Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/IX

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 401-414).

CHAPITRE IX

LA DIVINITÉ DES EAUX.


À peine le capitaine don Cornelio Lantejas fut-il en plein air avec ses deux compagnons et à quelques pas de l’hacienda qui avait manqué de lui devenir si fatale, qu’il se sentit en proie à l’espèce de défaillance nerveuse dont il était toujours atteint après ses accès intermittents d’héroïsme.

Il suivit donc à peu près machinalement l’Indien, qui se dirigeait, en repassant le fleuve, vers le lac d’Ostuta, où un moment il avait désespéré de pouvoir se rendre, et qu’il disait ne pas être éloigné de plus d’une lieue.

À mesure cependant que don Cornelio s’écartait du repaire d’Arroyo, il reprenait son sang-froid, et il désira savoir comment l’Indien était parvenu à s’échapper et à reconquérir les papiers auxquels ils étaient redevables tous trois de la liberté et de la vie.

Costal le satisfit en quelques mots, car toutes ses pensées étaient absorbées par le voisinage du lac merveilleux dans lequel il espérait enfin trouver la divinité des eaux, objet de ses vœux les plus ardents.

Sans se douter du moindre danger, il était tombé, ainsi que le nègre après lui, dans un poste de vedettes d’Arroyo, et de là il avait été conduit à l’hacienda, interrogé et soupçonné d’espionnage : car le guerillero avait la manie de voir des espions dans tous ceux que le hasard livrait entre ses mains.

Occupé pour le moment à faire visiter partout dans l’hacienda et à en torturer le maître pour lui faire déclarer ce qu’il désirait savoir, Arroyo avait remis à un peu plus tard à décider du sort de l’Indien. Préalablement, on l’avait laissé au milieu des soldats qui bivaquaient dans la cour.

Arrêté au moment même où il croyait voir tous ses vœux comblés, l’Indien, pendant la première heure de sa captivité, avait été en proie à un accès de rage et de désespoir qu’il serait impossible de décrire ; peu à peu cependant son calme ordinaire revint, et il en avait employé toutes les ressources pour s’échapper, mais en vain.

Le seul espoir qui lui restât désormais était que, si don Cornelio tombait dans la même embuscade que lui, les lettres de créance dont il était porteur serviraient non-seulement à la délivrance du capitaine, mais encore à la sienne.

Costal calculait avec angoisse le temps qui s’écoulait, lorsque le Gaspacho, prêt à se mettre en selle pour un point assez éloigné de San Carlos, se mit à raconter de quelle façon il s’était emparé d’un dolman qu’il avait déjà convoité sur les épaules de son possesseur, et qui lui venait bien à point pour remplacer sa veste en lambeaux.

L’Indien, à ce récit, avait reconnu que le capitaine était prisonnier comme lui, quoiqu’il ne l’eût pas vu entrer. Ses gardiens, loin de soupçonner sa force et son intrépidité, l’avaient laissé libre de ses mouvements ; alors Costal s’était approché du bandit en réclamant le dolman comme appartenant à l’officier qu’il accompagnait. Le Gaspacho refusait tout naturellement de le restituer, et il le remettait sur ses épaules après l’avoir fait admirer à ses compagnons. Il avait déjà passé un bras dans une manche quand, du poignard caché dans sa ceinture, l’Indien frappa le bandit et lui arracha le précieux vêtement.

Dès qu’il l’eut en sa possession, il le roula autour de son bras, se fit du corps de Gaspacho un bouclier encore vivant, et, le rejetant avec une vigueur prodigieuse à ses ennemis stupéfaits, il gagna la salle où il venait d’apprendre qu’on avait amené le capitaine. On sait le reste.

L’Indien et le nègre délivrés à temps pouvaient gagner le lac avant le lever de la lune, et, dès qu’elle paraîtrait, commencer leurs incantations aux divinités des eaux et des montagnes, Matlacuezc et Tlaloc. Toutefois il y avait un point délicat à régler entre le Zapotèque et le capitaine.

Essayer de détourner l’Indien de se livrer à ses absurdes et superstitieuses pratiques eût été peine perdue, et don Cornelio connaissait trop bien Costal pour l’entreprendre ; proposer de l’accompagner n’était guère plus convenable. Les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, se trouvent gênés dans l’exercice de leur culte par le voisinage des incrédules.

Don Cornelio pensait bien qu’au cas où l’Indien eût admis sa présence, il n’eût pas hésité à n’attribuer qu’à elle seule la cruelle déception à laquelle il ne pouvait échapper.

Il fallait donc que le capitaine restât seul, et c’était ce qui lui souriait le moins, si près encore du repaire des bandits d’Arroyo. Comme il allait cependant s’assurer des intentions de Costal, celui-ci le prévint.

« Il est peu probable, dit-il, que Votre Seigneurie puisse rencontrer une cabane encore habitée si près de ce nid de brigands ; la moindre hutte doit être déserte ; mais je présume que, pourvu que vous trouviez un toit pour vous abriter…

— Vous ne désirez donc pas que je sois admis, comme vous, à présenter mes respectueux hommages à Tlaloc ou à sa compagne ? répondit le capitaine.

— J’aimerais autant… beaucoup mieux même, reprit l’Indien en hésitant, car il n’osait avouer que la présence de Lantejas lui était à charge, que Votre Seigneurie… fût ailleurs… qu’auprès de nous ; et puis d’ailleurs, ajouta-t-il vivement, c’est une affaire sérieuse que celle de converser avec les esprits du monde supérieur ; tenez, voilà le brave Clara qui pâlit à cette seule pensée. (Le visage du nègre présentait en effet une espèce de teinte gris de fer.) Voyons, Clara, il est encore temps de reculer si vous avez peur.

— C’est la lune qui me rend pâle, parbleu ! s’écria le nègre en s’affermissant sur ses étriers sans penser que la lune ne brillait pas encore. Je ne reculerai pas d’un pouce devant le génie des placers d’or. »

Le capitaine mit fin à la discussion en disant à l’Indien qu’il concevait sa répugnance à admettre des témoins à ses pratiques superstitieuses, et que, de son côté, il était trop bon chrétien pour vouloir assister à un acte que ses principes religieux réprouvaient, et qu’à défaut d’une cabane habitée ou non, la nuit était assez chaude pour qu’il pût les attendre à la belle étoile.

« Eh bien ! acheva Costal, si d’ici à un quart d’heure nous ne trouvons pas l’abri que nous cherchons pour vous, nous devrons nous séparer, car déjà le vent qui fraîchit m’annonce le voisinage du lac. »

Les voyageurs continuèrent leur route en silence ; mais l’aspect du paysage qui devenait de plus en plus sauvage ne laissait que peu d’espoir de rencontrer une habitation, quelque modeste qu’elle fût.

Les trois compagnons ne tardèrent pas à arriver sur la lisière d’une vaste et verte savane. Quelques flaques d’eau éparses çà et là y brillaient comme des miroirs, et un bouquet de palmiers entouré d’une végétation touffue en occupait le centre.

« Votre Seigneurie sera là comme dans un fort ; vous serez invisible derrière ces arbres, tout en voyant de loin autour de vous, » s’écria Costal.

Don Cornelio accepta cet abri à défaut d’autre, et se sépara pour la seconde fois de ses deux compagnons de route, qu’il suivit de l’œil aussi longtemps que l’éloignement ne les lui cacha pas. Quad ils eurent disparu il se disposa à gagner le centre de la savane. Malheureusement il arriva ce qu’il aurait dû prévoir, c’est-à-dire que le sol de la savane était si humide ou plutôt si noyé, que, de quelque côté qu’il se dirigeât, son cheval enfonçait jusqu’au genoux et refusait d’avancer.

Après bien des tentatives inutiles, don Cornelio fut forcé de renoncer à pénétrer jusqu’au bouquet de palmiers, surtout lors que la brise lui apporta la fétide odeur de musc qu’exhalaient les caïmans dans leurs fangeuses retraites.

Cependant, pour ne pas s’éloigner davantage de ses deux compagnons, le capitaine s’avança dans la direction qu’ils venaient de suivre, et se mit à la recherche de quelque autre position aussi sûre que celle qu’il venait d’être forcé de quitter.

Don Cornelio craignait avec quelque raison que les bandits subalternes d’Arroyo, désireux de venger la mort du Gaspacho, n’eussent pas pour l’envoyé de Morelos la même considération que leur chef. Il n’avait pas oublié que celui-ci avait ordonné qu’on se mît à la poursuite de la maîtresse de l’hacienda.

Il crut en effet entendre des bruits vagues qui l’inquiétèrent, et il accéléra le pas de son cheval.

Le noir et l’Indien s’étaient engagés dans un massif de grands arbres, et, quand le capitaine l’eut traversé, il entra dans une vaste plaine rase, au milieu de laquelle il se fût trouvé comme le cerf loin de ses fourrés, à la merci des hommes sanguinaires d’Arroyo.

Un chaîne de montagnes pelées bornait la gauche de ces terrains découverts, et en face de lui, quand il eut marché un quart d’heure de plus, se dessina dans l’éloignement, puis bientôt s’étendit presque à ses pieds, une large nappe d’eau sombre et livide.

À cet aspect lugubre, à la vue d’une colline couronnée de brouillards qui s’élevait au milieu de la nappe d’eau, don Cornelio, sans l’avoir jamais vu, reconnut le lac d’Ostuta.

Le hasard l’avait fait arriver là malgré lui, et sa curiosité, soudainement éveillée, devint si pressante, qu’il résolut de la satisfaire. Sa conscience de chrétien lui reprochait bien un peu cette curiosité ; mais le capitaine finit par se persuader que, loin de commettre une faute en assistant pour ainsi dire à une cérémonie païenne, c’était au contraire une œuvre méritoire d’assister à la confusion d’un infidèle.

À peu de distance, un bois sombre et touffu, le même que celui où don Mariano était campé et au-dessus duquel il voyait s’élever le sommet de hauts palmiers, lui parut présenter le point d’observation le plus favorable.

Il pouvait, en montant sur l’un des arbres qui formaient la lisière du bois, dominer l’étendue de la nappe d’eau, et un silence profond lui promettait une sécurité complète.

Il choisit l’arbre au haut duquel il crut pouvoir le plus facilement grimper, attacha son cheval à ses branches basses, et, sa carabine en bandoulière, il grimpa résolûment jusqu’à l’endroit d’où sa vue pouvait s’étendre sans obstacle.

Peu de minutes après, la lune se montrait pleine et radieuse. Où était Costal à cette heure solennelle tant attendue par lui ? Voilà ce que se demandait le capitaine lorsqu’il crut s’apercevoir que, à la clarté répandue autour de lui, semblaient s’éveiller tout à coup et à la surface du lac, et la colline dont ses eaux baignaient la base, et le bois sombre au-dessus duquel il dominait.

Des lueurs bizarres paraissaient s’échapper des flancs de la colline et des sons étranges venaient frapper son oreille.

Le système nerveux était facile à ébranler chez l’ancien étudiant en théologie, et il commença, mais trop tard, à se repentir d’être venu dans ce lieu désert, où de singulières choses pouvaient se passer peut-être ; car son aspect sauvage portait, nous croyons l’avoir dit, une terreur involontaire dans l’âme.

Tout à coup il tressaillit, comme le faisaient au même instant les deux domestiques de don Mariano, à la vue d’un homme, d’un Indien, qui venait d’apparaître sur les bords du lac. Seulement, sa frayeur fut de plus courte durée ; car, dans l’homme qui battait de ses mains les roseaux du lac, la clarté de la lune lui fit reconnaître Costal.

De la position élevée où il se trouvait, il put voir plus loin, ce que les domestiques ne voyaient pas, un autre homme également nu. C’était le nègre, et ce ne fut pas là le trait le moins bizarre de ce singulier tableau, que celui de ces deux corps athlétiques, l’un rouge comme du bronze florentin, l’autre noir comme un bloc d’ébène. Puis l’un et l’autre se mirent à la nage et disparurent bientôt à ses yeux, comme à ceux des gens de don Mariano.

Quoiqu’il éprouvât, à peu de chose près, le désappointement d’un spectateur tout à coup frustré du spectacle commencé ; comme la vue de ces deux hommes, qu’il savait lui être dévoués, avait suffi pour dissiper sa frayeur passagère, le capitaine réfléchit qu’il était plus en sûreté pendant leur absence au sommet de son arbre que dans un lieu découvert, et il resta blotti dans son observatoire.

L’intention de don Cornelio était d’y demeurer jusqu’au moment où il apercevrait de nouveau ses deux compagnons d’aventure. Il comptait leur laisser le temps de s’habiller et de remonter sur leurs chevaux ; descendant alors de son arbre et galopant après eux, il se proposait, en les rejoignant, de leur débiter quelque fable, qu’il se réservait d’inventer au moment même.

Mais le temps s’écoulait, la lune continuait à monter dans le ciel, et Costal, pas plus que le nègre, n’apparaissait à la surface du lac.

Pendant, que les gens de don Mariano juraient que l’Indien qui cherchait son cœur depuis cinq cents ans leur était apparu et qu’ils ne devaient plus le revoir, le capitaine, avec plus de raison, s’imaginait que les deux aventuriers avaient pris pied sur la colline jadis consacrée à Tlaloc, le dieu des montagnes.

Bientôt, quelques détonations sourdes et lointaines, que le silence de la nuit permettait d’entendre, vinrent donner un autre cours aux pensées de don Cornelio, quoiqu’il fît de vains efforts pour en deviner la cause ; car il était loin de soupçonner la chaude attaque dirigée par don Rafael, et surtout que la porte de l’hacienda venait de tomber sous le canon dont il entendait au loin le grondement.

Le capitaine ne se tourmenta pas longtemps l’esprit à ce sujet, et, une fois sa première frayeur passée, rassuré par l’idée qu’il était à proximité de ses deux fidèles serviteurs, il ne tarda pas à éprouver, comme cela était arrivé au colonel la nuit précédente, une forte envie de se laisser aller au sommeil ; ses paupières s’alourdissaient à mesure que son imagination devenait plus calme.

Comme le colonel Tres-Villas, il compta sur le hasard, dont il était l’hôte pour ainsi dire, et, ainsi que l’avait fait don Rafael, il s’attacha à l’arbre qui lui servait d’asile et s’endormit d’un rapide et tranquille sommeil, dont la première heure ne fut pas troublée.

Il n’en devait pas être de même de la seconde, qui lui ménageait un réveil aussi imprévu que terrible.

Don Cornelio n’était pas si profondément endormi qu’un bruit inexplicable au milieu de la solitude ne vînt frapper ses oreilles. Il se réveilla en sursaut, car il avait cru entendre le son bien distinct d’une cloche traverser l’air et venir jusqu’à lui.

Le capitaine écouta, en souriant d’avoir rêvé sur son arbre du clocher de son village natal ; mais ce n’était pas un rêve. Le même son se reproduisit, et, à sa grande surprise, il compta jusqu’à douze coups nets et clairs, comme ceux que frappe le marteau d’une horloge à minuit.

Ce pouvait être en effet l’heure que marquait la lune, et don Cornelio ne put se défendre d’un second accès de frayeur : car, au milieu du muet et sombre paysage qui l’entourait, il ne voyait que le sommet dépouillé des mornes, puis des plaines unies au-dessus desquelles ne s’élevait aucun clocher d’hacienda ou de village.

Les vibrations de la cloche frémissaient encore dans l’air, et c’était bien du sein du lac, des flancs vitreux de la colline enchantée, qu’elles s’étaient élevées.

Ce fut comme un signal auquel on eût dit que les divinités indiennes s’éveillaient de leur sommeil séculaire.

La lune montait toujours, et les flots de lumière qu’elle versait sur le lac pénétraient jusqu’au fond de ses roseaux.

Des rumeurs vagues, que don Cornelio avait cru entendre pendant son court sommeil, ne tardèrent pas à grossir quand il fut éveillé, puis à se convertir en hurlements prolongés, tels que de sa vie il n’en avait entendus.

Dans une nuit à peu près pareille à celle-là, les tigres avaient rugi sur sa tête ; mais les hurlements des jaguars, ceux du lion ou les mugissements des plus forts taureaux n’avaient pas la puissance effrayante des sons qui frappaient ses oreilles.

Ils paraissaient sortir de vastes poumons de quelque animal d’une race inconnue et gigantesque.

Cette fois, le capitaine trembla de tous ses membres, et, s’il n’eût été solidement attaché, il serait certainement tombé du haut de son arbre à terre.

Le cheval du capitaine partagea sa terreur ; il fit craquer les buissons autour de lui, rompit violemment sa bride, et don Cornelio le vit s’élancer au grand galop hors du bois qui semblait abriter de si terribles hôtes. Il suivit d’un œil effrayé l’animal, qui ne s’arrêta que lorsqu’il fut réuni aux chevaux de l’Indien et du nègre.

Quant à don Cornelio, ces hurlements, ces sons d’horloge dans le désert, commencèrent à ébranler ses croyances, et il y eut un moment où il n’hésita pas à croire qu’il entendait la voix du génie qu’osait évoquer Costal.

Le capitaine Lantejas n’était pas le seul à s’épouvanter. Réunis en un groupe serré, à deux portées de carabine de lui et cachés à ses yeux par le feuillage des arbres, les gens de don Mariano avaient compté, avec une égale surprise et une terreur non moins grande, les douze coups que venait de frapper l’horloge invisible.

Leur maître, de son côté, cherchait en vain à s’expliquer tout ce qui se passait autour de lui.

Gertrudis s’éveilla en poussant un cri d’effroi, quand les hurlements épouvantables dont le bois et le lac retentissaient vinrent frapper ses oreilles.

Les Sept Dormants eux-mêmes eussent été éveillés de leur éternel sommeil par cet horrible fracas.

Castrillo apparut tout à coup dans la clairière où étaient don Mariano et sa fille. Le découragement et la terreur se peignaient sur sa figure.

« Quel malheur venez-vous nous annoncer ? s’écria don Mariano, frappé de la pâleur de son visage.

— Aucun, seigneur don Mariano, aucun, si ce n’est que nous sommes dans un lieu maudit que nous devons fuir au plus vite, répondit Castrillo.

— Apprêtez plutôt vos armes, car des jaguars hurlent près d’ici.

— Jamais tigre n’a hurlé ainsi, dit le domestique en secouant la tête, et les armes de guerre sont inutiles quand la voix de l’esprit des ténèbres se fait entendre… Écoutez ! »

Ces hurlements, nous l’avons dit, n’avaient d’analogie avec aucun de ceux que poussent les animaux des bois ou des savanes.

« Trop de signes étranges ont marqué le cours de cette nuit, reprit Castrillo, pour qu’il n’y ait pas folie à rester dans un endroit où toutes les lois de la nature semblent renversées, où les morts sortent du tombeau, où des cloches retentissent loin de toute habitation, où enfin le démon hurle dans les ténèbres. Fuyons, seigneur don Mariano, tandis qu’il en est encore temps.

— Et où fuir ? s’écria don Mariano avec angoisse ; cette pauvre enfant est-elle capable de supporter la marche ?

— Pendant que vous prierez Dieu d’écarter le danger qui nous menace, nous chargerons promptement la litière sur les mules, répliqua le domestique ; mais hâtons-nous, il n’y a pas un instant à perdre, car je ne pourrai empêcher mes compagnons de fuir, et moi-même…

— Rester seule ici ! interrompit à son tour Gertrudis frémissante ; non, non, fût-ce à pied, je me sens la force de fuir aussi.

— Eh bien donc, qu’il soit comme vous le désirez, répondit don Mariano ; nous essayerons de gagner San Carlos. »

Castrillo s’empressa d’aller rejoindre ses compagnons ; mais, quand il s’agit d’aller chercher les mules et les chevaux parqués dans un autre endroit du bois, aucun d’entre eux n’osa s’y aventurer.

« Allons-y tous quatre, » dit Castrillo.

Et ses compagnons, tout tremblants, le suivirent en se signant avec une rapidité presque frénétique, comme s’ils eussent voulu conjurer une légion entière de démons.

Ce qu’allaient tenter don Mariano et ses gens, c’est-à-dire la fuite à travers les ténèbres, le capitaine Lantejas n’eût pas osé l’entreprendre pour tous les filons d’or de la terre.

Cloué par la frayeur au sommet de son arbre, maudissant de nouveau la folle curiosité à laquelle il avait cédé, il continuait de prêter l’oreille à ce qu’il croyait être un épouvantable dialogue entre la divinité indienne et son intrépide adorateur, quand les hurlements cessèrent brusquement.

À cet horrible fracas succéda tout à coup un morne et effrayant silence ; on eût dit que l’épouvante avait fait taire toutes les voix de la nature.

Mais, peu de temps après, ce silence fut interrompu par des sons vagues et confus, semblables à des voix humaines qu’on entendait au loin, et qui semblaient sortir de derrière la chaîne de petites collines qui bordait le lac du côté du nord.

Don Cornelio ne douta pas que ce ne fussent les voix de Costal et de Clara, qui s’en revenaient après la réussite de leur tentative, car les hurlements qu’il avait entendus ne pouvaient être que ceux de Tlaloc ou de Matlacuezc vaincus.

Le capitaine ne tarda pas cependant à se détromper.

Dans la direction de la route qu’il avait suivie pour venir, il aperçut des lumières qui s’avançaient vers le lac.

À en juger par la rapidité avec laquelle ces lumières changeaient de place, elles devaient être portées par des gens à cheval. Le capitaine apercevait distinctement, à une demi-portée de carabine de l’arbre qu’il occupait, le groupe effrayé que formaient les deux chevaux de Costal et de Clara avec le sien ; ce ne pouvait donc être ni l’Indien ni le nègre qui portaient ces lumières.

Il n’y avait pas à douter malheureusement que ce ne fussent Arroyo et ses terribles bandits.

Peu de temps après, en effet, une troupe de cavaliers, parmi lesquels don Cornelio reconnut Arroyo et son associé Bocardo, apparut sur le bord du lac, des torches à la main.

Les bandits se dirigeaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et, quand ces allées et venues furent terminées, il les vit marcher vers la partie opposée à celle où se tenaient les trois chevaux et explorer curieusement des yeux la nappe d’eau et les roseaux de la rive.

À un signal donné, les torches s’éteignirent et tout rentra dans une obscurité momentanée aux yeux de don Cornelio, car la lumière de la lune ne semblait que bien terne après l’éclat des torches.

Le capitaine aurait bien voulu pouvoir avertir ses deux compagnons du danger que pouvait leur faire courir la présence des bandits d’Arroyo ; mais comment la leur faire savoir ?

De leur côté, les gens de don Mariano, à la vue de ces hommes armés, parmi lesquels don Mariano et sa fille reconnurent aussi leurs deux anciens vaqueros, se tenaient immobiles, la litière de Gertrudis déjà chargée et prête à partir.

Don Cornelio suivait tous les mouvements d’Arroyo d’un regard plein d’inquiétude, et son cœur fut soulagé en le voyant avec ses cavaliers tourner le lac et s’éloigner.

Grâce à la clarté de la lune, la vue du capitaine pouvait presque plonger jusqu’au fond des roseaux. Les bords du lac étaient redevenus déserts, ses eaux étaient silencieuses et tranquilles. Tout à coup, don Cornelio crut voir une légère agitation parmi les plantes marécageuses qui croissaient le long des rives.

Au même instant, une ombre vague et indécise apparut au milieu des touffes vertes et des lames aiguës des glaïeuls, et cette ombre, en s’élevant insensiblement, prit la forme distincte d’une femme.

Elle était vêtue d’une robe blanche, et de longs cheveux épars et en désordre flottaient sur ses épaules.

Une sueur froide ruissela sur le front de don Cornelio. Fasciné par cette étrange apparition, ses yeux égarés restaient fixés sur elle sans pouvoir s’en détacher : c’était, il n’en doutait pas, la compagne de Tlaloc, la terrible Matlacuezc, qui, sortie du palais humide qu’elle habite dans les profondeurs du lac d’Ostuta, se rendait aux évocations du descendant des anciens caciques de Tehuantepec.