l’homme ne se laissa pas aisément désarmer. Le comte de Prado, un des gentilshommes de la chambre du roi, reçut entre autres deux ou trois violents coups sur la tête. Sur ces entrefaites, toute la cour se rassembla, et l’homme aurait été mis en pièces, si le roi n’avait crié : « Ne le tuez pas, mais qu’on le mène chez don Louis d’Acunha, » un des secrétaires d’État. Quand cet homme fut examiné, on lui demanda qui il était, et comment il avait pu se laisser aller à commettre une action aussi téméraire ; il répondit qu’il était un vieux soldat réformé, que le roi lui devait huit années d’arrérages sur sa solde, plusieurs habits d’uniforme, et un petit mulet qu’on lui avait enlevé de force ; qu’il avait remis à ce sujet une requête au roi sans obtenir aucune réponse ; qu’il en avait présenté une autre à Sa Majesté. Cet événement, monsieur, vous paraîtra sans doute aussi inconcevable qu’à moi. Cet homme a servi jadis dans un régiment d’artillerie, dans la garnison où vous commandiez, et a toujours passé pour un homme très-déterminé. Il dit qu’il sait très-bien qu’on le mettra à mort, car je pense que c’est le premier exemple que nous ayons dans l’histoire d’un roi insulté publiquement de cette manière, mais qu’il a fait ce qu’il se devait à lui-même, etc. »

— Le succès éclatant de la Comtesse Tation a réveillé la passion nationale pour les jeux de mots, pointes, calembours, rébus, charades, et autres nobles exercices de l’esprit. La charade est une sorte d’énigme dont on partage le mot en autant de parts qu’il y a de syllabes ; on assigne ensuite à chaque part sa propriété, et puis on dit la propriété du tout. Ainsi je dirai : ma première partie n’est jamais mauvaise, ma seconde n’est jamais malpropre, et mon tout est souvent l’un et l’autre. Le mot de cette charade est Bonnet, parce que ce qui est bon n’est jamais mauvais, ce qui est net n’est pas malpropre, et qu’un bonnet peut être mauvais et malpropre. C’est ainsi que ces jours passés, par un effort de génie sublime, ou par un de ces bonheurs qu’on ne peut se promettre, et dont il faut se féliciter quand on l’a obtenu, j’ai eu la gloire immortelle d’inventer la charade suivante : ma première partie se plante, ma seconde se noue, et mon tout est tout pour moi. Si vous n’en devinez pas mot, vous ne le saurez qu’à la fin de cet article. Cela me rappelle une charade qu’une très-jolie femme de vingt ans adressa un jour aux Délices à M. de Voltaire, qui lui avait dit beaucoup de galanteries. La voici ma première partie est ce que vous nous faites quand vous vous taisez ; ma seconde est ce que vous nous faites quand vous parlez ; mon tout est ce que toute l’Europe admire, et ce que je ne voudrais cependant pas être. Le mot était Voltaire. Une femme ayant l’âge et le don de plaire ne devait pas être tentée en effet de prendre la place du vieillard le plus rassasié de gloire. Aujourd’hui c’est, au contraire de l’aventure des Délices, à une jeune femme de vingt ans qu’un vieux philosophe adresse une charade pour se conformer au goût du moment, et afin d’accomplir ce que le prophète a dit dans le chapitre des Malédictions ; car il est écrit : « Je t’ôterai le goût des choses sensées et profondes, et tes philosophes seront réduits à faire des charades. »


LE CHEF-D’ŒUVRE DES CHARADES,

À MADAME DE PRUNEVAUX,
par M. diderot.

Ma secMa première enivre le monde :
Ma secPour la traiter avec mépris
Ma secIl faudrait être la seconde,
Ma secEt mon ensemble a quelque prix.

MaDe ma première on fait un cas extrême,
Ma secVous l’avez souvent à la main :
Ma seconde est en vous, ma seconde est vous-même,
Et mon tout partagé formerait votre sein.
MaSi l’on s’en tient au lot de ma dernière,
Ma secIl faut s’attendre à des jaloux ;
Ma secMais, au défaut de la première,
Ma secL’esprit languit dans la poussière,
MaEt la beauté se fane sans époux.

Ma secUtile en paix, utile en guerre,
Ma secDésir et poison des humains,
MaUn insensé me tira de la terre ;
Je corrompis son cœur et je souillai ses mains :
Ma secVoilà ma syllabe première.
Ma secMa seconde habite les cieux,
Voltige autour de vous, se montre dans vos yeux ;
Ma secC’est un pur esprit de lumière.

Lorsque le Tout-Puissant, bien ou mal à propos,
Ma secSortant un jour de son repos,
Ma secVisita la nuit éternelle,
Ma secIl était porté sur mon aile ;
Et tandis que sa main posait les fondements
Ma secDe la machine immense,
MaMes chants, unis à dix mille instruments,
De la nuit incréée écartaient le silence.

Vous ne me nommez pas, et l’énigme vous fuit.
Ma secEh bien lisez donc ce qui suit.

MaJeune homme, arrête, et souffre qu’un moment
Ma secJe demeure où j’ai pris naissance…
Mais il ne m’entend pas. L’homme est capricieux :
Ma secTous les jours son impatience,
Ma secPour une courte jouissance,
Détruit de l’avenir l’espoir délicieux.
Ma secBientôt, hélas ! sa main légère
Ma secM’a séparée d’avec mon père,
Ma secEt va m’attacher au lacet
Ma secQui serre le joli corset
Ma secDe sa jeune et tendre bergère.
Ma secLà, si mon règne fut charmant,
MaIl fut bien court : presque avant que de naître,
Ma secJe mourus où le jeune amant
Ma secSe mourait, lui, de ne pas être.

Ainsi l’homme, jouet de sa folle pensée,
Court après le plaisir, n’atteint que la douleur
Ma secSous son vêtement déguisée,
Ma secEt dans son ardeur insensée,
Ma secPerd le fruit pour cueillir la fleur.

Y êtes-vous enfin ? — Non. — La chose est étrange !
MaEt vous avez de l’esprit comme un ange !
Ma secEt votre bourse est pleine d’or !
Ma secM’entendez-vous ? — Non, pas encor.
MaMais j’ai tout dit. — Il est vrai, c’est …

En effet, or et ange font orange. Quant à mon immortelle charade, le mot en est maîtresse.

— Le 17 du mois dernier il s’est tenu chez Mme Necker, une assemblée de dix-sept vénérables philosophes, dans laquelle, après avoir dûment invoqué le Saint-Esprit, copieusement dîné, et parlé à tort et à travers sur bien des choses, il a été unanimement résolu d’ériger une statue à l’honneur de M. de Voltaire. Cette chambre des pairs de la littérature était composée des membres suivants : je vais les nommer comme le hasard les avait placés au moment de la fonction la plus importante, c’est-à-dire à table, attendu que l’inégalité des forces étant compensée par l’égalité des prétentions, il n’a jamais été question dans cette chambre de fixer le rang ou la prérogative de qui que ce soit. À la dextre de Mme Necker se trouva placé M. Diderot ; ensuite M. Suard, M. le chevalier de Chastellux, M. Grimm, M. le comte de Schomberg, M. Marmontel, M. d’Alembert, M. Thomas, M. Necker, M. de Saint-Lambert, M. Saurin, M. l’abbé Raynal, M. Helvétius, M. Bernard, M. l’abbé Arnaud et M. l’abbé Morellet.

M. Pigalle, sculpteur du roi et de l’Académie royale de peinture et sculpture, était le dix-huitième ; mais appelé simplement pour être témoin des résolutions de la chambre dont il s’était chargé d’exécuter le projet, il n’avait point voix délibérative. On remarqua comme singulier que le hasard eût placé les pairs ecclésiastiques à la queue, au contraire de ce qui s’observe dans les autres cours des pairs en Europe : ce qui semblait présager que si jamais il y avait lieu de réformer la chambre, l’élection commencerait par ceux qui étaient le plus près de la porte, à moins qu’ils n’aimassent mieux quitter un uniforme devenu généralement suspect. Ce qui paraissait surtout omineux, c’était de voir la dernière place occupée par l’abbé Morellet, fortement inculpé par les juges les plus modérés d’avoir joué l’année dernière un rôle équivoque dans l’affaire de la compagnie des Indes, en portant sous le manteau de la philosophie la livrée de M. Boutin, distinction incompatible avec les prérogatives de la pairie[3] ; et étaient les bonnes âmes singulièrement édifiées de l’âme sans fiel de ce digne ecclésiastique, lequel s’asseyait une fois par semaine à la table de M. Necker, comme si de rien n’était, après en avoir reçu cinquante coups d’étrivières bien appliqués au milieu des acclamations du public.

Après le repas, il fut proposé d’ériger une statue à M. de Voltaire, et cette résolution passa unanimement à l’affirmative. M. Pigalle, vers lequel M. l’abbé Raynal avait été député plusieurs jours auparavant pour le prier de se charger de l’exécution, et qui avait accepté cette proposition avec la plus grande joie, produisit l’ébauche d’une première pensée modelée en terre, qui fut généralement admirée. Le prince de la littérature y est assis sur une draperie qui lui descend de l’épaule gauche par le dos, et enveloppe tout son corps par derrière. Il a la tête couronnée de lauriers, la poitrine, la cuisse, la jambe et le bras droits nus. Il tient de la main droite, dont le bras est pendant, une plume. Le bras gauche est appuyé sur la cuisse gauche. Toute la position est de génie. Il y a dans la tête un feu, un caractère sublime ; et si l’artiste réussit à faire passer ce caractère dans le marbre, cette statue l’immortalisera plus que tous ses précédents ouvrages#1.

Après avoir rendu justice à cette belle ébauche, on résolut, à la pluralité des voix, qu’on mettrait pour inscription sur le piédestal de cette statue : À Voltaire vivant, par les gens de lettres ses compatriotes. En conséquence de cette inscription on proposa d’arrêter que, pour être en droit de concourir à cette souscription, il fallait être homme de lettres, et que pour donner une signification précise au terme d’homme de lettres, on regarderait comme tel tout homme qui aurait fait imprimer quelque chose. Cette proposition occasionna de longs débats, et fut enfin rejetée à la pluralité de onze voix contre six. M. d’Alembert proposa ensuite de faire part au public de l’inscription convenue, et d’arrêter que toute personne qui à ce titre se présenterait pour souscrire serait reçue. Cette proposition passa à la pluralité de douze voix contre cinq. On arrêta aussi unanimement que la liste des souscrivants ne serait jamais publiée, et qu’on ne serait pas reçu à souscrire pour moins de deux louis. M. Pigalle promit de partir immédiatement après les fêtes du mariage de M. le Dauphin, pour se rendre à Ferney, afin de faire le portrait de M. de Voltaire, s’engageant au surplus d’achever ce monument dans l’espace de deux ans. Si je m’étais senti l’éloquence de milord Chatham, je n’aurais pas manqué d’observer à cette [4] respectable assemblée que, l’idée du monument étant sublime, il fallait aussi une inscription sublime, et qu’avant de l’avoir trouvée il n’en fallait adopter aucune ; qu’à Voltaire vivant n’était qu’une répétition de l’inscription de Vérone : à Maffei vivant ; qu’ajouter par les gens de lettres, c’était manifester je ne sais quelle inquiétude que la postérité n’ignorât d’où venait l’hommage ; c’était dire au public : Voyez, nous sommes les rivaux de sa gloire, et nous savons lui rendre justice ; que tout ce qui tendrait à réveiller l’idée de rivalité ne saurait qu’être désavantageux à la respectable assemblée dans tous les sens possibles ; qu’enfin s’il fallait une inscription tout ordinaire, il n’y avait rien de plus simple que de mettre : L’an 1770, à Voltaire, âgé de soixante-seize ans, pour avoir après cinquante années de travaux glorieux et immortels encore bien mérité des lettres, de la philosophie, et de l’humanité. J’aurais observé aussi qu’il fallait se contenter de l’honneur d’avoir conçu le projet de ce monument, et accorder à tout le monde indistinctement la satisfaction d’y contribuer. Quant à ce dernier point, on s’en est approché dans le fait sans l’avoir énoncé distinctement. M. le maréchal de Richelieu a souscrit pour vingt louis, et l’on assure que M. le duc de Choiseul va se mettre du nombre des souscripteurs. Les frais de l’entreprise feront un objet de douze à quinze mille livres ; les dix-sept pairs du dîner du 17 avril se sont tous déclarés receveurs de l’argent des souscrivants, et se sont engagés, indépendamment de leur première souscription, de suppléer solidairement à tous les fonds qui pourraient manquer à la somme requise. L’argent de la souscription est remis en dépôt chez M. de Laleu, notaire ordinaire de M. de Voltaire, qui fournira à M. Pigalle les sommes dont il aura besoin. L’assemblée des pairs a laissé l’artiste le maître absolu du prix ; ce procédé a paru le toucher : il a fixé son honoraire à dix mille livres, indépendamment du prix des marbres et des frais du voyage.

— L’abbé Nollet, de l’Académie royale des sciences, maître de physique des Enfants de France, ne sera pas du nombre des souscrivants, il vient de mourir ; il n’était pas jeune, mais je ne le crois pas non plus très-avancé en âge[5] ; c’était un académicien utile et laborieux. Dans le temps de la grande vogue des expériences de l’électricité, l’abbé Nollet fut un homme très à la mode, et toutes les femmes voulurent être électrisées par lui ; mais cela a passé de mode, ainsi que la manie de la géométrie, et depuis longues années Comus avait entièrement fait oublier le pauvre abbé Nollet.

— La mort vient de nous enlever aussi deux vierges émérites de l’Académie de musique, vulgairement dite Opéra. Elles étaient mortes au théâtre depuis longtemps, et leur honorable vieillesse se soutenait des fruits des travaux de leur jeunesse. Les noms de Camargo et de Carton seront éternellement célèbres dans les fastes de l’Opéra. Mlle Camargo, sœur de Cupis, violon, connue dans les coulisses par mille aventures brillantes, s’est immortalisée au théâtre comme fondatrice de cette danse à cabrioles que Mlle Allard a portée de nos jours à ce haut point de perfection et de gloire. C’est Camargo qui osa la première faire raccourcir ses jupons, et cette invention utile, qui met les amateurs en état de juger avec connaissance des jambes des danseuses, a été depuis généralement adoptée ; mais alors elle pensa occasionner un schisme très-dangereux. Les jansénistes du parterre criaient à l’hérésie et au scandale, et ne voulaient pas souffrir les jupes raccourcies ; les molinistes, au contraire, soutenaient que cette innovation nous rapprochait de l’esprit de la primitive Église, qui répugnait à voir des pirouettes et des gargouillades embarrassées par la longueur des cotillons. La Sorbonne de l’Opéra fut longtemps en peine d’établir la saine doctrine sur ce point de discipline qui partageait les fidèles. Enfin le Saint-Esprit lui suggéra, dans cette occasion difficile, un tempérament qui mit tout le monde d’accord : elle se décida pour les jupes raccourcies ; mais elle déclara en même temps, article de foi, qu’aucune danseuse ne pourrait paraître au théâtre sans caleçon. Cette décision est devenue depuis un point de discipline fondamental, dans l’église orthodoxe, par l’acceptation générale de toutes les puissances de l’Opéra, et de tous les fidèles qui fréquentent ces lieux saints. J’ai eu le bonheur, en arrivant en France, de trouver Camargo encore au théâtre ; mais elle était dans son automne, et touchait même à son hiver. Elle a vécu depuis dans une paisible et honorable retraite, avec une demi-douzaine de chiens, et un ami qui lui était resté de ses mille et un amants, et à qui elle a légué ses chiens. Il lui a fait faire un enterrement magnifique, et tout le monde admirait cette tenture en blanc, symbole de virginité, dont les personnes non mariées sont en droit de se servir dans leurs cérémonies funèbres. Depuis que Camargo a quitté le théâtre, la danse de tout genre a fait tant de progrès que sa légèreté, tant admirée de son temps, n’aurait obtenu que des applaudissements bien médiocres à côté de Mlle Allard, et d’autres sauteuses moins ingambes que cette dernière ; mais pour aller à la postérité, tout dépend de se trouver à l’époque des jupes raccourcies.

Quant à Carton, elle a vieilli dans l’emploi obscur de chanteuse des chœurs ; mais elle s’était fait un nom par ses aventures amoureuses et ses bons mots. C’était une fille, mais de bonne compagnie pour les hommes, distinguée par son esprit et ses saillies. Elle comptait l’illustre comte de Saxe parmi ses conquêtes. Elle le suivit au fameux camp de Muhlberg, en Saxe, en 1730, où elle eut la gloire de souper avec les deux rois Auguste II de Pologne et Frédéric-Guillaume de Prusse, et les princes leurs fils et leurs successeurs au trône, dont l’un a un peu fait parler de lui depuis[6]. Après cette brillante aventure, Carton n’en revint pas moins en France brailler sur le théâtre de l’Opéra comme auparavant. Elle s’est retirée du théâtre et du monde presque en même temps que Camargo. Elle a été remplacée, quant au département des bons mots, par l’illustre Sophie Arnould, qui a encore trouvé le secret de charmer au théâtre par les grâces de sa figure et de son jeu en chantant, sans voix, la musique la plus détestable et la plus soporifique de l’Europe. L’abbé Galiani se trouvant un jour au spectacle de la cour, tout le monde s’extasia autour de lui sur la voix de Mlle Arnould. On lui demanda son avis : C’est, dit-il, le plus bel asthme que j’aie jamais entendu.

Après nous être arrêtés dans un lieu de perdition et d’ennui tel que l’Opéra français, comment aurons-nous le courage de retourner à la Chine, d’où nous étions partis sous si bonne escorte ? Je ne sais, pour y retourner, d’autre occasion que celle de M. Clerc, ancien médecin des armées du roi, et qui, après avoir été longtemps en Russie médecin du feld-maréchal comte de Rasoumousky, s’est fixé dans le domaine de M. le duc d’Orléans, à Villers-Cotterets, pour y exercer la médecine. Ce médecin vient de publier un gros in-4°, intitulé Yu le Grand et Confucius, histoire chinoise[7]. On ne peut soupçonner personne en France d’avoir lu cette histoire narcotique, que l’auteur a dédiée au grand-duc de Russie. S’il est, en médecine, aussi loin du sage docteur Sanchez qu’en politique morale de l’illustre Fénelon, je le plains. Son histoire chinoise, ou plutôt son roman politique, est un ramas de lieux communs insipides, enrichis de toute l’assommante doctrine de nos économistes ruraux ; c’est, en pharmacie, le spécifique le plus actif que je connaisse pour procurer de l’ennui, et je suis persuadé qu’il passera en proverbe de dire « Dieu vous garde d’Yu le Grand et de Confucius-Clerc ! » Le Confucius de Villers-Cotterets ne nous dégoûtera sûrement pas du Confucius de Cambrai, à qui nous devons le Télémaque.

— Il ne nous en coûtera pas davantage pour nous défaire aussi d’un autre moraliste politique, et l’envoyer tenir compagnie à M. Clerc, à Villers-Cotterets. Ce moraliste, dont j’ignore le nom, vient de publier un gros volume de près de cinq cents pages in-8°, intitulé Idées singulières. Tome second. Le Mimographe, ou idées d’une honnête femme pour la réformation du théâtre national, par l’auteur du Pornographe. L’auteur du Pornographe[8] a publié, dans le cours de l’année dernière, comme tome premier de ses Idées singulières, un projet tendant à intéresser la police à l’établissement de plusieurs couvents de vierges, dont la santé serait un objet de soins perpétuels pour les administrateurs, et dont la vocation serait d’ailleurs de se consacrer au plaisir du public, moyennant une taxe modique et fixée. À la bonne heure ! on entend cela, voilà qui est d’un citoyen ; mais, pour avoir eu une bonne idée dans sa vie, on n’a pas le droit d’ennuyer ses compatriotes tous les six mois avec des visions qui n’ont rien de piquant et rien de singulier qu’un style barbare, et dont la barbarie, qui pis est, est affectée. On aurait inventé tout un dictionnaire de mots comme dramatisme, comédisme, et une foule d’autres que l’auteur emploie exprès pour donner à ses idées l’air singulier, qu’on ne serait que plat. Il dit, en parlant des actrices, que leurs mœurs et leurs attraits inconvénientent la représentation des pièces les plus sages. C’est son livre qui inconvénienterait prodigieusement le progrès du goût, s’il était possible de le lire.

— L’illustre M. Le Gros, non pas celui qui pousse des cris aigus en haute-contre, deux ou trois fois la semaine, sur le théâtre de l’Opéra, mais celui qui, d’abord cuisinier, ensuite perruquier, s’est fait un nom immortel par son livre de l’Art de la coiffure des dames françaises, vient de publier un Quatrième Supplément à ce grand livre, composé de vingt-deux coiffures différentes dans le dernier goût et le plus à la mode, suivant la cour et la ville, le bal et le théâtre. Ce grand homme a la magnanimité de convenir qu’un goût sévère ne lui permet pas d’approuver également les vingt-deux façons qu’il propose. Après cet aveu généreux, nous saurons quel cas il faut faire des propos de ses ennemis, qui disent qu’il s’est logé aux Quinze-Vingts parce qu’il faut être aveugle pour supporter sa manière de coiffer.


15 mai 1770.

M. Barthe, jeune poëte de Marseille, auteur d’une petite pièce intitulée les Fausses Infidélités, qui a beaucoup réussi, vient d’en faire une autre en un acte et en prose, qui a pour titre les Perfidies à la mode, ou l’Ami du mari[9]. Cette pièce n’a pas beaucoup de fond, mais il ne lui manque qu’une chose pour être un chef-d’œuvre, c’est la verve. La verve est en poésie ce que la charité est dans la morale chrétienne : elle couvre une multitude de fautes. On pardonne tout à un poëte qui ne conduit pas sa pièce, mais qui en est mené, et qu’on voit clairement entraîné par sa tête sans qu’il lui soit plus possible de résister à cette impulsion qu’à son lecteur ou à son spectateur. Personne alors ne s’avise de demander : Pourquoi a-t-il fait cela ? On voit bien qu’il n’a pas dépendu de lui de faire ou de ne pas faire.

À la verve près, le ton de cette petite pièce m’a paru excellent et d’un piquant très-soutenu d’un bout à l’autre. Il rappelle les Mémoires du comte de Grammont, qui sont un modèle en ce genre. L’auteur connaît bien le secret des propos à deux tranchants, dont l’effet est toujours sûr au théâtre, parce que le spectateur est dans la confidence de la signification détournée et cachée que l’acteur attache à ce qu’il dit. Un autre mérite de l’auteur, qui n’est pas très-commun, c’est qu’il a su conserver à son comte de Volsay le ton du grand monde, quoiqu’il soit dupe et sot depuis le commencement jusqu’à la fin. Il était très-aisé de le rendre d’une bêtise très-commune sur nos théâtres, mais qui n’est que celle de l’auteur, et qu’on ne rencontre guère dans le monde, parce que l’esprit le plus borné devient clairvoyant lorsqu’il s’agit de ses intérêts. C’est quelque chose que d’avoir évité cet écueil, contre lequel se brisent presque tous nos petits auteurs sans talent. M. Barthe sait aussi le petit secret de baptiser ses personnages de très-bon goût, et je conseille à M. Marmontel, à M. de Saint-Lambert, et à plusieurs de nos poëtes, de tâcher de lui voler ce petit secret, parce que, dans la profession qu’ils exercent, il n’y a rien à négliger.

Je crois que M. Barthe a véritablement du talent pour le théâtre, et je ne l’aurais pas cru lorsqu’il donna, il y a environ quatre ou cinq ans, sa petite comédie de l’Amateur. Il y a de l’esprit et du talent dans les Fausses Infidélités et dans les Perfidies à la mode. M. Barthe a dans son portefeuille encore une autre pièce en trois actes, qui sera sans doute lue, reçue et jouée à la Comédie-Française. C’est la Mère jalouse, sujet théâtral qui exige beaucoup de finesse et une grande connaissance du cœur humain[10].

— J.-J. Rousseau se trouve depuis quelque temps à Lyon. Il a quitté son asile du Dauphiné, le château de Bourdeille, si je ne me trompe. On prétend que c’est à cause d’une brouillerie survenue entre lui et la dame du château ; mais il me semble qu’on n’en sait rien de positif[11]. Ce qui est plus sûr, c’est qu’il a traité le sujet de Pygmalion dans un acte d’opéra-comique, moitié chanté et moitié parlé[12], suivant les us barbares de la nouvelle cuisine française. Il n’y a, à ce qu’on assure, qu’un acteur dans cet acte : c’est Pygmalion. Le rôle de la statue est très-court : elle ne dit que trois mots. Lorsqu’elle se sent animée, elle se touche le cœur et dit : C’est moi. Elle s’approche d’une statue voisine, et, la sentant inanimée, elle dit : Ce n’est plus moi. Portant ensuite la main sur le cœur de Pygmalion, et le sentant palpiter, elle dit : C’est encore moi. Cela est peut-être un peu entortillé, un peu métaphysique ; le moi est un terme bien abstrait pour une première pensée ou plutôt un premier sentiment. Ce qui existe rapporte tout à son existence par une loi immuable et nécessaire, mais sans le savoir. Pour découvrir cette vérité, aujourd’hui commune, il a fallu une longue suite d’observations et un long exercice de nos facultés intellectuelles. Comment une statue métamorphosée trouverait-elle, dans le premier instant, un résultat si compliqué, et qui suppose tant de combinaisons et de rapports aperçus ? Le premier mot d’un être subitement animé serait sans doute quelque expression passionnée, impétueuse, douloureuse ; l’aspect de l’univers le troublerait ; il s’en croirait menacé, sa propre énergie lui ferait peur. Vous voilà sur la voie pour trouver les premiers mots de la statue ; mais, malgré la justesse dont je crois ces observations, je suis persuadé que les trois mots de la statue de M. Rousseau feront fortune au théâtre, qui est en possession de faire applaudir des choses bien autrement fausses. Ce qui me paraît mal vu, c’est d’avoir traité ce sujet dans la forme ambiguë de nos opéras-comiques, où l’on parle et chante alternativement. Une pièce dans laquelle il s’opère un miracle exige l’imitation la plus éloignée possible de notre manière d’être.

On dit que M. Rousseau a été tenté de mettre au théâtre encore une autre scène fort tragique qui vient d’arriver à Lyon, mais qu’il a ensuite renoncé à ce projet. Un jeune homme et une jeune fille, celui-là maître en fait d’armes, Italien de naissance, celle-ci fille d’un aubergiste fort à son aise, avaient pris l’un pour l’autre la plus forte passion. Les parents leur ayant annoncé que leur mariage ne peut avoir lieu, et qu’ils ne seront jamais l’un à l’autre, les jeunes gens, revenus de leur première douleur, se jurent une foi éternelle ; et, pour rendre leurs serments indépendants des événements, ils prennent jour ensemble, se parent comme deux victimes, se rendent à la campagne près de la ville, dans une chapelle, et là, agenouillés devant l’autel, ils se tirent chacun un coup de pistolet, en se tenant étroitement embrassés. L’histoire dit qu’ils s’étaient armés aussi de deux poignards, pour s’achever dans le cas où les pistolets ne les auraient pas tués raides, mais que cette funeste précaution avait été superflue. Des lettres écrites de Lyon par des personnes respectables assurent la vérité de ce fait singulier et bizarre, avec tous ses détails[13].

— Pour revenir à Ferney, le patriarche, entièrement livré au projet de faire un supplément de plusieurs volumes à l’Encyclopédie, n’a pu depuis longtemps nous édifier, suivant son usage, par ses pamphlets pleins de philosophie et de gaieté, qui se succèdent ordinairement avec tant de rapidité. Cependant il n’a pu se refuser au plaisir de faire un petit plaidoyer contre les chanoines de Saint-Claude, ses voisins de l’autre côté du mont Jura. Ces chanoines étaient autrefois des moines bénédictins ; en 1742, ils furent sécularisés, et leur chef, d’abbé qu’il était, devint évêque. Ils ont aujourd’hui un procès dont l’instance est au conseil des dépêches : leur prétention est que tous leurs paysans sont des serfs attachés à la glèbe en vertu d’anciens droits dont ils espèrent maintenir la possession. Le patriarche n’a pas voulu manquer cette occasion de plaider en faveur de la liberté naturelle contre des moines devenus chanoines, qu’il traite d’usurpateurs. Son écrit, qui n’a que seize pages in-12, est intitulé Au roi, en son conseil, par les sujets du roi, qui réclament la liberté de la France, contre des moines bénédictins devenus chanoines de Saint-Claude, en Franche-Comté. Pour la forme juridique, il est signé par Lamy, Chapuis et Paget, procureurs spéciaux. L’objet de ce mémoire est de prouver que toute servitude personnelle est abrogée en France, et que les titres des moines de Saint-Claude contre leurs paysans sont ou faux, ou contraires à leurs prétentions. Cela est fait fort à la hâte, et n’a pas le cachet ordinaire de cette incomparable manufacture ; mais le germe des bons principes y est toujours.

Au milieu de cette Encyclopédie, commencée dans la soixante-seizième année de son âge, et qui sera achevée, s’il plaît à la nécessité ordonnatrice de toutes choses, avant l’accomplissement de la soixante-dix-septième année, le patriarche, pour se délasser apparemment, vient de se livrer un moment à sa passion pour le genre dramatique, en retouchant une ancienne tragédie du Théâtre-Français depuis longtemps oubliée. Il a fait imprimer cette pièce à Paris, en cachette, et sans mettre personne dans son secret, sous le titre de Sophonisbe, tragédie de Mairet, réparée à neuf. Au reste, ce n’est pas lui qui est le réparateur, comme vous croyez bien il lui faut toujours un prête-nom ; c’est donc M. Lantin qui a retouché la Sophonisbe de Mairet. Ce M. Lantin, dont je n’avais jamais entendu parler, est mort il plus de cinquante ans. Il était, je crois, conseiller au parlement de Bourgogne ; c’est tout ce que j’en sais. La tragédie de Mairet même a été écrite longtemps avant la tragédie du Cid, par Pierre Corneille[14] ; elle est par conséquent une des premières pièces du Théâtre-Français où l’on se soit piqué d’un peu de régularité. Je ne l’ai jamais lue, ainsi je ne dirai point à quel point le réparateur Lantin s’est attaché à son original ou s’en est écarté. Quant au style, la pièce est certainement réparée à neuf et récrite d’un bout à l’autre. Le sujet de Sophonisbe est superbe ; il est traité ici avec une assez grande simplicité ; le caractère de Scipion est bien conçu ; mais comme mon premier devoir est de ne flatter personne, M. Lantin pas plus qu’un autre, malgré mon faible pour lui, je suis obligé de convenir que la plupart des scènes ne sont qu’ébauchées, pas assez filées, et que le tout est languissant et sans vie. Cela peut suffire pour amuser et toucher des enfants, mais cela ne suffit pas pour des hommes. Ce n’est pas de cette manière futile que se traitaient de si grands intérêts. D’ailleurs il ne fallait pas que Massinisse épousât Sophonisbe si vite pour ne la garantir de rien. Il fallait que Scipion mît sa politique à empêcher ce mariage ; c’est la veuve de Siphax que le sénat de Rome veut faire mener en triomphe, et non la femme de Massinisse. Le sang de Siphax fume encore lorsque sa veuve consent d’accepter la main de son vainqueur, et cependant le mariage est fait de façon qu’on ne sait s’il peut être regardé comme valide à l’officialité de Carthage et de Rome. Tout cela est arrangé avec une puérilité qui fait pitié, et le style est partout faible et languissant. Je ne retrouve mon cher Lantin qu’un moment au cinquième acte, qui est assez beau, et qui ferait certainement un grand effet au théâtre, s’il était précédé de quatre autres de sa force. On dit que les Comédiens français se proposent d’essayer sur leur théâtre cette tragédie réparée à neuf, mais je doute qu’elle ait un grand succès ; le suc vivifiant n’y est point, et il vient un temps où il faut délier le coursier épuisé. Solve senescentem. Ce temps est arrivé immédiatement après la tragédie de Tancrède, qui porte déjà quelques symptômes de langueur, et qui fera la clôture des trophées de gloire du patriarche ; ce qui est venu depuis, Olympie, les Scythes, les Guèbres, ne peut être mis à côté des monuments qui éterniseront le nom de Voltaire.

On lit à la tête de la tragédie de Sophonisbe une espèce de dissertation en forme d’épître dédicatoire, adressée à M. le duc de La Vallière, grand fauconnier de France. On reconnaît dans cette épître la touche de l’illustre éditeur de l’ouvrage de M. Lantin. Il désire que nos jeunes poëtes suivent l’exemple de M. Lantin, en réparant à neuf plusieurs de nos anciennes tragédies tombées dans l’oubli ; il propose pour cette opération Agésilas, Attila, Suréna, Othon, Pulchérie, Pertharite, Œdipe, Médée, Don Sanche d’Aragon, la Toison d’or, Andromède, et d’autres pièces perdues de Corneille ; l’Astrate de Quinault, le Scévole de du Ryer, l’Amour tyrannique de Scudéry, etc. Il rappelle l’essai de Marmontel sur le Venceslas de Rotrou, mais il ne dit pas que cet essai n’a pas été heureux. Ma foi, si la gloire du Théâtre-Français ne repose plus que sur les épaules des réparateurs à neuf, je le tiens pour perdu ; cela sent prodigieusement la vieillesse et le déclin, et jamais nous ne devrons un bel ouvrage à des réparateurs de profession. C’est un conte que les sujets commencent à s’épuiser : jamais les sujets n’ont manqué à l’homme de génie, puisque tout le mérite d’un ouvrage de l’art consiste dans la manière dont il est traité, qu’il n’y a point de sujet ingrat pour celui qui a reçu le génie en partage, et que les sujets les plus heureux s’affaissent et expirent sous la plume meurtrière du versificateur sans talent et sans âme. Le projet de réparer à neuf, s’il prenait faveur, aurait encore un autre inconvénient en défigurant les anciens monuments, il détruirait l’histoire du Théâtre-Français. Il est intéressant pour une nation éclairée, et qui a fait des progrès dans un art, de conserver sans changement les différents monuments de l’art, depuis son aurore jusqu’à son déclin, et leurs défauts comme leurs beautés. Les uns et les autres sont autant de marques auxquelles on reconnaît les différentes époques de l’art et de ses progrès, depuis sa naissance jusqu’à sa décadence. L’envie de regratter à neuf les vieilles masures ne marque que l’époque de la décadence ; mais nous avons d’ailleurs tant de symptômes de cette fâcheuse époque que nous pouvons, sans conséquence, négliger celui des réparations.

— Un scélérat échappé des galères, qui a commis plusieurs assassinats dans les rues de Paris en très-peu de jours, vient d’expier ses crimes par le supplice de la roue. Un de ceux qui ont eu le malheur d’être rencontrés par ce misérable est M. Perrinet de Châtelmont, qui vient de mourir de sa blessure après avoir langui près d’un mois. C’était le cadet d’une nombreuse famille protestante, fort connue dans la finance ; il avait cinquante et quelques années. J’ai connu son oncle, homme d’esprit, qui mourut, il y a sept ou huit ans, fermier général et nonagénaire. Il avait passé sa jeunesse, comme c’était la mode alors, dans les cafés de Paris, avec tous les beaux esprits à la mode, et il est fait mention de lui dans les fameux couplets de Jean-Baptiste Rousseau qui lui occasionnèrent un procès criminel. Le vieux Perrinet y est cité comme attaché à la foi protestante. Quand je l’ai connu, il avait embrassé depuis longtemps le parti de la neutralité ; il était possesseur de plusieurs millions, avec beaucoup de simplicité dans les mœurs et une grande subtilité dans l’esprit. Ses deux petites-filles ont porté leurs richesses dans deux familles de condition, en épousant, l’une un Langeron, l’autre un Brienne. Ses collatéraux, qui jouissent tous d’une fortune très-honnête, neutres comme leur oncle, se sont conformés, quant à l’extérieur, au culte dominant, excepté ce pauvre Châtelmont qui vient d’être assassiné, et qui était resté zélé protestant. Ses frères jouissent de leur fortune comme il convient à des citoyens honnêtes. Châtelmont en usait comme un saint homme qui n’est ici que de passage, et qui va se rendre dans sa vraie patrie. Il ne se permettait pas d’avoir un carrosse ; il ne s’accordait que le simple nécessaire, et employait tout le reste de sa fortune à des œuvres de charité ; il s’était fait une infinité de pensionnaires qui perdent tout à sa mort. Je n’en ai fait mention ici qu’à cause d’un mot qu’il dit au scélérat lorsqu’il fut obligé de souffrir qu’on l’amenât devant son lit pour la confrontation. Ce scélérat attribuant son crime à la misère où il se trouvait : « Malheureux ! dit Châtelmont à son assassin, que ne venais-tu me trouver, je t’aurais mis au mois. »

M. Dorat vient de nous donner pour notre printemps un ouvrage tout printanier, intitulé les Baisers, précédés du Mois de mai, poëme[15], brochure grand in-8° de cent et quelques pages, ornée de tant de vignettes et de fleurons qu’elle peut être regardée encore plus comme l’ouvrage de Charles Eisen le dessinateur que de Joseph Dorat le versificateur. Il y a vingt Baisers ; à la tête et à la fin de chacun, il y a un dessin de Charles Eisen : cela fait de bon compte quarante dessins. Le poëme du Mois de mai est également embelli par ce crayon ; comptez encore la vignette du frontispice et une estampe relative au mariage de M. le Dauphin, et vous verrez que le dessinateur emporte au moins les trois quarts de la gloire revenant net de cette magnifique brochure. Ajoutez que le poëte voudrait nous vendre ses Baisers un louis, si nous étions tentés d’acheter si cher un repentir, et vous nous trouverez dégagés de tout compte à rendre sur son quart de gloire en réserve. On peut dire qu’il n’y a point de fille d’Opéra qui vende ses baisers aussi cher que M. Dorat : aussi ces demoiselles trouvent-elles le débit de leur marchandise, et M. Dorat pourrait bien garder la sienne. Ses Baisers sont une imitation libre de ceux de Jean Second, poëte latin du xvie siècle, plein de grâces et de volupté, né à la Haye, et enlevé par la mort à la fleur de son âge. Il n’y a pas l’ombre de volupté dans les Baisers de M. Dorat cela est d’un froid, d’un vide, d’un aride à dessécher le tempérament le moins enclin à la consomption. M. Dorat a traduit, dans sa préface, un morceau de la première élégie de Tibulle, en mauvaise prose, qui tue cependant tous ces vingt Baisers. Il relève à cette occasion quelques négligences des poésies du marquis de La Fare, et il ne peut cacher sa surprise de la réputation que La Fare et Chaulieu ont conservée. C’est que, remplies de négligences, leurs poésies respirent la volupté ; c’est qu’on y remarque cette douce flexibilité, cette tendre mélancolie d’une âme passionnée et philosophique, dont on ne trouve aucun vestige dans les poésies de M. Dorat. Les réflexions préliminaires qu’on lit à la tête de ses Baisers conserveront à sa prose la réputation qu’elle s’est si justement acquise ; ce n’est que chez lui qu’on trouve que la langue française est tour à tour une lyre qui résonne, un fleuve qui coule, un tonnerre qui gronde, un zéphyr qui se joue. Tout écrivain qui conserve dans son style ce papillotage jusqu’à trente ans risque bien de n’être qu’un enfant toute sa vie. Le poëme du Mois de mai est proprement une lutte contre les Saisons de M. de Saint-Lambert. M. Dorat a voulu essayer ce genre pour prouver qu’il ne lui était pas impossible de mériter une place à côté du chantre des Saisons. M. Diderot n’a pas trouvé à ce chantre assez d’habitude de la vie champêtre ; jugez ce qu’il aurait dit du ramage de M. Dorat : ce n’est ni dans les coulisses des spectacles, ni dans les soupers de Paris qu’on apprend à faire des Géorgiques. À la fin de son Mois de mai, M. Dorat célèbre le mariage de M. le Dauphin. Cet événement, qui va aussi être célébré à la cour et à la ville, produira une infinité de petits vers et de petites’fadaises, dont je me crois très-dispensé de parler.

— On peut faire relier avec les Baisers de M. Dorat les Bains de Diane, ou le Triomphe de l’Amour, poëme en trois chants, par un M. des Fontaines, dont c’est, je crois, le coup d’essai[16]. Ce sont, depuis quelques années, les dessinateurs et les graveurs qui font tout le mérite de nos poëmes. Celui-ci est orné de trois estampes et d’un frontispice ; l’impression, le papier et le format sont aussi beaux que si M. Dorat avait présidé à l’édition : c’est à quoi il faudra borner désormais l’éloge de nos poëtes. Du reste, les Bains de Diane sont aussi chauds, aussi voluptueux, aussi intéressants que les Baisers de M. Dorat.

— En revanche, je ne ferai pas relier avec les insipidités de MM. Dorat et des Fontaines la Première Nuit d’Young, traduite en vers français par M. Colardeau, feuille in-8° de trente pages. On reconnaît dans ce morceau un très-grand talent pour la versification, dont l’auteur a déjà donné des preuves dans d’autres ouvrages. Dans toute notre jeunesse poétique, il n’y a que M. de La Harpe et M. Colardeau qui aient quelque idée de l’harmonie, de cette douceur de versification qui dispose insensiblement l’âme à une douce et tendre mélancolie, de cette poésie imitative qui, par je ne sais quel prestige secret, établit une liaison entre telle sensation de l’âme et tel choix de mots ou telle suite de sons.


Mânes chers et sacrés ! ô mon ami ! jamais
Rien, non rien dans mon cœur n’effacera tes traits.
Ce cœur plein d’amertume est plein de ton idée ;
Crois-moi, l’aube du jour fût-elle retardée,
Dans son cours le plus lent la plus longue des nuits
Ne pourrait épuiser l’excès de mes ennuis,
Et le cri matinal du chantre de l’aurore
Aux cris de ma douleur se mêlerait encore.


Voilà certainement des vers ; et si M. Colardeau et ses camarades ajoutaient au talent qu’ils ont reçu de la nature l’étude et l’application nécessaires à tout homme qui veut exceller dans son art, nous leur devrions sans doute des productions très-estimables. Les Nuits d’Young ont une grande réputation en Angleterre, et même en Europe. On dit qu’il en existe une traduction allemande qui est un chef-d’œuvre, mais je ne la connais point. Un certain M. Le Tourneur nous en a donné une traduction française l’année dernière. M. Colardeau, sans doute pour faire une honnêteté à son rival, prétend que cette traduction a eu un succès éclatant[17]. Je veux mourir si j’en ai entendu parler à qui que ce soit. Ce genre ne peut guère réussir en France ; nous ne sommes pas assez recueillis, assez solitaires ; nous ne pouvons lui accorder le temps dont il a besoin pour affecter. Un reproche plus réel que je fais à cette espèce de poésie, c’est le vague dans lequel elle fait nager son lecteur. On remarque dans Young et ses pareils plutôt une tête échauffée, une imagination exaltée, effarouchée, qu’un cœur profondément affecté ; on ne sait proprement de quoi il se plaint, quels sont ses malheurs ; on ne connaît pas les objets de sa douleur, quoiqu’il vous y ramène sans cesse. Il y a dans tout cela trop de cloches, trop de tombeaux, trop de chants et de cris funèbres, trop de fantômes ; l’expression simple et naïve de la vraie douleur ferait cent fois plus d’effet que toutes ces images : il s’agit de faire couler mes larmes, et non de m’effrayer comme un enfant par des images imposantes et terribles en apparence, mais qui n’effleurent pas mon âme, et n’y laissent aucune trace, aucun sentiment durable.

— Si l’on en croit un architecte de Paris nommé Patte, il faut renoncer à la construction de la belle église de Sainte-Geneviève ; c’est du moins ce qu’il entreprend de prouver dans une brochure intitulée Mémoire sur la construction de la coupole projetée pour couronner la nouvelle église de Sainte-Geneviève de Paris, où il est question de prouver que les piliers déjà exécutés et destinés à porter cette coupole n’ont point les dimensions nécessaires pour espérer d’y élever un semblable ouvrage avec solidité : problème adressé à toutes les sociétés savantes, aux ingénieurs, aux architectes, et à ceux qui se connaissent en construction ; par M. Patte, architecte de S. A. S. monseigneur le duc de Deux-Ponts. In-4o.

Vous voyez quel est le projet de l’auteur de cet écrit ; il veut prouver par la théorie de la poussée des voûtes que la tour du dôme et la coupole projetée par M. Soufflot, au centre de Sainte-Geneviève, sont inexécutables, et qu’il s’en faut près des deux tiers que les piliers déjà construits aient la force requise pour porter un semblable ouvrage avec solidité. On vient de lui répondre par un autre écrit intitulé Doutes raisonnables d’un marguillier de la paroisse de Saint-Étienne-du-Mont sur le problème proposé par M. Patte. Je crois cette feuille de Cochin[18]. Ce Patte est le Fréron de l’architecture ; il ne sait rien faire, mais il veut empêcher les autres de faire. Il n’a jamais peut-être construit une cabane ; mais parce qu’il sait dessiner sur le papier les édifices construits par les autres, il se croit architecte. Il s’est déjà déshonoré par quelques procès pareils à celui qu’il intente ici à M. Soufflot. Je hais cette vermine malfaisante autant qu’il dépend d’elle. Je suis fort d’avis qu’on ne prodigue à M. Soufflot l’encens que lorsque son église sera achevée, et qu’elle aura excité l’admiration générale des connaisseurs. Mais que ce Patte ait raison ou tort, la publication de son Mémoire ne peut avoir aucun but honnête, car les choses sont trop avancées pour qu’il y ait du remède s’il a raison : il ne cherche donc qu’à inquiéter l’architecte, qu’à lui ôter la confiance dont un artiste a besoin pour opérer, qu’à lui nuire dans l’esprit du public, qu’à jouer en un mot le rôle d’un maraud qu’il est.

  1. Voir tome VII, p. 116.
  2. L’expression anglaise est belabored his majesty with several hunty strokes. En allemand : Tuehlig darch gearbeiter. (Grimm.)
  3. Morellet, dans ses Mémoires, Paris, Ladvocat, 1821, in-8°, tome I, p. 363, repousse cette attaque de Grimm.
  4. Cette statue est aujourd’hui placée dans la Bibliothèque de l’Institut.
  5. Nollet était né en 1700.
  6. Frédéric II.
  7. Voir précédemment, tome VIII, p. 340.
  8. Le Pornographe, ou Idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées ; Londres, Nourse, 1769, in-8°. L’auteur de ces deux ouvrages est Rétif de La Bretonne.
  9. Barthe n’a fait ni imprimer ni représenter la pièce de ce titre. Colardeau a composé les Perfidies à la mode, ou la Jolie Femme, non représentée.
  10. La Mère jalouse fut représentée le 23 décembre 1771. Voir ci-après la lettre du 1er janvier 1772.
  11. Dans une lettre à M. de Cesarges, propriétaire du château de Monquin, et non de Bourdeille, datée de la fin d’avril 1770, Rousseau fait connaître la cause de sa sortie de cette retraite.
  12. Cela était bien peu sûr ; car il ne se trouve pas une seule phrase chantée dans Pygmalion. (T.)
  13. C’est sur ce sujet qu’a été faite une pièce plus que médiocre, intitulée Célestine et Faldoni, et jouée au théâtre de l’Odéon, le 16 juin 1812, avec un extraordinaire succès. L’auteur de ce drame est M. Hapdé. Ce funeste événement fournit aussi à M. Léonard le fond des Lettres de deux amis de Lyon. (T.)
  14. La Sophonisbe de Mairet est de 1629, et n’est par conséquent antérieure au Cid que de sept années. (T.)
  15. L’un des chefs-d’œuvre du livre à figures. Voir la note du Guide de MM. Cohen et Mehl sur ces illustrations, et sur les prix que les Baisers atteignent dans les ventes.
  16. Nous avons déjà vu Grimm, tome VI, p. 494, à l’occasion de la Bergère des Alpes, donnée par des Fontaines à la Comédie-Italienne, oublier qu’il avait précédemment annoncé de lui une Épître à Quintus, p. 90, et le croire encore à son premier ouvrage. Il retombe ici dans la même erreur ; cependant des Fontaines, outre ces deux productions, avait encore donné en 1762 et en 1767 au Théâtre-Italien le Philosophe prétendu, et l’Aveugle de Palmyre. Il était aussi auteur des Lettres de Sophie et du chevalier de ***, annoncées par Grimm, même tome p. 220. — Les Bains de Diane ont un titre et trois figures dessinés par Marillier, gravés par de Ghendt, Massard, Ponce, et Voyez l’aîné.
  17. Grimm en a précédemment annoncé la publication, tome VIII, page 313. On verra, dans le mois suivant, Diderot reprendre la sévérité avec laquelle Grimm traite ici cette traduction. (T.)
  18. Elle a été, en effet, réimprimée au tome III des Œuvres de C.-N. Cochin. (1771, 3 vol.  in-12) et publiée avec deux autres brochures relatives au même sujet (Lettre du R. P. Radical, Lettre d’un graveur en architecture) sous le titre générique de Mémoires en réponse à celui de M. Patte, relativement à la construction de la coupole de l’église Sainte-Geneviève, etc., 1772, in-8°. Quérard et Barbier les attribuent à Jean Rondelet, mais sans paraître certains de leur attribution.