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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1770/Octobre

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OCTOBRE.

1er octobre 1770.

L’Académie française tint, le 6 du mois dernier, une séance publique dans laquelle M. de Brienne, archevêque de Toulouse, prononça son discours de réception. Le prince Charles, second fils de Leurs Majestés suédoises, grand-amiral de Suède, honora cette assemblée de sa présence.

Ce prince nous a quittés peu de jours après. Il a passé environ trois semaines dans cette capitale et comme on soupe et danse à peu près de même dans tous les pays policés, il n’a pas voulu se prêter aux bals et aux soupers ; mais il a employé ce court espace à voir les choses les plus remarquables, et à faire connaissance avec quelques gens de lettres et quelques artistes. Deux Suédois, membres de notre Académie royale de peinture, ont eu l’honneur de faire le portrait de ce prince : Roslin, en grand et à l’huile ; Hall, en miniature. Ce dernier portrait m’a paru un chef-d’œuvre.

Il faut se rappeler que deux jours après la réception de M. de Saint-Lambert, M. l’archevêque de Toulouse avait été élu à la place vacante par la mort de M. le duc de Villars. L’éloge de cet académicien, décédé dans son gouvernement de Provence, n’était pas aisé à faire. Il portait un nom que son père avait rendu illustre. Le maréchal de Villars n’était pas un grand homme, car jamais la petite jactance dont il était possédé n’entra dans l’âme d’un héros ; mais enfin, après que la dévote Maintenon eut éloigné du commandement des armées le maréchal de Catinat, aussi grand capitaine que grand philosophe ; après, dis-je, que cette bégueule eut rendu le génie de ce grand homme inutile pour la France, parce qu’il passait pour ne pas faire grand cas de la messe, Villars fut le seul qui montra de la capacité pendant la malheureuse vieillesse de Louis XIV, et il eut la gloire d’arrêter un instant la fortune et le génie du prince Eugène et de Marlborough. Son fils, qui vient de mourir, et avec qui la pairie, érigée en faveur du père, se trouve éteinte, eût été trop heureux d’avoir les miettes de gloire que le maréchal dédaignait dans ses jours brillants. Ce fils eut le malheur d’avoir, dès son enfance, une aversion marquée pour les dangers de la guerre ; il ne put jamais pousser ses services militaires au delà du grade de brigadier des armées du roi, qu’il n’avait pas gagné de bonne prise, pas plus que le gouvernement de Provence, qu’il obtint dans sa première jeunesse, en considération des services de son père.

Il eut une aversion non moins décidée pour les femmes, et la seule célébrité qu’il ait su mériter, c’est celle que son goût pour les hommes lui a procurée. Cette passion, connue de toute la France, vient d’avoir sa récompense par l’épitaphe aussi vraie que concise qu’on lui a faite à la nouvelle de sa mort : Ci-gît l’ami des hommes. Je ne connais que M. de Mirabeau en droit de protester contre la profanation d’un titre qu’il s’est réservé exclusivement.

Le duc de Villars était d’ailleurs très-galant envers les dames ; on dit qu’il ne manquait pas d’esprit. Il était recherché dans sa parure, et ses goûts efféminés en tout genre se faisaient aisément remarquer. Il aimait à jouer la comédie, même dans un âge avancé et accablé d’infirmités ; mais j’ai dans la tête qu’il devait la jouer avec peu de naturel, quoique d’une figure et d’une taille avantageuses. Il a passé la plus grande partie de son temps dans son gouvernement, où il partageait sa résidence entre Aix et Marseille. On dit qu’il était fort aimé. Ce que je sais, c’est qu’on jouait chez lui un jeu énorme, et il faudrait bien des qualités pour contrebalancer dans mon esprit ce tort, surtout de la part d’un homme public, dont la maison doit servir d’exemple à toute une province.

M. l’archevêque de Toulouse n’oublia dans son discours aucun de ceux que l’institut l’obligeait de louer ; ce discours fut d’ailleurs excessivement court. Il y a non-seulement de l’esprit à cela, mais encore une sorte d’orgueil. Les gens du monde et de la cour que l’Académie reçoit ne regardent pas cet honneur du même œil que les gens de lettres. C’est pour les premiers une branche de laurier qu’ils attachent à leur chapeau avec indifférence, et qui est à peine aperçue parmi les cordons, les bâtons de maréchal, les houpes d’évêques ou d’archevêques ou d’autres dignités : l’homme de lettres, au contraire, tire sa principale considération du bonheur d’être de l’Académie ; le jour de sa réception est pour lui un jour de triomphe, et il prétend en prolonger la pompe le plus qu’il lui est possible : voilà l’origine des discours qui ne finissent point.

Mais une fois reçu, ne serait-il pas de l’intérêt de l’homme de lettres d’imiter cette brièveté que les gens de la cour et du monde n’observent peut-être que parce qu’ils ne savent ni parler ni écrire ? On ne saurait jamais être trop court, et ceux qui veulent tout dire, même en disant les meilleures choses, sont sûrs d’ennuyer. Si M. Thomas avait été persuadé de cette vérité, son discours n’aurait guère été plus long que celui de M. l’archevêque de Toulouse, et il ne se serait peut-être pas fait des affaires. M. Thomas était, en sa qualité de directeur de l’Académie, chargé de répondre au discours du récipiendaire, et il crut cette occasion favorable pour exposer et préconiser les avantages et les prérogatives de la profession d’homme de lettres sur tous les états de ce bas monde. Ce discours était très-long et fatigua un peu l’auditoire. M. Thomas me dira qu’il en a sacrifié près de la moitié au désir d’être court, et je le sais ; mais c’est qu’il a au suprême degré le défaut de ne savoir se borner ni finir, et ce défaut l’empêchera peut-être d’obtenir une place parmi les écrivains du premier ordre. Il est arrivé dans cette occasion un autre inconvénient que personne n’a pu prévoir. M. Séguier, avocat général du roi au Parlement de Paris, et l’un des Quarante de l’Académie, avait publié, environ quinze jours avant cette séance, son réquisitoire contre les livres dits impies que le Parlement avait fait brûler, tandis que M. Thomas s’abandonnait à son enthousiasme pour les gens de lettres, et à son indignation contre leurs détracteurs et leurs calomniateurs. M. Séguier se mit dans la tête que la partie de cette harangue, qu’on pouvait appeler philippique, était principalement dirigée contre lui ; il rougit et pâlit alternativement, et se cacha même le visage avec ses deux mains. On prétend que la partie des auditeurs qui était placée en face du requérant s’aperçut de l’étrange confusion où il était, et redoubla les applaudissements et les battements de mains à tous les endroits qui pouvaient lui être appliqués, ce qui acheva de le déconcerter et prolongea son supplice d’une manière bien cruelle. Ce qu’il y a de certain, c’est que la harangue de M. Thomas avait été composée avant la publication du réquisitoire de M. Séguier ; qu’elle avait été communiquée à M. l’archevêque de Toulouse, à plusieurs académiciens, ainsi qu’à d’autres personnes, et que tous conviennent unanimement que l’auteur en a retranché beaucoup de choses, mais qu’il n’y a pas fait une seule addition depuis que le réquisitoire a paru. J’ai consulté séparément deux hommes sages qui ne se connaissent pas, qui ont tous les deux assisté à la séance académique, qui n’ont pas été infiniment contents, ni l’un ni l’autre, du discours de M. Thomas, mais qui sont sortis tous les deux de l’Académie sans se douter de la plus petite allusion ni au réquisitoire de M. Séguier ni à aucune autre affaire du temps. Je suis d’autant plus convaincu de l’innocence de M. Thomas à cet égard que c’est l’homme du monde le plus éloigné du penchant de la satire ; qu’il ne lui est peut-être de sa vie échappé ni un sarcasme ni un trait tendant à rendre ridicule, et qu’il serait à désirer que ses ennemis pensassent avec autant d’honnêteté, de noblesse et d’élévation que lui. Cependant il passe pour constant qu’immédiatement après cette séance si terrible pour la conscience du requérant, il alla se plaindre à M. le chancelier de l’insulte qu’il venait de recevoir en pleine Académie, en présence d’un prince d’un sang royal. Tout Paris s’entretint de cette prétendue insulte, et chacun en parla suivant les intérêts de son parti. Bientôt la calomnie s’en mêla ; on dit que le discours de M. Thomas n’était qu’une satire violente du gouvernement ; qu’on y avait exagéré les malheurs des peuples ; qu’on s’y était permis des allusions les plus hardies ; qu’on n’avait loué le duc de Villars comme gouverneur de province que pour faire une satire sanglante contre M. le duc d’Aiguillon ; que celui-ci avait demandé au roi justice de l’audace de l’orateur de l’Académie.

Quoi qu’il en soit, et de ces discours calomnieux et des délations secrètes, il est certain que l’impression de la harangue de M. Thomas fut arrêtée par ordre de M. le chancelier ; qu’il fut question de mesures très-graves contre l’auteur, comme d’être mis à la Bastille, rayé du tableau des Quarante, peut-être pendu en place de Grève, pour le bon ordre. M. le chancelier retint même le manuscrit, le seul que l’auteur eût de son discours, et ne lui laissa pas ignorer que s’il en paraissait jamais un fragment en totalité, soit imprimé, soit en manuscrit, il en resterait responsable et courrait le risque d’une punition rigoureuse. C’est ce qui nous privera de l’avantage de lire et le discours de M. l’archevêque de Toulouse et la réponse de M. Thomas.

Il n’y a pas jusqu’à la suppression des discours qui n’ait ses exemples dans les fastes de l’Académie. Le discours du grand Racine ne fut pas imprimé, on ne l’avait pas jugé digne de lui ; et la réponse que M. de Caumont, si je ne me trompe, fit au discours de M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, ne fut pas imprimée non plus, parce que c’était effectivement une satire aussi fine que sanglante de la vanité que ce prélat tirait de sa naissance, et qui l’a rendu célèbre. Dès que M. l’archevêque de Toulouse sut la défense qui avait été faite à M. Thomas, il déclara qu’il ne ferait pas paraître son discours.

On s’imagine aisément que l’Académie n’a pas vu d’un œil indifférent ce qui vient de se passer. Si elle n’a pas pris de parti, ce n’est pas faute d’avoir un avis, mais c’est qu’elle a craint de compromettre et d’exposer jusqu’à sa constitution. Cette constitution la met sous la protection immédiate du roi ; elle n’est donc pas, comme les parlements, dans le département de M. le chancelier, et elle jouit du privilège de faire imprimer tous les ouvrages de ses membres qui sont munis de son approbation. Il y a apparence que l’Académie se ménage des circonstances plus favorables pour faire sa réclamation, et elle n’oubliera sûrement pas les obligations qu’elle a à M. Séguier dans cette occasion. On dit qu’il a paru une foule d’épigrammes sur cette aventure, et c’est le droit du jeu, mais je ne connais que ce quatrain, qui a été répété de bouche en bouche :


Entre Séguier et Fréron,
Jésus disait à sa mère :

Me voici sur le calvaire ;
Mais quel est le bon larron ?

OU

Entre Séguier et Fréron,
Jésus disait à sa mère :
Je me croirais au calvaire,
Si je voyais le bon larron.

Il n’est donc pas inutile de joindre à un nom illustré par ceux qui l’ont porté avant nous et à une charge considérable dans la magistrature des mœurs et la considération personnelle qui en est la suite, ne fût-ce que pour se préserver de l’ignominie d’être accouplé avec Fréron.

Au reste, si je m’en rapporte aux deux témoins sages que j’ai déjà cités en faveur de l’innocence de M. Thomas, je suis obligé de croire aussi que M. le chancelier lui a rendu un service véritable en empêchant son discours de paraître. Ils déposent tous les deux qu’ils ne croient pas que ce discours eût réussi à l’impression, et ils m’en ont donné d’assez bonnes raisons pour me ranger de leur avis. Ceux qui en veulent aux philosophes, et qui cherchent à les rendre odieux, leur supposent un plan concerté et suivi, les accusent d’une association qui exécute ses vues, ses plans, ses projets ; et comme ces accusations se multiplient de jour en jour, les gens de lettres finiront par en être eux-mêmes les dupes ; ils se croiront obligés de se liguer entre eux, ils se donneront un air de secte et de clique qui ne servira qu’à rétrécir les têtes, qu’à remplir l’ordre de petits énergumènes qui ne seraient rien s’ils ne faisaient beaucoup de bruit, et qui en écarteront insensiblement les hommes d’un vrai mérite. J’avoue que les prétentions que j’entends établir depuis quelque temps, et dont on m’assure que le discours de M. Thomas était plein, me paraissent aussi peu philosophiques que mal fondées. Je crois à la communion des fidèles, c’est-à-dire à la réunion de cette élite d’excellents esprits, d’âmes élevées, délicates et sensibles, dispersées çà et là sur la surface du globe, se reconnaissant néanmoins et s’entendant, d’un bout de l’univers à l’autre, à l’unité d’idées, d’impressions et de sentiments ; mais je ne crois pas au corps des gens de lettres ni au respect qu’il exige, ni à la suprématie qu’il veut usurper, ni à aucune de ses prétentions. Dans ce corps, gloire, mérite, succès, service, tout est personnel et exclusif, et je ne vois pas, parce que les lettres et les talents ont procuré à Voltaire une gloire immortelle, qu’aucun homme de lettres doive ou puisse s’en prévaloir. Ce corps n’en est donc pas un, parce que tout corps suppose ou des fonctions publiques ou des qualités préliminaires et communes à tous les membres. Dans un corps d’officiers, par exemple, tous sont obligés d’avoir de la bravoure, des sentiments d’honneur, et une conduite conforme à ces sentiments : mais le corps des gens de lettres renferme à la fois et ce qu’il y a de plus respectable et ce qu’il y a de plus vil. Quand l’homme de lettres s’appelle Montesquieu ou Voltaire, il excite l’admiration, il inspire le respect ; quand il s’appelle Palissot ou Fréron, il excite le mépris ; mais on ne peut pas plus contester à ces derniers leur qualité d’hommes de lettres qu’à ceux qui se sont le plus illustrés dans cette carrière.

C’est bien dommage que nous soyons si bavards ; ce malheur est inévitable dans une capitale de tant de milliers d’oisifs, et où ceux qui naissent avec le plus de talents et de vertus n’ont jamais occasion d’acquérir la connaissance difficile des hommes et des affaires par leur propre expérience. C’est une connaissance dont M. Thomas et ses pareils ne se doutent pas, et dont le défaut réduit l’éloquence à tomber à chaque instant dans les déclamations vides de sens. C’est cette connaissance qui est le porro unum necessarium, qui mûrit l’esprit, qui lui donne cette gravité des anciens inconnue parmi nous, qui le dégoûte de l’abondance fastidieuse de mots qui ne signifient rien en dernière analyse, quelques ronflants et harmonieux qu’ils soient à l’oreille, et qui ôte à l’orateur je ne sais quel enfantillage dont les enfants qui l’écoutent sont épris, mais qui déplaît aux hommes de sens et d’un goût véritable. N’est-ce pas une calamité déplorable que de voir nos meilleurs esprits, nos plus honnêtes gens, et M. Thomas tout le premier, traiter un sujet dans toute son étendue, et de s’apercevoir à chaque pas que l’auteur n’ayant nulle connaissance des hommes, ne les voyant jamais tels qu’ils sont, mais tels qu’il a plu à son imagination de les créer, n’a pas seulement compris l’état de la question sur laquelle il se permet de discuter ?

À la séance publique de l’Académie française, le 25 auguste dernier, M. Thomas avait lu un Éloge de l’empereur Marc-Aurèle qu’il comptait faire imprimer l’hiver prochain, ainsi qu’un Essai sur les éloges historiques, et un autre sur les femmes. J’ai peu de regret à ce dernier, car M. Thomas connaît les femmes à peu près aussi bien que les hommes. Quoi qu’il en soit, nous ne verrons rien de tout cela, du moins de longtemps : après l’éclat qui vient d’arriver, le silence le plus absolu peut seul mettre l’auteur à l’abri des délations, des imputations, des applications, des interprétations et des malheurs qui en pourraient être la suite.

M. Marmontel a lu dans cette séance mémorable un épisode d’un poëme en prose intitulé les Incas, ou la Conquête du Pérou, qu’il se propose de donner incessamment au public. Ce fragment a fort ennuyé l’assemblée, et c’est un sinistre présage pour le succès de la totalité de l’ouvrage. L’auteur a lu d’ailleurs d’un ton si affectueux, si pathétique, si lamentable, que son épisode n’en a pas paru plus touchant, mais plus ridicule.

M. le duc de Nivernois a terminé la séance par la lecture de quelques fables qui sont en possession des plus grands applaudissements du public et qui n’ont paru de trop cette fois qu’à M. le requérant Séguier. M. Dorat, qui est en possession d’adresser ses hommages à toutes les beautés célèbres, sans les connaître, vient de chanter les charmes d’une nouvelle Hébé. Cette Hébé-Dervieux est une petite danseuse de l’Opéra, affligée de quinze ou seize ans ; c’est un de ces enfants qui dansaient à l’âge de neuf à dix ans dans les champs Élysées de l’opéra de Castor, et qui sont devenus la plupart de très-jolis sujets pour la danse. Si je ne craignais de me brouiller avec M. Dorat, je dirais que je trouve à Hébé-Dervieux l’air un peu commun, avec l’éclat et la fraîcheur de la première jeunesse, ce qui ne l’a pas empêchée de gagner déjà des diamants. Elle vient d’acheter une maison rue Sainte-Anne, qu’elle a payée soixante mille livres ; elle en dépensera autant en embellissements, et j’aurai l’avantage inestimable d’être son voisin quand elle donnera à souper à M. Dorat. Elle joua et chanta, il y a quelques années, le rôle de Colette, dans le Devin du village, avec beaucoup de gentillesse, et personne ne dansa mieux à sa noce qu’elle-même ; c’est là l’époque de sa célébrité.

— On donna le 20 du mois dernier, sur le théâtre de la Comédie-Italienne, la première représentation du Nouveau Marié, ou les Importuns, comédie en prose et en un acte, mêlée d’ariettes. Il ne manque à cette pièce que la verve et la folie nécessaires pour être non-seulement excusée, mais encore applaudie. Elle est de M. Cailhava d’Estandoux, qui aurait bonne envie de remettre la farce en honneur sur notre théâtre, et qui y aurait déjà réussi s’il avait autant de talent que de zèle. Bien lui en a pris de faire jouer l’oncle et le neveu par Caillot et par Clairval : la complaisance de ces acteurs, dans un temps où ils sont surchargés de nouveaux rôles pour le voyage de Fontainebleau, a procuré au Nouveau Marié un succès complet, qui a été interrompu depuis par un enrouement survenu au charmant Caillot. La musique est de M. Baccelli, Italien, mari de cette grosse actrice qui joue les rôles de mère dans les pièces italiennes, et par conséquent père ou beau-père de Mlle Argentine, qui a succédé à Camille dans les rôles de Colombine. M. Baccelli, qui a fait ici son coup d’essai, connaît, comme les Italiens les moins habiles, les effets de l’art d’arranger une partition, c’est-à-dire qu’il sait un peu le métier, mais il n’a point d’idées ; sa composition est prise de droite et de gauche, et ne donne point de résultat. Dans le temps que les Sosie et les Blaise tournaient la tête au public avec leurs pauvretés, M. Baccelli aurait passé pour un aigle ; cela ne se peut plus quand il y a un Philidor et un Grétry. Si ce dernier avait fait la musique du Nouveau Marié, tout mauvais qu’il est, par la grâce de M. d’Estandoux, il aurait pu devenir, par la grâce de M. Grétry, le pendant du Tableau parlant.

— Le général Molé s’étant trouvé excessivement fatigué à son retour du Malabar[1], il a fallu lui accorder un quartier de rafraîchissement jusqu’au voyage de Fontainebleau, et la Comédie a vécu depuis six semaines sur le début d’un acteur de province, nommé Dorseville. Quoique applaudi du parterre, il n’a attiré personne. Il a joué les rôles de Titus dans la tragédie de Brutus, d’Égiste dans celle de Mérope, de don Pèdre dans Inès de Castro, et plusieurs rôles d’amoureux dans le haut comique. Cet acteur n’a pas l’ombre de talent ; il possède cette médiocrité qui me désespère, et qui m’est mille fois plus insupportable dans les arts que ce qui est franchement et décidément mauvais. Il est de la famille des bassets et de la communauté des courtauds de boutique. Tout est ignoble dans ce Dorseville ; et sa figure courte et épaisse, et ses traits, et son air de visage, et sa démarche, et ses gestes, et le son de sa voix glapissante, et faible, et sa manière de prononcer. Comment diable se fait-on comédien avec toutes ces disgrâces, dont une seule suffit pour éloigner un homme sensé d’un métier si difficile ?

M. Robinet, auteur du livre intitulé De la Nature, qui, malgré l’incongruité de ses idées systématiques, n’est pas un ouvrage sans mérite, vient de publier, en plusieurs volumes in-12, une Analyse raisonnée de Bayle, ou Abrégé méthodique de ses ouvrages, particulièrement de son dictionnaire historique et critique, dont les remarques ont été fondues dans le texte, pour former un corps instructif et agréable de lectures suivies. Ce titre, qui porte l’année 1755, quoique le livre n’ait paru que cette année, vous met au fait de la méthode suivie par le nouvel abréviateur de Bayle. Il y a bien quinze ans que l’abbé de Marsy publia une Analyse de Bayle, qu’il se proposait de continuer : elle fut supprimée. Les jésuites, qui étaient encore puissants, firent des démarches auprès du procureur général ; l’abbé de Marsy fut menacé s’il osait continuer son travail. Il avait des ménagements à garder ; il avait été jésuite, et jésuite imprudent, travaillant de toutes ses forces à mériter l’épitaphe de M. le duc de Villars[2] ; il arriva un éclat qui le fit chasser par les révérends Pères. Au lieu de continuer l’Analyse de Bayle, il se fit continuateur de l’Histoire ancienne de Rollin, en compilant sur le même plan l’Histoire des Chinois, Japonais, et des peuples modernes : il mourut au milieu de cette entreprise dont on était assez content. Je crois que nous n’avons rien perdu à l’interruption de son Analyse de Bayle, puisque M. Robinet s’en est chargé[3]. Je ne sais combien de volumes le nouvel abréviateur nous donnera ; mais je sais que s’il y veut mettre le soin nécessaire, il a toute la capacité qu’il faut pour nous donner un ouvrage utile et agréable. M. Robinet est un des principaux auteurs des Recueils de Bouillon.

— Nous devons à M. Bourgelat, directeur et inspecteur général des Écoles royales vétérinaires, un écrit intitulé Éléments de l’art vétérinaire. Essai sur les appareils et les bandages propres aux quadrupèdes, à l’usage des élèves des Écoles royales vétérinaires, avec figures[4]. L’établissement de ces Écoles a acquis en peu d’années une grande célébrité dans toute l’Europe. J’avoue que je ne peux me garantir d’un peu de prévention contre cet établissement, quand je vois avec quelle affectation la Gazette de France et tous nos papiers publics rapportent à tout instant les cures merveilleuses des élèves de ces Écoles, opérées dans les maladies épizootiques, et attestées par les curés ou subdélégués du village où le miracle s’est fait ; quand je vois encore l’étalage qu’on fait, dans chaque gazette, des prix remportés et mérités par tous les élèves également, généreusement refusés par le nommé Weber, lequel est entretenu par l’électeur de Saxe, et assignés enfin, par la voie du sort, au nommé Flamand, le tout en présence de M. Bertin, ministre et secrétaire d’État. J’avoue que cette charlatanerie me déplaît et m’indispose. Ce n’est pas que les meilleures institutions et les plus utiles n’aient besoin d’être prônées, mais c’est que les gens d’un vrai mérite dédaignent tous ces moyens ; et si M. Bourgelat n’est pas un charlatan, il est le premier homme habile qui ait mis ce soin et cette suite à se faire prôner. Je crains que la médecine des animaux ne soit guère plus avancée que celle des hommes. La première a cependant le grand avantage de la hardiesse des opérations et des expériences qu’elle peut tenter, et qui pourraient la mener à des observations et même à des découvertes très-intéressantes. J’aurais une opinion infiniment meilleure de M. Bourgelat, si, au lieu de tout le bavardage de ses écoliers sur les muscles du cheval, et des magnifiques certificats des curés de village, je lui voyais publier modestement, de temps à autre, le résultat de ses expériences et de ses observations ; et si ce résultat prouvait qu’il s’est souvent trompé dans ses conjectures, je ne tarderais pas à l’estimer véritablement. En telle maladie on a essayé tels remèdes avec tel succès : l’ouverture de l’animal, après sa mort, a prouvé l’absurdité du traitement employé et du raisonnement sur lequel il était fondé : voilà la route qui conduirait à l’avancement et à la perfection de la médecine ; mais il n’y a qu’un grand homme qui puisse la prendre.

La Pratique du jardinage, par l’abbé Roger Schabol, rédigée après sa mort, sur ses Mémoires[5], est un ouvrage assez inutile. L’abbé Roger, mort depuis quelques années, était fameux à Paris pour la taille des arbres fruitiers. C’est de la taille que dépendent la fécondité de l’arbre et la beauté du fruit. Les jardiniers de Montreuil ont une taille particulière du pêcher : aussi les pêches de Montreuil ont-elles la vogue à la halle de Paris. L’abbé Roger s’était formé par une longue expérience, qui est la véritable maîtresse dans tous les métiers ; ceux qui voudront devenir habiles comme lui feront bien de laisser là les livres et de suivre son exemple. On nous promet sa théorie, encore plus inutile que sa pratique. Les livres ne sont bons qu’à apprendre aux ignorants à jaser sur des métiers qu’ils ne savent pas. Quand vous aurez lu et relu la Pratique de l’abbé Roger, vous travaillerez vos pêchers tout de travers ; mais lorsque vous aurez vu faire votre jardinier, que vous aurez réfléchi sur ses procédés, que vous aurez essayé, que vous aurez mutilé quelques arbres, que vous aurez recommencé, que vous y aurez mis beaucoup de soins et beaucoup de temps, vous finirez par être habile. Il n’y a pas d’autre méthode, je vous le jure, ni dans le métier de jardinier, ni dans celui de ministre d’État ; et c’était là tout le secret de l’abbé Roger.


15 octobre 1770.

Il a paru, l’année dernière, une mauvaise brochure qui a fait si peu de sensation que je n’en ai pas pu savoir l’auteur : cependant elle vient d’être réimprimée, et il faut qu’elle ait eu du débit en province ou chez l’étranger. Elle est tombée entre les mains de M. Diderot ; et comme les plus mauvaises drogues peuvent donner lieu à d’excellentes réflexions, je ne veux pas supprimer ce qu’il a jeté sur le papier à cette occasion


OBSERVATIONS DE M. DIDEROT

Sur une brochure intitulée Garrick, ou les Acteurs anglais ; ouvrage contenant des réflexions sur l’art dramatique, sur l’art de la représentation et le jeu des acteurs ; avec des notes historiques et critiques sur les différents théâtres de Londres et de Paris ; traduit de l’anglais.[6]

Ouvrage écrit d’un style obscur, entortillé, boursouflé et plein d’idées communes. Je réponds qu’au sortir de cette lecture un grand acteur n’en sera pas meilleur, et qu’un médiocre acteur n’en sera pas moins pauvre.

C’est à la nature à donner les qualités extérieures, la figure, la voix, la sensibilité, le jugement, la finesse ; c’est à l’étude des grands maîtres, à la pratique du théâtre, au travail, à la réflexion à perfectionner les dons de la nature. Le comédien d’imitation fait tout passablement, il n’y a rien ni à louer ni à reprendre dans son jeu ; le comédien de nature, l’acteur de génie est quelquefois détestable, quelquefois excellent. Avec quelque sévérité qu’un débutant soit jugé, il a tôt ou tard au théâtre les succès qu’il mérite ; les sifflets n’étouffent que les ineptes.

Et comment la nature, sans l’art, formerait-elle un grand comédien, puisque rien ne se passe rigoureusement sur la scène comme en nature, et que les drames sont tous composés d’après un certain système de convention et de principes ? Et comment un rôle serait-il joué de la même manière par deux acteurs différents, puisque, dans l’écrivain le plus énergique, le plus clair et le plus précis, les mots ne peuvent jamais être les signes absolus d’une idée, d’un sentiment, d’une pensée ?

Écoutez l’observation qui suit, et concevez combien, en se servant des mêmes expressions, il est facile aux hommes de dire des choses tout à fait diverses : l’exemple que je vais vous en donner est une espèce de prodige, c’est l’ouvrage même en entier dont il est question. Faites-le lire à un comédien français, et il conviendra que tout en est vrai ; faites-le lire à un comédien anglais, il vous jurera by god qu’il n’y a pas un mot à en rabattre, que c’est l’évangile du théâtre. Cependant, mon ami, puisqu’il n’y a presque rien de commun entre la manière d’écrire la comédie et la tragédie en Angleterre, et la manière dont nous écrivons ces poëmes en France ; puisqu’au jugement même de Garrick, celui qui sait rendre parfaitement une scène de Shakespeare ne sait pas le premier mot de la déclamation d’une scène de Racine, et réciproquement, il est évident que l’acteur français et l’acteur anglais, qui conviennent l’un et l’autre de la vérité des principes de l’auteur dont je vous rends compte, ne s’entendent pas, et qu’il y a dans la langue technique de leur métier un vague, une latitude assez considérables pour que deux hommes d’un sentiment diamétralement opposé ne puissent y reconnaître la vérité. Et demeurez plus que jamais attaché à votre maxime : Nil explicare. Ne vous expliquez point, si vous voulez vous entendre[7].

Cet ouvrage, intitulé Garrick, a donc deux sens très-distincts, tous les deux renfermés sous les mêmes signes, l’un à Londres, l’autre à Paris ; et ces signes présentent si nettement ces deux sens, que le traducteur s’y est trompé, puisqu’en fourrant tout en travers de sa traduction les noms de nos acteurs français à côté des noms des acteurs anglais, il a cru sans doute que les choses que son original disait des uns étaient également applicables aux autres. Je ne connais pas d’ouvrage où il y ait autant de vrais contre-sens que dans celui-ci ; les mots y énoncent assurément une chose à Paris, et toute une autre chose à Londres.

Au reste, je puis avoir tort ; mais j’ai d’autres idées que l’auteur sur les qualités premières d’un grand acteur. Je lui veux beaucoup de jugement ; je le veux spectateur froid et tranquille de la nature humaine ; qu’il ait par conséquent beaucoup de finesse, mais nulle sensibilité, ou, ce qui est la même chose, l’art de tout imiter, et une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles : s’il était sensible, il lui serait impossible de jouer dix fois de suite le même rôle avec la même chaleur et le même succès : très-chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme le marbre à la troisième ; au lieu qu’imitateur réfléchi de la nature, en entrant la première fois sur la scène, il sera imitateur de lui-même ; à la dixième fois, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera de toutes les réflexions nouvelles qu’il aura faites ; et vous en serez de plus en plus satisfait.

Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez point de leur part à aucune unité ; alternativement leur jeu est fort et faible, chaud et froid, plat et sublime ; ils manqueront demain l’endroit où ils ont excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils avaient manqué la veille, au lieu que ceux qui jouent de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation, d’imagination, de mémoire, sont uns, les mêmes à toutes les représentations, toujours également parfaits ; tout est mesuré, tout est appris ; la chaleur a son commencement, son milieu, sa fin. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements ; s’il y a quelque différence d’une représentation à une autre, c’est toujours à l’avantage de la dernière. Ils ne sont presque point journaliers : ce sont des glaces parfaites, toujours prêtes à montrer les objets, et à les montrer avec la même précision et la même vérité. Ainsi que le poëte, ils vont sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu’on aurait bientôt vu le terme de leur propre richesse[8].

Quel jeu plus parfait que celui de Mlle Clairon ? Cependant suivez-la, étudiez-la, et vous vous convaincrez bientôt qu’elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme toutes les paroles de son rôle. Elle a eu sans doute dans sa tête un modèle auquel elle s’est étudiée d’abord à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle, le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’elle a pu ; mais ce modèle, ce n’est pas elle : si ce modèle était elle-même, que son imitation serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de ce modèle idéal le plus près qu’il lui a été possible, tout est fait. Je ne doute point qu’elle n’éprouve en elle un grand tourment dans les premiers moments de ses études ; mais ces premiers moments passés, son âme est calme ; elle se possède, elle se répète sans presque aucune émotion intérieure, ses essais ont tout fixé, tout arrêté dans sa tête : nonchalamment étendue dans sa chaise longue, les yeux fermés, elle peut, en suivant en silence son rôle de mémoire, s’entendre, se voir sur la scène, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Il n’en est pas ainsi de sa rivale, la Dumesnil : elle monte sur les tréteaux sans savoir ce qu’elle dira ; les trois quarts du temps elle ne sait ce qu’elle dit, mais le reste est sublime.

Et pourquoi l’acteur différerait-il en cela du statuaire, du peintre, de l’orateur, du musicien ? Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent à eux ; ils leur viennent dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus : alors, comme immobiles entre la nature humaine et l’image qu’ils en ont ébauchée, ils portent alternativement un coup d’œil attentif sur l’une et sur l’autre, et les beautés qu’ils répandent ainsi dans leurs ouvrages sont d’un succès bien autrement assuré que celles qu’ils y ont jetées dans la première boutade. Ce n’est pas l’homme violent, l’homme hors de lui-même qui nous captive, c’est l’avantage de l’homme qui se possède. Les grands poëtes dramatiques surtout sont spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux ; ils saisissent tout ce qui les frappe, ils en font registre ; c’est de ces registres que tant de traits sublimes passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents, sensibles se mettent en scène, ils donnent ce spectacle, mais ils n’en jouissent point ; c’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie. Les grands poëtes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature en tout genre, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très-sûr, seront, à mon sens, les êtres les moins sensibles ; ils sont également propres à trop de choses, ils sont trop occupés à regarder et à imiter pour être vivement affectés au dedans d’eux-mêmes. Voyez les femmes : elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité ; quelle comparaison d’elles et de nous dans l’instant de la passion ! Mais autant nous leur cédons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent. Dans la grande comédie, la comédie à laquelle je reviens toujours, celle du monde, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre, tous les hommes de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui s’amusent à copier leurs folies, s’appellent des sages ; c’est l’œil fixe du sage qui saisit le ridicule de tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous fait rire ensuite du tableau de ces fâcheux originaux dont vous avez été quelquefois la victime.

Ces vérités seraient démontrées, que jamais les comédiens n’en conviendraient c’est leur secret. La sensibilité est une qualité si estimable qu’ils n’avoueront pas qu’on puisse, qu’on doive s’en passer pour exceller dans leur métier. Mais, quoi ! me dira-t-on, ces accents si plaintifs et si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et qui secouent si violemment les miennes, n’est-ce pas le sentiment actuel qui les inspire ? n’est-ce pas la douleur même qui les produit ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés, c’est qu’ils font partie d’un système de déclamation, c’est qu’ils sont soumis à une loi d’unité, c’est qu’ils concourent à la solution d’un problème donné ; c’est qu’ils ne remplissent toutes les conditions proposées qu’après de longues études ; c’est que pour être poussés justes ils ont été répétés cent fois ; c’est qu’alors l’acteur s’écoutait lui-même ; c’est qu’il s’écoute encore au moment où il vous trouble, et que tout son talent consiste, non pas à se laisser aller à sa sensibilité comme vous le supposez, mais à imiter si parfaitement tous les signes extérieurs du sentiment que vous vous y trompiez. Les cris de sa douleur sont notés dans sa mémoire, les gestes de son désespoir ont été préparés ; il sait le moment précis où les larmes couleront. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, étouffés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux… Pure imitation, leçon apprise d’avance, singerie sublime dont l’acteur a la conscience présente au moment où il l’exécute, dont il a la mémoire longtemps après l’avoir exécutée, mais qui n’effleure pas son âme, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il sent une extrême fatigue, il va changer de chemise et se coucher ; mais il ne lui reste ni douleur, ni trouble, ni affaissement d’âme : c’est vous, auditeurs, qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous êtes tristes ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener s’il en était autrement, la condition d’un comédien serait la plus malheureuse des conditions. Heureusement pour nous et pour lui, il n’est pas le personnage, il le joue : sans cela, qu’il serait plat et maussade ! Des sensibilités diverses qui se concertent entre elles pour produire le plus grand effet possible ! cela me fait rire. J’insiste donc, et je dis : C’est la sensibilité qui fait la multitude des acteurs médiocres ; c’est la sensibilité extrême qui fait les acteurs bornés ; c’est le manque de sensibilité qui fait les acteurs sublimes. Les larmes du comédien descendent, celles de l’homme sensible montent ; ce sont les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l’homme sensible ; c’est la tête du comédien qui porte quelque trouble passager dans ses entrailles.

Avez-vous jamais réfléchi à la différence des larmes excitées par un événement tragique, et des larmes excitées par un discours pathétique ? On entend une belle chose : peu à peu la tête s’embarrasse, les entrailles s’émeuvent, les larmes coulent ; au contraire, à l’aspect d’un événement tragique, les entrailles s’émeuvent subitement, la tête se perd et les larmes coulent ; celles-ci viennent subitement, les premières sont amenées.

Voilà l’avantage d’un coup de théâtre naturel et vrai sur une scène éloquente : il produit rapidement l’effet que la scène fait attendre ; mais l’illusion en est beaucoup plus difficile ; un incident faux, mal rendu, la détruit. Les accents s’imitent mieux que les mouvements ; mais les mouvements frappent avec une bien autre violence.

Réfléchissez, je vous prie, sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme en nature ? Nullement : un malheureux de la rue y serait pauvre, petit, mesquin ; le vrai en ce sens ne serait autre chose que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai ? C’est la conformité des signes extérieurs, de la voix, de la figure, du mouvement, de l’action, du discours, en un mot de toutes les parties du jeu, avec un modèle idéal ou donné par le poète ou imaginé de tête par l’acteur. Voilà le merveilleux.

Une femme malheureuse, mais vraiment malheureuse, pleure, et il arrive qu’elle ne vous touche point ; il arrive pis : c’est qu’un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c’est qu’un accent qui lui est propre dissonne à votre oreille ; c’est qu’un mouvement qui lui est habituel dans sa douleur vous la montre sous un aspect maussade ; c’est que les passions vraies ont presque toutes des grimaces que l’artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu’au plus fort des tourments l’homme conserve la dignité de son caractère ; nous voulons que cette femme tombe avec décence et mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien mourait dans l’arène, aux applaudissements d’un amphithéâtre, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira votre attente ? Est-ce l’athlète que sa sensibilité décompose et que la douleur subjugue, ou l’athlète académisé qui pratique les leçons sévères de la gymnastique jusqu’au dernier soupir ? Le gladiateur ancien comme un grand comédien, un grand comédien ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit ; ils sont forcés de jouer une autre mort pour nous plaire ; et le spectateur délicat sentirait que la vérité d’action dénuée de tout apprêt est petite et ne s’accorde pas avec la poésie. Du reste, ce n’est pas que la pure nature n’ait ses moments sublimes ; mais je conçois que si quelqu’un est sûr de leur conserver leur sublimité, c’est celui qui les aura pressentis et qui les rendra de sang-froid. Cependant je ne répondrais pas qu’il n’y eût une espèce de mobilité d’entrailles acquise et factice ; mais si vous m’en demandez mon avis, je la crois presque aussi dangereuse la sensibilité naturelle. Elle doit à la longue jeter l’acteur dans la manière et la monotonie ; c’est ce qui ne peut être évité que par une tête de glace.

Mais, me direz-vous, une foule d’hommes qui décèlent subitement, à leur manière, la sensibilité qu’ils éprouvent, font un spectacle merveilleux sans s’être concertés. D’accord ; mais il le serait bien davantage, je crois, s’il y avait eu entre eux un concert bien entendu. D’ailleurs vous me parlez d’un instant fugitif, et moi je vous parle d’un ouvrage de l’art qui a sa conduite et sa durée. Prenez chacun de ces personnages, montrez-les-moi successivement isolés, deux à deux, trois à trois ; abandonnez-les à leurs propres mouvements, et vous verrez la cacophonie qui en résultera ; et si, pour obvier à ce défaut, vous les faites répéter ensemble, adieu leur propre caractère, adieu leur sensibilité naturelle, et tant mieux. C’est comme dans une société bien ordonnée, où chacun sacrifie de ses droits primitifs pour le bien et l’ensemble du tout. Or, qui est-ce qui connaîtra le plus parfaitement la mesure de ce sacrifice ? L’homme juste dans la société, l’homme à tête froide au théâtre[9].


LETTRE DE M. DE VOLTAIRE
à M. le comte de schomberg.
« Du château de Ferney, le 5 octobre 1770.

« Mon misérable état, monsieur, ne me permet pas d’écrire aussitôt et aussi souvent que je le voudrais à l’homme du monde qui m’a le plus attaché à lui ; M. d’Alembert me console en me parlant souvent de vous. Mme Denis, ma garde-malade, passe ses jours à vous regretter.

« Puisque vous avez été touché, monsieur, de la requête de nos pauvres esclaves francs-comtois, permettez que je vous envoie deux exemplaires. Je suis persuadé que monseigneur le duc d’Orléans ne souffrirait pas cette oppression dans ses domaines.

« Vous savez les succès inouïs des Russes contre les Turcs ; ils perdaient une bataille au pied du mont Caucase dans le temps que le grand vizir était battu au bord du Danube, et que la flotte du capitan-bacha était détruite dans la mer Égée. On croirait lire la guerre des Romains contre Mithridate. D’ailleurs l’Araxe, le Cirus, le Phase, le Caucase, la mer Égée, le Pont-Euxin, sont de bien beaux mots à prononcer en comparaison de tous vos villages d’Allemagne auprès desquels on a livré tant de combats ou malheureux ou inutiles.

« Vous venez du moins de réduire les habitants de Tunis, successeurs des Carthaginois, à demander la paix : que Dieu puisse vous conserver tant à la cour que sur les frontières !

« Il y a deux choses encore pour lesquelles je m’intéresse fort : ce sont les finances et les beaux-arts ; je voudrais ces deux articles un peu plus florissants.

« Pour le Système de la nature, qui tourne tant de têtes à Paris, et qui partage tous les esprits autant que le Menuet de Versailles[10], je vous avoue que je ne le regarde que comme une déclamation diffuse, fondée sur une très-mauvaise physique ; d’ailleurs, parmi nos têtes légères de Français, il y en a bien peu qui soient dignes d’être philosophes. Vous l’êtes, monsieur, comme il faut l’être, et c’est un des mérites qui m’attachent à vous.

« Dès qu’il gèlera, nos gélinotes iront vous trouver. »

On voit, par cette lettre, que le zèle du patriarche en faveur des prétendus esclaves du chapitre de Saint-Claude ne se ralentit point. J’ai eu l’honneur de vous parler de la première requête[11] ; vous ne serez pas fâché de lire aussi la seconde.

NOUVELLE REQUÊTE AU ROI EN SON CONSEIL
par les habitants de longchaumois, morez, morbier, bellefontaine,
les rousses et bois-d’amont, etc., en franche-comté.

« Sire, douze mille de vos sujets mouillent encore de leurs larmes le pied de votre trône. Les habitants de Longchaumois, etc., sont prêts à servir Votre Majesté, en faisant de leurs mains, à travers les montagnes, le chemin que Votre Majesté projette de Versoix et de la route de Lyon en Franche-Comté ; ils ne demandent qu’à vous servir. Le chapitre de Saint-Claude, ci-devant couvent de bénédictins, persiste à vouloir qu’ils soient ses esclaves.

« Ce chapitre n’a point de titre pour les réduire en servitude, et les suppliants en ont pour être libres. Le chapitre a pour lui une prescription d’environ cent années ; les suppliants ont en leur faveur le droit naturel et des pièces authentiques déjà produites devant Votre Majesté.

« Il s’agit de savoir si ces actes authentiques doivent relever les suppliants de la faiblesse et de l’ignorance qui ne leur ont pas permis de les faire valoir, et si la jouissance d’une usurpation, pendant cent années, communique un droit au chapitre contre les suppliants. La loi étant incertaine et équivoque sur ce point, les habitants susdits ne peuvent recourir qu’à Votre Majesté, comme au seul législateur de son royaume ; c’est à lui seul de fixer, par un arrêt solennel, l’état de douze mille personnes qui n’en ont point.

« Votre Majesté est seulement suppliée de considérer à quel état pitoyable une portion considérable de ses sujets est réduite.

« 1° Lorsqu’un serf du chapitre passe pour être malade à l’extrémité, l’agent ou le fermier du chapitre commence par mettre à la porte de la cabane la veuve et les enfants, et par s’emparer de tous les meubles. Cette inhumanité seule dépeuple la contrée.

« 2° L’intérêt du chapitre à la mort de ces malheureux est si visible que voici ce qui arriva le mois d’avril dernier, qui mérite d’être mis sous les yeux de Votre Majesté.

« Le chapitre, en qualité d’héritier, est tenu de payer le chirurgien et l’apothicaire. Un chirurgien de Morez, nommé Nicod, demanda, au mois d’avril, son paiement à l’agent du chapitre ; l’agent répondit ces propres mots : « Loin de vous payer, le chapitre devrait vous punir ; vous avez guéri l’année dernière deux serfs dont la mort aurait valu mille écus à mes maîtres. »

« Nous avons des témoins de cet horrible propos ; nous demandons à en faire la preuve.

« Nous ne voulons point fatiguer Votre Majesté par le récit avéré de cent désastres qui font frémir la nature ; d’enfants à la mamelle abandonnés et trouvés morts sous le scellé de leur père ; de filles chassées de la maison paternelle où elles avaient été mariées, et mortes dans les environs au milieu des neiges ; d’enfants estropiés de coups par les agents du chapitre, de peur qu’ils n’aillent demander justice. Ces récits, trop vrais, déchireraient votre cœur paternel.

« Nous sommes enfermés entre deux chaînes de montagnes, sans aucune communication avec le reste de la terre. Le chapitre ne nous permet pas même des armes pour nous défendre contre les loups dont nous sommes entourés. Nous avons vu l’hiver dernier nos enfants dévorés, sans pouvoir les secourir. Nous restons en proie au chapitre de Saint-Claude et aux bêtes féroces ; nous n’avons que Votre Majesté pour nous protéger. »

Le Conseil des Dépêches ;

M. le duc de Choiseul, ministre et secrétaire d’État ;

Me Chéry, avocat ;

Paget et Chapuis, syndics.

— On vient de publier, en quatre volumes petit in-8° peu considérables, un Voyage de France, d’Espagne, de Portugal et d’Italie, pendant les années 1729 et 1730 ; ouvrage posthume de feu M. de Silhouette, ancien ministre d’État et contrôleur général des finances. C’est parcourir bien des pays dans un petit nombre de pages, eu égard à leur étendue et à leur importance. Vous ne trouverez dans ce Voyage ni instruction ni amusement ; c’est partout le coup d’œil le plus trivial sur les beaux-arts, sur les arts utiles, sur les mœurs, sur l’histoire des différents pays mentionnés au frontispice ; c’est sur l’Espagne une dissertation politique à perte de vue, mais qui n’en est pas moins insipide, surtout aujourd’hui qu’il y a longtemps que les rêves du cardinal Albéroni se sont évanouis avec ce rêveur, qui n’était pas un homme commun. Ceux qui ont cru devoir rendre publics les papiers informes qui composent ce Voyage n’ont certainement pas eu à cœur la réputation de l’auteur ; son Voyage n’a fait nulle sensation, et c’est ce qui pouvait lui arriver de plus heureux. Et puis, comptez sur les réputations ! M. de Silhouette a passé quarante ans de suite pour une excellente tête, pour une grande tête, pour un homme d’État ; et il parcourt quatre des plus grandes contrées de l’Europe sans qu’il lui échappe une remarque que vous voulussiez recueillir ; vous croiriez souvent voyager avec un capucin, tant il est plat et bigot.

C’est que M. de Silhouette était un homme médiocre, mais doué de la plus forte dose d’ambition possible. L’art de ces sortes de caractères consiste à entretenir le public dans une haute idée de leur capacité, sans jamais se commettre par des épreuves précises. Moyennant cet art et beaucoup de souplesse dans le caractère, M. de Silhouette s’éleva insensiblement de l’état le plus obscur aux premières places du ministère. Il s’attacha d’abord à M. le maréchal de Noailles, qui le plaça auprès de feu M. le duc d’Orléans en qualité de secrétaire de ses commandements ; de cette place il s’éleva à celle de chancelier garde des sceaux de ce prince ; et quoique M. le duc d’Orléans d’aujourd’hui, en partant pour l’armée, en 1757, le congédiât et donnât sa place à M. l’abbé de Breteuil, quoique Mme de Pompadour regardât dans ce temps-là M. de Silhouette comme un homme à systèmes, et par conséquent dangereux, il sut si bien la faire revenir de ces impressions défavorables qu’en 1759 il fut nommé contrôleur général des finances et ministre d’État.

Il est vrai que son ministère ne dura guère au delà de six mois, et qu’il n’eut pas seulement la satisfaction de se voir dans l’Almanach royal sous ces qualifications. C’était alors la mode de changer souvent de ministres et d’en essayer de différentes espèces, sans doute dans l’espérance de rencontrer à la fin le véritable. Feu Mme la duchesse d’Orléans envoya un jour un de ses gentilshommes faire compliment à je ne sais plus quel ministre sur sa nomination ; et, après avoir donné sa commission et laissé faire au commissionnaire quelques pas, elle le rappela et lui dit : « Informez-vous cependant auparavant s’il est encore en place. » M. de Silhouette n’y fut que pour prouver qu’il n’avait point de tête ; car tout ministre qui ne prévoit pas les suites des mesures qu’il prend, et qui ne tient pas ses moyens tout prêts pour y remédier ; tout ministre qui ne sait pas calculer et le caractère de ceux dont il dépend, et la tournure des esprits auxquels il a affaire, n’est certainement qu’un homme ordinaire. M. de Silhouette ne savait que le jeu des ambitieux, celui d’exciter, moyennant une forte cabale, un grand mouvement passager dans le public : en faveur de sa première opération, il fut traité comme le sauveur de la France ; on fit des vers, de la prose, des estampes ; mais tout ce beau feu était un feu de paille, et le déchaînement public succéda bientôt et renversa le sauveur de son piédestal. Il savait beaucoup, il parlait avec précision et netteté, mais il manquait de génie ; il croyait que ce qui se faisait en Angleterre était praticable en France, que Louis XV se conduirait comme George II, et son court ministère ne fut qu’un enchaînement de paralogismes.

Il fut aussi un spectacle bien moral, quoique bien commun pour un philosophe ; on vit cet homme, qui avait employé toute la sagacité et toutes les facultés de son esprit pour parvenir au faîte, s’y soutenir un instant, et ensuite mourir de chagrin d’en être tombé. Lorsque M. le duc de Choiseul lui fit concevoir qu’il fallait se démettre de sa place, il se mit à pleurer comme un enfant ; de là il alla au conseil, où il parla comme un ange sur l’état des finances du royaume, après quoi il demanda à se retirer. C’était le chant du cygne, qui est toujours si mélodieux au moment de la mort ; mais la place qu’il occupait demandait un aigle et non pas un cygne. Retiré, il tomba bientôt dans la mélancolie et le marasme, et mourut dans la plus haute dévotion sans avoir vécu soixante ans. Il avait été toute sa vie zélé catholique et fort attaché au parti des jésuites ; c’était un des moyens les plus usités parmi les ambitieux pour avancer. Beaucoup de gens le regardaient comme un insigne hypocrite ; mais il se peut qu’à force de s’être menti à lui-même sans discontinuer, il se soit à la fin persuadé lui-même. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’avait point de vertus ni publiques ni privées, et qu’il était de ces gens qui n’ont jamais osé regarder personne en face.

Son désintéressement se manifesta dans les premiers mois de son ministère. Il acheta des héritiers d’un traitant une ancienne prétention de six cent mille livres qui avait été engloutie dans la banqueroute générale du temps du système de Law ; il en fit l’acquisition pour six mille livres. Nanti de ces papiers en qualité d’acquéreur, il trouva, en qualité de ministre, de la justice du roi et de la plus urgente nécessité de l’État, de les acquitter à leur valeur primitive ; et, après les avoir fait payer au trésor royal en qualité d’homme qui sait calculer, il les prêta au roi à fonds perdu sur sa tête et sur celle de sa femme, et se fit, moyennant six mille livres une fois payées, une rente viagère de soixante mille livres par an. Cette opération est une des plus mémorables de son ministère ; elle prouve qu’on peut être un grand saint et grand fripon tout ensemble, et que M. de Villeroy avait tort de douter de la validité de la canonisation de saint Vincent de Paul, parce qu’il l’avait souvent vu tricher au piquet.

Il paraît un volume in-4° de près de trois cents pages intitulé Manifeste de la république confédérée de Pologne, du 15 novembre 1769  ; traduit du polonais. Pour que ce dernier point devienne une vérité, il faudra se dépêcher de traduire cet écrit en polonais, où je crois qu’il n’existe point encore. Si mes Mémoires sont fidèles, il a été fabriqué ici, sous les auspices de M. le comte Wielhorski, et je ne sais si notre savant abbé de Mably n’y a pas mis la main. Ce bon abbé se croit très-sincèrement une tête bien autrement judicieuse et bien autrement solide que celle du patriarche ou du président de Montesquieu ; et quand on l’entend raisonner quelquefois sur les gouvernements étrangers, et prononcer dans la société ses oracles sur la science de la politique, on croit se trouver vis-à-vis d’un enfant qui fait l’important en débitant des sottises. Je me réjouis parfois du ton de bonté doctoral avec lequel il m’apprend quelque principe ou quelque lieu commun que mon professeur de droit public de l’université de Leipzig me dictait, en mon jeune temps, dans ses cahiers, en mauvais latin, à la vérité, mais avec beaucoup plus de méthode, et qu’il appliquait surtout avec beaucoup plus de bon sens que le docteur Mably ; il se persuade alors de la meilleure foi du monde qu’il me découvre les trésors de la science dont je n’ai jamais eu connaissance, et mon respectueux silence le confirme dans cette idée. Lorsque M. Jennings, qu’on appelle quelquefois en son pays le Pitt de la Suède, passa ici, l’abbé de Mably lui manifesta sa profonde admiration pour le gouvernement de ce royaume, qu’il regardait comme le modèle le plus parfait d’un bon gouvernement ; le Pitt suédois lui conseilla de garder cette idée pour lui, s’il ne voulait pas se déshonorer. Il me fit de même, il n’y a pas longtemps, un beau discours sur le respect qu’on avait en Pologne pour la loi, marque infaillible d’une excellente constitution ; et son admiration à cet égard était fondée sur ce qu’il avait appris par des Polonais que, lorsqu’un gentilhomme de ce pays se trouve condamné à la prison par les tribunaux du royaume, il s’y rend librement, sans être arrêté ni traîné, et y reste sans être gardé. Je souhaite à M. l’abbé de Mably que le génie du droit public et de la politique se loge dans sa tête, et se fasse un point d’honneur d’y rester à la manière des gentilshommes de Pologne ; et à M. le comte Wielhorski, qu’il se tire de ses négociations avec autant de succès que d’une symphonie à grand orchestre ou d’un concerto, lorsqu’il tient son violon ou son archi-luth, le tout pour la félicité de ses compatriotes, dont la conduite, depuis quelques années, est une nouvelle preuve combien la sagesse est familière au genre humain.

— Voici un titre excellent le Mauvais Dîner, ou Lettres sur le Dîner du comte de Boulainvilliers, par le P. Louis Viret, cordelier conventuel ; brochure in-8°. Vous trouverez peut-être le cordelier un peu dégoûté ; il parle de ce Dîner comme s’il lui avait donné une indigestion ; il doit être de bien plus dure digestion pour les gros bénéficiers de l’Église ; car de quel danger peut-il être pour un pauvre diable de cordelier que l’on renverse la nappe de la noce de Cana ? Il n’y perdrait que sa provision de théologie abstruse et de paillardise, et n’aurait pas peut-être moins de santé en retournant à la charrue ou en faisant un valet bien découplé de quelque grand seigneur. Le bèle du révérend père cordelier est donc, comme vous voyez, bien désintéressé, et son Mauvais Dîner devrait lui procurer les moyens d’en faire de bons ; il vaut cela ou rien.

  1. Molé remplissait le rôle du général français dans la Veuve du Malabar.
  2. Voir plus haut, p. 123. Quant à l’abbé de Marsy, il avait, pour nous servir de l’expression de Voltaire, « estropié par ses énormes talents un enfant charmant de la première noblesse du royaume, » le prince de Guéménée. (T.)
  3. Grimm n’avait pas remarqué que des huit volumes in-12 publiés alors, les quatre premiers étaient la réimpression du travail de l’abbé de Marsy, déjà mentionné tome II, p. 504, et que les quatre derniers seulement étaient de Robinet. Il relève cette erreur dans le mois suivant. (T.)
  4. In-8°, 1769 et 1776.
  5. 1770, 2 vol.  in-12.
  6. On sait aujourd’hui que l’acteur Sticotti est auteur de ((Garrick, ou les Acteurs anglais. (B.)
  7. C’est depuis longtemps le premier de mes aphorismes, et chaque jour m’en confirme l’utilité et la sagesse. Mais l’emploi des mêmes mots, par deux hommes qui expriment des idées si diverses sur la même chose, ne vient-il pas plutôt de ce que les principes généraux sont une espèce de patron qui va à tout habit ? Demandez à un vieux partisan de la musique de Lulli et à un homme de goût, passionné pour la musique de Grétry, quels sont les caractères d’une bonne musique, ils se serviront tous deux des mêmes termes ; mais, dans l’application, l’un niera que la musique sur laquelle l’autre s’extasie ait aucun des caractères qu’il lui attribue. (Grimm.)
  8. M. Étienne, dans sa Notice sur Molé placée en tête des Mémoires de cet acteur dans la Collection des Mémoires sur l’art dramatique, après avoir rendu compte de l’effet prodigieux que produisait Molé dans une scène du Jaloux de Rochon de Chabannes, ajoute : « M. Népomucène Lemercier, mon confrère à l’Institut, m’a raconté à ce sujet une anecdote intéressante que je crois devoir consigner dans cette Notice. La première fois qu’il assista à la pièce de Rochon de Chabannes, il éprouva, au passage dont je viens de parler, la même sensation que le public, et il fut transporté d’un tel enthousiasme qu’après la représentation il ne put résister au plaisir d’aller féliciter l’acteur de cet effet prodigieux de son talent : « Eh bien ! lui dit Molé, je ne suis pas content de moi aujourd’hui ; aussi je n’ai pas produit cette fois sur le public la même impression que de coutume. Je me suis trop livré, je n’étais plus maître de moi ; j’étais entré si vivement dans la situation que j’étais le personnage même, et que je n’étais plus l’acteur qui le joue ; j’ai été vrai comme je le serais chez moi, mais pour l’optique du théâtre il faut l’être autrement. La pièce, ajouta Molé, se rejoue dans quelques jours ; venez la voir encore et placez-vous dans les premières coulisses. » M. Lemercier s’y trouva avec exactitude ; au moment où arrive la fameuse scène, Molé tourne la tête de son côté et lui dit à voix basse : « Je suis bien maître de moi, vous allez voir. » Et, en effet, M. Lemercier m’a assuré que l’acteur avait produit une sensation beaucoup plus forte que le premier jour, et qu’il n’avait jamais vu plus d’art et plus de calcul pour remuer profondément les spectateurs. Cette anecdote vient complètement à l’appui de l’opinion de Diderot. (T.)
  9. Voir la fin de cet article au commencement du mois suivant.
  10. Voir précédemment p. 33.
  11. Voir précédemment p. 24.