Coup d’œil sur l’état des missions de Chine/05

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CHAPITRE V


Seconde cause du peu de fruits des missions, absence d’un clergé indigène.


Nécessité d’un clergé indigène. — Dommages qui résultent pour les missions de l’absence d’un clergé indigène. — Privation de culte. — La religion ne se nationalise pas. — Discussion des motifs qu’on allègue contre la formation d’un clergé indigène. — Incapacité administrative. — Antipathie nationale. — Attachement à leurs usages. — Conclusion.


Nécessité d’un clergé indigène.

La nécessité de former un clergé indigène partout où l’on a le dessein d’implanter l’Évangile, est prouvée par l’exemple même de Notre-Seigneur Jésus-Christ. On voit dans l’Évangile qu’il se choisit des disciples tout en commençant sa prédication. Elle est prouvée encore par l’exemple des apôtres, attentifs à ordonner des prêtres dans toutes les églises qu’ils formaient, ainsi qu’on le voit au chapitre 14 de leurs Actes, et dans la lettre de saint Paul à Tite.

Enfin cette nécessité d’un clergé indigène paraît bien plus clairement, lorsqu’on envisage soit le succès dont a été couronnée la prédication de l’Évangile, partout où cette règle a été suivie, soit le peu de solidité ou même la ruine entière des chrétientés, dans lesquelles l’institution d’un clergé indigène a été négligée.


Dommages qui résultent pour les missions de l’absence d’un clergé indigène.

Un coup d’œil jeté sur les missions de Chine et sur les funestes conséquences qui s’ensuivirent pour elles de l’absence d’un clergé indigène, rendra plus sensible encore la vérité de ces propositions.

Premièrement : dans les missions de Chine, les prêtres européens ne parvenant presque jamais à parler clairement la langue du pays, il en résulte que l’instruction religieuse n’est pas distribuée aux néophytes comme elle doit l’être, et que rien ne se fait pour la conversion des peuples infidèles. Sur ce sujet la plupart des prêtres européens sentent si bien leur insuffisance, qu’on les entend souvent se plaindre de l’impossibilité où ils sont de prêcher l’Évangile aux païens.


Privation de culte.

Secondement. : sans clergé indigène, la religion reste presque totalement privée de culte extérieur ; les prêtres étrangers sont si peu nombreux qu’ils doivent passer leur vie à parcourir incessamment les chrétientés ; à peine leur reste-t-il le temps de célébrer chaque jour, une messe basse dans la première chambre qu’ils rencontrent ; la messe finie, on entend les confessions ; une chrétienté achevée, on passe à une autre, et souvent une année ne suffit pas pour les parcourir toutes. Ainsi le culte consiste uniquement pour les chrétiens, à entendre dans une chambre souvent malpropre quelques basses messes dans le cours d’une année ; et cependant, si l’on réfléchit au caractère des peuples asiatiques, on voit que s’impressionnant surtout par les images et les représentations, le culte religieux leur est d’une nécessité toute particulière.

Troisièmement : les indigènes ne voyant ni grandes solennités ni cérémonies religieuses, ne sentent pas la nécessité d’avoir des églises, et n’ont aucun zèle pour en construire ; la religion ne forme pas à leurs yeux corps de société ; mais chacun reste chez soi avec les quelques prières qu’il a apprises.


La religion ne se nationalise pas.

Quatrièmement : les prêtres étant étrangers, la conséquence naturelle est que la religion apparaît comme une institution étrangère, un moyen d’envahissement mis en oeuvre par un peuple ennemi. Les chrétiens forment dans le sein de l’empire comme une association secrète dont le but est inconnu, dont tous les chefs sont exclusivement étrangers ; et par cela même, le premier sentiment qu’ils excitent est la défiance et le soupçon ; et ce sentiment se conserve et se propage d’autant plus que les prêtres européens sont obligés de se déguiser et de se cacher avec un soin infini. Ce préjugé qui représente la religion comme institution étrangère, est l’obstacle le plus fort à son introduction dans le pays ; les gouvernements se croient obligés de la proscrire, et les bons citoyens pensent faire preuve de patriotisme en la haïssant, et en secondant par tous les moyens possibles, sa ruine et son extinction.

C’est une persuasion semblable qui fut cause, dans le Japon, de la longue persécution par laquelle y fut éteint le Christianisme : elle est le motif de l’implacable guerre que lui font la Chine, la Corée et la Cochinchine. Or l’institution d’un clergé indigène, serait le moyen le plus efficace de faire disparaître un pareil préjugé.

Ainsi, avec un clergé indigène, la religion tout en conservant son caractère de catholicité et d’universalité, se nationalise et s’implante dans le pays, tandis qu’avec des prêtres étrangers, quelques brillantes et prospères qu’apparaissent les missions, elles sont toujours dans un état précaire, sans racine, et tout à fait incapables de résister à un orage ; c’est faute d’un clergé indigène, qu’ont péri les chrétientés du Japon et du Paraguay.

Un autre inconvénient pour les missions de n’avoir pas de clergé indigène, est que les chrétiens ne pouvant presque jamais voir de prêtres, ou s’il leur arrive d’en rencontrer, de ne voir que des étrangers avec qui ils ne peuvent pas couverser, s’habituent à s’en passer et à les regarder comme inutiles dans la religion. Les catéchistes chargés de prêcher. leur suffisent, et cet abus en est venu à ce point que des chrétientés, sur le moindre prétexte, se dispensent d’aller chercher le missionnaire pour la visite annuelle, et quelquefois refusent de le recevoir lorsqu’il vient de lui-même. Or lu véritable cause de cette plaie des missions, est le manque de clergé indigène.


Discussion des motifs qu’on allègue contre la formation d’un clergé indigène.

Nous allons maintenant examiner et discuter les raisons qu'on allègue ordinairement, pour se dispenser de faire des prêtres du pays.

Pour la nécessité d’un clergé indigène abstractivement considérée, on l’admet assez généralement ; mais lorsqu’il s’agit de la réduire en pratique, on ne peut jamais s’y résoudre, et le motif qu’on donne presque toujours, est que les hommes de ces pays sont tellement dépourvus d’intelligence et faibles de caractère, qu’ils sont incapables de concevoir la grandeur de la dignité du sacerdoce et d’en observer les obligations.

Une seule réflexion fera sentir toute la faiblesse de cette allégation. Les Chinois ont su conserver leur empire depuis quatre mille ans ; ils possèdent depuis des milliers d’années, des arts que les siècles modernes de l’Europe s’enorgueillissent d’avoir inventés, tels que l’imprimerie, la poudre à canon, la boussole, l’art de filer et de tisser la soie, le système décimal appliqué à toutes les sortes de poids, de valeurs et de mesures, et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer ; comment après cela les Européens osent-ils accuser cette nation de leur être inférieure en intelligence ?

Les Chinois possèdent des livres empreints d’une sagesse profonde et de la plus haute antiquité, tels que les King. Dans ces livres, au milieu des traditions les plus respectables, se trouvent des développements philosophiques qui laissent loin derrière eux toutes les productions européennes enfantées sous le paganisme ; et de plus, ils ont le bon sens de faire de ces doctrines des maximes obligatoires de gouvernement, ce en quoi ils sont plus sages que les Européens ; car en Europe, quoiqu’on ait l’avantage de posséder la révélation et les lois évangéliques, on ne se met guère en peine d’en faire la règle des États et de leur administration.

Quoique sous l’empire du paganisme, les Chinois ont des hospices d’enfants trouvés, de vieillards et de malades, des bureaux de bienfaisance où l’on distribue gratuitement la nourriture aux pauvres et des remèdes aux infirmes. Sur les routes, on trouve des monuments élevés pour le repos et le soulagement gratuit des voyageurs. Comment ose-t-on dire qu’une nation, abandonnée encore à la faiblesse de la philosophie païenne, et où néanmoins se rencontrent assez de lumières et de générosité pour produire tant de monuments de sagesse et de bienfaisance, une fois que la grâce de la rédemption sera venue briser ses liens et illuminer ses ténèbres, ne pourra pas présenter, pour mi clergé indigène, autant de ressources qu’unie nation européenne ?

Et encore, lors même que les Chinois nous seraient réellement inférieurs en intelligence et en force morale, serait-ce là une raison suffisante de leur refuser un clergé indigène ? Le prêtre est le chef et le guide des fidèles ; mais par cela même qu’il est lie guide des chrétiens, il ne doit pas leur être tellement supérieur et à une telle distance d’eux, qu’on le perde pour ainsi dire de vue et qu’on désespère de l’atteindre. Autrement, sa qualité de guide deviendrait inutile. Ainsi, d’après ce principe, on pourrait conclure que chaque nation, aidée de la lumière et de la grâce évangélique, pourrait trouver dans ses rangs des membres propres à lui former un clergé indigène. Mais comme il ne s’agit ici que de la nation chinoise, je m’arrête et je veux point généraliser la question. Il suffit seulement de citer à l’appui de cette proposition l’exemple de Notre-Seigneur lui-même, le prêtre par excellence pour opérer le salut dit monde, il a voilé sa divinité, s’est fait homme et a passé par toutes les infirmités humaines ; ensuite, voulant instituer un sacerdoce dépositaire de sa doctrine et chargé de perpétuer et de propager l’oeuvre de la rédemption, il en choisit les membres parmi les rangs les plus vulgaires de la société.

On s’excuse aussi souvent de faire des prêtres du pays, par les mauvaises qualités qu’on prétend trouver en eux lorsqu’ils ont été élevés à cette dignité. Les reproches les plus ordinaires qu’on leur fait sont d’être sans énergie et sans esprit de prosélytisme, de n’avoir aucune capacité pour l’administration des affaires, d’avoir de la défiance et de l’antipathie pour le clergé européen, enfin, d’être trop entêtés des usages et des institutions de leur pays.

On remarque, il est vrai, dans les prêtres chinois, un esprit posé et réfléchi. C’est le caractère dominant de leur nation. L’impétuosité européenne, si ordinaire surtout aux jeunes missionnaires, ne s’accommode pas de la lenteur et de l’esprit calculateur des Chinois ; voilà d’où vient l’accusation de nonchalance et d’apathie répétée sans cesse contre eux.

Il faut reconnaître aussi que quelques-uns d’entre les prêtres chinois méritent réellement le reproche de passer leur vie dans une espèce de léthargie continuelle sans jamais rien entreprendre. Ce mal tient surtout aux causes suivantes :

1° L’éducation qu’on leur donne les rend comme étrangers dans leur pays. Ils ont, pour ainsi dire, cessé d’être Chinois sans devenir Européens ; de là la fausseté de leur position et l’impossibilité où ils sont d’agir.

2° Le régime sous lequel les tiennent les prêtres européens, étouffe en eux toute espèce d’élan. On les gouverne comme des enfants, sans leur laisser espoir d’arriver jamais à rien ; de là, ils s’affaissent sur eux-mêmes et se concentrent dans leur propre esprit, sans qu’aucune espèce d’émulation les porte jamais à en sortir.

3° La réprobation, vouée de toutes parts aux chrétiens comme sectateurs d’une institution étrangère, pèse surtout sur les prêtres ; ils sont regardés comme les premiers affiliés de la conspiration, qui a pour but d’introduire les ennemis dans les pays, et, par conséquent, comme spécialement traîtres à leur patrie ; et de fait, la position qu’on leur fait, va à les faire considérer comme les domestiques des prêtres européens.

Qu’on fasse disparaître certains abus dans l’éducation des prêtres indigènes ; surtout qu’on les rende nombreux et qu’on les entoure, devant leurs compatriotes, de l’estime et de la considération qu’un prêtre doit avoir, et on verra que le caractère souple, persévérant, instinctivement opiniâtre du Chinois, possède des ressources qui n’existent peut-être pas chez les Européens.


Incapacité administrative.

On reproche aussi aux prêtres chinois de ne pas savoir administrer les affaires. Une pareille assertion est vraiment étonnante ; pour le commerce, l’agriculture et plusieurs autres arts, les Chinois laissent les Européens loin derrière eux. Ils sont capables d’administrer de grands établissements et de grandes sociétés. Ils sont mandarins civils et militaires, gouvernent des districts, des arrondissements et des provinces, commandent des armées ; enfin, sont capables des fonctions qui exigent le plus d’habileté pour le gouvernement ; et affirmer, après cela, que les prêtres chinois sont incapables de s’acquitter de charges administratives, autant vaudrait dire que la religion et le caractère sacerdotal leur ont fait perdre leur bon sens et leur capacité.

Et cependant ce reproche, il faut le reconnaître, est à peu près arrivé à l’état de maxime chez une multitude de missionnaires ; il est bon d’en dire ici la cause.

Si on reconnaissait aux Chinois de la capacité administrative dans le spirituel comme dans le temporel, il y aurait souvent des occasions où, sans l’injustice et l’imprudence la plus criante, l’administration ne pourrait pas être remise en d’autres mains. C’est lorsque, dans une mission où se trouvent de vieux prêtres chinois, pleins d’expérience et consumés de travaux, arrivent de jeunes missionnaires européens, complètement ignorants de la langue, des usages et des affaires du pays qu’il faut bien alors invoquer la maxime que les Chinois sont dépourvus de toute capacité administrative, car sans cela il faudrait de toute nécessité leur laisser, si non le titre, du moins l’exercice de l’administration entre les mains.

Des cas appartenant à l’administration spirituelle avaient été portés d’abord au jugement d’un prêtre chinois ; il se comporta avec sagesse et suivit en tout les règles de la prudence et de la théologie ; les mêmes cas furent ensuite soumis à le décision de prêtres européens, et ceux-ci commirent, en cette occasion, mille extravagances.

On a vu les choses temporelles d’une mission administrées par des prêtres chinois, en l’absence des prêtres européens, avec sagesse, économie et désintéressement ; ensuite, lorsque les Européens en eurent saisi l’administration, le même temporel devint l’objet du gaspillage le plus déraisonnable.


Antipathie nationale.

On objecte beaucoup aux prêtres chinois leur éloignement et leur antipathie pour les prêtres européens ; et réellement cet esprit n’existe que trop dans plus d’un vicariat apostolique ; mais la cause en est dans le peu d’égards que les Européens ont pour les indigènes. Il est certaines missions où les prêtres européens ne donnent aucune part aux prêtres chinois dans les aumônes de la Propagation de la foi, et gardent pour eux seuls les sommes, quelquefois considérables, qui leur sont envoyées. Ce traitement doit paraître peu équitable aux prêtres chinois, et est tout à fait de nature à faire naître en eux de l’antipathie pour les Européens.

Il est telle mission où les prêtres européens ne voudraient pas manger à la même table que les Chinois ; on les regarde comme des êtres inférieurs et des parias. Voilà les causes de l’éloignement que les Chinois témoignent quelquefois pour les Européens. Dans les missions où l’on a pour règle de ne faire aucune distinction entre les indigènes et les missionnaires d’Europe, soit pour les aumônes, soit pour la table, on a toujours vu régner la plus intime union.

Si, dans quelque pays de l’Europe que ce soit, un clergé étranger se partageait à son gré les dignités et les richesses de l’Église, et qu’on traitât les clercs du pays comme des serfs et des gens dégradés, on n’aurait certainement pas pour ces étrangers la déférence de la charité que les Chinois, dont nous venons de parler, conservent encore pour leurs missionnaires européens.


Attachement à leurs usages.

Enfin, on reproche universellement aux prêtres chinois une attache excessive pour les usages et les institutions de leur pays ; on va même sur ce sujet, jusqu’à les accuser d’ingratitude, comme si la reconnaissance leur faisait un devoir de se plier aux coutumes européennes.

Il faut d’abord observer que ces reproches ne sauraient se rapporter aux usages condamnés par l’Église ; les Chinois donnent, sur ce point, l’exemple de la fidélité et de la soumission la plus aveugle pour les ordres du Saint-Siège.

Cette attache, dont on leur fait un crime, porte donc sur des coutumes purement civiles, indifférentes à la religion, et sur lesquelles la loi de Dieu ne dit rien. Ils sont donc parfaitement libres à cet égard, et il y a injustice de prétendre leur en faire un crime.

Chacun concevra encore combien il serait peu sage, pour les prêtres chinois, de changer les usages de leurs pères pour prendre ceux des peuples étrangers ; ils se rendraient odieux à leurs compatriotes, et se fermeraient auprès d’eux toute voie de succès. Et si, dans ces choses, il en est qui doivent faire le sacrifice de leurs préjugés et de leurs habitudes, ce doivent, sans contredit, être les prêtres européens ; c’est là le seul moyen de gagner les coeurs des peuples au milieu desquels ils se trouvent, à l’exemple de saint Paul, qui se faisait tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ.


Conclusion.

De tout ce qui vient d’être dit, il faut conclure que de tous les reproches qu’on adresse aux prêtres chinois, de tous les prétextes dont en se sert pour se dispenser de les admettre à tous les degrés de la cléricature, aucun n’est concluant ni péremptoire ; et par conséquent tout missionnaire qui se propose l’avancement de l’oeuvre des missions, doit mettre le soin de former un clergé indigène parmi les plus essentiels de ses devoirs.


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