Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/I/IV

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 59-77).

CHAPITRE IV

L’INONDATION.


Pendant que les deux compagnons, l’Indien et le nègre accomplissaient les cérémonies bizarres que nous n’avons décrites que sommairement, telles que les voyait le capitaine des dragons de la reine, la lune s’était levée radieuse, quoique nouvelle comme cela arrive toujours dans ces beaux climats.

Don Rafael venait d’apprendre par sa propre expérience qu’un homme agile ne pouvait guère mettre moins d’un quart d’heure à gravir, à travers la végétation pressée qui les obstruait, les flancs du ravin au fond duquel s’étaient passées les scènes étranges dont le hasard l’avait rendu témoin ; il avait aussi remarqué que les deux acteurs qui y avaient figuré se tenaient du côté de la rivière opposé à celui qu’il occupait.

Quoique, grâce à la découverte qu’il avait faite de cette rivière, il lui fût plus facile, en la traversant à gué dans quelque endroit, de se remettre à peu près dans son chemin, et qu’il pût à la rigueur se passer de renseignements, il ne se décida pas moins à tâcher d’en obtenir de ces deux personnages ; il résolut donc de profiter du temps qu’ils mettraient à remonter pour aller chercher son cheval, passer la rivière à la nage, s’il le fallait, elles attendre, près de la cascade, où il supposait qu’ils allaient retourner.

La lune éclairait vivement la rivière et ses bords ; les fourrés n’étaient inextricables que sur la crête et les flancs du ravin. En faisant un léger détour, l’officier espérait trouver un passage plus facile ; il se mit donc sans perte de temps en mesure d’exécuter son projet.

Les choses se passèrent comme il le pensait, et moins de dix minutes après il était de retour avec le cheval, qu’il tirait par la bride, cherchant un endroit sur la rive où il pût faire descendre facilement sa monture et traverser l’eau.

Dans l’intervalle, et à travers le grondement de la cascade dont il s’éloignait, il crut entendre une sorte de cri funèbre retentir du côté de la rivière qu’il avait intention de gagner. Cette voix rauque, qu’il ne pouvait confondre avec les glapissements des chacals qui avaient mainte fois frappé ses oreilles dans le cours de ses voyages, ressemblait, par une certaine intonation caverneuse, aux mugissements des taureaux, et elle fit éprouver au voyageur une vague sensation de malaise : c’était la première fois qu’il entendait ces notes funèbres, et, sans savoir au juste quelle espèce de danger, il sentait instinctivement qu’un danger quelconque le menaçait. Son cheval semblait aussi partager ses appréhensions, à en juger par le frémissement de ses naseaux.

Pour être prêt à tout événement, don Rafael déboucla les courroies du mousqueton suspendu à ses arçons et continua sa recherche. Une pente douce, telle qu’il la désirait, ne tarda pas à se présenter à lui. Alors, sans s’inquiéter si la rivière était profonde ou non, il se mit en selle et poussa son cheval, qui, moitié à gué, moitié à la nage, eut bientôt gagné l’autre rive, tandis que le cavalier, les genoux relevés, tenait son mousqueton au-dessus de sa tête pour éviter de le mouiller.

Décidé à guetter pendant quelque temps encore la présence des deux seuls êtres vivants qu’il eût aperçus dans ces solitudes depuis sa séparation d’avec l’étudiant, le dragon redescendit le cours de l’eau le mieux qu’il put jusqu’à la cascade.

Là, pour moins risquer d’échapper aux yeux de ceux qu’il cherchait à rencontrer, il battit le briquet, alluma un cigare, et, immobile comme une statue équestre entre deux des arbres qui inclinaient leurs branches sur la rivière, il attendit la venue du nègre et de l’Indien.

La lune jetait sur les roseaux, parmi les fourrés épais, ses lueurs blanches, dont s’argentait la surface des eaux et la courbe écumante de la cascade. Ces lueurs, brisées par le réseau serré des branchages, prêtaient un mystérieux aspect à cette solitude que la cataracte emplissait de son bruit de tonnerre, et parfois le souvenir des scènes étranges qui venaient de frapper ses yeux au fond du ravin, mêlé aux accents inconnus à son oreille et dont il croyait entendre encore le retentissement lugubre, faisait éprouver à l’officier un frémissement involontaire. Parfois aussi le dragon sentait son cheval frissonner sous la selle, et il ne pouvait s’empêcher de croire qu’il venait d’assister à quelque évocation du prince des ténèbres, dont ces notes funèbres étaient la voix.

Don Rafael était créole, élevé par conséquent dans l’ignorance et la superstition ; il se rappelait avoir ouï dire qu’en présence des esprits de l’autre monde les animaux éprouvaient un frémissement pareil à celui qui venait de s’emparer de son cheval. Mais don Rafael était peut-être de ces cœurs forts dont parlait l’Indien, que la crainte peut visiter sans les dominer jamais, et il restait au poste qu’il avait choisi, sans témoigner autrement ses appréhensions que par les aspirations précipitées de ses lèvres contre son cigare, dont le feu brillait dans les ténèbres.

Pendant ce temps, l’Indien et le nègre, troublés dans leurs invocations au génie de la cascade, remontaient l’escarpement du ravin en se faisant péniblement jour à travers la végétation qui l’obstruait.

L’Indien exhalait son dépit en menaces contre l’intrus dont la présence avait sans doute empêché l’apparition de l’esprit qu’il invoquait. Clara jurait aussi ; mais, au fond de son cœur, il était moins contrarié qu’il n’affectait de le paraître.

« C’est donc au seul moment où la lune nouvelle se lève qu’apparaît la Sirène aux cheveux tordus ? dit le nègre en se tenant sur les talons de son compagnon.

— Sans doute, répondit Costal ; il n’y a qu’un instant, dont il faut se hâter de profiter ; mais, s’il se trouve quelques profanes dans le voisinage, et par profane j’entends un blanc, l’esprit refuse de se montrer.

— Peut-être a-t-il peur de l’inquisition ? » reprit le nègre.

Costal haussa les épaules.

« Vous êtes un niais, ami Clara. Que diable voulez-vous que le puissant esprit des eaux ait peur de vos moines à longues robes ? Ce sont eux plutôt qui trembleraient en sa présence et se prosterneraient la face contre terre.

— Dame ! si l’esprit a peur d’un seul blanc, et qu’à cause de lui il n’ose se montrer, à plus forte raison aurait-il crainte d’une foule de moines qui, il faut l’avouer, sont furieusement laids.

— Puisse un carreau du ciel couper en deux le mécréant qui a empêché l’effet de mes conjurations ! s’écria l’Indien avec d’autant plus de colère qu’il se sentait battu par le raisonnement du nègre ; quelques minutes de plus et le génie des eaux se montrait à nos yeux.

— Vous avez eu tort d’éteindre le feu si vite, ami Costal.

— J’ai voulu dérober à la vue des profanes le mystère qui allait s’accomplir. Je savais que le génie de la cascade ne se rendrait pas visible.

— Ainsi vous persistez à croire que quelqu’un nous a vus ?

— J’en suis certain.

— Et que ce sont bien des pierres qu’on nous a lancées ?

— À coup sûr.

— Eh bien ! foi de nègre, je croirais tout autre chose.

— Que croiriez-vous ? demanda l’Indien en s’appuyant contre le tronc d’un sumac pour reprendre haleine.

— Je pense, répondit Clara en imitant son compagnon, qu’un peu plus de patience de votre part aurait fait réussir notre affaire. Je gagerais, ajouta-t-il avec un air de conviction profonde, qu’au moment où la nappe d’eau de la cascade renvoyait des lueurs éclatantes de tous côtés et jusqu’aux troncs des deux ahuehuetes qui la couronnent, j’ai vu apparaître au milieu d’elles comme un diadème d’or étincelant. Or, je vous le demande, qui peut porter un diadème d’or au fond de ces bois, si ce n’est l’esprit des eaux ?

— Vous vous trompez, Clara, c’est impossible.

— Je suis certain que j’ai vu ce que je vous dis là, et je pense, en conséquence, que ce que vous prenez pour des pierres était, sans nul doute, tout simplement des pepitas[1] d’or que nous lançait la Sirène aux cheveux tordus.

— Et vous m’avez laissé quitter le fond du ravin sans vous y opposer ! s’écria vivement l’Indien, un instant ébranlé par les paroles du nègre.

— Nous avions usé notre dernier morceau d’amadou, nous ne pouvions donc plus rallumer notre feu.

— Nous aurions cherché à tâtons.

— Oui, répliqua le nègre avec ironie, c’était chose facile que de distinguer, dans l’obscurité de tous les diables qui règne au fond de cette cañada, un morceau d’or d’un caillou !

— Au poids, c’était aisé.

— Sans compter, reprit Clara en laissant voir cette fois le fond de sa pensée, qu’en cherchant nos morceaux d’or nous courions risque de nous rencontrer avec ces coquins de tigres cherchant de leur côté leurs morceaux de buffle, et enchantés de nous trouver à leur place.

— Qui se soucie des jaguars ? dit le tigrero avec dédain.

— Moi, parbleu ! répondit Clara.

— Celui qui ose affronter l’esprit des eaux s’inquiète-t-il de deux jaguars vagabonds ?

— Si l’on court risque de se faire étrangler, repartit le noir on a du moins la chance d’obtenir de lui la révélation d’un trésor, et c’est une compensation. Mais avec les tigres, il n’y en a aucune. Si donc je vous ai laissé partir, c’est que j’ai réfléchi que nous aurions le temps de revenir demain, au lever du soleil, reprendre nos recherches. »

L’Indien ne répondit rien et se remit en route. Le nègre, encore peu rassuré, le suivait toujours de près comme son ombre. Tout à coup il s’arrêta et s’écria en se frappant le front :

« Demain matin il ne sera plus temps ; et même, ajouta-t-il d’un air alarmé, nous ferions bien de quitter ces gorges au plus vite.

— Et pourquoi cela ? demanda vivement le noir, épouvanté outre mesure de l’inquiétude que décelait le ton de Costal, qui semblait ne s’effrayer de rien.

— C’est aujourd’hui nouvelle lune, et j’avais oublié que, dans cette saison, c’est toujours le moment où les fleuves de l’État se gonflent, se joignent et inondent chaque année nos campagnes. Vous savez que l’inondation arrive alors comme la foudre. N’entendez-vous pas déjà au loin ses grondements sourds ?

— Je n’entends, Dieu merci, que ceux de la cataracte, qui nous forcent à crier si haut tous deux pour nous comprendre ; mais hâtons-nous.

— Oh ! continua Costal, une fois sortis de ce ravin nous n’avons pas grand’chose à craindre ; le sommet d’un arbre nous servirait d’abri, si l’inondation venait à nous surprendre.

— D’accord ; mais ici ?

— Ici, ce serait fait de nous. »

Les deux aventuriers gravirent le talus escarpé en silence et avec une célérité redoublée par l’appréhension d’un péril auquel rien n’aurait pu les soustraire, soit au fond, soit sur les flancs du ravin, où le torrent devait s’engouffrer comme dans un canal, avec une violence à laquelle nulle force humaine n’était capable de résister.

Tout en s’aidant des pieds et des mains pour faciliter son ascension, Costal exhalait sa colère contre le mécréant qui avait fait avorter ses espérances, tandis que le nègre enregistrait dans sa mémoire comme un des jours les plus néfastes de sa vie celui où il avait été forcé d’affronter les jaguars, les esprits de l’autre monde et les risques de l’inondation. Puis bientôt l’Indien atteignit la crête du talus, et Clara poussa un soupir de soulagement en prenant pied à son tour sur le sommet de l’immense et profond ravin.

Tout à coup, saisissant le bras de Costal avec un tressaillement nerveux, il lui indiqua du doigt un objet qui lui paraissait étrange.

C’était une forme noire, immobile au milieu des arbres qui bordaient la rivière, et au-dessus de laquelle une vive lueur, en brillant un instant pour s’éteindre aussitôt, venait de lui montrer le même diadème d’or dont l’aspect l’avait déjà frappé.

« Le diadème de l’esprit ! » dit-il en approchant ses lèvres de l’oreille de l’Indien, afin que le fracas de la cascade ne couvrît pas sa voix.

Costal suivit la direction indiquée par le nègre, et, à la lueur subite qui l’éclaira de nouveau, il vit en effet briller comme un cercle d’or au milieu des ténèbres.

Toutefois le nègre et l’Indien ne tardèrent pas à savoir à quoi s’en tenir sur cette apparition inattendue. À un mouvement que fit le cheval du dragon, un rayon de la lune tomba sur le cavalier, dont le buste parut tout à coup distinctement.

Un large galon d’or qui, selon la mode mexicaine, cerclait en dessous des larges bords de son chapeau de vigogne, avait, en s’éclairant d’une des lueurs successives de son cigare, provoqué pour la seconde fois la méprise de Clara.

« Quand je vous disais, s’écria Costal, qu’un mécréant de blanc empêchait l’esprit de se montrer, avais-je tort ?

— C’est vrai, répondit le nègre assez confus d’une méprise qui eût peut-être ébranlé sa récente croyance au génie des eaux, sans l’excuse alléguée par l’Indien pour justifier son manque de succès.

— C’est un officier, sans doute, » reprit l’Indien à l’aspect de la tournure militaire de don Rafael, qui, son mousqueton d’une main et sa bride et son cigare de l’autre, continuait à rester immobile, sans se douter de l’entretien dont il fournissait l’objet.

Du reste, le dragon commençait à trouver le temps long, et un juron témoignait de son impatience, quand une voix, assez forte pour se faire entendre malgré le fracas de la chute d’eau, un peu amortie cependant par la brise qui l’emportait au loin, vint frapper son oreille et lui arracher un geste de surprise.

« Qui va là ? s’écriait la voix menaçante.

— Dites : Qui reste là ? » répondit don Rafael en retrouvant toute son assurance devant des êtres humains, fussent-ils des ennemis.

En même temps deux hommes se montrèrent, dans lesquels le dragon reconnut ceux qu’il appelait ses sauvages.

« Enchanté de pouvoir vous parler enfin, mes braves, dit-il avec un sans-façon tout militaire et en faisant exécuter à son cheval une brusque manœuvre qui le mit face à face avec les deux inconnus qui débouchaient derrière lui sur la berge élevée de la rivière.

— Peut-être ne le sommes-nous pas, nous, repartit Costal d’un ton brusque et en faisant passer, non sans ostentation, sa carabine d’une épaule sur l’autre.

— Vive Dieu ! j’en serais fâché, reprit le dragon en laissant voir un franc sourire sous ses épaisses moustaches ; car je ne suis pas égoïste, et je n’aime pas à être content tout seul. »

En disant ces mots avec un air de bonne humeur qui fit impression sur l’Indien, don Rafael rebouclait les courroies de son mousqueton, comme une arme inutile, en dépit de l’attitude presque hostile de ses deux interlocuteurs.

« Peut-être, ajouta-t-il en fouillant dans la poche de son gilet, me gardez-vous rancune des pierres que je vous ai jetées au fond du ravin, où vous aviez l’air fort occupés de choses qui ne me regardent pas ; mais vous voudrez bien excuser un voyageur fourvoyé dont la cascade couvrait la voix, et qui ne savait comment attirer votre attention de son côté ; ensuite, vous rendrez justice à la délicatesse et au soin avec lesquels j’ai visé à ne pas vous atteindre. »

Comme il finissait cette apologie, le dragon tira de sa poche une piastre et l’offrit à l’Indien.

« Merci, dit celui-ci tandis que Clara prenait la pièce, qui ne brilla qu’un instant aux rayons de la lune ; où allez-vous ?

— À l’hacienda de las Palmas ; en suis-je éloigné ?

— C’est selon le chemin que vous voudrez prendre.

— Je veux le plus court, je suis pressé.

— Le chemin qui vous y conduirait le plus sûrement, c’est-à-dire sans crainte de vous égarer, est celui que vous trouverez en remontant le cours de cette rivière, dit Costal, qui, malgré sa rancune contre l’étranger, n’osait donner un faux renseignement à un voyageur en route pour l’hacienda dont il était un des serviteurs. Ce chemin coupe un des détours de ce cours d’eau ; maintenant, si vous eu voulez un plus direct… »

Un de ces accents rauques et saccadés qui, dans le cours de cette soirée, avaient déjà frappé l’oreille de l’officier, vint interrompre les renseignements de l’Indien.

« Qu’est cela ? demanda l’officier.

— C’est la voix d’un jaguar qui cherche une proie, reprit Costal.

— Ah ! dit le dragon, je craignais que… ce ne fût autre chose. Tout à l’heure j’ai déjà entendu ces rugissements.

— Votre chemin le plus court est par là, continua Costal en indiquant du canon de sa carabine le point de l’horizon d’où partait le rugissement du tigre.

— Et vous dites que c’est le plus court ?

— Oui.

— Eh bien ! merci ; j’en profite. »

L’officier, à ces mots, rassemblait dans sa main gauche les rênes de son cheval, prêt à suivre la direction indiquée, lorsque l’Indien l’arrêta.

« Écoutez, seigneur cavalier, dit-il avec plus de cordialité qu’il n’en avait encore montré, il ne s’agit pas toujours d’être brave comme vous le semblez pour échapper à toute espèce de danger ; il faut encore être averti de ceux qu’on peut courir. »

Don Rafael Tres-Villas contint son cheval.

« Parlez, mon ami, dit-il ; je vous écoute et vous remercie d’avance.

— D’abord, continua Costal, pour gagner d’ici l’hacienda de las Palmas sans vous égarer, surtout sans vous amuser à faire des détours, ayez soin d’avoir toujours la lune à votre gauche, de façon que votre ombre se projette à votre droite un peu obliquement, juste comme vous vous trouvez dans ce moment-ci. Maintenant, ne vous arrêtez pour rien au monde avant d’être dans la maison de don Mariano Silva ; si vous rencontrez un ravin, un fossé, un ruisseau ou une colline, franchissez-les en ligne droite, sans chercher à les tourner. »

Il y avait tant de solennité et de précision dans la voix et les recommandations de l’Indien, que le dragon en fut frappé.

« Quel est donc l’effroyable danger qui me menace ? demanda-t-il en plaisantant.

— Un danger auprès duquel celui de tous les tigres qui peuvent hurler ou rugir dans ces savanes n’est qu’un jeu d’enfant : l’inondation, qui, avant une heure peut-être, va les couvrir de flots mugissants, fera de ces plaines une mer furieuse, dans laquelle rouleront pêle-mêle ces tigres eux-mêmes, malgré leur légèreté, à moins qu’un arbre ne puisse les sauver. L’arriero et ses mules, comme le pâtre et ses troupeaux, seront également engloutis, s’ils n’ont trouvé un asile à l’hacienda où vous vous rendez.

— J’aurai tout égard à vos recommandations, » dit l’officier, qui se souvint de l’étudiant abandonné à deux lieues de là.

Il raconta en quelques mots son histoire à l’Indien.

« Soyez tranquille, nous le conduirons demain à l’hacienda, s’il vit encore ; ne pensez donc qu’à vous seul et à ceux qui pourraient pleurer votre mort ; quant aux jaguars, ne vous en inquiétez pas ; si votre cheval s’effrayait et refusait d’avancer en droite ligne à leur aspect, faites-lui entendre votre voix ; si vous étiez serré de trop près par eux, parlez-leur aussi : la voix humaine est faite pour porter le respect chez tous les animaux, même les plus féroces. Les blancs ne savent pas cela, parce que leur métier n’est pas de les combattre, comme celui de l’homme rouge ou de l’homme noir, et je pourrais vous citer une de mes aventures en ce genre avec un jaguar… Ah bah ! le voilà parti. »

L’indien s’arrêta, car en effet Tres-Villas ne l’écoutait plus ; préoccupé seulement du soin d’échapper à l’inondation, il bondissait déjà sur la savane blanchie par la lune, dans la direction de l’hacienda et loin de Costal.

« Il est brave et franc, dit celui-ci ; c’eût été dommage qu’il lui fût arrivé malheur. Il est fâcheux qu’il ait été forcé de nous interrompre : c’est un contre-temps, et voilà tout ; à sa place, j’en aurais fait autant. Tout n’est pas encore perdu, d’ailleurs, et nous pourrons…

— Hum ! interrompit Clara, je commence à trouver que c’est assez d’aventures pour un jour ; tant que je serai dans le voisinage de ces tigres…

— Fi donc ! Clara, vous devriez avoir honte ; voyez ce brave jeune homme qui n’a jamais vu un tigre de sa vie, et qui ne s’en préoccupe pas plus que d’une bande de rats des Champs.

— Soit ! eh bien ! que pourrions-nous faire encore ? répondit Clara d’un ton assez maussade.

— L’esprit des eaux, reprit l’Indien, ne daigne pas seulement se montrer dans l’écume des hautes cascades ; il apparaît aussi parfois à ceux qui l’invoquent aux sons de la conque marine, parmi les flots jaunis de l’inondation et dans le lit gonflé des torrents : demain nous le chercherons.

— Et ce jeune homme que nous a recommandé le voyageur ?

— Nous irons de son côté, reprit Costal ; en attendant, nous allons en un tour de main porter la pirogue au sommet du cerro de la Mesa, sur lequel nous passerons tranquillement la nuit, à l’abri des tigres et de l’inondation.

— Ce sera bien heureux, car j’ai grand besoin de sommeil, » dit le noir, rasséréné par la perspective d’une nuit de repos.

Pendant ce temps, don Rafael galopait dans la direction de l’hacienda de las Palmas.

Durant la première demi-heure de route, la savane était si paisible sous les rayons de la lune, les palmiers se balançaient avec tant de mollesse sous un ciel étincelant d’étoiles, tandis que la brise apportait les parfums pénétrants des goyaviers, qu’il put croire que l’Indien avait voulu se jouer de sa crédulité. Alors il ralentit le pas de son cheval presque involontairement, se laissant aller à cette molle rêverie que suscite le charme de ces belles nuits des tropiques, où l’on se sent heureux de vivre en prêtant l’oreille aux harmonies nocturnes que se renvoient le ciel et la terre, comme un hymne, que chacun d’eux chante à son tour.

Le voyageur se rappela cependant tout à coup les cabanes abandonnées le long de la route, les embarcations hissées au sommet des arbres, comme un dernier moyen de sauvetage pour ceux, que l’inondation pourrait surprendre à l’improviste. Alors son extase tomba subitement, et il accéléra de nouveau la marche de sa monture.

Puis une seconde demi-heure s’écoula et, comme par enchantement, les cigales cessèrent de bruire sous l’herbe, la savane entière sembla faire silence, et à la brise embaumée, régulière comme le soufflé de la nature endormie sous le manteau étoile de la nuit, succéda une autre brise imprégnée de senteurs marécageuses, saccadée, haletante comme un souffle de terreur.

Ce silence inquiétant fut de courte durée ; bientôt le voyageur crut entendre encore bourdonner à son oreille le bruit lointain et sourd de la cataracte qu’il venait de quitter. Seulement ce grondement éloigné semblait s’être déplacé : ce n’était plus derrière lui qu’il retentissait ; c’était vers l’horizon qu’il cherchait à gagner.

Il crut s’être trompé de route et revenir sur ses pas ; mais la lune à sa gauche, son ombre et celle de son cheval à sa droite, lui annonçaient qu’il était toujours dans la bonne voie. Alors son cœur battit plus rapidement, parce que, s’il devait en croire l’Indien, un danger s’avançait, contre lequel ni son mousqueton ni sa rapière de fine trempe, ni ce cœur fort que l’officier mettait au service d’un bras vigoureux, ne pouvaient lui être d’aucun usage. Le jarret nerveux de son cheval était son unique défense, son dernier moyen de salut.

Heureusement une longue route n’avait pas épuisé les forces de l’animal, qui, de son côté, dressait les oreilles et aspirait de ses naseaux largement ouverts le vent humide qu’envoyaient les eaux au-devant d’elles, comme un message précurseur.

Ce devait être une lutte entre le cavalier et l’inondation, à qui gagnerait, le premier des deux, l’hacienda de las Palmas.

L’officier laissa mollir la bride ; les molettes sonores de ses éperons de fer retentirent contre les flancs de son cheval : la lutte de vitesse était commencée. La savane semblait couler comme un fleuve rapide sous les jambes du dragon. À sa droite et à sa gauche, on eût crut voir fuir les buissons et les palmiers de la forêt.

L’inondation accourait de l’est vers l’ouest ; le cavalier s’élançait de l’ouest vers l’est, et la rapidité de leur course inverse devait les faire promptement se joindre ; mais à quel endroit ?

La distance entre eux diminuait de seconde en seconde. Le bruit, d’abord sourd et vague, se rapprochait de plus en plus et ressemblait à celui du tonnerre qui, après avoir grondé à l’horizon, vient, prêt à éclater, faire ses roulements au-dessus de nos têtes. La savane et les palmiers fuyaient toujours sous le galop du cavalier, sans que le clocher de l’hacienda se dessinât au-dessus de la ligne droite qui bornait sa vue. Cependant la masse menaçante des eaux n’apparaissait pas encore.

Le cheval ne ralentissait pas son allure ; mais ses flancs se gonflaient, il était tout haletant, et l’air, qu’il fendait si rapidement, ne s’engouffrait plus qu’avec peine dans ses naseaux. Quelques secondes de plus, et ce même air allait manquer à ses poumons. Le dragon s’arrêta un instant ; la respiration de son cheval semblait obstruée, et le bruit rauque de son haleine accompagnait lugubrement, aux oreilles de l’officier, la voix de plus en plus terrible des eaux qui s’avançaient.

Don Rafael écouta cette triste harmonie en désespérant presque de son salut, quand il lui sembla entendre le son précipité d’une cloche lointaine. C’était celle de l’hacienda, sans doute, qui jetait dans la campagne l’avertissement suprême du danger, en sonnant le tocsin.

L’officier se rappela ces paroles de l’Indien : « Ne songez qu’à ceux qui pourraient pleurer votre mort. » Y avait-il, dans l’hacienda où il était attendu, quelqu’un qui dût plus amèrement le pleurer que les autres ! Toujours est-il qu’à ce souvenir le voyageur se roidit contre le sort qui le menaçait, et se résolut à faire un dernier effort pour y échapper.

Cependant, pour le tenter avec plus de chance de réussite, son cheval avait encore besoin de quelques secondes de repos, et l’officier, malgré le péril qu’il courait, avait conservé trop de sang-froid pour méconnaître cette impérieuse nécessité. Il mit pied à terre et relâcha quelque peu la sangle de la selle, pour laisser plus de liberté aux flancs de sa monture haletante.

Le voyageur comptait avec angoisse les minutes qui s’écoulaient, quand l’écho lui apporta le bruit des pas d’un autre cavalier suivant la même route, courant le même danger que lui. Il se retourna ; un homme accourait, monté sur un vigoureux alezan brûlé qui semblait dévorer l’espace. En un clin d’œil, le cavalier l’eut joint, et maîtrisant brusquement l’ardeur de son cheval :

« Que faites-vous ? s’écria-t-il ; n’entendez-vous pas la cloche d’alarme ? Ne savez-vous pas que les eaux vont envahir la plaine ?

— Je le sais, répondit l’officier ; mais l’haleine manque à mon cheval, et j’attends… »

L’inconnu jeta un regard rapide sur le bai brun de don Rafael, et s’élança de sa selle à terre.

« Tenez mon cheval, dit-il à l’officier en lui jetant sa bride ; puis, s’approchant de celui du dragon il souleva la selle, appuya, la main sur le garrot de l’animal, pour sentir les pulsations de ses poumons. Bien ! » ajouta-t-il, comme un médecin satisfait du pouls de son malade.

Alors il ramassa un caillou de la grosseur du poing et se mit à en frictionner vigoureusement et tour à tour le poitrail et les jarrets fumants du cheval de don Rafael.

Pendant ce temps, celui-ci examinait curieusement l’inconnu assez peu soucieux du soin de sa propre vie pour s’occuper avec tant de générosité et de sollicitude à donner des soins au cheval d’un voyageur qui lui était complétement étranger. Le nouveau venu portait le costume des muletiers : un humble chapeau du feutre le plus grossier, une espèce de souquenille en laine grisâtre à raies, noires, par-dessus laquelle était passé, un court tablier de cuir épais, des calzoneras flottantes de toile et des bottines, de peau de chèvre à ses pieds nus, c’est-à-dire sans bas. Il était petit de taille ; son teint basané n’ôtait rien à la douceur de sa physionomie, et malgré la solennité terrible du moment, un grand calme brillait sur son front.

Don Rafael le regardait faire sans l’interrompre, mais avec un sentiment de profonde reconnaissance. Quand le muletier crut avoir, suffisamment frictionné le cheval pour lui rendre une élasticité momentanée :

« L’animal a du fond, dit-il ; il n’est pas encore fourbu, car aucune pulsation ne se fait sentir au garrot, quoique les naseaux et les flancs aient un mouvement simultané. Il ne s’agit donc que d’ouvrir à sa respiration une plus large voie. Venez m’aider dans ce que je vais vous dire et dépêchons-nous, car des bruits sinistres grondent là-bas, et le tocsin d’alarme sonne à coups redoublés. »

Ce n’était que trop vrai, et la brise apportait avec d’étranges rumeurs les tintements précipités de la cloche lointaine, avant-coureurs du glas funèbre, pour dire à tous ceux qui erraient dans la campagne de se hâter pendant qu’il était temps encore.

« Bandez les yeux du cheval avec votre mouchoir, » continua le muletier.

Et pendant que le dragon s’empressait d’obéir, il tirait de la poche de son tablier de cuir une corde dont il entourna fortement le nez de l’animal juste au-dessus des naseaux.

« Tenez cette corde de toutes vos forces, » dit-il à don Rafaël.

Puis le muletier dégaina un couteau affilé, dont il enfonça la lame dans la cloison transparente de l’intérieur des naseaux du cheval.

Le sang jaillit ; l’animal, malgré les efforts de son maître pour le maintenir, se cabra, enlevant avec lui le couteau resté dans la plaie, et retomba sur ses pieds. À peine, ses sabots touchèrent-ils la terre, que le muletier, saisissant la pointe sanglante du couteau, le tira violemment par la lame, entraînant le manche après elle. L’air sembla s’engouffrer dans les naseaux du cheval par l’ouverture béante qui venait d’y être faite.

« Maintenant dit-il, votre cheval pourra du moins courir tant que ses jarrets ne trahiront pas son ardeur ; si vous pouvez être sauvé, vous le serez.

— Votre nom ? s’écria don Rafael en tendant, la main au muletier ; votre nom, pour que je ne l’oublie jamais !

— Valerio Trujano, un pauvre arriero qui a bien du mal à faire honneur à ses affaires, mais qui s’en console en accomplissant son devoir et s’en rapportant à Dieu pour le reste. Mon devoir était de ne pas vous laisser périr ici faute d’un conseil ou d’un secours, ajouta-t-il simplement. À présent, que la volonté du Très-Haut soit bénie, notre vie est entre ses mains ; prions-le toutefois qu’il écarte loin de ses serviteurs le plus terrible danger qu’ils aient jamais couru. »

En disant ces derniers mots avec une effrayante solennité, Trujano s’agenouilla sur le sable, ôta son chapeau, qui laissa voir une forêt de cheveux noirs énergiquement bouclés ; puis levant les yeux vers le ciel et d’une voix dont les mâles accents retentirent jusqu’au fond du cœur de l’officier, il prononça les paroles suivantes :

De profundis clamavi ad te, Domine ! Domine, exaudi vocem meam !

Quand il eut achevé le second verset du psaume funèbre, tandis que le dragon resserrait fortement la sangle de son cheval pour engager une course suprême, le muletier se jeta en selle ; don Rafael en fit autant, et, penchés sur la crinière flottante de leurs chevaux, ils s’élancèrent ensemble le long de la savane. Le vent humide que renvoyaient les eaux débordées sifflaient dans leurs cheveux, et accompagné du son de la cloche, le bruit sinistre de la masse d’eau se rapprochait de minute en minute.


  1. Grains d’or natif.