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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1770/Avril

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AVRIL.
1er avril 1770.

Il nous est venu de la manufacture de Ferney un volume in-8° de près de quatre cents pages, intitulé les Choses utiles et agréables, tome second. Jusqu’à présent, personne ne connaît ici le premier tome[1], le second est un composé de plusieurs choses en effet utiles et agréables, mais dont la plus grande partie vous est connue. Tout n’y est pas non plus du patriarche, et il y a plusieurs morceaux de différentes mains.

On lit à la tête du recueil les Adorateurs, la Requête à tous les Magistrats du royaume, et la Défense de Louis XIV, trois petits écrits que le patriarche nous envoya successivement sur la fin de l’année dernière[2]. Ensuite on voit une fable turque, intitulée la Confiance perdue. Je ne la connaissais pas ; elle est assez étendue je la crois du patriarche, quoique l’éditeur dise qu’elle a été mise en vers par M. de Seneçay, premier valet de chambre de la reine Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, et retouchée par M. de La Parisière, évêque de Nîmes. On lit ensuite plusieurs pièces publiées dans le temps du procès de Bélisaire. Vient l’Extrait du sermon prêché en 1768 dans la chapelle de la cour à Pétersbourg, à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Son Altesse impériale monseigneur le grandduc de Russie. Ce sermon contre le zèle fanatique des chrétiens, attribué à Platon, archimandrite de Troïtza, paraît avoir été dicté de la chaire patriarcale de Ferney. On lit ensuite le fragment d’une lettre de l’Impératrice de Russie sur l’aventure de l’évêque de Rostow, amateur du principe des deux puissances. Cette lettre très-édifiante a déjà été imprimée ; la lettre à Warburton est bien du patriarche, elle n’est pas tendre. Ce Warburton, qui, de son côté, écrit sans cesse contre le patriarche, peut passer pour son La Beaumelle d’Angleterre. Après une petite fable du patriarche, on lit un Discours en vers sur les disputes, par M. de Rulhière, que l’éditeur estropiant appelle M. de Lullier. Ce discours est imprimé ici pour la première fois : vous l’avez lu à la suite de ces feuilles, dans le temps qu’il concourut, sans être admis, pour le prix de l’Académie française. M. de Rulhière a suivi M. le baron de Breteuil dans ses ambassades en Russie et en Suède. C’est un homme qui a certainement du talent ; il fait joliment les vers ; il écrit avec précision et élégance en prose ; mais il s’en faut bien que ce soit un bon esprit. Il est de ces gens qui vont toujours droit devant eux, sans regarder jamais ni à leur droite, ni à leur gauche : ce chemin mène souvent droit aux petites-maisons. Ne vous trouvez pas directement dans le chemin de cet homme-là ; marchez à côté de lui tant qu’il vous plaira, il ne vous apercevra de sa vie. Lorsque ensuite il s’agit de le ramener sur le passé, et de lui en faire rendre compte, il supplée de bonne foi par l’imagination à tout ce qu’il n’a pas vu : il ne croit pas même mentir, n’ayant pas vu le vrai ; il ne l’a pas oublié, et il ne peut le rapporter. Si j’étais ministre des affaires étrangères et que je fusse curieux d’avoir des notions fausses de tous les États et cabinets de l’Europe, je ne manquerais pas de faire voyager quelques bonnes têtes de cette espèce. M. de Rulhière a été employé à Pétersbourg et à Stockholm, vraisemblablement pour remplir ce but ; il est aujourd’hui attaché au bureau des affaires étrangères avec pension, mais sans fonction précise. Il a écrit l’Histoire de la dernière révolution de Russie avec une témérité incroyable. Ce qui l’est peut-être encore davantage, c’est l’étourderie avec laquelle il lit ce morceau, depuis plusieurs années, de cercle en cercle. C’est un pur hasard si cet ouvrage n’est pas encore tombé entre les mains de quelque imprimeur avide[3] ; l’auteur a bien fait tout ce qu’il fallait pour cela. Un homme sage ne dormirait plus s’il s’était permis d’écrire une relation de cette espèce ; mais c’est qu’un homme sage ne se le serait jamais permis. Les fous ont une sécurité dont les têtes sages n’ont point d’idée. J’ai vu Rulhière lire à Paris sa relation dans un cercle de vingt personnes, composé de toutes les nations de l’Europe. Il se mit à côté du prince Adam Czartoryski, et s’interrompait à tout moment pour demander à ce prince comment il trouvait cela. Il interpellait ainsi le cousin germain du roi de Pologne ; et dans les premières lignes de sa relation on lit que le roi de Pologne a servi aux plaisirs du chevalier Williams, ministre d’Angleterre en Russie, et que c’est là la première source de sa fortune. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que cette scène se passait chez Mme Geoffrin. Après la lecture, le prince Adam vint à moi et me dit : « Concevez-vous mon embarras et mon étonnement ? Concevez-vous qu’on me dise cela en présence de vingt personnes ? J’ai été vingt fois tenté de me lever et de sortir. » À peine le prince m’eut-il quitté que Rulhière s’approche de moi et me dit : « Eh bien, le prince est bien content, n’est-il pas vrai ? » On peut juger par ce trait et de la bonne tête de l’auteur et de la sagesse qui règne dans sa relation ; elle est d’ailleurs très-intéressante, parce que le sujet l’est infiniment, et que l’auteur ne manque ni d’art ni de talent. Quant à la vérité des faits, nul homme sensé ne se persuadera qu’un étranger, pour avoir passé quelque temps au milieu de la nation la moins communicative de l’Europe, ait pu connaître les ressorts cachés dans cette grande affaire, et être à portée de savoir ce qui s’est passé et ce qui s’est dit dans des tête-à-tête de l’Impératrice avec le comte de Panin, ou d’autres principaux acteurs. Je crois M. de Rulhière à peu près le seul homme en Europe qui ait foi à la vérité de sa relation.

Après son Discours sur les disputes, on trouve dans le recueil des Choses utiles et agréables plusieurs pièces fugitives en vers, toutes connues. Il n’y fallait pas insérer la détestable chanson faite, il y a quelques années, contre Molé, acteur de la Comédie-Française[4] : pourquoi conserver une platitude grossière, sans sel et sans agrément ? L’Avis aux gens de lettres, que M. de Falbaire a publié cet hiver, figure tout aussi mal dans un recueil de Choses utiles et agréables[5] : c’est un écrit plein de détails bas et d’expressions ignobles. L’éditeur relève dans une note le fait de la bibliothèque de M. Diderot. Il dit que l’Impératrice de Russie donna cinquante mille livres de sa bibliothèque, et la lui laissa ; cela n’est pas exact. Le bienfait que M. Diderot tient de la munificence de cette grande princesse, et qui est la source unique de l’aisance dont il jouit, est une somme de soixante-six mille livres. On a bien de la peine à conserver parmi les hommes les registres de la bienfaisance sans falsification et avec quelque exactitude. À la fin du recueil on lit des anecdotes sur Fréron ; il est aisé de reconnaître la main qui a daigné tracer l’histoire des mœurs, faits et gestes de ce folliculaire, qui vient encore d’être emprisonné pour insulte faite au peintre Casanove[6]. J’ai appris par ces Anecdotes que Fréron a volé un couteau au chirurgien Louis ; et ce fait, ainsi que les autres détails de sa vie, m’a paru infiniment important pour l’histoire littéraire de ce xviiie siècle.

— L’abbé Trublet, chanoine et archidiacre de Saint-Malo, l’un des Quarante de l’Académie française, mourut à Saint-Malo, sa patrie, le 14 du mois passé. Il laisse par sa mort une place vacante à l’Académie, qui sera sans doute donnée à M. de Saint-Lambert[7]. L’abbé Trublet n’était pas jeune. Il était juré peseur d’œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée, pour me servir de l’expression de M. de Voltaire. Sa prétention était d’être fin comme l’ambre ; il mettait dans son petit style la recherche que les coquettes mettent dans leur parure ; mais son pinceau n’était pas large, et son petit coloris excitait toujours l’idée de mesquinerie et de bassesse. Au reste, la connaissance de sa personne pouvait influer sur la sensation que faisaient ses livres. Il avait la figure ignoble et déplaisante, l’air pauvre et malpropre ; il était flagorneur et bas dans ses manières ; de sorte que sa personne était beaucoup plus méprisée que ses ouvrages. Avec cette tournure aimable, l’abbé Trublet prétendait avoir eu beaucoup de bonnes fortunes, et cela n’est pas physiquement impossible : il ne s’agit que de savoir à quel étage[8]. Ses mœurs subalternes l’avaient attaché au char de M. de Fontenelle et de La Motte-Houdart, dont il s’était fait le valet. Il faisait consister sa gloire à savoir et à raconter avec précision comment Fontenelle toussait et crachait. Il a publié après la mort de cet homme illustre un gros Fontenelliana[9], qui est un chef-d’œuvre pour la platitude, les détails munitieux et les pauvretés qui y sont rapportées avec une prétention à mourir de rire. L’abbé Trublet prétendait être fin et ingénieux dans ses tournures et jusque dans la manière de placer ses virgules et ses points ; il y a dans ses ponctuations une dépense d’esprit effrayante : c’était une bête de beaucoup d’esprit. Cela me rappelle le mot de Mme Geoffrin. On disait un jour devant elle que l’abbé Trublet était pourtant un homme d’esprit : elle se mit en colère, et dit que ce n’était qu’une bête frottée d’esprit ; qu’à la vérité on lui avait mis de cette écume partout. Elle prétend que les hommes sont un composé de plusieurs petits pots ; qu’il y a le petit pot d’esprit, le petit pot d’imagination, le petit pot de raison, la grande marmite de pure bêtise. Le destin prend de chacun de ces petits pots ce qu’il lui plaît, et en compose un ensemble qui forme la tête d’un homme. Suivant les Mémoires de Mme Geoffrin, le destin, voulant faire un abbé Trublet, ne puisa que dans la grande marmite ; ensuite, craignant d’en avoir trop pris, il ouvrit le petit pot d’esprit, qui bout toujours et qui jette par conséquent de l’écume. Le destin, croyant puiser dans ce pot, n’en attrapa que l’écume, et en barbouilla le fond de pure bêtise de l’abbé Trublet. Cela a l’air d’un conte de magie et de sortilège ; mais c’est toujours un conte bien moral. Le meilleur ouvrage de cet archidiacre c’est ses Essais de littérature, de philosophie et de morale, en plusieurs volumes[10]. Je les ai lus trop jeune pour oser en hasarder ici mon avis ; je crois néanmoins que si l’abbé Trublet avait voulu s’en tenir à un ou deux volumes de ces Essais, sans jamais rien imprimer d’ailleurs, il aurait peut-être passé pour un écrivain estimable. Mais il ne sut pas s’arrêter, et ses derniers volumes sont très inférieurs aux premiers. Il allait ramassant de droite et de gauche ce qu’il entendait dire, et en faisait le soir des paragraphes pour ses Essais. Il dit un jour qu’il se faisait fort d’en donner un volume tous les six mois ; l’abbé de Canaye, qui était présent, et qui est malin, lui répondit : « C’est suivant les gens qu’on voit. » Maupertuis prétendait que les Essais de l’abbé Trublet avaient une si grande réputation en Allemagne que les maîtres de poste refusaient des chevaux à ceux qui ne les avaient pas lus. Dans un de ces volumes d’Essais, l’abbé Trublet se mit à faire une dissertation pour découvrir les raisons de l’ennui que causait la lecture de la Henriade. C’est cette dissertation qui est la véritable source de l’immortalité de l’abbé Trublet. L’auteur de la Henriade ne voulut pas manquer de reconnaissance envers le laborieux dissertateur, et le fourra, depuis ce moment-là, dans ses petits écrits : le portrait de l’abbé Trublet, dans le Pauvre Diable, est un chef-d’œuvre qui durera autant que littérature française. L’abbé Trublet n’avait d’autre grief contre les vers de M. de Voltaire que d’y être traité de diacre, tandis qu’il était archidiacre[11] ; et le patriarche répondait à cela : « Je lui demande pardon ; j’ai tort, je le croyais dans les moindres. » L’abbé Trublet brigua pendant environ vingt ans l’honneur d’être de l’Académie française[12], et cette constance contribua beaucoup à le rendre ridicule. À chaque vacance, il arrivait à Paris en toute diligence, par le coche de Saint-Malo, faisait ses visites, n’obtenait pas la place, et s’en retournait après l’élection. Un jour Piron, qui ne demeurait pas loin de Fontenelle, met sa tête à la fenêtre : il voit sortir un enterrement de la porte de Fontenelle ; il ferme la fenêtre, et écrit d’office à l’abbé Trublet d’arriver et de solliciter la place vacante. Trublet arrive par le coche, trouve Fontenelle en bonne santé, et point de place vacante : c’était M. Daube, neveu de M. de Fontenelle qu’on portait en terre ; ce M. Daube dont il est dit dans le Discours sur les disputes :


Auriez-vous par hasard connu feu monsieur Daube
Qu’une ardeur de dispute éveillait avant l’aube ?


Piron s’était mis dans la tête que l’oncle, âgé de cent ans, devait mourir avant le neveu âgé de cinquante, et le client Trublet en fut cette fois-ci pour ses frais de coche. Il entra enfin à l’Académie sans dire gare, et lorsque personne ne s’y attendait. Il s’était fait un parti parmi les dévots ; il avait travaillé quelque temps au Journal chrétien ; il avait trouvé le moyen de faire savoir à la reine que son zèle et ses travaux pour la religion lui avaient attiré la haine des philosophes, et que les stigmates dont il avait été marqué dans le Pauvre Diable prouvaient à quel point il était martyr de la bonne cause. Le cœur chrétien de la feue reine en fut ému ; on forma une petite cabale ; le président Hénault se chargea de la conduire ; le secret fut bien gardé, et l’abbé Trublet eut la pluralité des voix, au grand étonnement de la plupart des académiciens. Puisque l’approche du jubilé est un temps de confession et de rémission, nous devons encore nous accuser, moi et quelques autres vauriens, de nous être amusés pendant longtemps aux dépens de l’abbé Trublet, en faisant le soir dans nos conciliabules son roman littéraire avec une grande vérité. Nous avions supposé que, s’offrant à chaque vacance, il avait toujours quarante éloges tout prêts, dans l’espérance de succéder à un des Quarante, sans acception de personne ; de sorte que dès qu’il avait manqué une place, il s’en retournait faire l’éloge de celui qui l’avait obtenue. Nous voulions un jour lui faire perdre son portefeuille sur le grand chemin de Paris à Saint-Malo, le ramasser et le faire imprimer. Il ne s’agissait que de faire, dans le goût de l’abbé Trublet, quarante éloges funèbres des quarante académiciens vivants ; cela pouvait être infiniment gai et très-plaisant ; ce qu’il y a de sûr, c’est que cela nous amusa fort longtemps. On lisait à la tête de chaque éloge : Au cas que je succède à monsieur un tel. L’abbé Trublet, après avoir obtenu le but de tous ses désirs, éprouva que rien n’était plus funeste à l’homme que de n’avoir plus rien à désirer ; il tomba dans l’ennui et dans la langueur. Il y a plus de cinq ans qu’il a totalement abandonné le théâtre de ses souffrances et de son triomphe, et qu’il s’est retiré dans sa patrie pour y jouir en paix de la considération attachée, en province, au titre d’académicien de la capitale. À sa réception à l’Académie, il envoya son discours, en qualité de confrère, à M. de Voltaire. Ce procédé toucha le patriarche : il fit sa paix avec l’archidiacre, et cette paix a été inviolablement observée. Oncques depuis l’abbé Trublet ne s’est trouvé fourré dans les petits pamphlets de Ferney. Vous connaissez depuis longtemps l’instrument de paix entre le patriarche de Ferney et l’archidiacre de Saint-Malo, ensemble la ratification de ce dernier[13].

M. de Joly, ancien avocat au Parlement, vient de publier les Pensées de l’empereur Marc-Aurèle Antonin, ou Leçons de vertu que ce prince philosophe se faisait à lui-même ; nouvelle traduction du grec, distribuée en chapitres suivant les matières, avec des notes et des variantes ; volume grand in-8° d’environ cinq cents pages. Ce M. de Joly est fort vieux. Depuis qu’il a quitté le barreau, il est conseiller au conseil de M. le duc d’Orléans, et, à ce titre, il a eu une charge dans la capitainerie royale de ce prince : ce qui lui a fait faire un catéchisme par demandes et par réponses, à l’usage des gardes-chasse de la capitainerie. Dans ce catéchisme on n’apprend pas à faire la guerre à Satan, au vieil homme, au monde et à ses pompes, mais aux lapins, aux lièvres et aux braconniers. Je n’aurais pas deviné en mille ans qu’un faiseur de catéchisme de gardes-chasse employât ses veilles à traduire le catéchisme des stoïciens. Cette singularité n’est pas la seule M. de Joly a mis à la tête de sa traduction une Vie de Marc-Aurèle. Effacez de ce précis le nom de Marc-Aurèle : substituez-lui le nom de quelque prince goth ou vandale, et vous ne vous douterez jamais de lire la vie d’un des plus grands et des meilleurs princes qui aient gouverné l’empire romain. Pas un trait qui caractérise le grand homme, le philosophe, l’homme vertueux ! Comment passe-t-on des années entières avec un philosophe qui a tant d’élévation, tant de sagesse, tant de dignité, sans se sentir élever, échauffer, embraser ? Cela me confond. M. de Joly a adopté pour base de sa version celle que nous avons de M. et Mme Dacier. Vous savez que Marc-Aurèle notait ses Pensées dans ses tablettes, suivant qu’elles s’offraient à son esprit dans les moments de délassement que lui laissaient les soins de l’empire. M. de Joly, à l’exemple de nos compilateurs modernes, a cru devoir ranger ces Pensées suivant l’ordre des matières, et sous certaines rubriques. Que le diable emporte le pédant ! Il a dédié sa traduction à Monseigneur le Dauphin. Heureux les princes qui puisent dans de tels livres la science de se gouverner et de gouverner les autres ! Je ne puis m’empêcher de transcrire ici un passage que j’ai lu quelque part dans M. de Voltaire : tout prince qui est pénétré de la vérité de ce passage n’est pas indigne de commander aux hommes. « Apprenez, de grâce, dit le philosophe de Ferney, quelle est l’énorme distance des Offices de Cicéron, du Manuel d’Épictète, des Maximes de l’empereur Marc-Aurèle, à tous les plats ouvrages écrits dans nos jargons modernes, bâtards de la langue latine, et dans les effroyables jargons du Nord. Avons-nous seulement dans tous les livres faits depuis six cents ans rien de comparable à une page de Sénèque ? Non, nous n’avons rien qui en approche : et nous osons nous élever contre nos maîtres ! » Cette réflexion, d’une vérité frappante et sans réplique, suffit pour nous condamner à une honte et à un silence éternels. Si quelque chose peut nous sauver de la honte, c’est l’admiration sincère que nous conservons pour ces grands hommes en partageant le sentiment profond qui règne dans leurs divins écrits. Marc-Aurèle dit dans ses Pensées que son cousin Severus lui apprit quels hommes avaient été Thraséas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus. Tout le monde connaît ces trois derniers. Tacite vous a fait connaître Thraséas Pétus. Épictète, dans Arrien, rapporte le dialogue suivant entre Vespasien et Helvidius Priscus. Vespasien ayant défendu à Helvidius d’aller au sénat, Helvidius répondit : « Il est en votre pouvoir de m’ôter ma place de sénateur. — Eh bien, soit ; allez-y, mais n’y dites mot. — Ne me demandez pas mon avis, et je me tairai. — Mais il faut que je vous le demande. — Et moi, il faut que je dise ce qui me paraîtra juste et raisonnable. — Si vous le dites, je vous ferai mourir. — Quand vous ai-je dit que j’étais immortel ? Vous ferez ce qui est en vous, et je ferai ce qui est en moi. » Il est évident qu’un prince dont l’enfance a été nourrie par de telles leçons et instruite par de tels exemples doit avoir quelque avantage sur celui qui n’a entendu parler que de la fermeté de saint Jean de Népomuk[14].

M. de Joly, dans une de ses notes sur Marc-Aurèle, trouve bien étrange que de tant de législateurs qu’il y a eu jusqu’à présent dans le monde, pas un seul n’ait fait, pour le repos et le bonheur des sociétés humaines, la plus utile de toutes les lois. Or, devinez quelle est cette loi ? C’eût été d’ordonner aux hommes, sous les peines les plus sévères, qu’ils eussent à contenir dans de justes bornes leur curiosité naturelle, et leur défendre absolument de parler et d’écrire sur des choses qui passent la portée de l’esprit humain. Voilà les oracles de M. de Joly assis sur son trépied : s’il avait été fidèle à cette loi, il n’aurait de sa vie ni traduit ni commenté Marc-Aurèle. Rempli de l’esprit de sagesse qui anime M. de Joly, je m’étonne, à son exemple, que, de tant de législateurs, aucun n’ait porté une loi qui défende, sous les peines les plus sévères, à certaines gens de voyager, et surtout de nous faire part des remarques qu’ils ont faites dans le cours de leurs voyages. Si cette loi eût été en vigueur, jamais M. Grosley, avocat et bel esprit de Troyes en Champagne, n’eût osé sortir de la banlieue de sa patrie, et nous ne serions pas molestés de la relation de ses voyages. Il a publié, il y a plusieurs années, un détestable Voyage d’Italie, sous le nom de deux gentilshommes suédois. Depuis ce temps il a apparemment fait une course à Londres, et voilà sa rapsodie anglaise qui vient de paraître sous le titre de Londres, trois volumes in-12, ornés d’un plan de cette capitale. Si voulez un recueil d’observations triviales et bourgeoises, de froides et mauvaises plaisanteries, vous lirez la rapsodie anglaise de M. Grosley. J’en parle avec impartialité et sans humeur, car, Dieu merci, je ne l’ai pas lue[15] ; mais apparemment qu’il ne lui est pas venu une autre tête entre ses épaules depuis qu’il a fait son Voyage d’Italie ; d’où je conclus que son Voyage de Londres ressemble à son Voyage d’Italie, et l’en tient quitte en bonne forme. L’ignorance a ses gradations comme la science ; il y a des ignorances d’honnêtes gens et des ignorances de laquais : celles de M. Grosley sont de la dernière espèce. Dans son Voyage d’Italie, ses deux gentilshommes suédois, en parlant du comte de Bielke, alors sénateur de Rome, l’appelaient un gentilhomme allemand : ils auraient pu apprendre à Rome du premier crocheteur de leurs amis que le comte de Bielke était d’une famille de Suède fort connue. Ici, dans le Voyage de Londres, Grosley, en parlant du North-Briton, qui a été la première salle d’escrime du Clodius anglais Jean Wilkes, croit que cette feuille périodique s’appelle le Lord Briton, apparemment le Seigneur anglais. Je souhaite le bonsoir au seigneur troyen, et lui conseille de se reposer sur ses lauriers : il a assez voyagé pour son instruction et pour celle des autres.

M. de L…, qui ne m’est pas connu, vient de choisir dans l’histoire de France le nom de deux époux, pour nous retracer les principes et l’exemple d’un patriotisme héroïque. Ce M. de L… est un patriote d’antichambre : le titre et l’épître dédicatoire de son monument patriotique vous prouveront que son zèle n’est pas aussi désintéressé qu’il voudrait le faire croire. Voici son titre Le Royalisme, ou Mémoires de du Barry de Saint-Annez et de Constance de Cezelli, sa femme ; anecdoctes héroïques sous Henri IV ; volume in-8° de cent cinquante pages[16]. Si vous avez le courage de lire ces mémoires, vous y trouverez les exploits héroïques de M. et Mme du Barry sous le règne de Henri IV, rapportés en style héroïque par l’héroïque M. de L…, qui, se livrant à son imagination héroïque, en a fait une espèce de roman héroïque qu’il a dédié à Mme la comtesse du Barry, dont il a fait mettre le portrait à la tête de son Royalisme, avec le quatrain irrégulier qui suit :


SensPlaire n’est pas l’unique soin pour elle ;
SensUn goût plus vrai l’occupe tout le jour :
Sensible aux maux d’autrui jusqu’au sein de la cour,
SensC’est pour obliger qu’elle est belle.

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On voit au haut de l’Épître dédicatoire les armes de Mme la comtesse du Barry, avec la devise : Boutez en avant ; et à la fin du livre on voit son chiffre.

— Nous devons à M. Grou, autrefois jésuite de Paris, et, depuis la dissolution de la Société, retiré en Hollande, une traduction de la République de Platon, publiée avant son émigration de France. Cette traduction est estimée. Il vient de traduire dans son asile les livres de Platon, intitulés Des Lois, qui sont l’ouvrage de sa vieillesse. Cette nouvelle traduction a paru l’année dernière à Amsterdam, en deux volumes in-12. Deux savants célèbres de Hollande, Rhunkenius et Walckenaer, ont mis à la tête une approbation fort honorable. Il est à désirer que M. Grou continue ce travail, afin que nous ayons, avec le temps, un Platon tout entier de la main de ce traducteur. Le libraire Marc-Michel Rey a dédié les Lois de Platon à Jean-Jacques Rousseau, qui vit depuis quelques années paisiblement en Dauphiné, après avoir épousé sa gouvernante Mlle Le Vasseur, en face d’église, être rentré dans le giron de l’Église catholique pour la seconde fois, et avoir quitté l’habit arménien pour reprendre l’habit français dans toute son élégance.

— Un mousquetaire, dont le nom ne me revient pas, a publié, il y a quelque temps, une Lettre écrite à madame la comtesse Tation par le sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit-fil : ouvrage traduit de l’anglais, nouvelle édition augmentée de plusieurs notes d’infâmie. À Amsterdam, aux dépens de la compagnie de Perdreaux[17]. Ce titre vous met au fait du genre de plaisanterie qui règne dans cette brochure ; c’est un recueil de pointes, de jeux de mots, de rébus et de calembours : c’est un pendant du Bacha Bilboquet et de l’abbé Quille, qui ont fait une si grande fortune dans leur temps. La comtesse Tation réveille, par sa prononciation, le même son que la contestation, comme l’abbé Quille ressemble parfaitement à la béquille. Le plus détestable genre de plaisanterie est celui qui, en se servant d’un mot dans son sens ordinaire, y ajoute un autre mot qui peut s’y trouver joint dans d’autres circonstances, et qui, dans l’occasion où l’auteur l’ajoute, n’offre aucun sens. Ainsi, parce qu’on dit au palais qu’un homme est marqué d’une note d’infâmie, l’auteur dit que sa nouvelle édition est augmentée de plusieurs notes d’infamie ; parce qu’on dit un service de porcelaine, l’auteur dit que dès que le convoi fut arrivé à l’église, le père Messe commença le service de porcelaine. Toute la brochure est écrite dans ce bon goût. Qu’un mousquetaire s’amuse à faire des platitudes si misérables et à les imprimer, le mal assurément n’est pas grand ; il vaut encore mieux pour lui d’augmenter ses pauvretés de notes d’infamie que courir les lieux d’infamie et d’y attraper du mal. Mais que cette insipide et exécrable rapsodie ait fait dans le public plus de sensation qu’aucun des ouvrages publiés dans le cours de l’hiver, qu’on en ait fait plusieurs éditions en très-peu de semaines, et que, pendant plus de quinze jours, on n’ait parlé que de la comtesse Tation, voilà une note d’infamie qui tombe directement sur le public, et dont il ne se relèvera pas de sitôt dans mon esprit.

Le nouveau Russe à Paris ; Épître à madame Reich par M. de Tcherebatof ; feuille de dix-sept pages en vers et en prose. Il est d’abord infiniment adroit de rappeler, par son titre, une des plus jolies pièces que le patriarche de Ferney ait faites pour le châtiment de Pompignan et de Palissot : c’est inviter le public à voir et à comparer. Le nouveau Russe à Paris nous apprend que Mme Reich a joué en Russie un des rôles les plus brillants. Comme, en sa qualité de poëte, il a la facilité de se retracer le passé autant que d’imaginer l’avenir, il se rappelle l’admiration dont les qualités morales de Mme Reich ont été payées à Riga, à Pétersbourg, à Moscou ; il revoit l’impératrice Élisabeth, trois jours avant sa mort, se promettant d’entendre chanter, près d’elle, à Mme Reich, les airs charmants de Ninette à la cour. Il arrive à Paris, il demande des nouvelles de Mme Reich, personne ne la connaît ; il en est aussi indigné que cet Anglais à qui les commis de la barrière ne purent enseigner la demeure de Fontenelle. Il apprend enfin qu’elle a été en prison pour dettes, qu’elle a débuté au Concert spirituel… Il va à l’Opéra, il voit Mme Reich descendre dans une gloire enluminée, accompagnée d’un oiseau de nuit. Son cœur se crispe. Il va souper en ville, entre un financier, un jeune militaire et un philosophe. Les deux premiers jettent feu et flamme contre Mme Reich : c’est une bégueule de vertu que ni les agréments, ni l’argent, ne sauraient séduire. Quel exemple pernicieux pour l’Opéra ! Le philosophe met le nouveau Russe un peu au fait des mœurs de l’Opéra de Paris. Il s’ensuit que Mme Reich, à cause de l’austérité de ses principes, qui en font un dragon de vertu, est oubliée, négligée par le parterre de l’Opéra, quoique ce soit une des plus illustres, des plus respectables et des plus charmantes personnes de l’Europe. Figurez-vous tout cela rapporté en style héroïco-emphatico-pathético-poétique. Il y a longtemps que je n’ai rien vu de si ridicule que cet hommage rendu publiquement à Mme la chanteuse Reich ; ses camarades, nos demoiselles de l’Opéra, ne manqueront pas d’en dire de bonnes.

— Les vers que vous allez lire ont été adressés à Mme la comtesse du Barry. On voit, du reste, qu’on a voulu parler de M. le duc de Choiseul sous le nom d’Ulysse. Il me semble que ces vers n’ont déplu à personne ; malgré cela, l’auteur n’a pas jugé à propos de se faire connaître.


VERS PAR UN CITOYEN[18]

Déesse des Plaisirs, tendre mère des Grâces,
Pourquoi veux-tu mêler aux fêtes de Paphos
PouLes noirs soupçons, les fâcheuses disgrâces,
Et pourquoi méditer la perte d’un héros ?
Pou Ulysse est cher à la patrie,
Pou Il est l’appui d’Agamemnon[19] ;
Sa politique active et son vaste génie
Enchaînent la valeur de la fière Ilion[20].
Pou Soumets les dieux à ton empire,
Vénus sur tous les cœurs règne par ta beauté ;
Pou Cueille, dans un riant délire,
Pou Les roses de la volupté ;
Pou Mais à nos vœux daigne sourire,
PouEt rends le calme à Neptune agité.
Ulysse, ce mortel aux Troyens[21] formidable,
Pou Que tu proscris dans ton courroux,
Pou Pour la beauté n’est redoutable
Pou Qu’en soupirant à ses genoux.

— Il faut dire un mot d’une feuille qui vient de paraître. Elle a seize pages d’impression, et porte pour titre : Lettre des Indes à l’auteur du Siècle de Louis XIV[22]. L’Indien, qui ne se nomme point, et qui s’appelle, à ce qu’on assure, M. de La Fotte, reproche à M. de Voltaire la manière dont il a parlé de l’affaire de M. de Lally. Premièrement, quand il aurait raison sur tous les points sur lesquels il chicane M. de Voltaire, il aurait toujours tort d’avoir de l’humeur, car cela n’ajoute aucun poids à ses raisons. En second lieu, il est extrêmement difficile de savoir la vérité de ce qui s’est passé à l’autre bout de l’hémisphère ; il n’y a rien sur quoi les différents partis n’aient soutenu des versions contradictoires avec une extrême chaleur, et avec un acharnement qui est rarement le caractère de la vérité. Tout ce qui m’est resté de la lecture des différents mémoires sur cette partie du monde, l’objet de notre cupidité, c’est que rien ne pourrait me déterminer à y aller comme employé ou chargé de quelque fonction publique. Il ne m’est pas bien démontré qu’on conserve les mêmes idées de la vertu et de la probité quand on a passé la ligne ; mais il m’est, en revanche, bien démontré que, si l’on arrive avec ces idées à la côte de Coromandel ou au Bengale, et qu’on s’avise d’y tenir dans l’exercice de sa place, on ne peut manquer de devenir la victime de la horde de fripons dont tous les intérêts se réunissent et conspirent nécessairement à la perte de l’honnête homme. Quant à l’Europe, nous savons un peu mieux ce qui s’y passe, et pour peu qu’on ait été à portée de s’instruire, on n’ignore pas que tel héros de l’Inde qui s’est laissé comparer par son avocat aux Scipion et aux Paul-Émile, et qui a osé demander des statues à sa patrie, aurait peut-être eu le sort de Lally si on lui avait fait justice[23]. Il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde. Lally était un fou violent qui ne savait ménager personne : il devait être la victime d’une nuée d’ennemis puissants et riches. Quoiqu’il ne fût pas aimé du public, on se souvient encore du scandale que causa le bâillon et du mauvais effet que firent les termes vagues de l’arrêt de sa condamnation. On sait assez que, de l’aveu de la plupart des juges, il n’y a pas dans son procès la preuve d’un seul chef d’accusation ou délit qui entraîne la peine de mort : or, j’ignore comment la réunion de plusieurs chefs ou de plusieurs délits dont aucun, pris séparément, ne mérite la mort, a pu faire infliger la peine capitale à cause de leur réunion : cette jurisprudence est au-dessus de mon entendement. M. Pasquier l’entend ainsi apparemment. Il était le rapporteur de ce fameux procès ainsi que de quelques autres forts remarquables. S’il est vrai que, durant son instruction, il ait eu les prises les plus violentes avec l’accusé et qu’il lui ait dit plusieurs fois en colère : « Je vous ferai sauter la tête », je n’entends pas comment il a osé s’asseoir parmi les juges de ce malheureux pour lui tenir parole. Mais c’est que la conduite d’un homme supérieur comme Pasquier est en tout point au-dessus de l’entendement d’un homme vulgaire comme moi.

Ce serait, ce me semble, une loi bien sage et bien salutaire que celle qui ordonnerait la publicité des actes de tous les procès criminels, avec leurs charges et preuves, immédiatement après l’arrêt définitif. Le public verrait alors clair dans toutes les affaires car un procès, instruit de bonne foi à charge et à décharge, a des caractères de vérité auxquels il n’y a pas moyen de se méprendre ; et après la sûreté des rues et des grands chemins, il n’y a rien qui intéresse autant les citoyens que la justice invariable de la procédure criminelle. J’ose croire que cette publicité préviendrait bien des injustices ; mais nos grands hommes du Parlement disent que la publication de ces actes serait contraire à la raison d’État, qui veut que toute instruction criminelle reste secrète. Le secret est le grand manteau que les sots et les fripons se renvoient tour à tour ; il donne aux uns de l’importance, il assure aux autres l’impunité aussi ils ne s’en déferont qu’à leur corps défendant, et à la dernière extrémité. Tout est métaphysique, théologique, apocalyptique, dans nos institutions publiques et civiles, comme il convient à des peuples gothiques sortis du sein de la barbarie et de l’absurdité ; et, à moins que quelques grands génies n’opèrent une révolution favorable, il nous faudra encore des siècles pour nous défaire de cette crasse originale et malsaine.

— On donna le 13 mars dernier, sur le théâtre de la ComédieItalienne, la première représentation du Cabriolet volant, ou Arlequin-Mahomet, comédie italienne en quatre actes. On a dit c’est M. Cailhava d’Estandoux, Gascon connu par plusieurs chefs-d’œuvre qu’il a fournis à la scène française en ces derniers temps, qui a donné le canevas et même quelques scènes écrites de cette pièce. D’autres disent que le fonds en est pris dans l’ancien théâtre italien, et que le Gascon l’a enrichi seulement de quelques scènes. Je ne suis pas assez savant pour dire quelle est de ces deux versions la génuine. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette pauvreté a eu assez de succès : on s’y est beaucoup moqué de Beverley et de Silvain, et cela a amusé. Arlequin bardé d’assignations, poursuivi par ses créanciers, s’abandonnant à son désespoir, veut se donner la mort à force d’indigestions : c’est le genre de mort qu’il choisit. Il aperçoit son chat qui dort, il fait sur lui à peu près les réflexions que Beverley fait sur son fils, et veut le tuer ; heureusement le chat se réveille à propos, égratigne son maître inquiet, attendri sur son sort à venir, et se sauve d’un bond. Les reconnaissances de Silvain sont parodiées avec la même gaieté.

— Depuis l’Art de coiffer les dames, publié par l’immortel M. Le Gros[24], il ne s’est rien imprimé d’aussi important que la Pogonotomie de M. Perrel[25]. Ce patriote respectable est justement surpris que, dans cette foule innombrable de productions qui honorent la littérature de l’univers, il ne se trouve pas une brochure qui enseigne à l’homme les principes pour commencer dans sa jeunesse une opération qu’il est obligé par la suite de répéter plusieurs fois la semaine. Hélas ! c’est que l’esprit humain est encore dans son enfance. Cette gloire d’apprendre à l’homme civilisé à se raser était réservée de toute éternité à M. Perrel. Plût à Dieu que ce grand homme eût paru une quarantaine d’années plus tôt ! Je donnerais la moitié de ma barbe pour savoir raser l’autre. Il est très-humiliant pour tout homme qui se ressent un peu de la dignité de la nature humaine de se laisser prendre par le nez à tout moment. M. Perrel nous assure que c’est en tremblant qu’il entre dans la carrière : cela ne vaudrait pas le diable pour enseigner l’art de raser ; mais je suis persuadé que M. Perrel badine, et que cet excès de modestie ne nuit pas à la fermeté de sa main.

— Le docteur Petit, injurié et non battu par le docteur Bouvart sur la question des naissances tardives[26], a un avantage sensible sur son antagoniste : c’est qu’il a beaucoup d’amis, tandis que personne ne se vante d’être l’ami de Bouvart. Indépendamment du loyal Bigex, qui a fait le coup de poing avec Bouvart, sous le nom de Lepreux, en faveur de M. Petit, vous avez vu la fable de l’abbé Le Monnier, et voici un poëme que M. Leclerc de Montmercy lui adresse sous le titre modeste d’Épître à M. Petit, avec tous ses titres ; brochure in-8° de quatre-vingt-huit pages. Quatre-vingt-huit pages de vers tout d’une haleine ! cela fait trembler. Mais il n’y a point à transiger avec M. Leclerc de Montmercy ; il ne fait des vers que par milliers, et il ne rabat jamais rien de ce qu’il a fait. Il a adressé, il y a plusieurs années, une épître de la même étendue à M. de Voltaire[27], qui est son héros, et qui n’est pas oublié dans son Épître au docteur Petit. Je m’intéresse à M. Leclerc de Montmercy sans l’avoir jamais vu. Je sais que c’est un bon, honnête, mais pauvre diable, qui n’a pas de quoi manger à son appétit, et qui est cependant heureux ; il lui suffit de ne dépendre de personne, et de faire des vers bons ou mauvais. M. l’abbé Terray ferait publier vingt édits, trente déclarations, quarante arrêts du conseil, qu’il s’en soucierait comme de Jean de Vert, à moins qu’il n’y en eût un qui défendît de rimer.

— Nos petits poëtes d’antichambre, vont s’escrimer à l’envi l’un de l’autre, à l’occasion du mariage prochain de Monseigneur le Dauphin[28]. Il vient déjà de paraître un Épithalame pour Monseigneur le Dauphin et Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, sœur de l’Empereur ; présenté à Monseigneur le Dauphin par M. Perrier, principal du collège de Conches[29]. Cette feuille, dont la platitude est incroyable, est à mon gré une des productions les plus remarquables de l’hiver. Premièrement, elle peut vous faire juger du mérite de ceux qui remplissent en France la place de principal de collège, et qui président en cette qualité à l’éducation publique. En second lieu, on lit au bas de cet épithalame, en toutes lettres, les mots : Agréé par Monseigneur le duc de La Vauguyon, c’est-à-dire par le gouverneur du Dauphin et des Enfants de France : mots d’un grand sens pour ceux qui réfléchissent quelquefois, au coin de leur feu, sur le bonheur des nations.

— On vient de publier un Essai sur la morale de l’homme, ou Philosophie de la nature ; trois volumes in-12. Cette philosophie est en effet celle d’un jeune homme appelé M. Delisle[30], et qu’il ne faut pas confondre avec M. Delille, traducteur des Géorgiques. Tout homme qui a un peu lu, c’est-à-dire recueilli les idées des autres, veut aujourd’hui les faire réimprimer sous son nom. À la bonne heure, pourvu que nous soyons dispensés de les prendre de la vingtième main en conséquence, nous ne lirons pas M. Delisle, quoique son livre soit déjà défendu. Combien la Philosophie de l’histoire, publiée par le patriarche de Ferney, a été malheureusement parodiée ! Nos barbouilleurs ont cru qu’il n’y avait qu’à faire en frontispice la Philosophie de tout.

  1. Ce recueil forme trois volumes. Le premier est de 1769, et le troisième de 1771.
  2. Grimm a rendu compte de ces trois écrits, p. 378.
  3. Le bruit que faisait dans le monde ce morceau historique alarma Catherine II, qui ne put obtenir ni par les séductions, ni par les menaces, la suppression de ce livré présumé si redoutable. Il ne fut publié qu’en 1797, in-8°, sous le titre de Histoire, ou Anecdotes sur la révolution de Russie en l’année 1762, Paris, Desenne, et a été depuis compris dans les Œuvres de l’auteur. (T.)
  4. Voir tome VII, p. 276 et suivantes.
  5. L’Avis aux gens de lettres plaisait à Voltaire à cause de la manière peu respectueuse avec laquelle le despotisme des libraires y était traité. Voir sa lettre à d’Alembert du 12 janvier 1770. (T.)
  6. Cette insulte consistait en une appréciation sévère, mais nullement outrageante, des tableaux de Casanove au salon de 1769 (Voyez l’Année littéraire, 1769, tome V, p. 300). Fréron y parle de la façon de peindre « peu durable » de l’artiste ; mais il s’agit des couleurs qu’il emploie et non de sa gloire ; plus bas, il reproche à Casanove des terrains « peints au caramel » et des feuillages semblables à des « confitures de verjus ». La susceptibilité du peintre et ses conséquences sont une nouvelle preuve de l’étrange manière dont on comprenait alors les droits de la critique.
  7. Cette conjecture se réalisa. Saint-Lambert remplaça Trublet.
  8. On lit dans une lettre de d’Alembert à Voltaire, du 2 septembre 1760 : « L’abbé Trublet prétend avoir fait autrefois beaucoup de conquêtes par le sionnal, lorsqu’il était prêtre habitué à Saint-Malo. Il me dit un jour qu’en prêchant aux femmes de la ville, il avait fait tourner toutes les têtes ; je lui répondis : C’est peut-être de l’autre côté. »
  9. Cet ouvrage avait pour véritable titre : Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle, Amsterdam, 1759, in-12. Il se composait en très-grande partie d’articles précédemment insérés dans le Mercure. On a publié, en 1801, Fontenelliana, ou Recueil des bons mots, réponses ingénieuses, etc., de Fontenelle, par C. d’Av. (Cousin d’Avalon) ; Paris, an IX, in-18. (T.)
  10. Ces Essais eurent plusieurs éditions augmentées. La première, qui parut en 1736, Paris, Briasson, ne formait qu’un volume in-12. (T.)
  11. Ce n’est pas dans le Pauvre Diable, mais dans la satire intitulée le Russe à Paris, que Trublet est traité de diacre (vers 104) ; mais la qualité d’archidiacre lui est restituée dans l’Épître sur l’agriculture (vers 84). (T.)
  12. Trublet se mit sur les rangs dès 1736, et ne fut reçu qu’en 1761. (T.)
  13. Voyez la lettre de M. de Voltaire à l’abbé Trublet, en date du 22 avril 1761. (Premiers éditeurs.) — Grimm prend ici le mot instrument dans son acception de procédure, dans le sens d’acte, du latin instrumentum, qui se trouve souvent dans les Pandectes, et qu’un pauvre traducteur a rendu par le mot outil. (T.)
  14. Chanoine de Prague, né à Népomuk, en Bohême, vers le commencement du xive siècle. Il fut jeté à la rivière et canonisé pour n’avoir pas voulu révéler au roi Wenceslas la confession de sa femme. (Premiers éditeurs.)
  15. On trouve à la fin du troisième volume des Œuvres inédites de Grosley, Paris, 1813, une Réfutation de cette critique de Grimm par l’éditeur du recueil, M. Patris-Debreuil. Il décline la compétence de Grimm, qui avoue n’avoir pas lu Londres, et lui oppose les jugements favorables à cet ouvrage de Mme du Deffand, Lalande, Mirabeau et Palissot. Il se console aussi des mépris de Grimm pour son auteur en rappelant que Voltaire le traitait d’écrivain savant et ingénieux. (T.)
  16. Quelques exemplaires du Royalisme portent, sur le frontispice et au bas de l’épitre dédicatoire, le nom de M. de Limairac. (B.)
  17. Paris, 1770, in-8° ; par le marquis de Bièvre.
  18. Barbier dit que ces vers sont de M. de Lantier, qui était alors fort jeune ; mais plusieurs recueils, et notamment les Souvenirs et Mélanges par Rochefort (La Bouisse), tome II, p. 223, les attribuent à Boufflers. (T.)
  19. Louis XV.
  20. L’Angleterre.
  21. Les Anglais.
  22. Amsterdam et Paris, 1770, in-8°. L’auteur est en effet de La Flotte. Voir dans le volume suivant la lettre du 15 juin 1770.
  23. Grimm veut parler ici du marquis de Bussy-Castelnau. Mis en cause dans le procès de Lally, il publia en 1766 : Mémoire à consulter, et consultation avec des lettres, etc., in-4°.
  24. Voir tome VI, p. 471.
  25. La Pogonotomie, ou l’art d’apprendre à se raser soi-même, par J.-J. Perrel, maître et marchand coutelier. Brochure in-12.
  26. Voir tome VII, p. 154 et suivantes.
  27. Voir tome I, p. 480.
  28. Depuis Louis XVI et de Marie-Antoinette. On trouve la liste des pièces de vers faites à cette occasion dans la notice qui termine l’Almanach des muses de 1771. (T.)
  29. Paris, Desnos, 1770, in-8°.
  30. Delisle de Sales.