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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/9/1771/Février

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FÉVRIER.
1er février 1771.

En examinant avec attention l’état actuel de la littérature en France, on ne tardera pas à remarquer deux phénomènes en apparence contradictoires : la négligence de l’étude des anciens et l’ignorance qui en est déjà résultée deviennent de plus en plus sensibles, et cependant on n’a jamais été plus occupé qu’en ces derniers temps à enrichir le public de traductions des meilleurs écrivains de l’antiquité. La contradiction de ces deux phénomènes n’est pas aussi forte qu’elle le paraît, et peut-être la multiplicité des traductions même est-elle un symptôme certain et infaillible de la décadence des études. Les Douze Césars de Suétone n’avaient pas encore trouvé de traducteur parmi nos littérateurs du jour ; je ne sais par quel hasard M. le duc de Choiseul s’informa, il y a quelque temps, s’il y avait une bonne traduction de cet auteur. Aussitôt M. de La Harpe, empressé de faire sa cour à ce ministre, entreprit cette besogne, et ne cessa de nous préparer de mois en mois, par des annonces insérées dans le Mercure, à recevoir ce bienfait de sa main. Il nous en a gratifiés sur la fin de l’année dernière ; il a placé à la tête un hommage rendu à M. le duc de Choiseul ; il a voulu que cette traduction fit grand bruit et grande fortune, et qu’elle lui ouvrît la porte de l’Académie française pour y occuper une des places vacantes ; et pour avoir fait trop de frais d’avance, au lieu de retirer sa mise avec profit, il s’est trouvé en perte à la fin de la partie : ce n’est pas la première fois que, pour vouloir trop se servir, on s’est nui.

M. de La Harpe est né avec du talent ; il a du style, il a de la douceur et de l’harmonie dans sa versification : en un mot, il a annoncé d’heureuses dispositions ; mais ces dispositions veulent être perfectionnées, et il n’est pas permis de les montrer dix ans de suite sans aucun progrès sensible. Le malheur de nos jeunes gens est de vouloir être placés à vingt-cinq ans parmi les oracles de la nation ; ils croient qu’on n’a qu’à se fabriquer un trépied comme on peut, le porter de spectacles en spectacles, de soupers en soupers, et qu’on ne peut manquer d’être bientôt un grand homme. Si la confiance et la présomption fortifiaient les talents, ils ne tarderaient pas à être au pinacle ; mais il faut d’autres moyens pour y arriver ; il faut des études longues et opiniâtres, il faut une application constante ; il faut l’amour de la solitude et des lettres, et non l’amour exclusif de la considération qu’elles procurent, pour devenir digne d’être compté parmi ceux que les lettres ont véritablement illustrés. Je crains que M. de La Harpe ne ressemble à ces jeunes étourdis qui, nés dans une aisance honnête, auraient pu vivre dans l’opulence s’ils avaient eu l’esprit de conduite, et qui finissent par être ruinés pour avoir voulu dépenser trop tôt. Son ton arrogant et tranchant est d’ailleurs un symptôme de médiocrité qui trompe rarement ; il lui a déjà attiré une nuée d’ennemis ; et comme il paraît aimer la petite guerre, les épigrammes, les petites méchancetés, il trouvera à chaque pas à qui parler, et il peut s’arranger pour guerroyer en partisan toute sa vie : métier triste et pénible dont les fatigues ne sont pas compensées par la gloire qu’il procure.

Plus on examine la traduction de Suétone publiée par M. de La Harpe, moins on le trouve excusable de l’avoir hasardée. Je laisse au regrattier Fréron et consorts le soin d’exposer en public quelques minots de bévues ramassées au hasard chez ce traducteur infidèle ; on les trouve par centaines, et l’on n’a malheureusement que l’embarras du choix. L’extrême négligence s’est trouvée réunie, dans M. de La Harpe, à l’extrême ignorance du latin en général, et de son texte en particulier. On devait s’attendre du moins à lire un Suétone rempli de fautes, mais écrit en français, puisque son traducteur a du style ; et l’on est surpris de ne trouver, dans un ouvrage si pompeusement annoncé, qu’une version d’écolier où une phrase est cousue à l’autre, la plupart du temps sans soin pour l’harmonie, pour la pureté et la correction du style. Non-seulement on s’aperçoit que M. de La Harpe n’était pas en état de traduire Suétone, on voit encore qu’il a fait ce travail avec un dégoût dont il n’a pu se rendre maître, et qui l’a entraîné dans des négligences et dans des légèretés impardonnables. Les notes et les réflexions dont il a cru devoir enrichir son texte ne sont pas ce qu’il y a de moins impertinent dans cet ouvrage ; la confiance et la légèreté d’un fat et d’un ignorant, qui veut se donner un air capable, s’y remarquent partout. Le faux air de philosophie et de bel esprit, qui, sans se donner le temps de penser et de réfléchir, veut trancher du maître, n’y est pas moins sensible. Quand on lit à la suite de la vie de Jules César un parallèle à la manière de Plutarque entre César et notre roi Henri IV, c’est-à-dire entre les deux hommes sur la terre qui se sont le moins ressemblés, on hausse les épaules, et l’on sent qu’il ne faut pas s’occuper plus longtemps du Suétone-La Harpe, ou de Plutarque travesti en bel esprit du pavé de Paris.

La traduction de M. de La Harpe forme avec le texte latin deux volumes in-8o assez forts ; mais l’ardeur de traduire Suétone s’est tellement emparée de nos petits littérateurs, que nous avons été dans l’embarras du choix à cet égard. Un certain Henri Ophelot de La Pause a publié, en même temps que M. de La Harpe, une traduction des Douze Césars, également enrichie de mélanges philosophiques et de notes, en quatre volumes grand in-8o. Les philosophes s’étant déclarés protecteurs de M. de La Harpe lui ont procuré de la vogue pendant quelques jours ; et son rival, sans protection apparemment, et sans manège, a été obligé de céder le terrain ; mais lorsque des juges équitables ont osé dire leur sentiment sur les ignorances et les négligences condamnables de M. de La Harpe, il a perdu son petit piédestal de terre glaise, sans que l’autre ait osé s’y placer. On prétend que le nom de Henri Ophelot de La Pause est supposé, et que cette seconde ou première traduction, comme vous voulez, est d’un M. Delisle, non le traducteur des Géorgiques, mais l’auteur d’une Philosophie de la nature, ouvrage oublié depuis environ un an qu’il a paru[1] ; ce M. Delisle est un ex-oratorien. Vous retrouverez en effet, dans les mélanges ajoutés à la fin de chaque volume de sa traduction, ce ton de prétention et de prédication philosophique qui gagne tous nos brodeurs de littérature, et que vous avez pu remarquer dans sa Philosophie de la nature.

Ceux qui portent M. de La Harpe, et on peut nommer parmi eux Mlle de Lespinasse, MM.. d’Alembert, Saurin, de Saint-Lambert et Suard, ont cru le moment favorable pour essayer de le faire nommer à une des places vacantes de l’Académie française ; mais sa traduction de Suétone, au lieu de devenir un titre d’admission, est devenue plutôt un titre d’exclusion. D’ailleurs si M. de La Harpe a eu quelques fauteurs distingués, la foule de ses ennemis s’est montrée infiniment plus nombreuse et plus active, et les premiers ont été obligés de retirer leurs troupes de peur d’être battus à plate couture[2], et d’attirer à leur protégé une exclusion dans les formes. On a réveillé une ancienne aventure de la jeunesse de M. de La Harpe : étant écolier au collège de Harcourt, il fit, dit-on, des couplets sanglants contre le principal et tous les professeurs de ce collège, et ayant été découvert il fut mis en prison, les uns disent au For-l’Évêque, les autres à Bicêtre. Je pense que ceux qui ont statué sur la punition auraient de grands reproches à se faire, d’avoir mis dans une prison infamante un jeune homme à l’entrée de sa carrière, quand même il serait coupable de la faute la plus grave. Passe pour le For-l’Évêque ; et je trouverais d’une injustice bien criante de vouloir exclure un poëte pour une fredaine de jeunesse.

M. l’abbé Le Monnier, dont vous connaissez plusieurs fables, vient de traduire un peu différemment les Comédies de Térence. Il en a publié une très-belle édition en trois volumes in-8o, ornée d’autant d’estampes qu’il y a de pièces, et gravées d’après les dessins originaux de Cochin. Le texte latin est à côté, et les notes sont rejetées à la fin de chaque pièce ; cette traduction se lit avec plaisir. Vous n’y trouverez pas peut-être la pureté, la grâce et le charme de la diction de Térence ; mais vous y trouverez sa vivacité, et la diction de M. l’abbé Le Monnier ne manque pas d’une grâce qui lui est propre. S’il n’est pas d’ailleurs aussi profond latiniste qu’un Ernesti, on trouve partout un homme qui a fait de bonnes études, et un homme qui, ayant promis au public une traduction de Térence, a cru qu’il était de son devoir de s’en faire une occupation sérieuse ; aussi le Térence de l’abbé Le Monnier restera, et les Suétones de MM. de La Harpe et de La Pause sont déjà oubliés. L’abbé Le Monnier attaque dans sa préface la traduction de Mme Dacier, à laquelle il reproche avec raison d’être froide et pesante ; on ne fera pas ce reproche à la sienne, ce qui n’empêche pas que le latin à côté ne soit souvent un dangereux voisin. Il est, depuis longtemps, le seul parmi les auteurs et leurs libraires, qui ait proposé au public une souscription honnête, et qui en ait strictement rempli les conditions ; il n’a pas pris d’argent d’avance ; il a publié son livre au terme fixé, il a tenu sa parole de ne laisser jouir que les souscripteurs seuls du bénéfice de la souscription. Il va nous donner dans peu une traduction de Perse, auteur célèbre par son obscurité, et qu’il se flatte d’avoir rendu intelligible sans se donner la torture et sans faire violence aux expressions de ce poëte. L’abbé Le Monnier est lui-même un auteur original, ayant dans son caractère un assemblage rare de naïveté, de rusticité, de causticité, de bonhomie, de finesse et de simplicité. Il est Normand, et il a une place dans le chapitre de la Sainte-Chapelle. Il ne se pique ni de bon ton, ni de belles manières, ni d’un grand usage du monde ; mais il est gai et bon vivant, ayant bien conservé son accent normand, et aimant mieux passer sa vie dans les coteries des artistes que dans le grand monde : il chante de cette voix nasillarde qu’on nomme haute-contre en France. M. Le Gros, premier criailleur en haute-contre de l’Académie royale de musique, qui ne crève pas d’ailleurs d’esprit, s’étant trouvé un jour à souper avec l’abbé Le Monnier, et ayant chanté avec lui, celui-ci lui dit d’un grand sérieux : « Dans trois mois je chanterai bien mieux, parce que je me donnerai trois tons de plus. » Le Gros, fort curieux de savoir comment on pouvait augmenter sa voix à son gré, se laissa persuader qu’en se limant la luette on parvenait à rendre sa voix plus aiguë, plus douce et plus harmonieuse.

— Les amateurs de la littérature ancienne seront un peu consolés des outrages que les auteurs anciens reçoivent de temps en temps de nos traducteurs freluquets, en voyant la superbe et magnifique édition de Tacite qui vient d’être publiée en quatre volumes in-4°, et qui ne fait que paraître. Elle a été soignée par Gabriel Brotier, ex-jésuite, du très petit nombre de ceux qui entendent et cultivent encore le latin en France. Ce savant a non-seulement éclairci le texte latin par des notes, mais il a tenté de remplir les lacunes de Tacite par des suppléments écrits dans la manière de ce grand écrivain. Vouloir égaler Tacite dans sa langue qui n’est plus au nombre des langues vivantes, c’est une entreprise impossible sans doute ; mais dans la décadence totale de la littérature ancienne dont nous sommes menacés, il faut s’applaudir qu’il y ait encore un homme en France capable de tenter une telle entreprise. Je n’ai pas encore eu le temps de jeter les yeux sur ces suppléments ; mais M. Capperonnier, garde de la Bibliothèque du roi, m’a assuré qu’il en était infiniment content. Cette édition de Tacite, sortie de la librairie de Latour, est un monument qui fait honneur à la typographie française ; elle peut lutter contre ce que les Anglais ont fait de plus beau en ce genre, et l’on n’a pas eu besoin d’images ni de mauvaises estampes pour l’embellir. Cette manie des images dont tous nos livres français sont infectés aujourd’hui a fait sensiblement négliger les soins typographiques, le choix du papier et des caractères, et ces embellissements simples et de bon goût qui ont pour objet plutôt la netteté et la correction du texte que des ornements déplacés. On n’a tiré que mille exemplaires de l’édition de Tacite : on vend les quatre volumes reliés et dorés sur tranche quatre louis, et l’on a tiré une vingtaine d’exemplaires sur de grand papier de Hollande qu’on vend huit louis l’exemplaire. Voilà sans doute un grand luxe ; mais un homme de goût aimera mieux donner huit louis pour avoir une superbe et précieuse édition de Tacite que de dépenser un louis pour les Baisers fanfreluchés de M. Dorat.

— Puisque la Providence, par des voies incompréhensibles, nous a conduit des Annales du sévère Tacite aux Baisers du voluptueux Dorat, il faut dire que de petits malins viennent de publier les Baisers de Jean Second en latin avec la traduction à côté, ainsi que quelques morceaux de Catulle, de Guarini et d’autres poëtes italiens[3]. En s’extasiant beaucoup sur les Baisers de M. Dorat, et en le persiflant passablement fort dans leur préface et dans leurs notes, ils ont pris la peine d’indiquer et de découvrir toutes les sources où le baiseur parisien a puisé le nectar dont il arrose ses lecteurs, et ils ont voulu prouver indirectement, par une simple traduction en prose, combien le voluptueux Dorat est resté au-dessous de ses modèles. Il ne nous reste donc plus que les vignettes de M. Eisen à payer dans l’édition des Baisers de Jean Second-Dorat.

Mme de Gomez, veuve d’un gentilhomme espagnol, mourut le 28 décembre dernier, à Saint-Germain-en-Laye, à quatre lieues de cette capitale, âgée de quatre-vingt-cinq ans. Son nom de famille était Poisson, et je crois qu’elle tenait à cette famille Poisson qui a fourni plusieurs acteurs comiques au Théâtre-Français ; mais je n’en suis pas sûr. Nous avons vu le dernier Poisson, petit et baroque de figure, ivrogne, bredouilleur, ne sachant jamais son rôle, faire les délices du parterre par un jeu infiniment plaisant et original. Il mourut il y a une quinzaine d’années, et eut Préville pour successeur. Mme de Gomez publia successivement les Journées amusantes, les Cent Nouvelles Nouvelles, et un grand nombre d’autres ouvrages frivoles qui eurent de la vogue dans leur temps, mais dont il ne reste plus aujourd’hui aucun souvenir.

— Il a couru plusieurs vers à la louange du duc de Choiseul après sa retraite des affaires. Mais les meilleurs sont le quatrain suivant :


Comme tout autre, dans sa place,
Il put avoir des ennemis :
Comme nul autre, en sa disgrâce,
Il acquit de nouveaux amis.


— Je n’ai garde de vous entretenir de tous ces ouvrages qui paraissent en faveur de la religion et en réfutation des ouvrages philosophiques. Depuis que l’abbé Bergier a fait fortune à ce métier-là, tous ses confrères s’en mêlent. Je ne puis cependant me dispenser de vous faire remarquer le contingent de l’abbé Dinouart, à cause de son titre : l’Art de se taire, principalement en matière de religion[4]. Ce titre m’a charmé. L’auteur ne s’est pas cru obligé d’exercer l’art qu’il enseigne.

Observations historiques et critiques sur les erreurs des peintres, sculpteurs et dessinateurs dans la représentation des sujets tirés de l’Histoire sainte[5]. Deux volumes in-12. Voilà encore un ouvrage qui eût mérité d’être fait par un homme de goût et un critique éclairé et savant, surtout s’il avait étendu ses observations sur tous les sujets historiques traités par les artistes ; mais le livre dont il est question ici n’a pas fait la moindre sensation.

Les Ruses du braconnage mises à découvert, ou Mémoires et Instructions sur la chasse et le braconnage, avec figures, par M. de La Bruyère, garde-chasse de M. le comte de Clermont, prince du sang[6] ; volume in-12. Vous voyez que chaque siècle a son La Bruyère. Celui du siècle précédent savait démasquer et peindre d’une manière spirituelle et ingénieuse l’homme civilisé, l’homme policé, l’homme de la ville et de la cour. Le La Bruyère de notre siècle cherche à nous faire connaître l’homme des champs, l’homme plus près de nature, l’homme ne reconnaissant pas les vérités révélées du code de la chasse ni la loi fondamentale qui réserve aux bêtes fauves le privilège d’être mises à mort par des chiens et des chasseurs d’extraction noble. Si j’étais le La Bruyère du xviiie siècle, je surveillerais mes braconniers et me garderais bien de divulguer les secrets de leur métier, de peur d’en multiplier l’espèce. Mais c’est peut-être le but de son ouvrage : en effet, plus il y aura de braconniers, plus il faudra de gardes-chasses, et ces deux métiers se touchent plus qu’on ne pense.

Les Militaires au delà du Gange, par M. de Lo-Looz, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis ; 2 vol.  in-8o. Vous ne vous douteriez guère que sous ce titre on vous offre un ouvrage de tactique et un roman à la fois ; vous ne comptiez pas qu’un ouvrage destiné à vous enseigner les principes de l’art meurtrier de la guerre vous ferait verser des larmes de tendresse. Que deviendrez-vous donc lorsque vous aurez fait connaissance avec la tendre et généreuse Mirza, qui suit son cher Astof dans les batailles, qui y est blessée, mais qui heureusement n’en meurt pas ? Vous pleurerez sur Mirza, sur Astof, sur M. de Lo-Looz, sur vous, sur votre temps.

Les Étrennes de la noblesse, ou État actuel des familles nobles de France, des maisons et princes souverains de l’Europe pour l’année 1771, seraient un livret fort commode s’il n’était pas défiguré par un grand nombre de fautes et de négligences[7].


AUTRE ÉPITRE DU CHARMANT ABBÉ NAPOLITAIN.
« De Gênes, le 2 octobre 1769.

« Voilà qui est bien, madame ; il faut toujours écrire, même lorsqu’il n’y a rien à dire ; je vous répondrai de même lorsque je n’aurai rien à vous mander, et cela fera une correspondance très-intéressante à la fin. Je compte partir d’ici dans sept ou huit jours, si rien n’arrive, comme il n’y a pas d’apparence, et je serai à Naples à la Toussaint. Le ciel l’ordonne ainsi, et tous les moyens humains ont été jusqu’à cette heure inutiles ; mais je ne suis pas mort encore, et si la justice est distributive, mon tour viendra, et je ferai faire au ciel à ma guise.

« J’ai lu le mémoire[8] de notre abbé aux idées liées, mais celui de Necker aux faits liés, ni celui du fou à lier, ne sont parvenus jusqu’ici ; je les rencontrerai peut-être à Rome. Au fond, je vois que je dois retourner à Paris faire une brochure pour mettre les holà, car ces gens en vérité ne savent point calculer. J’attends avec impatience les nouvelles de l’accouchement et du délivre de mon enfant posthume[9]. J’avais écrit il y a deux mois à l’abbé Morellet, et il n’a point répondu ; je crains que la lettre ne se soit égarée. Il est de toute nécessité de faire savoir à mon ambassadeur que les cent louis existent, qu’ils sont à sa disposition, et que je ne lui en ai point menti : l’impatience des vieillards est quelque chose que les jeunes gens ne comprennent point. Adieu. Je serai plus long une autre fois. Mille embrassements au grand et au petit philosophe. »

L’abbé Morellet disputa un jour à table avec beaucoup de véhémence pour soutenir quelques-unes de ces rêveries politico-économico-ennuyeuses qui ont cours depuis un certain temps au grand déplaisir des bons esprits. Marmontel lui opposa un gros bon sens de gourdin ; il n’a pas le ton doucereux ni tendre quand il dispute ; et l’on n’eut pas encore servi le dessert que l’abbé, ayant trop exercé les facultés de ses poumons, se trouva atteint d’une extinction de voix. À mesure que ses forces diminuaient, sa tête s’échauffa, son esprit s’exalta et s’il sortit de table accablé par Marmontel, il ne se fortifia que plus dans ses opinions. « Comment, dit-il, les larmes aux yeux et avec une voix éteinte, en se tournant vers M. Necker et moi, comment me serait-il possible de me tromper ? Je me lève à cinq heures, je prends ma plume, et j’écris pendant six heures de suite sans interruption toutes idées liées. — L’abbé, lui dit Marmontel, vous traitez vos idées comme les cas en médecine, où toute matière liée est regardée comme louable. » C’est depuis cette dispute que les idées liées sont devenues une plaisanterie de société. C’est de l’abbé Morellet que la baronne d’Holbach disait un jour, comme on lui faisait remarquer qu’il se serrait beaucoup les épaules, que c’était pour être plus près de lui.

  1. Voir tome VIII, p. 510. On attribue cette traduction à Delisle de Sales parce que les noms de Henri Ophelot de la Pause renferment l’anagramme de Philosophe de la nature.
  2. Les épigrammes ne manquèrent pas ; on remarqua dans le nombre celle de Piron :

    Dans l’absence de mon valet
    Un colporteur borgne et bancroche
    Entra jusqu’en mon cabinet,
    Avec force ennui dans sa poche :
    « Les Douze Césars pour six francs,
    Me dit-il, exquis, je vous jure.
    L’auteur, qui connaît ses talents,
    L’a dit même dans son Mercure.
    C’est Suétone tout craché,
    Et traduit… traduit ! Dieu sait comme !
    Ce sont tous les monstres de Rome,
    Qu’on se procure à bon marché.
    De ce recueil pesez chaque homme :
    Des empereurs se vendent bien ;
    Caligula seul vaut la somme,
    Et vous aurez Néron pour rien.
    — Que cent’fois Belzébuth t’emporte !
    Lui dis-je, bouillant de fureur ;
    Fuis avec ton auguste escorte. »
    Et puis de mettre avec humeur,
    Ainsi que leur introducteur,
    Les Douze Césars à la porte.

  3. Les Baisers de Jean Second, traduction française accompagnée du texte latin, par M. C. (Moutonnet de Clairfons), Paris, Pillot, 1771, in-8o.
  4. 1771, in-12.
  5. Par G.-F.-R. Molé, avocat.
  6. M. le baron Jérôme Pichon a publié Histoire d’un braconnier, ou Mémoires de la vie de La Bruyère (Techener, 1844, in-8°), et M. Ad. d’Houdetot a donné une nouvelle édition des Ruses du braconnage (Ve Bouchard-Huzard), 1857, in-12.
  7. Les Étrennes de la noblesse, qui parurent jusqu’en 1781, étaient rédigées par La Chesnaye des Bois. Elles formaient le complément du Calendrier des princes du même auteur.
  8. Il parle des Mémoires sur la Compagnie des Indes par l’abbé Morellet, par M. Necker et par M. le comte de Lauraguais. (Grimm.)
  9. Les Dialogues sur le commerce des blés.