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Coup d’œil sur les patois vosgiens/15

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xv

C’est un académicien bel esprit, coureur de ruelles et bien en cour qui a dû dire le premier que le patois est un ignoble et bas parler, un produit de l’ignorance des vilains et digne de la rusticité de ceux qui s’en servent. Le bonhomme était dans son rôle de conservateur du beau langage. Mais hélas ! rien n’est stable que l’instabilité

Et la garde qui veille au poste académique
Laisse entrer les patois.

Les patois, c’est beaucoup dire, mais bon nombre d’expressions populaires que condamnait ou qu’eût condamnées le père Bouhours, le jésuite grammairien, siègent aujourd’hui côte à côte dans le dictionnaire de l’Académie avec les mots nobles de la société savante et polie. Ce que c’est que les révolutions…… de palais !

Disons-le donc bien haut, les patois sont moins grossiers qu’on ne se l’imagine. Il y en a qui possèdent des poésies pleines d’esprit et de cœur, sinon de hautes pensées. Le messin n a-t-il pas dans son Chan Heurlin un poëme héroï-comique qui ne craint aucune comparaison dans son genre.

Si les Vosges ne sont pas citées dans l’histoire de la littérature patoise, cela tient, non point sans doute à l’absence de toute création poétique mais à un défaut que nous ne craignons pas de signaler ici à nos compatriotes. En général, (j’excepte quelques excellents esprits) ils s’in­téressent trop peu à leur propre histoire et aux traditions locales ; les choses de leur pays, si elles ne touchent pas à leurs intérêts propre­ment dits, semblent ne les arrêter ni les saisir. Leur quasi-indifférence, transmise de génération en génération, a jeté dans l’oubli des hommes et des choses dignes de prix, lorsqu’ailleurs il y a une émulation généreuse à donner à son pays un éclat plus vif par la résurrection du passé et par l’attachement à ce qui l’ennoblit.

C’est ainsi que, pour nous restreindre à notre objet, nous avons perdu sans doute cent mor­ceaux originaux qu’on pourrait peut-être encore recueillir aujourd’hui, si l’on voulait s’en donner la peine, dans les loures ou veillées villageoises, qu’animaient autrefois la danse et les chansons, et dans les fêtes de famille ou de localité. L’histoire des mœurs, des idées et des faits périt ainsi chaque jour. C’est en vain que l’enfant interroge le père sur les vieux temps ; celui-ci n’a rien recueilli ; on n’a rien recueilli pour lui ; il ne vit plus que de son présent et ses ancêtres ne lui sont que des ombres étrangères. Et ici je parle moins des villageois que des habitants des villes qui voient et entendent plus de choses et peuvent facilement prendre la plume. S’il existe des manuscrits, quelle main pieuse les a reçus ou sait les mettre en lumière ? Si des livres sont faits, qui s’en intéresse en dehors des amis de l’auteur ? Combien peu ont lu, par exemple, l’excellente Histoire de Saint-Dié, par Gravier. La presse locale lutte elle-même avec peine contre une insouciance coupable. L’esprit du groupement, de l’association, des efforts communs a été dénaturé ou n’a pas été compris.

Ah ! qu’on n’accuse pas les Vosges de ne rien produire. Nous avons eu nos chroniqueurs et nos annalistes ; nous avons eu nos trouvères et nos conteurs, aussi bien que nos voisins de la Bourgogne ou de la Champagne. Cela ne peut être mis en doute. Un poëme du 13e siècle, où divers poètes sont énumérés, nous en révèle deux jusqu’alors inconnus,

De Neuville Josiasmes li floris,
Et d’Espinal Goderons et Landris.

M. Littré qui nous fournit cette citation nous ferait ainsi connaître trois poètes vosgiens, si le Neuville de ces vers est celui des Vosges : l’aimable Jossiaume, Goderan et Landry[1] pour me servir d’une orthographe moderne. Il est fort à regretter que leurs poëmes aient tout à fait disparu, car nous y trouverions les formes anciennes du patois vosgien, comme on trouve les traces du langage local dans les poètes provinciaux de la même époque. Pendant longtemps en effet les provincialismes dominent dans les écrits ; ne connaîtrait-on point l’auteur du roman de Gérard de Viane, le langage bourguignon nous révélerait déjà sa patrie. Goderan et Landry nous aideraient donc à affirmer que la langue du moyen-âge se retrouve en grande partie aussi pure, plus pure peut-être dans notre patois que dans d’autres qui sont souvent cités.

Aucune comparaison n’est aussi intéressante et utile que celle du patois et du roman du nord, et ne témoigne mieux que notre idiome n’a pas la barbarie que lui supposent des esprits dédaigneux. Je dirai même bon nombre de nos compatriotes.

En quoi est-ce être barbare que de dire horier pour rosser. Le beau français ne peut que donner des horions. Le patois a-t-il des richesses qui ne se trouvent pas à l’Académie ? Quelle grossièreté y a-t-il dans miné pour meunier ? Miné, je l’avoue humblement, m’a aidé à comprendre un mot que j’entends et lis souvent ; une chose qui est une richesse pour la France. C’est en vain que dans le dictionnaire de l’Académie, ce recueil régulier, légal, exact, expurgé, des termes de la belle langue française, je cherche, pour en avoir une idée exacte, ce que c’est qu’une minoterie ou qu’un minotier ; je suis obligé de m’en tenir à l’analogie qu’offre miné avec minoterie. Heureusement qu’il est d’autres dictionnaires qui ne jouissent pas, il est vrai, de la même autorité, qui ne sont sans doute que des compilations intelligentes, mais où l’on trouve avec satisfaction les solutions négligées par les Quarante. Ainsi Bescherelle me rassure sur le rapprochement que j’ai fait ; il m’apprend qu’une minoterie est un établissement dans lequel on prépare des farines destinées au commerce extérieur, et qu’un minotier est celui qui possède, qui fait valoir une minoterie, et aussi celui qui fait le commerce des farines, surtout pour les expédier à l’étranger. Ces deux derniers mots, rejetés par l’Académie, peut-être comme du bas-langage sont bien français et nous sommes certains qu’une nouvelle édition de son dictionnaire nous les donnera, sans qu’on se doute qu’un misérable mot patois a pu les fournir, ce que je ne donne que comme une conjecture.

Quel rustre, n’est ce pas, que celui qui demande du sau pour du sel ? Le français est-il donc mieux venu de demander le sel aux sauniers pour saler son pot ? Quelle complication de radicaux ! quelle famille discordante ! Le patois est conséquent ; en disant sau, il nomme Sausseray, Saulxures les villages où il y avait des puits salants ou des entrepôts de sel. Est-ce de saule que notre langue a formé saussaie ? n’est-ce pas du patois, qui a le primitif sausse ou sauce ? [2] Le patois nous semble donc avoir été bon à quelque chose. Mais laissons de côté les sottes accusations de barbarie, d’ignorance, de grossièreté, et voyons notre sujet.

Je ne considérerai de la langue du moyen-âge que les mots qui ne sont pas restés dans le français moderne, ou dont la forme s’en écarte plus ou moins, et j’en rapprocherai notre patois. Si je choisissais seulement par ci et par là quelques expressions rustiques qui s’y rapportent, la comparaison serait trop facile ; avec une petite liste ainsi préparée, on triompherait à bon marché. D’ailleurs la chose a déjà été faite partiellement ou indiquée. Mais je ne veux pas agir ainsi. Je suivrai seulement ligne à ligne une ou deux des pièces patoises qu’on a eues sous les yeux ; on verra que le patois est la langue du 12e et du 15e siècle, se modifiant avec l’âge et les circonstances.

Dans La manière de demander une femme en mariage (du Ban-de-la-Roche), je trouve une vingtaine de mots de la plus vieille époque ; le titre seul m’en offre trois, nôvelle, mouonné, mottée.

Je n’insisterai pas sur le mot nôvelle qui est une forme primitive issue directement du latin novus. Quant à mouonnè, dont la première syllabe est une altération de la forme moinè ou moénè qui se dit dans le reste des Vosges, il est du 12e siècle, comme le témoigne ce vers de la Chanson de l’enfant Gérard :

L’anfes Gérairs l’anmoine en sa contrée.

Mottée se dit mostier dans les écrits du 15e siècle, mais l’s ne se prononçait pas, comme dans mestier, aujourd’hui encore métier. On le voit plus tard devenir moutier usité dans des noms de lieux, Moyenmoutier, etc. En voici toute la filiation : monasterium, monastère, monstier, moustier et mostier ; patois, moutée et mottée. Je n’ai pas besoin d’expliquer le rapport qu’il y a entre monastère et église.

Voyons dans les lignes suivantes. Vœr ou ver, voir, est tellement fréquent dans les premiers siècles de notre langue et de notre littérature qu’il suffit de les rappeler. Nous avons conservé ce radical dans je verrai ; nous appelons cela une irrégularité ; c’est un provincialisme intro­duit dans la langue générale.

Li promesses ; li est la forme la plus usitée de l’article au 12e et au 15e siècle, au singulier et au pluriel. On lit dans la chanson de Rolland li cri, li vent, li pui (les pics). Dans un titre lorrain de 1261, tiré du cartulaire de Senones, li est constamment employé.

d’j’ vos ons permis èque. Je me contenterai de citations en soulignant les mots français correspondants du patois.

Se lai fuisiez soz Viane la grant.

[Gérard de Viane 13e s.]

Je ne vos sai dire.

[Chanson de Rolland, 11e s.]

Vos, nos, pour vous, nous, sont les formes primitives et latines ; on peut aussi remarquer l’adverbe lai pour là, qui est aussi dans notre patois. Eque, a été analysé précédemment.

J’ons pour j’avons et plus loin j’espérons ont été du langage familier de la bonne société jusqu’au 16e siècle, puisque nous avons de François I une lettre où il s’exprime ainsi :

Le cerf nous a menés jusqu’au tartre (tertre) de Dumigny : j’avons espérance qu’y fera beau temps sur ce que disent les étoiles que j’avons eu très bon loisir de voir.

Henri Estienne disait que c’étaient les mieux parlants qui s’exprimaient ainsi : j’allons, etc.

Oyi, ouir, est toujours écrit dans les plus vieux poèmes oïr, participe oï, futur orrai. Corneille a encore dit dans Cinna :

Oyez ce que les dieux vous font savoir de moi.

Où a-ce que ; populaire où est-ce que, ous que.

Où, dis-tu, où c’est qu’on m’a vue.

[Farce du débat de la Nourisse.]

Mairiaidge ; on lit mariaige dans les sermons de Saint-Bernard. Les Anglais prononceraient notre mot français absolument comme au Ban-de-la-Roche.

Botte, de l’ancien verbe bouter, mettre, employé encore dans boute-feu, boute-selle. Bouter se dit dans le reste des Vosges.

Quant il sunt en la terre buté.

[Chanson de la croisade, 12e s.]

Bota les né sor la rive,
(Mit les vaisseaux sur la rive.)

[Villehardoin, 13e s.]

Que lo buon Diù li vleusse dnè, etc. Buon forme moins ouverte que boin seul usité ailleurs, comme mouonnè pour moinè. Boin, boine sont très fréquents dans les premiers siècles de la littérature romane.

Li desiple de son couvent
Qui lors était rices et boens.

[Le chevalier au lion, 12e s.]

Le boin destrier garçon.

[Gérard de Viane.]

Li pour à lui :

Et son blialt li ad tut détranchet.
Et il lui a coupé son bliaut (sa tunique).

[Chanson de Rolland.]

Ce vêtement est ce que nous appelons dans les Vosges une blaude ; le Normand a mieux conservé la forme antique dans bliaude.

Græce ou graice, se lit dans un titre lorrain de 1286 : « Donné à Mirecourt l’an de graice par mil dous cent quatre-vingt et six, lou jeudi après l’annonciation Notre-Dame. »

S’mouonnoux, les inviteurs. Ce mot est formé de l’ancien verbe semondre, employé très-souvent dans le sens d’inviter par le trouvère Thibaut de Champagne, par Saint Bernard, etc. : Quant fine amour me semont ; il semonait.

Elle danré ; on disait je donrai pour je donnerai.

Il vos preyont. Il se prononce i, comme tous les jours nous le faisons dans la négligence de la familiarité, ou plutôt comme le faisaient nos ancêtres.

Desuz un pin i est allet curant.
Sous un pin il est allé courant

[Chanson de Rolland.]

Moult doucement li ad Rollans preiet.
Bien doucement Rolland l’a prié.

[Id.]

Ce verbe préyer du Ban-de-la-Roche ne diffère que par l’orthographe de celui qu’emploie le trouvère Turold. On peut remarquer aussi notre mot patois mou, beaucoup, qui se prononçait ainsi au moyen-âge, sans faire sonner ni l ni t, car on le trouve écrit mout dans Audefroy-le-Bastard, par exemple, au 12e siècle.

Il vos invitont. On lit dans la chronique de Turpin (12e siècle) : Envoie lur les tous arcangeles qui gardont leurs armes, si que elles n’angiont ou ténèbres d’enfer ainz les conduiont ou règne célestial. (Envoie leur tes archanges pour qu’ils gardent leurs âmes, afin qu’elles n’aillent pas dans les ténèbres d’enfer, mais pour qu’ils les conduisent au royaume céleste). Nos paysans ont gardé la forme ont à la troisième personne du pluriel ; le français moderne ne l’a plus que dans ils ont, ils font, ils sont, ils vont, et à la même personne du futur. J’appellerai encore l’attention sur le mot arme pour âme ; nos noëls si répandus dans les campagnes ont encore ce vieux mot : nout’ cœuh et noute airme, notre cœur et notre âme.

À ces différentes observations j’ajouterai que les articles lo, lè sont très fréquents au 12e et au 13e siècle. Lo ciel, lo voile, lo pechiet, lo diemenge se lisent dans une traduction des épîtres faite pour les diocésains de Metz en 1198 ; let moon (môhon, maison), let haute Boune, let Warde, dans le titre de fondation de la ville de Raon-l’Étape, en 1279 ; lo roi, vos lo quarier dans Saint-Bernard ; lo cel, le ciel (Chronique de Turpin.)

Ainsi dans quelques lignes du patois du Ban-de-la-Roche je constate plus de vingt mots de la vieille langue français, et par surcroît dans les quelques citations que nous avons faites, nous en avons rencontré huit qui appartiennent également à l’idiome vosgien.

Je ne dois pas omettre aussi une expression fort singulière de cette phrase du Ban-de-la-Roche déjà citée : maindgè et s’ bòouè et s’ vo faiyè tot kiairi. Qu’est-ce que cet s suivi d’une apostrophe ? Oberlin qui me donne cette phrase n’en a rien su[3]. Je remarque aussi que le patois messin Page:Jouve - Coup d'œil sur les patois vosgiens, 1864.pdf/103 Page:Jouve - Coup d'œil sur les patois vosgiens, 1864.pdf/104 Page:Jouve - Coup d'œil sur les patois vosgiens, 1864.pdf/105 italien, méridional, wallon, bourguignon, c’est-à-dire qu’il ne s’explique que par ces différents idiomes, et que le reste est du français moderne que le besoin et les relations y ont nécessaire­ment introduit.

    donner au mot si ou se qui n’est pas le si conditionnel. Les Latins ont les premiers exprimé la formule. Ovide a dit : Sic Deus adjuvet, et Horace : Sic te dira potens Cypri, etc. Les Italiens n’ont eu qu’à imiter : Se m’ajuto Dio ; se Dio mi salvi. Le vocabulaire si fautif qui est à la suite des Poésies populaires de la Lorraine a commis cette erreur sur tant d’autres de traduire smaidée par sur mon Dieu.

  1. Seraient-ce les auteurs de quelques-unes des nombreuses versions de la célèbre Chanson des Loherains ?
  2. L’espagnol dit aussi sauce ; c’est le vrai mot français formé très régulièrement du latin par la suppression de la syllabe non accentuée.
  3. Il écrit et ce, et dans son petit vocabulaire il dit que ce est mis là par pléonasme.