Couleur du temps (LeNormand)/En cheminant

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Édition du Devoir (p. 35-36).

En cheminant


Midi sonnait aux églises prochaines. Je marchais, regardant avec indifférence les gens qui se pressaient dans la rue. La neige tombait à gros flocons, en brouillard épais. Je vis devant moi un homme à la figure laide et triste : une peau jaune et plissée, des yeux bordés de rouge, des yeux de miséreux et de malade. Sur sa poitrine pendait un petit cadre, certificat de pauvreté, sans doute. Et comme je le dépassais, j’entendis le sergent de ville qui surveillait la rue lui crier rudement : « Allez donc à l’Assistance publique ! »

Sous la neige humide, je continuai ma route. Je me sentais tout à coup saisie d’une grande pitié pour ce malheureux, près duquel j’étais passée sans faire le moindre bien, n’ayant même pas remarqué s’il avait le traditionnel « gobelet ». Il était repoussant, affreux. Qui allait se pencher sur lui, le consoler ?

Plus loin, à un coin de rue où les chars et les voitures s’entrecroisaient, j’ai trouvé une petite fille qui pleurait, abritée derrière la boîte de la poste. Des cheveux blonds sortaient de son bonnet fourré et elle tamponnait ses yeux de ses mitaines rouges. Je m’approchai et lui demandai la cause d’un tel chagrin. D’une voix toute sanglotante, elle répondit : « Je voudrais traverser, et je ne suis pas capable ! » Alors, je l’emmenai, et l’enfant se laissa conduire, tranquillisée, confiante.

Et nous traversâmes sans accident. J’amenai chez elle la fillette blonde qui soupirait encore, et je m’en fus chez nous rassérénée par cette petite main qui s’était un moment abandonnée dans la mienne.

À l’autre rue, mon miséreux avait sans doute trouvé la Charité qui l’avait conduit à une « soupe » ou à un gîte. Est-ce que les secours ne viennent pas toujours à leur heure ? Ne sommes-nous pas tous des enfants qu’une main divine dirige, à travers tous les événements, et soutient quand il le faut ?