Costal l’Indien (Gabriel Ferry)/III/X

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Costal l’Indien ou le Dragon de la reine
Librairie Hachette et Cie (p. 414-429).

CHAPITRE X

LE MESSAGE.


Depuis le moment où nous avons montré Costal et Clara battant les roseaux de la rive du lac pour en chasser les caïmans, puis s’élançant dans ses eaux fangeuses, emportés tous deux par ce fatalisme aveugle de l’Indien, qui lui faisait braver les alligators avec autant de témérité qu’il avait jadis bravé les requins, le lecteur ignore complétement ce que sont devenus ces deux personnages. Nous allons les ramener sur la scène ; il est d’ailleurs nécessaire que nous les suivions pour quelques instants, afin d’expliquer comment le fantastique a servi de prologue au drame réel dont le dénoûment ne tardera pas à avoir lieu.

Quand les deux aventuriers eurent disparu dans l’ombre que projetait la colline enchantée, ils ne tardèrent pas, comme l’avait pensé le capitaine, à prendre terre sur la colline elle-même.

Le Monapostiac n’est qu’un bloc immense d’obsidienne d’un vert noirâtre disposée en longues couches verticales et irrégulières, séparées les unes des autres. Telle est la cause des fissures qu’on voit dans ses flancs. Frappée des rayons du soleil ou de la lune, cette matière vitreuse prend une espèce de transparence terne qui, jointe au brouillard épais qui couvre le sommet de la colline, donne à l’ensemble un aspect étrange et mélancolique.

Certaines parties de ce bloc, dont Costal avait une parfaite connaissance, sont d’une sonorité singulière et bizarre, semblable à celle du Cerro de la Campana dont nous avons parlé dans un précédent récit[1].

Tantôt absorbé dans ses méditations, tantôt récitant à voix basse des prières dans la langue de ses pères, le Zapotèque attendait, pour commencer ses incantations, que la lune se montrât au-dessus du rideau de cèdres qui terminait la plaine.

Il serait long et fastidieux de décrire toutes les pratiques bizarres à l’aide desquelles l’Indien évoquait le puissant génie dont l’intervention devait enfin rendre au descendant des caciques de Tehuantepec la splendeur de son antique famille.

Certes, si la persévérance et le courage eussent dû obtenir des divinités indiennes la faveur qu’il sollicitait, Costal l’eût amplement méritée. Quoique rien, jusqu’à ce moment, n’indiquât que Tlaloc ou Matlacuezc dussent apparaître à leur courageux adorateur, le front de Costal rayonnait de tant d’espoir, que le nègre n’eut pas un instant l’idée qu’il pût échouer dans cette dernière tentative.

Depuis le lever de la lune, si impatiemment attendu, plus d’une heure s’était passée en préparatifs de toute sorte, lorsque Costal rompit enfin le silence imposant qu’il avait gardé jusque-là à l’égard de Clara.

« Clara, dit-il d’une voix grave, quand les dieux de mes pères, appelés par le fils des caciques qui a vu cinquante saisons des pluies, vont entendre les sons auxquels ils prêtaient l’oreille depuis plus de trois siècles, ils apparaîtront sans aucun doute.

— Je l’espère bien ainsi, dit Clara.

— Oui, mais qui sait si ce sera Tlaloc ou sa compagne ?

— Peu m’importe.

— Matlacuezc, reprit l’Indien, est vêtue de blanc aussi pur que celui de la fleur du floripondio ; quand ses cheveux ne sont pas tordus sur sa tête, ils flottent sur sa robe comme la mantille d’une señora de haut parage ; ses yeux sont plus brillants que les étoiles, et sa voix est plus douce que celle du moqueur lorsqu’il imite le rossignol : et cependant sa vue est terrible à soutenir.

— Je la soutiendrai, dit le nègre.

— Mais Tlaloc a la taille gigantesque ; des serpents enroulés sifflent dans sa chevelure, son œil est comme l’œil du jaguar, sa voix gronde comme celle de deux taureaux. Réfléchissez-y, tandis qu’il en est temps encore.

— Je vous l’ai dit, je veux de l’or, et peu m’importe que ce soit Tlaloc ou sa compagne qui me le donne ; de par tous les diables chrétiens ou païens ! je ne suis pas venu jusqu’ici pour reculer.

— Alors, continua Costal, je vais appeler mes dieux. »

En disant ces mots, l’Indien ramassa une pierre près de lui, et, s’avançant vers la colline, il en frappa fortement un des angles ; le coup retentit au loin semblable au bruit de l’airain. Onze fois encore il renouvela sa terrible évocation.

Des murmures vagues d’abord semblèrent répondre aux coups de la pierre sur le rocher ; puis bientôt, comme si Costal eût en effet possédé le don de faire entendre la voix terrible de Tlaloc, des hurlements affreux éclatèrent au milieu du silence ; c’étaient ceux qui avaient si fort effrayé le capitaine et les gens de don Mariano.

Clara fut en proie à la même terreur ; mais ce ne fut que pour un moment, car il s’écria d’une voix ferme :

« Sonnez encore, Costal, Tlaloc a répondu. »

L’Indien jeta sur Clara un regard scrutateur. La lune laissait voir la teinte grisâtre de son visage ; il était évident que le noir parlait sérieusement.

« Eh quoi ! dit le Zapotèque, êtes-vous donc assez peu familiarisé avec les mystères de nos forêts, pour confondre la voix d’un vil animal avec celle du dieu des montagnes ?

— Un animal hurler ainsi !

— Sans doute ; cette voix est effrayante, mais elle ne l’est que pour ceux qui ne connaissent pas l’animal qui la fait entendre : c’est un singe[2] que vous tueriez d’un coup de la cravache que vous avez laissée au pommeau de votre selle. Non, non, la voix de Tlaloc est autrement terrible.

— Eh bien ! j’en suis fâché, » répondit le nègre.

Bientôt la vue des cavaliers qui exploraient les alentours du lac allait donner un autre cours à leurs idées. Les bandits d’Arroyo venaient à peine de disparaître derrière les roseaux, que, du plus épais des fourrés, on vit surgir la blanche apparition que le capitaine contemplait encore en frémissant.

À l’aspect de cette soudaine vision, l’œil de l’intrépide Costal brilla d’un éclair de triomphe. Il saisit d’une main le bras de son compagnon.

« Les temps sont venus, dit-il, la gloire des caciques de Tehuantepec va renaître : voyez ! »

Il montrait de l’autre main la chevelure noire flottant comme une mantille sur la robe couleur de floripondio, que la lune éclairait au milieu des roseaux.

« C’est Matlacuezc, » répondit le nègre à voix basse.

Et, quoique son cœur battît à coups redoublés dans sa poitrine, Clara ne laissa pas deviner la terreur secrète qu’il éprouvait en face de la divinité des eaux qui se montrait enfin à lui.

Tous deux descendirent doucement des flancs du rocher dans l’eau et se mirent à la nage.

À ce moment, la blanche apparition disparut, et les deux aventuriers la perdirent de vue, quoique le capitaine, du haut de l’arbre qu’il occupait, continuât à l’apercevoir tapie derrière la frange verte des glaïeuls du lac.

Mais l’Indien savait où se diriger, et son bras vigoureux fendait les eaux si rapidement, que le nègre, quelques efforts qu’il fît, restait à dix nagées derrière lui.

Bientôt le capitaine Lantejas, tout en frémissant du courage surhumain de Costal, le vit étendre les mains pour saisir la déesse des eaux, quand une voix s’écria :

« Pas au nègre ! au meurtrier du Gaspacho d’abord ! »

Un coup de fusil sillonna le lac. Don Cornelio perdit de vue le nègre et l’Indien qui venaient de plonger ; mais, à la place qu’abandonnait Costal, il vit les roseaux frémir et s’agiter. Il entendit comme un léger cri d’agonie ; les glaïeuls cessèrent de bruire et le cri s’éteignit.

La vision à la robe blanche et aux cheveux flottants avait disparu, le lac demeurait désert, mais ce ne fut que pour un instant. Costal et Clara reparurent à sa surface et ne tardèrent pas à prendre terre sur la rive, à une portée de fusil du capitaine.

Le drame réel se mêlait si étroitement à de fantastiques apparences, que don Cornelio resta un instant l’esprit troublé et l’œil voilé d’un nuage.

La vue du danger que couraient ses deux fidèles compagnons put seule le rappeler à lui et l’avertir que ce qui se passait sous ses yeux n’était pas un rêve.

Subitement sortis de derrière les roseaux, à peu de distance de l’endroit où l’apparition s’était un instant montrée, deux des hommes d’Arroyo poursuivaient le nègre et Costal le sabre à la main. Dès lors le capitaine reprit complétement ses sens, et, appuyant le canon de sa carabine sur l’une des branches de son arbre, il fit feu : un des bandits tomba, et l’autre s’arrêta effrayé de ce coup inattendu.

Ce délai donna le temps aux deux aventuriers d’arriver jusqu’à leurs chevaux et de sauter en selle comme deux fantômes tout ruisselants de l’eau du lac.

De son côté, le capitaine descendit précipitamment à terre en se nommant et en appelant ses deux compagnons de leur nom.

« Ah ! s’écria Costal, j’avais craint, en reconnaissant votre cheval avec les nôtres, qu’il ne vous fût arrivé malheur. »

Pendant ce temps, le bandit resté seul s’enfuyait à son tour vers son cheval, qu’il avait laissé à la garde de ses compagnons derrière les collines. Mais, poursuivi bientôt par l’Indien, qui en quelques bonds l’eut rattrapé, il fut terrassé sous les pieds de son cheval, et le Zapotèque le cloua par terre d’un coup de rapière sans quitter sa selle.

« Vite au lac maintenant ! reprit vivement Costal en s’adressant au nègre. Allez nous attendre dans le bois, seigneur don Cornelio, nous avons besoin d’être seuls. »

Comme il mettait pied à terre en prononçant ces mots, un nouvel incident venait de changer la face des choses.

Cinq cavaliers et une litière portée par deux mules apparurent tout à coup sur le bord du lac et presque à l’extrémité du bois : c’était don Mariano à côté de la litière de sa fille, accompagné de ses quatre domestiques.

L’hacendero avait entendu le capitaine Lantejas se nommer en appelant de leur nom Costal et Clara, et, plein d’espoir dans le renfort inattendu que le ciel lui envoyait, il se hâtait de le joindre.

De l’autre côté de l’Ostuta, derrière le rideau de cèdres, déboucha au même moment une seconde troupe à cheval, composée d’une demi-douzaine d’hommes poursuivis, selon toute apparence, par un nombre égal de cavaliers qui se montrèrent à leur tour le sabre au poing.

« Qu’est-ce encore, s’écria Costal en jurant comme un païen qu’il était, que ces intrus qui viennent troubler les adorateurs de Tlaloc ? »

Le nègre, qui au même instant entendit qu’on l’appelait ainsi que Costal, se frappait la poitrine de désespoir en pensant à l’occasion unique que lui faisait perdre cette invasion subite du lac, si désert jusqu’alors. C’était la voix de don Mariano qu’on venait d’entendre ; il se faisait connaître et appelait aussi par son nom le capitaine Lantejas, tout en ignorant que c’était le même qui portait le prénom de Cornelio, l’ancien hôte de las Palmas.

« C’est bien moi, vive Dieu ! » répondit le capitaine, surpris au dernier point de se trouver en pays de connaissance au milieu de cette solitude si morne jusqu’à ce moment.

Au milieu de ces divers incidents, les fuyards qui venaient d’apparaître semblèrent indécis sur la direction qu’ils avaient à prendre ; mais bientôt n’apercevant peut-être pas le groupe réuni sur la lisière du bois, ils se dirigèrent de ce même côté.

Lantejas et ses deux compagnons, don Mariano et ses gens, n’eurent que le temps de se jeter précipitamment derrière les arbres, pour éviter d’être renversés par le galop impétueux des chevaux, lancés à toute bride par leurs cavaliers, qui passèrent comme un tourbillon devant eux.

Cependant, malgré la rapidité de leur course, l’œil perçant de Costal distingua, parmi ces fuyards, deux hommes qu’il ne pouvait méconnaître, car ils avaient été, comme lui, les serviteurs de don Mariano.

« Nous sommes en pays ennemi, dit-il à voix basse à Clara ; voici Arroyo et Bocardo, poursuivis sans doute par les royalistes. »

Il achevait à peine, qu’emportés par un galop non moins furieux, les six cavaliers lancés à la poursuite d’Arroyo passèrent à leur tour aussi rapidement que l’éclair.

L’un d’eux, de haute taille, autant qu’on en pouvait juger, précédait ses cinq compagnons ; courbé sur le cou de son cheval, qui semblait plutôt voler que galoper, il ne cessait néanmoins de lui presser les flancs de ses éperons.

Saisissant convulsivement son feutre noir à larges bords, un instant presque enlevé de sa tête dans la rapidité de sa course, il le renfonça tellement, que sa figure, déjà à moitié cachée par la crinière de son cheval, paraissait à peine. Le coursier, en même temps, effrayé soit par la masse sombre de la litière de Gertrudis, soit par la vue d’un autre objet, fit un saut de côté en laissant échapper de ses naseaux un souffle, étrange et rauque, auquel répondit un faible cri parti de dessous les rideaux de la litière.

Ce cri passa inaperçu pour le cavalier, qui ne tourna pas la tête.

Gertrudis ne fut pas la seule qui tressaillit en entendant ce souffle si reconnaissable ; don Cornelio se rappela aussi qu’il l’avait ouï résonner d’une manière terrible à ses oreilles, sur le champ de bataille de Huajapam, quelques instants avant qu’il se sentît enlever de sa selle par le bras vigoureux du colonel Tres-Villas.

Don Mariano n’avait pu méconnaître non plus cette particularité d’un cheval si longtemps nourri dans ses écuries. Le cavalier avait bien la haute taille de don Rafael ; était-ce toutefois lui qu’on supposait au siége de Huajapam ? Il était permis d’en douter.

Remettant à une heure plus favorable, car la nuit était encore loin de toucher à sa fin, à continuer leurs invocations aux divinités zapotèques, Costal et Clara, pour être prêts à tout événement, s’étaient hâtés d’aller reprendre leurs armes à feu avec leurs vêtements, et don Cornelio resta seul avec l’hacendero et Gertrudis.

Incertains les uns et les autres de ce qu’ils devaient faire, tous attendaient avec une vive anxiété la fin de l’action qui se passait presque sous leurs yeux, mais dont les détails devaient leur échapper dans l’éloignement, malgré les clartés que la lune jetait sur le lac, dont les bords étaient le théâtre où le dénoûment allait avoir lieu.

Don Rafael qui, de proche en proche, depuis le moment où nous l’avons vu quitter l’hacienda de San Carlos, était arrivé près du lac d’Ostuta, continuait toujours sa poursuite acharnée.

De moment en moment, l’espace qui le séparait d’Arroyo se rapetissait, et le bandit, qui, malgré sa bravoure habituelle, semblait frappé d’une folle terreur devant l’ennemi implacable et redouté qu’il fuyait, ne pouvait se dissimuler que son terrible bras allait l’atteindre.

Il eut un moment d’espoir, néanmoins ; car les soldats de la suite du colonel n’étaient pas aussi bien montés que leur chef, qui les précédait de cinq ou six longueurs de cheval. Le bandit pouvait ordonner à sa troupe de faire volte-face et d’envelopper don Rafael, avant que ses cavaliers eussent pu le rejoindre ; mais le cœur lui fit défaut, et cette dernière chance de salut lui échappa. La force indomptable du colonel ; et son courage aveugle lui étaient trop connus pour qu’il espérât le terrasser dans le court instant qui suffirait à ses gens pour lui venir en aide.

Arroyo était arrivé à l’extrémité orientale du lac ; à peu de distance s’étendaient devant lui des plaines immenses, dans lesquelles il se flattait de se dérober à la poursuite de son ennemi.

Il continua donc sa course, résolu à n’user qu’à la dernière extrémité de la périlleuse ressource que lui fournissait l’avance du colonel.

Mais don Rafael, en dépit des passions fougueuses qui l’agitaient, suivait d’un œil attentif toutes les manœuvres du bandit, et il sembla deviner son intention, car, depuis quelques secondes déjà, il s’écartait de la courbe du lac pour lui couper tout espoir de retraite à sa droite, et lorsque Arroyo, que Bocardo suivait de près, fit un écart brusque en s’éloignant du rivage, il n’était plus temps.

Le cheval au souffle rauque et son cavalier bondissaient en ligne parallèle aux deux bandits, en jetant une ombre formidable jusqu’aux jambes du cheval d’Arroyo. Celui-ci se porta rapidement sur la gauche : c’était ce que voulait don Rafael, qui semblait dans l’intention d’agir avec lui comme on agit avec le cerf, qui, pressé par le chasseur, n’a plus pour dernier moyen de salut que l’étang contre lequel il est acculé.

« Gare à vous ! » s’écria Bocardo à son complice, à l’aspect du colonel qui venait, par un effort soudain, de le dépasser, et qui s’élançait sur lui.

Arroyo déchargea le pistolet qu’il avait à la main, en retenant involontairement la bride de sa monture ; le coup, mal dirigé, n’atteignit pas don Rafael, dont le cheval, heurtant du poitrail le flanc de celui d’Arroyo, le renversa sur le côté.

Bocardo se jeta au travers pour donner à son associé le temps de se relever.

« Arrière, immonde putois ! » s’écria le colonel en lui faisant vider les arçons d’un coup de la poignée de son sabre.

Arroyo, froissé, meurtri, les éperons engagés sous la selle, essayait vainement de se relever, que déjà le colonel d’un côté et ses gens de l’autre l’entouraient, le sabre haut, tandis que les quatre cavaliers insurgés continuaient à s’enfuir à toute bride, et que Bocardo, les côtes brisées, gisait immobile sur le sable.

De l’endroit où ils étaient postés, les spectateurs avaient vu de loin cette double chute, mais sans deviner de quel côté demeurait l’avantage.

Pourvu que les bords du lac redevinssent solitaires. peu importait à Costal et à son compagnon d’aventures ; mais il n’en était pas de même de don Mariano.

Frappé de l’idée que l’un des acteurs de cette lutte sanglante pouvait être le colonel Tres-Villas, dont la vie lui était si précieuse depuis que celle de sa fille y était pour ainsi dire attachée, il était absorbé dans sa douloureuse incertitude, et, depuis le commencement de la terrible scène qui se passait sous ses yeux, il avait gardé le plus profond silence.

Un vif sentiment de curiosité avait également rendu muets don Cornelio et ses deux compagnons. Don Mariano ignorait donc encore que l’hacienda de San Carlos eût été prise et pillée par la bande d’Arroyo ; de son côté, Gertrudis, dont l’oreille avait avidement saisi au passage le souffle échappé aux naseaux du Roncador, était silencieusement livrée à ses mortelles angoisses sous les rideaux de sa litière.

Costal fut le premier à rompre ce long silence, par suite du désir qu’il éprouvait de se retrouver seul avec Clara sur les bords du lac.

« Quoi qu’il en soit, dit-il, la route est libre maintenant, et le seigneur don Mariano peut reprendre son chemin, si c’est à las Palmas qu’il se rend.

— Nous n’allons pas à las Palmas, reprit l’hacendero avec distraction et en s’avançant de quelques pas pour essayer de se rendre compte de ce qui se passait, sans néanmoins que le bruit de voix confuses qu’il entendait à quelque distance pût éclaircir ses doutes.

— À votre place, je n’hésiterais pas à poursuivre mon chemin, reprit Costal, les moments sont précieux, et… Par les serpents de la chevelure de Tlaloc ! s’écria-t-il avec une surprise mêlée de colère, il y a encore quelqu’un dans ces bois. »

On put entendre, en effet, tout près de là, le craquement des broussailles et des lianes ; puis ces mots furent distinctement prononcés :

« Par ici, compadre, par ici ! J’entends là-bas la voix de l’homme que nous cherchons. Vite, de par tous les diables ! ne le manquons plus cette fois. »

Cette voix n’était connue d’aucun de ceux qui venaient de l’entendre. L’homme à qui les paroles s’adressaient n’avait pas répondu. Le bruit des pas, à travers les halliers, s’affaiblit peu à peu et se perdit dans le lointain.

Costal et Clara échangèrent un regard de désappointement, tandis que l’hacendero, toujours attentif à ce qui se passait autour de lui, faisait de vains efforts pour en trouver la solution.

La lune, qui allait bientôt disparaître derrière les collines, éclairait encore de ses rayons obliques un corps d’hommes et de chevaux dont les ombres s’allongeaient démesurément sur le sable blanc de la plaine. Mais que se passait-il au milieu de ce groupe ? Une scène terrible, sans doute, à en juger par un effroyable cri qui se fit entendre, et dont l’hacendero frémit jusqu’au fond du cœur.

Était-ce don Rafael vaincu qui le poussait, ou exerçait-il lui-même un acte d’impitoyable justice contre le meurtrier de son père ?

Au moment où Arroyo se débattait sous le poids de son cheval, le colonel s’était jeté à bas du sien, et, le poignard aux dents, ses deux mains de fer saisirent celles du bandit, dont les muscles brisés s’agitaient en vain sous sa terrible étreinte. Il pesa sur sa poitrine de tout le poids de son genou, lourd comme un bloc de rocher qui serait tombé du Monapostiac. Arroyo, les bras en croix, succombant à la douleur, restait immobile, et la rage et la terreur se peignaient tour à tour sur tous ses traits.

« Qu’on garrotte cet homme ! » dit don Rafael.

En un clin d’œil, le lazo de l’un des cavaliers se replia dix fois autour des jambes et des bras du bandit terrassé.

« Bien, dit le colonel lorsque Arroyo n’eut plus la liberté de faire un mouvement, qu’on l’attache à la queue du Roncador. »

Quelque habitués que fussent les soldats espagnols aux terribles actes de vengeance qui suivaient presque toujours la victoire d’un côté comme de l’autre, ce ne fut qu’au milieu d’un profond silence qu’ils exécutèrent cet ordre.

Lorsque l’extrémité du lazo qui liait le bandit fut fortement attachée à la naissance de la queue du Roncador, qui semblait aussi refuser la sanglante besogne dont on le chargeait, le colonel se mit en selle.

Il jeta par derrière un regard de haine sur l’assassin de son père, et un sourire dédaigneux répondit aux cris de grâce d’Arroyo.

« À quoi bon ? lui dit-il. Antonio Valdez est mort ainsi ; vous mourrez comme lui, je vous l’ai dit à l’hacienda de las Palmas. »

Les éperons du colonel retentirent avec un bruit sinistre contre les flancs du Roncador effrayé ; l’animal se cabra violemment à l’instant où le bandit poussa le cri d’angoisse et de douleur qui venait d’agiter si fortement don Mariano.

Sous un second coup d’éperon le Rocandor poussa un hennissement rauque, fit un bond en avant, puis resta immobile et frémissant. Arroyo, enlevé violemment du sol, retomba lourdement.

En ce moment deux hommes accouraient à toutes jambes. La lune éclairait comme en plein jour la figure du colonel.

Arrivé près de lui, un des hommes s’écria :

« Un instant, colonel ; au nom de Dieu ! ne vous en allez pas encore, nous avons eu trop de mal à vous trouver, mon compère et moi. »

L’homme qui parlait ainsi se découvrit et montra la physionomie militaire de Juan el Zapote, tandis que l’honnête Gaspar le rejoignait tout essoufflé.

Le colonel ne put méconnaître les deux compagnons de ses dangers dans les bois des bords du fleuve, ni oublier que l’un d’eux lui avait donné un avis salutaire en lui indiquant l’endroit où il avait trouvé un refuge.

« Que voulez-vous ? leur dit-il ; ne voyez-vous pas que je ne puis vous écouter ?

— Oui, sans doute, nous sommes indiscrets… Eh ! tiens ! c’est du seigneur Arroyo que vous vous occupez ?… Mais, depuis vingt-quatre heures nous courons après vous et vous nous échappez toujours… J’ai un message de vie ou de mort à vous délivrer.

— Grâce ! grâce ! seigneur colonel, criait Arroyo d’une voix lamentable.

— Chut donc ! vous nous empêchez de causer, fit le Zapote.

— Un message ! s’écria le colonel, dont le cœur tressaillit d’espoir ; un message, et de quelle part ?

— Faites éloigner vos hommes, dit le Zapote, c’est un message confidentiel… un message d’amour, » acheva-t-il tout bas.

Sur un geste impérieux du colonel, car la voix lui manqua tout à coup, ses cavaliers s’écartèrent de façon à ne pouvoir rien entendre ; cependant, comme si cette précaution ne lui suffisait pas, il inclina la tête vers le messager.

Que lui dit le Zapote, qui, après s’être si adroitement substitué à Gaspar, jouait seul le rôle du messager véritable ? nous pouvons nous dispenser de le traduire. L’attitude seule du colonel révélait assez le sens des paroles qu’il venait d’entendre.

Soutenu d’une main à la longue crinière du Roncador, comme à un point d’appui dont il avait besoin pour se maintenir en selle, le colonel Tres-Villas étouffa un cri de bonheur ; puis il cacha vivement dans sa poitrine un objet que lui remit le messager, qui, à son tour, sur un mot de don Rafael, fit un saut prodigieux en témoignage de la joie folle qu’il éprouvait.

Alors le colonel tira son poignard, et ses cavaliers purent l’entendre dire à demi-voix au Zapote :

« Dieu ne voulait donc pas que cet homme mourût, puisque c’est à présent qu’il vous envoie vers moi ? »

Et, oubliant qu’il tenait enfin en sa puissance son plus mortel ennemi et le meurtrier de son père, oubliant son serment de haine pour ne plus se rappeler, au milieu des sensations délicieuses dont son cœur était plein, que le serment de clémence fait à Gertrudis elle-même, don Rafael se pencha sur la croupe de son cheval et trancha le lien qui attachait le misérable auquel l’arrivée inespérée du Zapote venait de sauver la vie.

Le colonel, dédaignant d’écouter les actions de grâces que lui adressait le bandit immobile sur le sable, se retourna vers le messager.

« Où est celle qui vous envoie ? demanda-t-il.

— Là, » répondit le Zapote en montrant du doigt une litière qui se remettait en marche, escortée de cinq cavaliers.

Débarrassé du corps humain qui l’épouvantait, le Roncador ne refusa plus, cette fois, de bondir dans la direction où les rideaux de la litière de Gertrudis ondoyaient aux derniers rayons de la lune.


  1. Voyages et aventures du Mexique.
  2. Le stentor ursinus.