Corydon/07

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NRF – Gallimard (p. 139-161).

APPENDICE

À FRANÇOIS PORCHÉ

Janvier 1928.
Mon cher François Porché,

On dit que vous avez écrit un livre courageux[1]. Je le dis aussi, et que votre grand courage a été, tout en vous opposant au mal, de ne pas faire chorus avec les aboyeurs ; de comprendre et de faire comprendre qu’il y a, dans le sujet que vous traitez, autre chose que matière à anathèmes, à quolibets et à brocards.

Tout votre livre respire, à l’égard de la question, non seulement une intelligence peu ordinaire ; mais aussi une honnêteté, une décence et une courtoisie (particulièrement en ce qui me concerne), auxquelles je suis peu habitué, et, partant, loin d’être insensible. Il y a plus : je n’ai pu lire sans une émotion profonde les pages où vous évoquez certains souvenirs du temps de guerre, et veux que vous sachiez l’écho que l’expression de votre estime et de votre sympathie trouve en mon cœur.

Combien fut grande ma surprise, en poursuivant ma lecture, de ne rencontrer, de page en page, à peu près rien que je ne dusse approuver. Partout l’on sent le plus sincère effort de ne pas condamner sans juger, de ne pas juger sans comprendre, et j’estime qu’on ne saurait pousser plus loin l’intelligence de ce que pourtant l’on désapprouve.

Si quelques objections, irrésistiblement, se soulèvent en mon esprit au sujet de ce qui touche à ma personne ou à mes écrits, est-ce uniquement parce que mon amour-propre entre en jeu ? Je ne crois pas. Il me paraît que, dans le portrait que vous tracez de moi, certains traits sont un peu grossis, d’autres un peu faussés (sans du reste aucune intention malveillante) et que, pour vous donner plus de raisons de la combattre, parfois vous outrez un peu ma pensée. Enfin cette évolution, cette courbe que vous découvrez dans mon œuvre et dans mon caractère, et que les titres mêmes de vos derniers chapitres dénoncent, cet enhardissement progressif, c’est vous qui l’inventez.

Ainsi vous signalez mon Immoraliste ; mais ne parlez pas de Saül, bien plus topique assurément, publié en 1902 également, mais écrit cinq ans plus tôt. Il ne dépendait pas de moi que la pièce fût jouée ; je fis ce que je pus pour la produire ; Antoine faillit très courageusement m’y aider… Je ne rappelle pas cela pour me targuer d’avoir devancé Proust, mais parce qu’il n’est pas dans mon humeur de jouer ce rôle du Moron de la farce, qui ne descend de son arbre pour combattre l’ours, qu’un autre ne l’ait préalablement mis par terre.

De même, selon vous, je n’aurais « pris que sur le tard cette détermination d’écrire mes mémoires ». Quelques amis communs pourront vous certifier que cette détermination, avec toutes ses conséquences, fut prise dès avant 1900 ; et non seulement la détermination de les écrire, mais bien aussi celle de les publier de mon vivant. Et de même pour Corydon.

Ceci encore pas très important, mais qui nous ramène à des considérations moins personnelles : vous me faites plus érudit que je ne suis. En général, j’ai plus interrogé la vie que les livres, et, nombre de ceux dont vous parlez, j’avoue que je ne les ai point lus[2]. Mais, après avoir achevé le vôtre, j’ai rouvert la Divine Comédie et je m’étonne un peu que, dans le chapitre sur « la tradition de l’anathème », où vous nommez Boccace, Machiavel, l’Arétin, vous n’ayez pas interrogé Dante, le grand poète justicier.

— « Attends ! Avec ceux-ci, il sied d’être courtois », fait-il dire à Virgile, parlant de cette sorte de gens qui vous occupe, si tant est que l’on accepte l’interprétation généralement admise. Car Dante ne précise pas sur ce point, et laisse son lecteur supposer le péché qu’ont bien pu commettre ceux qu’il présente dans le chant XVI de son Enfer, péché que l’on ne peut induire que par raccroc et connaissant d’autre part la vie des damnés que voici : de Jacopo Rusticucci par exemple, dont une note de Lamennais nous apprend que, marié à « une femme acariâtre, il la quitta et se jeta dans d’infâmes débauches ». Du reste, le chant qui précède semble bien avoir trait également à cette même classe de pécheurs ; et c’est peut-être pourquoi Dante reste si chastement imprécis. D’un medesmo peccato al mondo lerci, se contente-t-il de dire, et tous dans le monde souillés d’un même péché — en parlant de cette troupe dont fait partie Brunetto Latini, son maître ; de cette troupe dont « Ser Brunetto » lui dira : « Sache, en somme, que tous furent clercs et grands lettrés et de grande renommée[3] », lorsque Dante lui demandera de lui désigner « li suoi compagni piu noti e piu sommi ».

Madame Espinasse-Mongenet, dans son excellente traduction de l’Enfer, croit également que les deux chants XV et XVI parlent de « ceux qui firent violence à la nature ». Mais, cherchant ce qui différencie la troupe suivante de celle dont Brunetto Latini fait partie, la traductrice hésite et doute si c’est la nature du péché commis. « Il se peut aussi », ajoute-t-elle, « que les âmes soient groupées suivant la profession qu’elles eurent dans ce monde : d’une part les clercs et les hommes de lettres (sodomites dont il est question dans le chant XV) ; de l’autre, les guerriers et les hommes d’État (sodomites du chant XVI) ». Et voici, de cette dernière troupe, les trois damnés qui s’empressent vers Dante : C’est Guido Guerra qui « fit de grandes choses avec sa prudence et avec son épée » — et Madame Espinasse ajoute en note : « Fier et valeureux soldat et sage conseiller. » Puis : « Tegghiajo Aldobrandi, dont la voix, dans le monde, là-haut, aurait dû être écoutée et obéie » ; et une note de Madame Espinasse ajoute : « Valeureux chevalier, homme agréable et sage, accompli dans les armes, digne de foi. » Puis : Jacopo Rusticucci, « vaillant soldat, riche et bon Florentin, homme d’un grand sons politique et moral », dit Madame Espinasse.

Tels sont les homosexuels que Dante nous présente.

Et, que si l’on se refuse à reconnaître dans ces damnés des chants XV et XVI la sorte de pécheurs qui nous occupe, n’admettant pas que Dante ait pu leur faire la part si belle, il faudrait alors reconnaître que Dante ne jette pas Sodome en enfer, la réservant au chant XXVI du Purgatoire. Ici plus aucun doute possible ; Dante précise à deux reprises le péché de ceux à qui ses premières paroles sont : « Ô âmes sûres un jour de reposer en paix[4]. » Et, de nouveau, ces âmes pécheresses sont celles de poètes de grand renom au temps de Dante.

L’importance que Dante reconnaît à ceux-ci, quand ce ne serait que par la place qu’il leur accorde, la cortesia, pour reprendre son mot, avec laquelle il estime qu’il convient de parler d’eux, et l’extraordinaire indulgence dont il fait preuve à leur égard, s’expliquent peut-être un peu par le sentiment que Virgile lui-même, « tu duca, tu signor et tu maestro », après l’avoir quitté, irait rejoindre cette troupe[5]. À moins que l’on ne préfère dire que cette indulgence vint directement de Virgile. Elle venait sûrement aussi de la considération que l’un et l’autre étaient bien forcés d’avoir pour les gens de valeur qui la composent.

Si je dis tout ceci c’est que votre livre ne le dit pas. Mais ce qui me paraît y manquer surtout, c’est un chapitre, que semblait promettre votre préface, un chapitre qui formerait réponse à cette question que personne n’a l’air de se poser, encore qu’elle me semble inéluctable : — Quel est, selon vous, dans leurs rapports avec la littérature, le devoir de ces « grands lettrés », j’entends : de ceux qui font partie de cette troupe ? Certes ils ne sont pas tous tenus de parler de l’amour ; mais, s’ils en parlent, ce qui est assez naturel, poètes ou romanciers, devront-ils feindre d’ignorer celui « qui n’ose dire son nom », alors que, si souvent, c’est à peu près le seul qu’ils connaissent ? Car enfin, s’écrier avec tel et tel : « En voilà assez ; la mesure est comble ! », c’est fort joli, mais c’est avouer du même coup qu’on préfère le camouflage. Ne voient-ils qu’avantage dans le travestissement qu’implicitement ils conseillent ? Pour moi je crains que ce constant sacrifice à la convention, consenti par plus d’un poète ou d’un romancier, parfois célèbre, ne fausse un peu la psychologie et n’égare grandement l’opinion.

— Mais la contagion ! direz-vous. Mais l’exemple !…

Pour épouser votre crainte, il me faudrait être un peu plus convaincu que je ne suis.

1o que ces goûts puissent si facilement s’acquérir ;

2o que les mœurs qu’ils entraînent portent nécessairement préjudice soit à l’individu, soit à la société, soit à l’État.

J’estime que rien n’est moins prouvé.

Le snobisme et la mode m’irritent autant que vous ; et, peut-être, sur ces points, plus que vous. Mais je crois que vous vous exagérez leur importance, tout comme celle de l’influence que je peux avoir.

« À qui M. Gide fera-t-il croire qu’on doive préférer l’œillet vert à la rose ? » s’écriaient hier Jérôme et Jean Tharaud. (Et l’on sait ce qu’il faut entendre par ces deux fleurs symboliques.) — À qui ? Mais, à personne. Et je ne puis mieux répondre que par cette question même, à ceux qui m’accusent de pervertir.

Si je m’occupe ainsi de votre livre, mon cher Porché, c’est que, pour la première fois, je me trouve en face d’un adversaire honnête ; je veux dire : que n’aveugle point une indignation préconçue. Et même, à ce reproche de forfanterie que vous formulez et qui s’adresse peut-être un peu à moi, je ne proteste que faiblement. Mais vous m’accorderez qu’il est bien difficile, où si longtemps la dissimulation fut de rigueur, d’être franc sans paraître cynique, et naturel avec simplicité.

Tout amicalement votre

André Gide.

RÉPONSE DE FRANÇOIS PORCHÉ


Paris, 2 janvier 1929.
Mon cher André Gide,

Je lis dans le dernier numéro de la N. R. F. (1er janvier 1929) la lettre ouverte que vous m’adressez. Vous la datez de janvier 1928. Mais une partie m’en était déjà connue dès le 19 décembre 1927, puisque vous m’en aviez, à cette date, fait tenir privément quelques passages, et il n’y a rien dans ce que vous avez ajouté depuis à ces fragments, qu’il ne me souvienne très bien que vous m’ayez dit de vive voix, lorsque, l’après-midi de ce même jour de décembre, j’eus le plaisir de vous rencontrer chez vous, à Paris.

Si vous publiez cette lettre, ainsi revue et complétée, après un an de réflexion, c’est apparemment qu’il vous semble que le débat qui s’est élevé entre nous n’a pas épuisé son intérêt. Souffrez donc que je réponde à mon tour aux divers arguments que vous m’opposez. D’autant plus que moi-même, comme vous, je précise ma pensée par écrit beaucoup mieux qu’oralement.

D’abord, je vous remercie de l’hommage qu’il vous a plu de rendre à ma bonne foi dans cette affaire. Il m’est infiniment doux de constater que les liens qui m’unissent à votre personne depuis de nombreuses années n’ont été nullement desserrés par nos divergences sur un seul objet, fort important, il est vrai, mais qui, mis à part, laisse encore une si grande place à l’entente des esprits et des cœurs.

Maintenant, permettez que j’entre dans le procès avec la liberté qui est une des règles et l’un des charmes de nos amicales relations.

1. Vous m’imputez à erreur d’avoir avancé que vous n’auriez pris que sur le tard la détermination d’écrire vos mémoires. Vous abrégez sous cette forme et mettez entre guillemets une phrase qui, dans mon texte, est plus longue, mais qui, je le reconnais, prête à équivoque. La voici : « L’auteur de Si le grain ne meurt… n’a écrit, croyons-nous, cet ouvrage que dans l’intention délibérée de nous avouer ou plutôt de proclamer hautement les particularités de son instinct ; mais il n’a pris cette détermination que sur le tard. » Dans ma pensée, ce n’est pas le fait d’avoir écrit vos mémoires que je considérais comme le résultat d’une détermination tardive, mais le fait d’avoir porté vous-même à la connaissance du public certains passages de ces mémoires. Vous me dites que vous avez pris également dès le principe la détermination de publier ces mémoires de votre vivant. Je ne mets point en doute votre parole. Mais il demeure acquis que, la détermination une fois prise (dès avant 1900 selon vous), vous avez ajourné pendant plus de vingt ans d’y donner suite. Même hésitation, ou même ajournement délibéré, quand il s’agit du Corydon. Écrire, d’une part (et j’entends écrire non pas uniquement pour soi-même mais avec l’intention de publier par la suite) et, d’autre part, livrer un écrit au public, voilà deux actes différents. C’est le second surtout qui m’intéressait, puisque j’étudiais les variations de l’opinion par rapport à telle anomalie. Quelque fermes qu’aient été vos intentions cachées, elles n’en demeuraient pas moins en suspens. De l’intention à l’action il y a un grand pas, que vous n’avez pas aisément franchi. C’est en cela que j’ai cru pouvoir dire que, dans l’espace de vingt ans, votre attitude s’était enhardie progressivement.

2. Maintenant, il se peut fort bien que certaines considérations sentimentales aient beaucoup contribué à vous rendre hésitant. Page 187 de mon livre, j’ai fait allusion à ces scrupules. J’ai même ajouté : « De telles raisons d’ordre intime, qui paraissent des défaites aux indifférents, sont souvent les plus déterminantes. » Vous me rappelez Saül, publié en 1902, et dont j’ai négligé, en effet, de parler. Saül serait, d’après vous, « plus topique assurément » que L’Immoraliste. Tel n’est pas mon avis. Saül est plus explicite, dans un sens, mais cette œuvre, qui appartient au théâtre, prend, grâce à l’optique de la scène, couleur de composition impersonnelle. En outre, le sujet du drame est emprunté à la Bible : cela permet, sans doute, chez le héros principal, des sentiments plus violents et d’une expression plus crue, mais cela aussi les enveloppe dans une atmosphère fabuleuse, laquelle est un voile. L’Immoraliste, lui, ne transpose rien. Il ne dit pas, il laisse entendre, mais, roman ou confession lyrique, l’ouvrage tout moderne s’adresse directement à nous, d’une voix chuchotante. L’Immoraliste peut troubler, Saül, point.

3. Je connais le passage de La Divine Comédie auquel vous vous reportez, et toujours m’avait frappé la déférence avec laquelle Dante, il est vrai, parle de cette sorte de gens, « tous dans le monde souillés d’un même péché ». J’ai, dans le chapitre consacré à Wilde, rappelé (p. 170) la place que le poète leur assigne dans son Enfer ; mais il est exact que j’ai omis de mentionner sa grande « courtoisie » à leur égard. Peut-être, n’appartenant pas moi-même à leur troupe, ai-je été enclin à retenir que Dante les parquait dans son Enfer plutôt que de lui savoir gré des politesses que, néanmoins, il leur fait. Un des leurs, au contraire, écrivant en mon lieu, aurait sans doute oublié la damnation et insisté sur les paroles obligeantes qui relèvent à ses yeux la caste proscrite. Mais, vous me faites aussi remarquer que le « poète justicier » a mis également dans son Purgatoire des âmes coupables de la même erreur. Cela, j’avoue que je l’ignorais. Au surplus, je n’ai eu, à aucun moment, le souci d’être complet dans mes références historiques ou littéraires. J’ai même fui, de propos délibéré, l’excès de documentation qui m’eût porté vers un autre écueil : celui de fournir à de malsaines curiosités une petite encyclopédie de la matière. Enfin, parmi ceux qui nous occupent, il en est dont j’ai parlé moi-même avec infiniment de « cortesia ». On ne peut donc me soupçonner d’avoir pris soin de dissimuler l’attitude de Dante comme une indulgence susceptible de redonner du prestige à ceux que je visais ; Vous ne le dites d’ailleurs point, ni, j’en suis sûr, ne le pensez.

4. Je n’avais pas lu le Vautrin de Balzac quand j’ai écrit mon livre ; j’ai depuis comblé cette lacune, après que vous-même, lors de notre rencontre, il y a un an, me l’eussiez signalée. Mais je suis loin de partager la considération dans laquelle vous tenez cet ouvrage. Jacques Collin, dans le drame, m’a semblé moins révélateur encore que dans les romans. Rien n’est dit que par allusions, et combien prudentes !

5. Vous me posez une grave question : Les « grands lettrés » qui appartiennent à la troupe en cause, doivent-ils, lorsqu’ils parlent d’amour, feindre d’ignorer celui « qui n’ose dire son nom », alors que, si souvent, c’est à peu près le seul qu’ils connaissent ?

L’art véritable ne vit pas de feinte, et je pense, comme vous, que toute feinte met l’auteur en grand danger de fausser la psychologie. Jamais je n’ai entendu limiter les droits de l’écrivain, ni restreindre ses devoirs envers la vérité. Je l’ai dit. Je le répète. Je n’ai jamais reproché à Proust, par exemple, d’avoir créé son Charlus. Peut-être croirez-vous que, si j’absous Marcel Proust d’avoir créé Charlus, c’est parce que la laideur du personnage et les grimaçantes folies auxquelles il se laisse finalement entraîner sont de nature à donner de ses goûts une image horrible ? Non. J’admettrais, j’admirerais aussi bien une figure gracieuse, pourvu que le souci de l’art et celui de l’observation eussent seuls présidé à sa naissance. S’il est vrai, comme certains l’assurent, que lorsque Proust dit Albertine, il faille entendre Albert, c’est regrettable, car ce n’est rien de moins que la substitution d’un monde à un autre. C’est vouloir représenter du vert avec du rouge. Et il ne suffit pas, pour remettre les choses dans leur ordre, que le lecteur possède la clé du stratagème. C’est l’auteur, ici, qui est victime de son propre piège. Résultat : Charlus vit intensément, Albertine reste un fantôme.

Donc l’œuvre d’art est libre. Quelque dangereux que soit l’exercice de cette liberté, quels que soient les abus auxquels elle peut donner lieu, il la faut sauvegarder. Notre dignité même en dépend.

Mais il y a une différence essentielle entre l’œuvre d’art et l’œuvre tendancieuse, uniquement conçue dans un dessein de propagande, en vue d’une certaine action, ou religieuse, ou politique, ou morale. La frontière entre les deux genres est certes difficile à déterminer ; et plus qu’une ligne, sans doute, c’est une zone. C’est, le plus souvent, dans l’esprit d’un ouvrage qu’il apparaîtra qu’elle est franchie. L’auteur lui-même s’y trompe rarement. Et comment s’y tromperait-il quand c’est un sentiment fort qui l’a pressé de se déclarer ? Il sait très bien, alors, combien grandement l’emporte, chez lui, sur le souci de l’art désintéressé, le souci obsédant d’exercer une action directe. Ce désir d’action morale, vous ne pouvez nier que vous l’ayez eu, je veux dire que vous ne songeriez pas à le nier. C’est cette volonté que j’ai blâmée. Qu’est-ce que Corydon ? Un tract.

6. Pour le reste, à savoir que, selon vous, il n’est pas prouvé :

1o que ces goûts puissent facilement s’acquérir ;

2o que les mœurs qu’ils entraînent portent nécessairement préjudice soit à l’individu, soit à la société, soit à l’État…

Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit dans mon livre. Il y a un point, en effet, sur lequel je désespérais de vous convaincre ; nos natures différeront toujours sur ce point-là. D’où un certain désaccord entre nous qui demeurera toujours irréductible. Ici, il ne s’agit plus d’être de bonne foi, pour s’entendre.

Peut-être vous paraîtra-t-il équitable que ma réponse à votre lettre ouverte soit mise aussi sous les yeux de vos lecteurs. De cela, je vous laisse entièrement juge, et je vous prie de me croire, mon cher André Gide, bien fidèlement à vous.

François Porché.


Une lettre de Benjamin Crémieux redisant, moins explicitement, à peu près les mêmes choses, insistait particulièrement sur la non-complaisance de Dante à l’égard des invertis, et me faisait remarquer que Dante les loge au lieu le plus brûlant de l’enfer. En revanche, un correspondant italien me reproche de n’avoir pas su voir que, dans Le Purgatoire, les invertis sont logés au plus près du ciel. Je crois pourtant très volontiers, avec Benjamin Crémieux et le correspondant dont je cite plus haut la lettre érudite, que Dante « ne témoignait aucune indulgence particulière aux homosexuels », et que, s’il parle d’eux si longuement dans La Divine Comédie, c’est simplement parce que ceux-ci étaient reconnus fort nombreux à cette époque, et que l’on comptait parmi eux nombre de gens illustres.


18 janvier 1929.
Monsieur,

Vos remarques sur le traitement infligé aux invertis dans La Divine Comédie m’ont vivement intéressé. Permettez-moi de vous soumettre trois observations à ce sujet ; elles viennent, je crois, à l’appui de votre thèse.

I. — Il ne saurait exister aucun doute sur la nature de la faute commise par les damnés des chants XV et XVI de L’Enfer. Virgile a, en effet, esquissé une topographie du Bas-Enfer au chant XI (v. 13-66). Il a décrit le septième cercle divisé en trois vallées. Les blasphémateurs, les violents contre Dieu et contre la nature sont enfermés dans la troisième, la plus petite de ces vallées « qui marque de son sceau (la pluie de feu) et Sodome et Cahors ».

E pero lo minor giron suggella
Del segno suo e Sodoma et Caorsa

Del segno suo e Sodo(Inf. XI. 49, 50.)

Nous rencontrerons les violents contre Dieu au chant XIV de L’Enfer.

Les usuriers[6] au chant XVII. Il est donc certain que les foules des chants intermédiaires, la famiglia, la greggia du chant XV, la torma du chant XVI, constituent la population de la Sodome infernale.

II. — Je ne crois pas que Dante ait songé à se montrer courtois envers les homosexuels par égard pour son maître et guide.

Quoi qu’il en soit, la « place » de Virgile dans le Limbe, premier cercle de l’Enfer, est parfaitement déterminée grâce à l’apostrophe célèbre Onorate l’altissimo poeta, etc. (Inf. IV. 80 ss.) et par le passage moins connu où Virgile donne à Stace les « Nouvelles littéraires » du monde gréco-latin et lui dit : « nous sommes avec ce Grec (Homère) qui fut plus que tout autre le nourrisson des Muses, dans le premier cercle de la sombre prison ».

Nel primo cinghio del carcere cieco
Nel primo cinghio de(Purg. XXII. 103.)

Quant à ceux avec lesquels « il sied d’être courtois » Dante a déjà demandé des nouvelles de deux d’entre eux : Tegghiajo Aldobrandini et Jacopo Rusticucci che a ben far poser gl’ingegni (Inf. VI. 1.) Nous savons donc qu’il fait d’eux le plus grand cas.

Mais le jugement de Dante sur les morts et les vivants est le plus souvent subjectif, partial, influencé par les sentiments du poète. Il lui arrive de distinguer la valeur théologale d’un individu (sa situation dans l’après-vie) de sa valeur sociale (le bien qu’il a pu faire à ses concitoyens tout en perdant son âme). Il lui arrive enfin de damner ou de sauver une âme pour des raisons qui souvent nous échappent, et parfois sont fort habilement dissimulées.

Ainsi, il semble bien qu’à ses yeux, le malheur de Jacopo Rusticucci soit l’œuvre d’une épouse hargneuse, qui l’aurait incité au mal (?), dénoncé, persécuté.

La fiera moglie più ch’altro mi nuoce
La fiera moglie più ch’al(Inf. XVI. 45[7].)

Rusticucci étant le seul des trois damnés du chant XVI que Dante ait pu connaître personnellement (nous ne tenons pas compte de Guiglielmo Borsiere, lequel n’apparaît pas avant le vers 70) il n’est pas absurde de supposer qu’un désir de vengeance contre madame Rusticucci (le présent nuoce semble indiquer qu’elle vivait encore) ait inspiré cette scène.

Un exemple fort curieux nous montre les différences tout arbitraires que le poète établit parfois entre les damnés « de même catégorie ».

Brunetto Latini, l’Alighieri le connaît depuis l’enfance. Il conserve en son cœur

la cara e buona imagine paterna.

C’est Ser Brunetto qui a appris au petit Dante, jour après jour, « come l’uom s’eterna ». Et quand il retrouve son maître au milieu de la « confrérie », le premier cri du poète est un cri de surprise, de douloureuse surprise, « Siete voi qui, Ser Brunetto ? » (Inf. XV. 30.)

Plus tard il nous fera comprendre « qu’il n’a pas de préjugés ». Seule, la rafale de feu l’empêchera d’embrasser Rusticucci et ses deux compagnons. Il leur dira : « ce qui domine en moi, voyant votre misère, ce n’est pas la colère, c’est le chagrin ». Non dispetto ma doglia (Inf. XVI. 52.)

Mais en présence du maître de sa jeunesse, du compagnon des meilleures lectures, de celui qui savait apaiser les angoisses d’une âme généreuse, les inquiétudes d’un cœur sensible, Dante demeure anéanti ; il n’a que la force de murmurer

vous êtes donc ici, Ser Brunetto ?

Siete voi qui… Que de pensées contradictoires, quel tumulte intérieur dans ces trois mots !

Ainsi donc, c’était vrai… je ne l’avais pas cru, je ne l’avais jamais cru. On avait beau me le dire, me le répéter, m’apporter des preuves, je ne le croyais pas, je ne voulais pas le croire. Car je vous aimais infiniment. J’avais une telle vénération pour votre enseignement, je chérissais tellement votre pensée et votre entretien, et tout ce qui venait de vous m’était si cher et si précieux que je n’eusse point toléré qu’en ma présence on osât reproduire cette calomnie. Et pourtant ce n’était pas une calomnie. C’était vrai. Mais dans mon immense affection pour vous, je ne voulais pas qu’une chose pareille fût vraie. Et pourtant, siete voi qui, vous êtes ici, Ser Brunetto !

Écoutons-le parler maintenant d’un homosexuel qu’il n’aime pas. Il commence par l’appeler (ou mieux par le faire appeler) une teigne ! (Inf. XV. 111.)

Qui est-ce ? C’est tout bonnement son pasteur, Andrea de Mozzi, évêque de Florence, de 1287 (Dante avait alors 22 ans) à 1295. Boccace nous raconte dans son Commentaire l’histoire de ce personnage : « À cause de cette misère, dans laquelle il se montrait fort déshonnête pécheur, à cause de ses autres sottises (sic) (altre sciocchezze) que le vulgaire raconte encore il fut, par l’œuvre de Messer Tommaso de Mozzi, son frère, lequel était fort honorable chevalier, jouissant d’un grand crédit auprès du pape, et désireux d’arracher une telle abomination à sa propre vue et à celle de ses concitoyens, permuté par le pape à l’évêché de Vicence. » L’intervention du frère qui trouve « que le scandale a assez duré » comporte quelque chose de dramatique, ne trouvez-vous pas[8] ? Mais Dante n’y prend pas garde : il ne lâche pas sa victime ; il la poursuit d’Arno in Bacchigline, et dans une effrayante synthèse mêle ici le vice à la mort.

dove lasciò li mal protesi nervi
dove lasciò li mal prot(Inf. XV. 114.)

Ah ! Cette fois-ci (et c’est la troisième observation que j’entendais vous soumettre) il faut bien l’avouer, Dante ne reste pas chastement imprécis.

À Vicence, le coupable prélat laissa « ses nerfs mal suspendus » ou « son système nerveux mal équilibré » comme ne manqueront pas de dire les vertueux exégètes. En réalité, Dante dit « ses nerfs tendus mal à propos ». Et rarement, je crois, a-t-on donné de l’inversion sexuelle une définition plus brève, plus heureuse, plus complète et en même temps plus impartiale.

En résumé, je tenais à faire observer :

1. que les âmes rencontrées par Dante et Virgile aux chants XV et XVI de L’Enfer étaient — sans aucun doute possible — celles d’invertis ;

2. que Dante ne témoignait pas une indulgence particulière aux homosexuels, mais que son critère éthique ne dépendait aucunement de leur façon de concevoir l’amour physique ;

3. que loin de rester « chastement imprécis », le poète donnait de l’amour « qui n’ose pas dire son nom », une définition en quelque sorte clinique.

Veuillez excuser, Monsieur, cette trop longue lettre, etc.

Léon Kochnitzky.
  1. L’amour qui n’ose pas dire son nom.
  2. Par contre, parlant de Balzac, vous semblez ignorer son extraordinaire Vautrin, le drame dont la censure (?) interrompit brusquement les représentations en 1840. Balzac y présente un Jacques Collin plus démasqué, plus révélateur que dans le Père Goriot ou les Illusions perdues.
  3. Je cite d’après la traduction de Lamennais. (Chant XV, p. 55)
  4. Aussi bien ces âmes se sont-elles repenties avant leur mort, ainsi que toutes celles que Dante fait figurer au Purgatoire.
  5. Il est question, dans ce chant, de deux troupes que Dante mêle et puis sépare : ceux qui vont criant : « Sodome et Gomorrhe ! » et ceux qui crient : « Dans la vache de bois entre Pasiphaé, pour que le taureau coure à sa luxure », et qui, lorsque Dante les interroge, lui disent assez mystérieusement et improprement : Nostro peccato fu ermafrodito ; à quoi Lamennais ajoute en note : « Ce mot indique ici l’union bestiale de l’homme avec les animaux. »
  6. Quand on dit de quelqu’un : « Il est de Cahors », on comprend qu’il s’agit d’un usurier.
    Boccace, Commentaire à la D. C.
  7. Ce vers mettait on joie lord Byron qui cite très souvent la fiera moglie. Dans le corpus de Prothero (lord Ernle) que je n’ai malheureusement pas sous la main, on trouvera une lettre adressée à Thomas Moore, je crois, et qui n’est qu’un commentaire aux malheurs conjugaux de Rusticucci.
  8. Un autre commentateur, Benvenutil d’Imola, raconte une autre « sottise » de ce prélat qu’il appelle à son tour « magnus bestionus ». Il comparait la divine Providence à un rat : « Saepe publice praedicebat populo dicens multa ridiculosa. Inter alia dicebat quod providentia Dei erat similis muri, qui slans super trabe videt quaccumque geruntur sub se in domo et nemo videt eum. »