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Coup d’œil sur les patois vosgiens/16

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XVI

En esquissant quelques-uns des éléments qui entrent dans nos études sur le patois vosgien, nous ne savons si nous avons réussi à faire saisir à nos lecteurs non seulement ce qu’il y a de curieux, mais ce qu’il y a d’utile dans de pareilles recherches au point de vue des origines et de l’histoire de la langue française. Pour compléter nos idées, il nous faudrait des volumes, et notre intention n’a été ici que d’en présenter un aperçu sur quelques points seulement. Nous n’avons rien dit en effet ni de la grammaire ni de l’histoire de notre idiome rustique ; nous n’avons pas même fait entrevoir ce que peut donner l’étude des noms de lieux, la plus importante de toutes en ce qui touche l’ethnographie. J’ajoute enfin que nous jugeons indispensable la publication d’un dictionnaire des idiomes vosgiens ; nous y travaillons depuis longtemps déjà et la préparation en est fort avancée. Ceux-là seuls qui ont étudié profondément les langues savent de combien de difficultés, de quelles lenteurs un pareil travail est entouré.

Si donc l’on a trouvé un peu longs les articles que nous publions dans l’Écho des Vosges et qui ne sont qu’un simple coup-d’œil préliminaire, qu’on juge du vaste champ que nous avons à parcourir.

Pour arriver au bout d’un pareil travail, nos forces et notre temps ne suffiraient pas, si, outre nos propres recherches incessantes, nous n’avions le concours de quelques amis qui veulent bien recueillir pour nous ce que l’on chante, ce que l’on pense et ce que l’on raconte dans les villages ; l’histoire des mœurs vient ainsi se mêler aux faits de langue. Aussi, en les remerciant publiquement d’une aide si précieuse, nous faisons encore un appel à ceux de nos compatriotes que de pareils travaux intéressent. Nous recevrions d’eux avec reconnaissance toutes les communications qu’ils voudraient bien nous faire au sujet des patois vosgiens[1]. Idées, mœurs, usages, superstitions, exprimés dans le langage naïf de nos campagnards, il y aurait déjà là de quoi défrayer pour longtemps un observateur journalier ; ajoutez les chansons, les noëls, les légendes, les fabliaux, les dictons, les proverbes et enfin la langue elle-même dans ses sons, dans ses mots singuliers ou difficiles, sans rapports connus avec d’autres, et dans sa grammaire. Rien n’est perdu pour la science ; pour elle il n’y a rien de petit et d’inutile.

Pour montrer par le peu qui a été fait, com­bien il reste encore à faire en ce genre d’études, nous donnerons dans ce dernier article une notice bibliographique critique de tout ce qui a été pu­blié en patois vosgien ou sur le patois vosgien.

Nous ne parlerons que des sources imprimées qui se réduisent à cinq :

Des Noëls ;

L’Essai d’Oberlin ;

Quelques pages envoyées par Richard, de Remiremont, à l’Académie celtique ;

Un dictionnaire patois-français publié en 1842 par M. P***, curé de St.-N*** (Pétin, curé de Saint-Nabord) ;

Quelques pièces ou fragments peu connus.

1o La plus ancienne édition des Noëls en patois vosgien dont nous ayons vu la date est un recueil publié à Épinal en 1746 ; mais nous avons la cer­titude qu’il y a des éditions antérieures. Nos vieux cantiques se trouvent aussi dans la grande Bible des Noëls imprimée à Lunéville en 1755. D’au­tres imprimeurs les ont répétés et particulièrement la veuve Vivot, à Bruyères, dont la plus ancienne édition que nous ayons vue est de 1788.

Nous n’avons aucune donnée historique qui puisse les faire remonter au-delà du commence­ment du 18e siècle. C’est l’époque où François Gautier à Besançon et La Monnaie à Dijon firent paraître leurs recueils de Noëls en patois de leur pays. La popularité qu’ils acquirent rapidement semblerait avoir inspiré dans les pays voisins, surtout dans le sud de la Lorraine, la verve de quelque poète campagnard. Un de nos Noëls même est une traduction en patois vosgien d’un de ceux de Gautier[2]. Cependant nous trouvons dans les autres tant de traces d’un vieux langage perdu ou abandonné aujourd’hui dans nos cam­pagnes que nous sommes tout porté à croire qu’ils pourraient fort bien dater du 16e siècle, où l’on voit partout s’exercer très vivement la veine naïve des poètes rustiques sur la naissance de Jésus. Nous ne sommes encore réduits sur ce point qu’à des conjectures.

Quoiqu’il en soit, il nous faut accepter les Noëls vosgiens tels que nous les ont donnés les imprimeurs, sans indication de date, de lieu, d’auteur et d’origine quelconque. Nous n’avons à nous occuper pour le moment que de la langue qu’ils renferment. Or il n’est pas une édition qui ne soit, je ne dirai pas irréprochable, mais intel­ligible. Les éditeurs dans leur ignorance ou leur négligence ont laissé à tel point s’accumuler les fautes que les campagnards mêmes ne pourraient suivre sur un texte aussi corrompu des cantiques qui faisaient les délices de leurs aïeux. Les imprimeurs, en se copiant les uns les autres, n’ont eu évidemment aucun souci soit du texte soit des lecteurs. On dirait que plus ils ont introduit de barbarie, plus ils ont cru faire de patois.

En 1855 il a été publié à Nancy un recueil de Poésies populaires de la Lorraine dans lequel nous retrouvons nos Noëls. La Société d’Archéologie, éditeur responsable de cette publication qui répondait à un décret du ministre de l’intérieur sur la formation d’un recueil des poésies populaires de la France, a mis assurément trop de confiance dans la personne qu’elle a chargée de réunir les Noëls patois et de les livrer à l’impression. Il suffit d’y jeter un simple coup-d’œil pour s’assurer qu’il n’y a ni système orthographique, puisque le même mot, sans changer de prononciation, s’y trouve écrit de plusieurs façons différentes, ni connaissance des dialectes lorrains et des textes, puisqu’il y a des phrases et des mots totalement inintelligibles, ni entente de la prononciation, ni critique ni étude d’aucune sorte, puisque la rime et la mesure des vers n’ont pas servi à leur correction, à leur pureté. Dans le glossaire explicatif qui termine ce petit ouvrage nous avons relevé quarante erreurs flagrantes, sans compter des omissions importantes. Le deuxième Noël de cette édition n’est qu’une traduction informe d’un Noël franc-comtois de Gautier, dans lequel les formes patoises de Besançon sont assurément incompréhensibles en Lorraine ; les citations géographiques auraient même dû pré­venir l’éditeur lorrain d’une origine évidemment étrangère. Celui-ci cependant dit quelque part dans sa préface : « Les Noëls que nous donnons ont été empruntés aux éditions originales de ces cantiques, comparées avec celles qui les ont sui­vies, et dans lesquelles se trouvent plusieurs rec­tifications que nous avons cru devoir adopter. » À quel caractère a-t-il reconnu les éditions origi­nales ? De quand datent-elles ? Nous ne voyons pas d’abord le parti qu’il en a tiré ; ensuite il eût rendu, en les signalant, un grand service aux bibliographes et aux études du patois, dont il se plaît à reconnaître le côté sérieux.

Enfin, nous faisons paraître en ce moment une édition nouvelle de ces mêmes Noëls, auxquels nous en avons ajouté d’inédits. Outre une traduc­tion très fidèle, nous avons accompagné le texte de notes critiques et philologiques. Nous n’en avons rien à dire de plus, sinon que nous avons tout fait passer au crible de la critique la plus exacte.

2o L’ouvrage d’Oberlin sur le patois du Ban-de-la-Boche[3] mérite quelque attention, car il est le seul écrit vosgien qui en ce genre compte dans la science philologique. L’Essai, assez rare au­jourd’hui, est de 240 pages. L’auteur, philologue et professeur assez distingué, paraît avoir entrevu tout ce que qu’on peut tirer d’intéressant et de solide de l’étude des patois ; mais, comme il le dit lui-même, ce n’est pas après ce fantôme qu’il veut courir, et il se contente de quelques ré­flexions sur la nature du patois en général, du lorrain et de celui du Ban-de-la-Roche en parti­culier. La partie grammaticale de son livre est malheureusement trop courte, et l’absence de méthode est regrettable. Les seize paires dont elle se compose en comprennent huit pour la conju­gaison de quelques verbes et deux seulement pour des remarques de syntaxe. Puis viennent des échantillons du patois du Ban-de-la-Roche, très souvent comparé à celui de Lunéville. Les qua­rante-cinq pages qui les renferment sont réelle­ment précieuses. Dans le glossaire de cent pages qui suit, notre auteur a fait quelques rapproche­ments avec le vieux français et les langues étran­gères qui ont des analogues avec le patois dont il s’occupe.

Cet ouvrage, quelque imparfait qu’il soit, et bien que rempli d’erreurs de détails, n’en a pas moins été utile aux philologues, à Fallot, à Schnackenburg, etc., qui, ne connaissant pas les patois circonvoisins et congénères de la Meurthe et des Vosges, ont pris quelquefois pour fondamental ce qui n’est qu’une nuance et réciproquement.

3o M. Richard, ancien bibliothécaire à Remiremont, mort il y a dix ou quinze ans, a publié dans les Mémoires de l’Académie celtique (t. II) différents écrits sur le patois des environs de Remiremont et particulièrement sur celui de Dommartin : un petit glossaire, un recueil de mots fait sur la demande de cette Académie, et une parabole de l’enfant prodigue. Le travail de M. Richard, limité par le cadre et les conditions de la dite Académie, est insuffisant pour faire connaître notre patois ; d’ailleurs le nombre de fautes typographiques le rend inutile aux philologues ; nous devons penser que le manuscrit de M. Richard a été imprimé sans que l’auteur ait révisé les épreuves.

4o En 1840 a paru le Dictionnaire patois-français à l’usage des écoles rurales et des habitants de la campagne, ouvrage qui par le moyen du patois usité dans la Lorraine et principalement dans les Vosges, conduit à la connaissance de la langue française, par M. Petin, curé de Saint-Nabord. « Le but de cet ouvrage, dit l’auteur dans sa préface, étant de faciliter l’étude du français par le moyen du patois, il eût été inutile d’y faire figurer les mots patois qui n’ont dans le français aucun terme correspondant, ni même aucune expression équivalente. » Ce but était sans doute louable en lui-même, mais sûrement il n’a pas été atteint. Les gens de la campagne n’apprendront jamais le français au moyen d’un dictionnaire qu’il leur faudrait feuilleter à chaque instant et qui surtout ne contiendrait pas ceux des termes de leur idiome rustique dont ils se servent habituellement[4]. Quant à l’objet qui nous occupe ici, nous regrettons vivement cette lacune ; M. Pétin n’avait qu’un pas de plus à faire pour faire un ouvrage réellement utile. Quelque défectueux qu’il soit sous ce rapport, il n’en est pas moins jusqu’à présent le dictionnaire le plus complet de notre patois, et nous ne pouvons nier les services qu’il nous a rendus à nous-même.

5o Les pièces et les fragments que nous avons annoncés sont peu nombreux. Il faut mettre en première ligne une trentaine de vers d’une épître en patois de Gérardmer, adressée en 1809 à l’impératrice Joséphine par le curé de cette commune, M. Pottier, dont nous avons déjà parlé[5]. Fautifs et sans traduction, ils deviennent inutiles et sont d’ailleurs comme perdus dans un ouvrage peu connu.

Tous les Vosgiens connaissent la fameuse chanson des Chan golo, qui vivra peut-être longtemps encore à Épinal, grâce aux regrets retentissants do fe d’Lonlon lo Pinôdré, et malgré une nouveauté soi-disant sanitaire qui a privé la ville des ruisseaux naturels qui l’arrosaient et la purifiaient pour les faire passer dans des égouts infectants.

Il est une autre chanson, celle des hommes d’Igney revenant de la fête de Vaxoncourt, recueillie par nous et imprimée avec la musique chez M. Firmin Didot ; elle a été tirée à un très petit nombre d’exemplaires pour la bibliothèque de M. Burgaud des Marets.

Enfin on trouverait des dictons, des proverbes, des fragments, des phrases qui ne sauraient prendre rang ici.

Nous ne parlons pas des manuscrits en patois vosgien ; ceux qui recueillent ce qui émane de l’esprit populaire ne sont point tout-à-fait rares ; mais comme les moyens de publication en ce genre ne sont pas faciles, il en résulte une perte immense. C’est ainsi que nous avons à regretter la disparition d’un certain nombre de fables de La Fontaine en patois de Gérardmer, comme nous l’avons dit.

Tel est à peu près jusqu’à présent, si nous n’omettons rien, tout ce que la langue rustique des Vosges peut fournir à l’attention des linguistes et à la curiosité des amateurs. Nous avons déjà vengé notre département de l’accusation de pénurie et de pauvreté littéraire.


L’étude des patois modernes de la France est une étude immense, a dit M. Ampère dans son Histoire de la formation de la langue française. Nous ajouterons qu’elle ne peut encore être l’œuvre d’un seul. Il est nécessaire que chacune de nos anciennes provinces apporte un contingent complet, jusqu’à ce que, ce premier entassement de matériaux terminé, un esprit synthétique assez puissant vienne dégager de la masse des détails, autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici, la cause qui sépare un groupe dialectique de l’autre et la loi générale qui les unit. En outre, la comparaison de tant de langages divers ne peut que conduire à connaître scientifiquement, et non plus empiriquement par une intuition capricieuse et téméraire, les véritables origines de la langue française. Les patois des Vosges ne nous ont point paru sans mérite pour contribuer à une œuvre si vaste. C’est pour cela que nous consacrons nos loisirs à réunir tout ce qui peut les faire connaître.

Nous nous estimerons heureux si nous avons pu, dans nos premiers efforts, engager quelques-uns de nos compatriotes à se mettre comme nous à la poursuite des œuvres patoises anciennes ou modernes. Nous en possédons déjà un certain nombre que nous livrerons peu à peu au public. Si nous ne tirons pas de ces œuvres populaires et originales tout le profit que nous entrevoyons, nous aurons du moins épargné à d’autres le soin de les rechercher, de les recueillir et de les pu­blier, et leur donnerons ainsi tout le loisir d’y appliquer les investigations de leur esprit. Il faut bien que quelqu’un commence ; ce sera là notre excuse et notre seul mérite, si nous ne pouvons atteindre le but.


FIN.

    au pasteur Oberlin lui-même, tandis qu’il est du frère de cet homme vénéré. M. Vuillemin met aussi sur le compte du bon Oberlin un autre livre bien connu pour être de son fils Henri : Propositions géologiques, etc., 1806.

  1. Écrire à M. Jouve, professeur, rue St-Didier, 26, Paris-Passy.
  2. Celui qui commence par ce vers :

    Jasu, qu’j’a lou cœuh transi !

  3. Essai sur le patois lorrain des environs du Ban-de-la-Roche, fief royal d’Alsace, par le sieur Oberlin, agrégé de l’université de Strasbourg, etc. 1775, 1 vol. in-12. M. Vuillemin, dans sa Biographie des Vosges, attribue, par erreur, cet ouvrage
  4. C’est aussi une erreur de supposer que le campagnard substituera à ses expressions quotidiennes des mots que la plupart des gens de la ville ne connaissent même pas. Lui apprendra-t-on jamais, par exemple, à dire cérumen, otalgie, bretauder, auricale, monaut que nous trouvons au mot araïe, oreille.
  5. L’œuvre entière, qui est si curieuse comme expression de mœurs et comme langage, ne périra point. Nous avons entre nos mains le manuscrit complet de l’auteur, et notre intention est d’en faire l’objet d’une publication spéciale.