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Coup d’œil sur les patois vosgiens/05

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V

Les sources latines sont les plus considérables. La Haute-Moselle était devenue, à l’époque des invasions franques, un pays réellement latin, où le souvenir de la race et des institutions gauloises était à peu près effacé, et où les vestiges qui en restaient étaient déjà méconnaissables ; on la voit couverte de villes entièrement romaines. Trèves, longtemps la préfecture des Gaules, Toul, Metz, Verdun ont laissé dans l’histoire ou dans leurs monuments les puissants souvenirs d’un âge ci­vilisé.

Pour nous restreindre au département des Vosges, le séjour des Romains y serait prouvé par des ruines assez considérables, à défaut de renseignements historiques qui heureusement ne manquent pas. Des statues, des autels, des mosaïques, des bas-reliefs, des inscriptions, etc., trouvés en grand nombre surtout dans la partie occidentale et méridionale, témoignent assez de la façon dont les mœurs et la religion des Ro­mains avaient pénétré et modifié l’ancienne po­pulation.

Grannum (Grand), Solimariaca (Soulosse), étaient des villes remarquables. La première avait des thermes et un amphithéâtre dont les vestiges indiquent assez l’importance du lieu. Cinq camps romains étaient établis sur notre territoire dans d’excellentes situations.

Un ingénieur antiquaire, M. Jollois, a res­titué la carte des voies romaines qui sillonnaient le département. Il n’est pas sans importance, on le verra, d’en rappeler ici le nombre et les directions.

Deux grandes voies perpendiculaires, se cou­pant près de Charmes, le traversaient oblique­ment, l’une de Metz à Bâle par le Ballon d’Alsace, l’autre de Besançon à Strasbourg par le Donon. Dans l’angle ouvert du côté du sud et dont le sommet est près de Charmes, une multitude de voies partielles s’entrecroisaient et s’unissaient aux deux grandes branches latérales. Cinq se rencontraient à Escles, qui paraît être le centre de ce réseau secondaire ; quatre à Vioménil ; cinq à Arches ; trois à Épinal. Dans le triangle, formé par les deux branches de l’est et la chaîne des Vosges, on n’en trouve que deux : la pre­mière se dirigeait d’Arches vers la branche N.E. par Rambervillers ; la seconde allant de Baon au Bonhomme, laissait libre, parce qu’il était assez défendu par lui-même, un vaste espace couvert de montagnes élevées et de vallées étroites (d’Arches au Bonhomme et de Ramber­villers aux sources de la Moselle).

Aussi arrive-t-il qu’au centre et à l’ouest du département, la population a dû devenir plus intimement romaine, et que le patois y est plus profondément latin. C’est de ce patois que M. de Reiffenberg aurait pu dire que les populations ont coupé la queue aux mots latins ou les ont éventrés. Ainsi dans les mots suivants, le patois a procédé par le retranchement de la dernière syllabe, à laquelle se trouvaient attachées syn­thétiquement des idées de rapport qui ont été perdues dans la confusion des temps ou par l’ignorance et remplacées analytiquement, on le sait, par des prépositions :

pé, pire, pejus,
pò, peu, paucus,
prâ, pré, pratum,
pâ, paix, pax, pacis,
son, sommeil, somnus,
lé, lit, lectus,
mâ, mauvais, malus,
cô, cou, collum,
pé, peau, pellis,
bé, beau, bellus,

La ressemblance avec le latin n’est pas toujours aussi éloignée ; le radical est plus complet, et la terminaison seule est française. Sarpe, serpe, se trouve dans sarpere, tailler ; malie, pommier (au Ban-de-la-Roche), est le malus des Romains que n’a pas conservé le français.

L’intérieur du mot latin a disparu dans d’au­tres expressions par une de ces règles communes aux langues qui se transforment, celle du res­serrement. La syllabe ou la voyelle brève, qui n’a pas d’accent, s’efface par la rapidité de la prononciation. Nous l’écrivons en italique dans le latin :

gère,
lère,
mòre,
couére,
pràt,
sente,
paure,
frâne,

être couché,
lire,
moudre,
quérir,
prêt,
sentier,
pauvre,
frêne,

jacere,
legere,
molere,
quœrere,
paratus,
semita,
pauper, pauperis,
fraxinus, etc

Dans les mots de ces divers genres de forma­tion, et ils sont-nombreux, généralement monosyllabiques ou au plus composés de deux sylla­bes, on ne peut que voir une altération immé­diate de la langue latine ; il n’y a là nulle trace de la langue française. Le patois vosgien a directement une de ses origines dans l’idiome importé par les Romains, et non dans la corrup­tion, soit d’un idiome roman, soit de la langue française du moyen âge, dénaturée par l’igno­rance ou abandonnée au caprice et à l’insou­ciance des populations rustiques.

Tous les mots patois d’origine latine ne s’ex­pliquent pas aussi facilement que ceux que nous avons cités plus haut. Il y a d’autres règles de dérivation qu’on saisira sans peine quand on aura lu les tableaux dans lesquels nous com­parons la prononciation patoise à la prononcia­tion française. Ainsi on reconnaîtra les rapports de calcare, fouler aux pieds et de chaucher ; de locus, lieu et de leu ; de noxa, noise et de nohe ; de secare, scier, couper, et de ségué ; d’auscultare, écouter et de hcouta.

Mais il est d’autres mots dont l’origine latine est difficile à saisir et à déterminer. Je n’en citerai que quatre qui ne sont pas sans intérêt et ne sont usités, je crois, que dans l’est de la France : éque, peut, ouéte, nonon.

Éque, ou aique, quelque chose. On ne recon­naîtrait guère dans ce mot le latin aliquid, si les transformations de celui-ci ne pouvaient se suivre sur les écrits du moyen-âge. On disait primitivement alque et auque (au étant devenu la prononciation de al en beaucoup de lieux) ; on les trouve dans les vieux romans de cheva­lerie, dans le bourguignon et aujourd’hui encore dans quelques patois. Le languedocien et l’an­cien espagnol disaient également alques. Cepen­dant dans le roman de Gérard de Vienne en dialecte bourguignon du 13e siècle, on lit déjà le mot patois vosgien :

Si vos dirai aikes de mon avis.

Dans quelques parties des Vosges et de la Lorraine, on emploie la forme plus éloignée de yéque ou yec. Il s’emploie substantivement comme en français le mot chose, et en latin r s. To pien d’âte yec ; beaucoup d’autres choses.

Peut, féminin peute, laid, sale, vilain. Pute, dont notre langue moderne a conservé un dérivé que je n’écrirai pas, est un très ancien mot, puisqu’il existe dans des poëmes du 12e siècle : de pute aire (chanson de Rolland), la pute[1] gent (Li charrois de Nymes). Le patois champenois, le franc-comtois l’ont conservé, et je le retrouve dans le canton de Neufchàtel (Suisse) : de peuta via, de mauvaise vie.

Il est dérivé du latin putidus, puant, dégoûtant. Cependant il n’est pas impossible de le rapprocher du radicale celtique beud ; en irlandais, beud, vice, beudach, méchant, boudag, prostituée ; en breton boutet, même sens que putidus.

Ouéte, ou voite, sale, sordide. C’est le vieux français orde, usité jusqu’au milieu du 16e siècle et d’où nous avons pris ordure. Ce mot orde vient du latin horridus, par la suppression de la syllabe non accentuée. Mais comment ouéte en vient-il aussi ?

Le patois vosgien a cela de caractéristique (et nous en donnerons d’abondantes preuves plus tard) que les syllabes étymologiques ar, er, or, our, ne gardent point cette prononciation ; il suit le procédé des Anglais qui disent dans notre langue jâdin pour jardin ; nous-mêmes nous supprimons l’r dans la plupart des finales en er : aimer, berger, fermier. De plus la voyelle qui précède cet r se transforme dans notre patois en une autre voyelle ou en une diphthongue ; parler, pâlè et pouâlè ; corde, couôde ; perdre, piâte ; perdu, padiu et poédi. Les Espagnols ont quelque chose d’analogue ; du latin porta, porte, ils font puerta, de hortus, jardin, huerta.

Si de horridus le vieux français a fait orde, d’autres groupes de populations, conservant le génie traditionnel de la prononciation[2] de certaines syllabes, en ont pu faire aussi légitimement le mot ouete, par l’emploi du double procédé dont je viens de parler.

Dans le patois picard je trouve wouadi, sali, tout mouillé, couvert de boue.

Nonon ou nonnon, oncle. Ce mot me semble tout à fait particulier au sud de la Lorraine. Ce n’est pas que le mot oncle, dérivé d’avunculus, n’existe pas dans notre patois. Nous y trouvons le mot oncla, mais plus souvent avec le sens de vénérable, de vieux, de père. C’est un terme de vénération qui ne s’adresse guère qu’aux vieillards et ne rappelle pas une idée de parenté. Le patois franc-comtois oncliot et le mot anglais uncle s’emploient dans le même sens. Ainsi on a passé de l’idée de parenté à celle de vénération. Par un raisonnement inverse, le patois vosgien a donné à un terme de respect un sens de parenté ; il désigne l’oncle par le mot nonnon. Or nonnus se disait des religieux âgés ; c’était un terme d’affection filiale (règle de saint-Benoit) qui a été remplacé par la locution mon révérend père. Nonna signifiait primitivement mère ; il n’en est resté que les termes nonne, nonnain qui rappellent chez nous des idées peu sévères. En italien, nonno et nonna veulent dire grand-père et grand’mère.

  1. Dans un de nos vieux noëls patois on connaît ce vers :

    Lè peute gent que vaci.

  2. « Chaque peuple a dans l’oreille des sympathies et des antipathies, et dans l’organe de la voix des tendances particulières, des instincts d’où résultent les caractères de son langage. » Génin, De la prononciation du vieux français.)