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Coup d’œil sur les patois vosgiens/06

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VI

La langue des Germains n’a pas imprimé une trace moins profonde que le latin dans notre idiome rustique. Le pays des Leuci et des Médiomatrices (Toul et Metz), dont faisait partie la terre vosgienne, était devenu complètement franc ou germain non-seulement par la force des armes, mais encore par une invasion sans cesse renouvelée. Aussi pendant que la France proprement dite, à la suite de la dissolution de l’empire de Charlemagne, rejetait la barbarie tudesque, la vieille terre des Austrasiens se montrait plus rebelle à la domination française. De cette époque austrasienne ou franque date un premier courant germanique qui a pénétré assez profondément la langue vulgaire d’alors pour qu’elle n’ait pu perdre tous les caractères qu’elle en a reçus.

La Lorraine toutefois cesse peu à peu d’être allemande ; mais l’Alsace qui faisait partie de la Souabe, devait, par sa proximité avec la Haute-Lorraine et par l’attrait puissant des intérêts commerciaux sur les bords du Rhin, établir des relations suivies avec ses voisins d’au-delà des monts et transmettre dans leur langage un grand nombre de mots et ces aspirations, ces con­sonnes quelquefois si dures du vieil idiome de la haute Allemagne. De là un deuxième courant pour ainsi dire continu, souvent réciproque, qui recule aujourd’hui devant le flot puissant de l’unité française.

Ces deux influences dont l’une est primitive et n’est due qu’à la constitution de la conquête barbare, mais s’est arrêtée au 10e siècle, dont l’autre est toute de voisinage et n’a cessé de se faire sentir, l’histoire nous les indique sans doute ; mais peut-on les déterminer d’une ma­nière positive à l’aide de notre patois ? Nous le croyons. La comparaison du langage de nos vieux romanciers avec nos patois, étude plus intéressante qu’on ne se l’imagine, démontre pour ainsi dire à priori l’antériorité de l’idiome rustique sur la langue de nos trouvères, incom­préhensible aujourd’hui pour ceux qui ne l’ont pas étudiée. Beaucoup de mots germaniques, usités dans l’ancien français et qui ont disparu depuis plusieurs siècles dans la langue vulgaire, ont été conservés dans les patois et nous indiquent la trace originelle qu’a laissée la race teutonique (Francs, Bourguignons, Normands), race implantée sur le sol, et non de passage. On pour­rait donc marquer avec quelque précision la part d’influence qu’a eue sur les patois le pre­mier courant germanique dont nous parlions.

Il y a même des mots du vieux germain ou du francique qu’a retenus le patois des Vosges et qu’on ne trouve pas ailleurs. J’en citerai particulièrement deux, ran et ambaite, le premier qui n’existe plus que dans notre patois, nous le croyons, l’autre aussi pur de forme, mais dont la racine a passé dans la langue française.

Ran est, en patois, un étable à porcs. Ce mot se trouve sous la forme hranne et rhanne dans le titre 2 de la loi salique, mais une édition ger­manique, donne la leçon rhan. On l’interprète en général dans le sens de troupeau de porcs ; mais il donne lieu à une controverse qui n’est pas encore terminée. Un commentateur des termes de la loi salique avait déjà fait remar­quer que les campagnards mettent les porcs en rhan pour les engraisser. Le mot francique est féminin comme notre mot patois, qui pour­rait très-bien servir à expliquer un texte qui n’est pas encore éclairci.

Je prends ambaite dans un noël patois très-ancien. Les bergers vont partir pour adorer l’enfant Jésus. Mais, dit l’un d’eux,

Mâ qui panré ouaite,
Pendan nos ambaite,
É nos berbis ? I farô
Qu’inq ouadeuche évou Briffau.


« Mais qui prendra garde, pendant (que nous irons remplir) nos devoirs, à nos brebis ? Il faudra que quelqu’un garde avec Briffaut (le chien). »

Ce mot ambaite a presque conservé sa forme originelle. Ambaht ou ambecht, dans la langue franque (il est employé dans la loi salique), signifia d’abord devoir public, devoir d’un homme chargé d’une autorité quelconque, puis devoir particulier, affaire privée. Il désignait aussi l’homme chargé d’un devoir public, et c’est dans ce sens que la langue française en a fait les mots ambassade, ambassadeur. Bien qu’on lise le mot ambacti dans les commentaires de César, on aurait tort de faire venir ambaht du gaulois ; le mot latin a un autre sens.

Notre mot patois ambaite a gardé énergiquement, on le voit, sa signification antique et presque sa prononciation primitive. L’allemand moderne dit encore amt, charge, fonction.

Il faut encore ranger dans les mots de cette haute antiquité une expression caractéristique du langage vosgien. Lorsque l’on veut chasser un chien, on lui dit : houss, houss ! La préposition aus (dehors) des Allemands se présente sans doute immédiatement à notre esprit ; mais nous avons un témoignage historique qui nous donne la forme et la prononciation de notre patois. Louis-le-Débonnaire était sur son lit de mort, écrit Nithard, l’historien contemporain de ce roi. « Deux fois il s’écria avec un mouvement de colère et avec autant de force qu’il put : huz, huz, ce qui signifie dehors. D’où il paraît qu’il avait aperçu l’esprit malin, dont il ne voulut jamais souffrir la présence, ni tant qu’il vécut, ni à sa mort. »

Quant aux mots que notre patois doit au courant allemand ou alsacien, ils sont très-nombreux ; mais ce n’est, guère que dans la montagne qu’ils ont pris droit de nationalité. Nous en dresserons une petite liste pour montrer de quelle façon ils se sont transformés. Il en est quelques-uns toutefois qui nous paraissent empreints d’une assez haute antiquité.

Buquè, frapper ; on dit aussi beuquè. Le premier appartient encore au patois picard et rouchi ; son origine teutonique n’est pas démontrée seulement par l’allemand moderne pochen, mais par le hollandais beuken et le suédois boka ; ce mot est même descendu avec les Germains en Italie où il a pris la forme picchiare. Nous croyons que le mot populaire bucher, donner des coups, provient de la même source. Toutefois la racine serait-elle celtique ? Boc, veut dire coup en irlandais et en écossais.

Per lèye, seule, mot à mot pour elle. C’est l’expression allemande, traduite avec des mots français : für sich, seul, (pour soi) ; für sich leben, vivre seul. Le patois dit au masculin tou perlu, tout seul, to po li, à Gérardmer ; tô poua lu, au Ban-de-la-Roche. Les Italiens disent de même ; du me, da te, da se, moi seul, toi seul, lui seul. Nous aussi, mais en faisant une faute consacrée par l’usage, nous disons à part soi, à part lui, au lieu de à par soi, à par lui, sans t, (per se, en latin).

Mouchât, moineau. C’est l’ancien allemand mez, transformé en musche dans le flamand, en mouchon dans le patois wallon de Mons, en mouchat à Epinal et en mouchot à Metz. Le patois normand l’a sous la forme moisson, moisseron. Roquefort, dans son glossaire, conjecture donc avec raison que le moisson, moison, du Lai de l’oiselet, est le moineau. Meise, de l’allemand moderne, est la mésange.

Crompire, pomme de terre, usité en Normandie, est formé de grundbirn (littéralement, poire de terre) employé dans l’Allemagne du sud plutôt que kartoffel. La pomme de terre était connue dans les Vosges et en Alsace dès la seconde moitié du 17e siècle. Près de Remiremont le mot poire l’a emporté sur celui de pomme, car la pomme de terre s’appelle poirotte.

Erwaitiè, rwaitiè, waitiè ou erwaitè, erwatè, etc. (w prononcé ou), regarder. Waitier est des environs de Douai, aujourd’hui comme au 14e siècle. On reconnaîtra facilement les analogies avec l’allemand wahten, veiller ; wet, guet, etc. Le gothique disait vitan. Notre mot français regarder vient du tudesque warten, garder, surveiller. Près de Weissembach, arrondissement de Saint-Dié, il y a une montagne qu’on appelle la Wœd, à cause du poste qui y était autrefois établi.

War ou ouar, guère ; on dit aussi ouair. Oua, à Rambervillers et en patois messin ; wares dans ti jus Adam, la plus ancienne comédie française. Dans le vieux allemand garo ; allemand moderne, gar, bien, beaucoup : nicht so gar, pas très …, ne … guère. C’no war èque de bé, ce n’est pas grand’chose de beau, en patois vosgien. La per­mutation du g en w est chose connue.

Waigni, gagner ; all. winnen, qui se retrouve dans toutes les langues septentrionales.

Hape, dévidoir, de hasp et haspel, se retrouve dans le français aspe, aspel, asple, suivant différents dictionnaires ; celui-ci a perdu son aspira­tion, mais autrefois on disait haple (Ménage).

Praquâ, bavard. Couche-te, peut praquâ, tais-toi, vilain bavard. On dit aussi praquè. Allem. sprechen. Parler se dit prôché, à Gérardmer.

Blue, airelle, blûrié, myrtille, brimbelle, vien­nent de blaubeere ; bronna, marmonner, de brummen ; clanche, loquet, de klinken ; hainché, clopiner, de hinken ; hanhiè, vaciller, de schwanken ; smiquè, hmiquè, flairer, de schmecken ; tahatte, poche, de tasche ; zoqua, heurter, zoquesse et zoquotte, heurt, de zocken ; htrée, râcloire, de streichen ; hcaloffe, écale, de schale ; bohou et bouôha, hêtre, de buche ; grimoler, murmurer, de l’ancien allem. grummeln ; wouâï, veiller, de wachen ; htosse, ce que l’on met d’une seule fois sous le pressoir, de stoss ; hlôye, hlitte, traîneau[1], de schlitten ; kichelè, rire aux éclats, de kichern ; hpéni, sevrer, de spænen ; riqué, déchirer, riquesse, déchirure, de reichen ; bouobe, au Ban-de-la-Roche, boube, à Bruyères, garçon, de bube ; quiche ou kiche[2] de kuchen ; souquè, fureter, chercher, à Bruyères, de suchen.

Raffe, rafle, et raffoua, rafler. Le vieux français disait raffer avec le même sens ; en basse latinité reffare[3]. Les étymologistes qui voient trop le latin partout voudraient tirer ces mots de rapere ; nous leur trouvons plus d’analogie avec les mots correspondants des idiomes germaniques : allem. raffen ; anglo-saxon, riefian ; suédois, roffa.

Nous nous arrêtons ici, mais on doit bien penser que cette liste est loin d’être épuisée.


Ce ne sont pas des mots seulement que le patois vosgien a pris à la source teutonique ; la prononciation a subi profondément l’influence de la Germanie, comme on a déjà pu le remarquer. La gutturale h domine là même où les Allemands ne l’emploient pas ; nous en avons cité déjà bien des exemples. Nous ferons remarquer que chez les Francs cette lettre avait le caractère qu’on lui trouve dans notre patois ; ils prononçaient et on écrivait Hlodowig, Clovis. Cette aspiration devant des consonnes qui ne l’admettent pas en français a persisté dans les Vosges ; ainsi on dira hpoué, geai, hcaviesse, écornure, hcaffe, écosse, hlôïè, glisser, hnatte, éclat de bois, etc. Dira-t-on que cet h est le sch allemand devenu guttural ? Mais il resterait à expliquer comment il a pu devenir si généralement usité. C’est une longue transmission, et non pas une simple influence de voisinage, qui seule a donné à cette articulation remarquable le caractère que nous lui connaissons. La prononciation gauloise a pu, dans un coin plus inaccessible aux révolutions, se maintenir plus facilement à l’aide des articulations analogues à celles des Francs ou des Germains. Cet h du patois vosgien se rapporte en effet tout-à-fait à ce que nous pouvons savoir du signe correspondant ch dans le celtique. Quand une langue s’efface ou disparaît, ce qui persiste le plus c’est la prononciation et le génie grammatical. Nous n’affirmerons point toutefois que cette aspiration soit due à l’influence gauloise. La question est délicate et peu facile à débrouiller ; aussi nous en tenons-nous pour le moment à ne présenter que des analogies et des doutes que d’autres pourront mieux résoudre.

Cet h n’existe pas dans toute la Lorraine, il s’en faut ; il devient ch au fur et à mesure qu’au s’éloigne de la montagne vers le centre de la France ; mais il reparaît au nord. Dans le Wallon, par exemple, l’aspiration se retrouve : buisson, buhon, et sur toutes les frontières de la France jusqu’au Rhin. C’est ce que constate la statistique du département de Rhin et Moselle, an XII, en signalant « ces consonnes dures et gutturales, cet accent traînant et pénible qui semblent distinguer les habitants du bord du Rhin, soit qu’ils parlent français, comme dans le Mont-Terrible, soit qu’ils parlent allemand, comme en Alsace. »

Il est un autre son, bien plus caractéristique encore, qui s’entend par toute la Lorraine et qui est dû, on n’en peut douter, à l’influence germanique, la nasale in, dont il impossible de noter la prononciation. Les Francs l’ont importée dans la Lorraine, comme les Saxons en Angleterre, où elle est représentée, ainsi qu’en Allemagne, par ing. Il y a là la preuve d’une antique et longue possession du pays par des populations germaines, qui, ainsi que nous le disions tout-à-l’heure, ont conservé l’énergie originelle de la prononciation. Du reste cette nasale in n’est pas particulière aux Allemands. Les Gaulois la possédaient, puisqu’elle existe dans le dialecte breton, et qu’on la retrouve même au nord de l’Italie ; il ne serait donc pas impossible que le séjour des Francs et les rapports fréquents avec la Germanie aient simplement contribué à maintenir dans une partie de l’Est de la France un son appartenant à une langue antérieure. Mais puisque le reste de la France l’a perdu, tout en conservant les autres nasales, il n’est pas contraire à la vérité de dire que la Lorraine le doit à la possession franque et à ses relations fréquentes avec les populations rhénanes.

  1. On dit aussi schlitte, comme en allemand. Tout le monde connaît ces fameux chemins rafftés ou de schlitte, qui inspirent à la fois l’admiration et la terreur, quand les hardis bûcherons des montagnes les descendent au péril de leur vie, guidant un lourd traîneau chargé de bois.
  2. La kiche de Remiremont a eu de tout temps une renommée particulière ; nous la recommanderions aux gourmets de Paris, si c’était un produit exportable de pâtisserie. Les baigneurs de Plombières ne doivent jamais traverser Remiremont pour aller dans la montagne, sans s’y être fait servir une kiche sortant ruisselante du four.
  3. Ce mot est dans la loi salique.