Cours d’agriculture (Rozier)/ÉTANG

La bibliothèque libre.
Hôtel Serpente (Tome quatrièmep. 372-398).


ÉTANG. Amas d’eau douce ou salée, dans lequel on pêche du poisson. Cette définition suppose au moins trois acceptions : la première comprend les lieux couverts par la mer, & qui ne communiquent avec elle que par peu de points, & même souvent par des barres de sable ou de galets chariés par les vagues & entraînés ensuite dans la mer, lorsque le vent de terre la chasse, & que l’eau de l’étang, beaucoup plus haute que celle de la mer, rompt la foible barrière opposée par ces sables ou ces galets. Tels sont ces étangs qui commencent un peu au dessous de Beaucaire dans le bas-Languedoc, & se terminent à Agde ; après avoir couvert une espace d’environ vingt lieues de longueur sur une largeur plus ou moins considérable. Plusieurs étangs du même genre ressemblent plutôt à des bassins circulaires, & reçoivent les eaux de la mer dans tous les temps ; tel est celui des Martiques entre Marseille & l’embouchure du Rhône, &c.

Le second genre comprend les étangs ou parties basses remplies lors des débordemens des grandes rivières, & dont l’eau ne peut ensuite s’écouler ou diminuer en totalité.

Le troisième genre renferme les étangs formés par la main de l’homme, & soutenus dans la partie inférieure par une forte chaussée, garnie de dégorgeoirs, soit pour laisser perdre la surabondance des eaux, soit pour mettre l’étang à sec ; lorsqu’on veut en prendre tout le poisson. Ces trois acceptions méritent d’être examinées séparément, & il convient de discuter ensuite, si les étangs sont plus utiles que désavantageux à leurs propriétaires.


CHAPITRE PREMIER.


Section Première

Des Étangs salés.

La pêche des étangs n’a aucun rapport avec le fond de cet Ouvrage ; ainsi, je n’en parlerai pas : j’observerai seulement, que les pêcheurs se servent de filets à mailles trop serrées, & que chaque coup de filet rapporte une multitude innombrable d’alevins ou petits poissons, que l’ordonnance prescrit de rejeter à la mer, & qui n’est pas suivie. On se plaint que nos côtes se dépeuplent de poissons, & on va chercher bien loin la cause de ce dépeuplement, tandis qu’elle est sous les yeux. Tout le monde sait que le poisson recherche les eaux tranquilles ; afin de déposer son frai dans un lieu bien sûr ; il recherche alors les étangs, & à leur défaut, les endroits couverts de fucus & d’autres plantes marines ; mais un coup de filet équivaut à une très grande destruction, & plus il sera multiplié, plus la destruction est totale. Revenons à notre objet.

Pour peu que la saison soit chaude, que la chaleur se soutienne, & que les vents de mer règnent ; il est constant que la fièvre s’empare des riverains, & cesse de les tyranniser lorsque l’automne ramène la fraîcheur ou des pluies, assez fréquentes à l’équinoxe de cette saison. Cette position fâcheuse n’est pas à comparer aux ravages causés par les épidémies, presque indispensables sur ces plages dans les années chaudes & sèches ; les villages s’y dépeuplent peu à peu, un teint couleur de plomb se montre sur tous les visages des habitans ; & ces malheureux semblent des spectres ambulans. Peut-être que dans vingt à trente ans, il n’existera pas une seule famille dans plusieurs villages situés le long de ces étangs.

Toutes les relaissées d’eau de mer, formées naturellement par des retenues en fables ou en galets, s’atterrissent, leur fond s’élève peu à peu. La mer y contribue, & les eaux pluviales & les petits torrens qui se jettent dans ces bas-fonds, y entraînant des terres, agissent plus directement que les eaux de la mer. Ces atterrissemens sont la cause première de la putréfaction, parce que le terrein se trouvant d’un niveau parfait sur une étendue très-considérable, se dessèche, & toutes les substances animales, & les débris des végétaux, &c. accumulés jusqu’alors, fermentent, se décomposent, pourrissent & infectent l’air. Je ne crois pas qu’il soit prudent de tenter le dessèchement de ces étangs, à moins qu’on ne soit physiquement sûr que cette opération sera exécutée en peu d’années ; autrement, c’est vouloir sacrifier de propos délibéré la vie de tous les riverains. Le long des côtes de la méditerranée, dont le flux & le reflux sont presque insensibles, & dont les plus grandes élévations des eaux n’excèdent pas la hauteur de dix-huit pouces, (je ne parle pas des tempêtes) il vaut beaucoup mieux resserrer l’étang par ses bords du côté du continent, en y élevant de petites chaussées de trois à quatre pieds de hauteur sur une largeur double, & en observant de prendre la terre dans un fossé pratiqué du côté de l’étang. (Consultez ce qui a été dit au mot Dessèchement) Ces chaussées empêcheront, 1°. la communication des eaux douces avec les eaux salées, & le mélange de ces deux espèces d’eau excite leur plus prompte putréfaction ; 2°. au moyen de ces chaussées, on empêchera l’eau de mer de s’étendre sur un fond si uni, si nivelé, que trois ou six pouces d’eau de plus suffisent pour couvrir l’espace souvent de demi-lieue détendue ; 3°. tant que l’on conservera une certaine profondeur d’eau sur le bord de l’étang, cette eau ne se corrompra pas lors des grandes chaleurs ; 4°. Le fossé dont on aura enlevé la terre nécessaire à la construction de la chaussée, se remplira chaque année de vase, de débris de plantes, &c ; & si on n’a chaque année le Soin de le nettoyer de nouveau, il deviendra lui-même un foyer de corruption ; 5°. l’espace de terrein placé entre la chaussée & le continent, se rehaussera insensiblement, & peu à peu sera un terrein précieux gagné pour l’agriculture ; 6°. je conviens que le bled y végétera mal dans le commencement, à cause de la surabondance de sel ; mais on est assuré d’en retirer d’amples récoltes de soude, ou kali ou salicor, productions dont le débit est toujours assuré ; 7°. dès que cette terre aura été mise en valeur, labourée & cultivée, il ne s’élèvera plus de miasmes pestilentiels, ce qui est déjà un grand point ; 8°. les vagues accumulent toujours sur les bords des sables, les débris des animaux & des végétaux ; de manière que, petit à petit, la chaussée deviendra inutile ou presque inutile, puisque l’eau n’aura plus assez de profondeur à son pied. C’est le cas d’en commencer de nouvelles, & d’empiéter comme la première fois sur le fol de l’étang.

Je donne ces avis simplement comme des apperçus généraux, que chacun doit modifier suivant les circonstances locales & ses facultés. La règle d’après laquelle on doit partir, est que par-tout où l’eau a un pied ou deux de profondeur, elle ne se putréfie pas. On objectera la longueur de l’opération, la dépense, &c. ; je conviens de tout cela ; mais l’exemple des hollandais, je le répète, détruit toutes les objections possibles : ils ont tiré des fossés ou des canaux, la terre sur laquelle ils marchent & qu’ils cultivent. On peut mettre en problème, s’il y a plus d’eau que de terre en Hollande.

Section II.

Des Étangs formés par le débordement des grandes Rivières.

Consultez le mot Dessèchement. Il ne faut pas confondre avec le mot étang, ces bras de rivières formés par les crues, & qui ont une entrée & une sortie, & dont le fluide laissé par le débordement, s’abaisse par infiltration, à mesure que les eaux de la rivière décroissent : on ne sauroit y élever du poisson. Ces bras ont rarement une profondeur suffisante, & le poisson sait très-bien suivre le courant de l’eau lorsqu’elle diminue. Il n’en est pas ainsi de ces vastes & profondes flaquées d’eau, souvent occasionnées par le changement de lit de la rivière, auxquelles elle ne communique que dans les forts débordemens, mais où elle entretient perpétuellement une masse d’eau, au moyen de l’infiltration & du niveau. Ces étangs, mal à propos nommés ainsi, & où la main de l’homme n’a eu aucune part, ne sont pas des lieux à y élever du poisson, parce qu’on n’est pas assuré de l’avoir à sa disposition, à moins qu’on ait pris le parti indiqué au mot Dessèchement ; & malgré cela, on n’est point assuré que lors du débordement le poisson ne s’échappe. Il est plus prudent de se contenter de jouir du poisson qui reste après l’inondation ; souvent la pêche est très-abondante.

CHAPITRE II.

Des Étangs formés par la main de l’Homme.

Nous avons trois objets à considérer dans ce chapitre ; 1°. la manière de former un étang ; 2°. celle de le peupler, de conserver le poisson & de le pêcher ; 3°. est-il avantageux ou nuisible relativement au bien public, & au bien particulier, de conserver les anciens étangs ou d’en construire de nouveaux ? Je n’appelle pas étangs, les cavités quoique grandes, ménagées sur le penchant des coteaux & des montagnes, & même garnies de poissons. Elles sont consacrées à retenir les eaux nécessaires à l’irrigation des prairies pendant l’été ; de manière que si le besoin l’exige : elles sont mises à sec, & le poisson périt si on ne l’enlève. Ce sont des réservoirs & non des étangs.

Section première.

Des soins qu’exige la formation des Étangs.

I. Des eaux. Elles font fournies ou par des sources, ou par des conduits qui aboutissent à des ruisseaux, à de petites rivières, & dont on détourne & conduit une partie dans l’étang, ou enfin en rassemblant les eaux pluviales. Le grand point est de s’assurer, de la manière la plus positive, si ces eaux quelconques une fois réunies, suffiront à l’entretien de l’étang, même dans les cas de sécheresses ; c’est-à-dire, si dans ces cas, il restera une masse suffisante d’eau, à l’entretien & à la conservation du poisson. Sur cette première vue, on déterminera la longueur & largeur de l’étang ; mais ce seroit la plus grande des folies, que d’entreprendre une pareille opération, toujours très-coûteuse, si on n’étoit pas assuré du plein succès, & si l’on se confioit trop sur l’abondance des pluies. Un bon étang doit nécessairement être rafraîchi par l’eau des sources ou d’un ruisseau, sur-tout si on approche du midi du royaume ; sans cela le poisson diminue de valeur plutôt que d’en acquérir.

Il est possible, à peu de chose près, d’évaluer combien de pouces d’eau l’étang reçoit par jour, ou des sources ou des ruisseaux ; dès-lors on peut calculer combien il faudra de temps avant qu’il soit rempli, & quelle est la quantité d’eau nécessaire pour remplacer celle qui se dissipe par l’évaporation, Plus il y aura de surface, plus il y aura d’évaporation ; & cette évaporation sera encore en raison de la profondeur. De-là résulte la nécessité de tenir les bords élevés, afin que les eaux soient moins répandues & soient plus profondes : alors les rayons du soleil & leur activité ne pouvant pénétrer jusqu’au sol, échaufferont moins l’eau, elle se volatilisera moins. Je ne connois aucun étang un peu considérable, dont une très-grande partie des bords ne soit pas submergée en pure perte, & au grand détriment de l’air.

On doit encore examiner si les eaux des sources & des ruisseaux ne passent pas sur des minéraux tels que le cuivre, le plomb, &c. ; le poisson languiroit dans de pareils étangs & y périroit.

Il est de la dernière importance que l’eau ait une certaine profondeur, qu’elle ne s’étende pas inutilement, & au loin, sur les bords à la hauteur de quelques pouces seulement ; cet excédent est inutile au poisson ; il est le repaire des insectes, la cause de la corruption de l’air & la peste du voisinage. L’humidité & la chaleur, je ne saurois trop le répéter, sont les principes de la putréfaction.

II. Du local de l’étang. Le premier soin est de s’assurer si le sol retiendra l’eau ; si, sous la première petite couche de terre, on ne trouvera pas un banc de sable ou de gravier, ou des scissures de rocher ; en un mot, se convaincre par des sondes multipliées, qu’il ne se perdra point d’eau. (Voy. le mot Sonde)

Le second est de donner différens coups de niveau, afin de s’assurer de la hauteur de la chaussée une fois déterminée, à quelle hauteur l’eau montera, & quelle superficie de terrein en sera recouverte.

Le troisième, d’examiner si toutes les parties qui seront sous l’eau, appartiennent au constructeur de l’étang, sans quoi les procès seroient multipliés à l’infini, à moins que par des arrangemens préliminaires & passés par-devant notaire, on ne fût plus dans le cas de demander des dédommagemens.

Le quatrième est d’éloigner l’étang de la maison ou du village, & surtout de ne le pas placer au vent de l’un & de l’autre ; dans le premier cas, la santé du propriétaire l’exige, & dans le second l’humanité le demande.

Ces premières observations pratiques en supposent d’autres qui tiennent à la spéculation. Combien coûtera la chaussée à construire ? Combien rendra cet étang, en supposant la plus grande réussite ? Combien rendent actuellement les terres destinées à être converties en étang ? Enfin, en supposant qu’elles soient marécageuses, combien en coûteroit-il pour les égoutter, & quel seroit alors leur produit ? Cet examen mérite la plus grande attention de la part du propriétaire. Ce n’est pas tout ; après avoir porté la réussite de l’étang au plus haut, il doit de nouveau calculer son produit au plus bas, & recommencer tous les calculs de comparaison : le chapitre des accidens est immense, & il le forcera par la suite à se convaincre que deux & deux ne font pas toujours quatre, lorsqu’il s’agit d’un étang.

Tout fonds bas peut servir au placement d’un étang, parce que l’eau y séjourne naturellement, & il sert de réservoir à toutes les eaux de pluies. Ces positions entraînent après elles un grand inconvénient, c’est le rehaussement du fond par les terres que les pluies entraînent, & qui comblent la tranchée ouverte dans le bas, afin de laisser écouler toute l’eau du côté de la porte de l’écluse.

La position la plus heureuse, est celle formée par le rapprochement de deux coteaux, de deux collines ; il y a alors beaucoup moins de longueur de chaussée à construire. Communément on trouve une profondeur convenable sur le devant & sur les côtés ; & la hauteur de la chaussée, détermine l’espace & la circonférence qui sera par la suite recouverte d’eau.

Avant de donner le premier coup de pioche, il convient d’examiner si on aura la facilité de procurer écoulement non-seulement des eaux qui affluent chaque jour, mais encore de toutes celles qui tombent par averse pendant les orages, ou qui s’y rassemblent après des pluies consécutives & de durée ; sans cette précaution, la construction de l’étang est plus qu’équivoque.

III. De la chaussé. C’est la partie la plus essentielle & l’âme de l’étang ; enfin, celle qui supporte le poids énorme de la masse d’eau. Lorsqu’on a désigné la place que doit occuper la chaussée, & avant de commencer sa construction, il faut travailler à la construction de la porte de l’écluse, ou bonde ou pale ; cette partie sera en bonne & solide maçonnerie. La plus légère parcimonie tire à la plus grande conséquence. Choisissez-donc la meilleure chaux, la pierre dure & les meilleurs ouvriers.

Si la chaussée a, par exemple, huit à neuf pieds d’élévation, son diamètre, dans la partie supérieure, doit avoir l’épaisseur de huit à neuf pieds ; & celui de la base sera au moins le triple de la hauteur, par conséquent de vingt-quatre pieds de diamètre, sur huit de hauteur ; de vingt-sept sur neuf, dé trente sur dix ; il est même très-prudent d’étendre beaucoup la base ; mais le principe qu’on vient d’établir est de rigueur, & il offre le plus petit diamètre qu’on puisse donner.

Une chaussée de huit pieds d’élévation, doit supporter seulement une colonne d’eau de six pieds de hauteur, & ainsi proportionnellement sur toutes les hauteurs. Ces deux pieds en sus, servent à retenir les vagues causées par les vents, car si l’eau ainsi agitée passe par-dessus la chaussée, elle est perdue, à moins qu’elle ne soit recouverte en-dessus, & du côté de l’écoulement, d’une forte maçonnerie, objet très-coûteux.

Supposons donc une chaussée qui aura huit pieds d’élévation, autant de crête & vingt-quatre pieds de base. On doit choisir l’endroit le plus profond, le plus bas du local, enfin le mieux situé, pour que l’eau puisse s’écouler librement. On pratiquera dans cet endroit un canal en maçonnerie, d’un diamètre de dix-huit à vingt-quatre pouces en tout sens ; enfin proportionné au volume d’eau qui doit y passer. La base de ce canal doit avoir deux pieds d’épaisseur en maçonnerie, & être portée sur une masse d’argile bien corroyée & bien battue. Les côtés & le dessus construits, le même corroi doit régner tout autour ; la précaution est indispensable, afin de prévenir l’affouillement des eaux, qu’il est presque impossible de réparer dans la suite, sans une dépense presque égale à celle de la première construction. Si on a de la pouzzolane, c’est le cas de la mêler au mortier employé à la construction, & d’en parer la maçonnerie dans les parties intérieures du canal ; elle préviendra les infiltrations. On peut encore employer le béton. (Voyez ce mot) La partie de la maçonnerie qui correspond à l’intérieur de l’étang, doit être élevée en pierres de taille, solidement posées & liées avec la masse de la maçonnerie du canal ; dans ces pierres sera creusée la rainure dans laquelle doit glisser l’empalement destiné à intercepter à l’eau sa sortie de ce canal ; enfin l’ouverture du canal derrière l’empalement, sera garnie de forts barreaux de bois, séparés les uns des autres d’un demi-pouce seulement. La partie opposée ou l’autre extrémité du canal, sera également terminée par des pierres de taille, afin de prévenir les dégradations. Dans quelques endroits, la maçonnerie qui soutient l’empalement, s’élève aussi haut que la chaussée, & la précaution est sage ; dans d’autres, les supports de l’empalement sont en bois : ce sont de bons & fort pilotis enfoncés avec le mouton, & liés les uns aux autres par des traverses. La première méthode est préférable ; la seconde est indispensable, lorsque les pierres dures sont rares ; mais elle est plus sujette à être détériorée, & à de grandes réparations.

Le canal une fois solidement établi, il s’agit d’élever la chaussée, de charier les terres, &c. ; ici les brouettes, (voyez ce mot) seront de la plus grande utilité. Avant de donner le premier coup de pioche, il convient de tracer sur toute la longueur que doit occuper l’étang, un large fossé qui, prenant de son extrémité la plus éloignée, corresponde à l’empalement, & ensuite tirer des lignes diagonales des côtés & correspondantes à ce grand fossé. La terre tirée de la partie des fossés les plus éloignés, sera la première enlevée & formera la base de la chaussée, & ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on arrive à son pied qu’on appelle la poêle. À mesure que l’eau de l’étang s’écoule, le poisson se retire dans les fossés ; petit à petit il vient se rassembler dans la poêle où enfin il reste à sec.

Le diamètre en tout sens de cette poêle, doit être proportionné à celui de l’étang, c’est à-dire, qu’il doit avoir douze à vingt-quatre pouces par arpent. On peut même, dans cette poêle, en ménager une plus profonde & de beaucoup plus étroite, afin de rassembler promptement le poisson dans un lieu très-circonscrit. Ces deux poêles seront toujours, quelque profondeur qu’on leur donne, de niveau avec la base de l’ouverture du canal, afin que toute l’eau s’échappe par cette ouverture, & que le poisson reste à sec, pour enlever plus commodément le poisson.

Le second avantage de ces poêles & des fossés, est de dessécher dans la suite le terrein, lorsqu’on veut le convertir en champ, & de fournir la quantité de terre suffisante à la construction de la chaussée.

Le troisième, comme la poêle est plus creuse que le reste de l’étang, la colonne d’eau est plus considérable, & garantit par conséquent le poisson des funestes effets du froid & des gelées. Le grand fossé & les fossés latéraux qui aboutissent à la poêle, donnent aux poissons les moyens de s’échapper dans la poële, lorsqu’une gelée vive & subite glace la superficie de l’étang.

Il est bon, & même essentiel d’observer que les terres simplement remuées s’affaissent d’un pouce par pied, & que l’affaissement est beaucoup plus considérable lorsqu’elles ont été transportées ; ainsi, une chaussée destinée à avoir constamment huit pieds d’élévation, doit dans le principe être montée à la hauteur de neuf pieds. Sans cette attention, on se trouvera bien loin de compte ; à la fin de l’année il faudra l’exhausser de nouveau, & peut-être sera-t-on fort embarrassé pour se procurer de la terre.

Si la chaussée n’a pas une longue portée, si l’on trouve facilement dans le voisinage des pierres propres à la construction, il est plus avantageux, plus profitable de la faire en maçonnerie ; les fondations seront proportionnées à la hauteur, & l’épaisseur de toute la maçonnerie doit avoir le moitié de la hauteur. Je sais que bien des gens se contentent du tiers, parce que, disent-ils, l’effort de l’eau est plus perpendiculaire que latéral. Cela est vrai jusqu’à un certain point, par exemple, dans un vase, sur un terrein circonscrit, également profond dans toutes ses parties ; mais ici le cas est bien différent ; l’eau agit de tous les points de la circonférence contre cette chaussée, à cause du plan incliné sur lequel elle porte. Quand cette assertion ne seroit même pas rigoureusement vraie, un père de famille peut-il se laisser entraîner par des vues mesquines, & trembler à chaque orage, que sa chaussée ne soit emportée, & par conséquent, tout son poisson perdu ? Il seroit facile de citer des exemples d’un semblable événement ; les papiers publics en fourmillent. Il est donc juste que le propriétaire soit puni de sa négligence, & qu’il reçoive une leçon coûteuse, (c’est la meilleure) ; mais le grand mal, est que le volume d’eau franchissant les obstacles qui le captivoient, porte en s’échappant la terreur dans les villages, & la désolation sur tous les champs placés au-dessous.

Plusieurs propriétaires forment la chaussée avec des pieux de chêne ou de châtaignier, éloignés de douze ou dix-huit pouces les uns des autres ; ils forment au moins deux rangées, l’une à l’extérieur, & l’autre à l’intérieur. Sur ces pieux sont clouées de fortes planches sur toute la longueur de la chaussée, de manière que le tout fait un encaissement dans lequel on jette & corroie la terre. À moins que le bois ne soit très commun sur les lieux mêmes, cette construction est fort dispendieuse, & après un certain nombre d’années, fort sujette à de perpétuelles réparations. Le bois se conserve dans l’eau, le chêne sur-tout ; mais toute la partie hors de l’eau travaille, se déjette & pourrit ; l’eau poussée en vagues contre ces planches, s’insinue entre leur séparation, détrempe la terre, l’entraîne ; il se forme peu à peu des cavités. Si l’eau peut s’établir un petit courant dans le centre de l’épaisseur de la chaussée, le terrein sera miné, & au moment qu’on s’y attendra le moins, la crevasse paroitra, le courant l’agrandira, & la chaussée sera perdue.

La meilleure terre pour la construction des chaussées est l’argile, la plus mauvaise, la sablonneuse. L’argile demande à être corroyée, parce qu’elle ne s’asseoit pas facilement ; la terre simplement forte se tasse d’elle-même avec le temps ; la sablonneuse ne prend jamais la consistance requise, & laisse toujours filtrer l’eau. Il y auroit un moyen sans doute de lui donner de la consistance, ce seroit de la mêler avec de la chaux en poudre ; mais quelle dépense ! ce sera toujours une mauvaise chaussée.

Si le cailloutage, si le sable pur sont dans le voisinage, & que le prix de la chaux soit modéré, un encaissement fait en béton sera éternel. S’il a l’épaisseur requise. On peut même en construire ainsi toute la chaussée, & le suppléer à la maçonnerie, si elle n’est pas d’une longue portée. Le béton une fois cristallisé, ne laisse aucune prise à l’eau, & fait du tout un corps d’une seule pièce.

J’ai dit que la chaussée devoit être élevée au-dessus des plus grandes eaux, que sa crête devoit égaler sa hauteur. Ce n’est pas encore assez, la partie extérieure de cette crête sera encore plus élevée que l’intérieure, afin d’arrêter les derniers effets des vagues : ainsi, sur huit pieds de diamètre de la crête, la partie extérieure sera plus élevée que l’autre, de seize à dix-huit pouces, & sur un plan incliné de deux pouces par pied. Une chaussée surmontée par les vagues est une chaussée perdue. On ne sauroit trop le répéter, plus la chaussée est perpendiculaire, plus l’action des vagues est forte, plus elle est destructive, plus elle sappe le terrein & le fait ébouler ; au lieu que l’inclinaison des talus sur un angle de quarante-cinq degrés, oppose une foible résistance ; l’eau coule & ne dégrade pas.

Aussitôt que le terrein sera élevé, il convient de le semer & de le couvrir de graine de foin. Les feuilles & les racines des plantes menues, tapissent la superficie du terrein, ne font qu’un corps ; l’eau glisse par-dessus, & ne peut l’attaquer.

Si on se hâte de jouir, si on met l’eau sur le champ, le terrein travaillera beaucoup, s’affaissera trop promptement & inégalement, parce qu’il n’est guère possible que la qualité de la terre employée soit homogène. Il vaut beaucoup mieux laisser le tout se tasser pendant une année, & donner le temps à l’herbe de croître & de former un glacis solide.

Quelques particuliers ont la coutume de planter des arbres sur les chaussées : l’effet en est très-agréable, très-pittoresque, & j’ajoute, très-pernicieux. Si les arbres sont multipliés, leurs racines auront bientôt rempli tout le terrein, elles se soutiendront mutuellement tant qu’ils subsisteront. L’arbre mort, les racines pourrissent, deviennent spongieuses, & font autant de siphons qui attirent l’eau du dedans en dehors ; les petits courans sont formés, & la chaussée détruite. Qu’un coup de vent déracine un arbre, qu’il tombe, ou dans l’étang, ou sur la chaussée, voilà une brèche faite ; elle sera bientôt agrandie par les vagues, & pour peu qu’elles trouvent de prise, elles pénètrent de part en part, & la chaussée est anéantie. Ces craintes ne ressemblent point à des terreurs paniques ; le fait les réalise chaque jour, & on ne le prévoirait peut être pas, s’il n’avoit été confirmé par l’expérience. Les arbres, les buissons sont d’ailleurs le repaire des oiseaux, des loutres, & de tous les animaux destructeurs des étangs ; dès-lors il est prudent de les en éloigner.

IV. Des dégorgeoirs ou décharges d’eau. Il est impossible qu’à certaines époques de l’année, l’étang qui ne reçoit même que les eaux pluviales ne soit trop plein, & par conséquent, la chaussée en danger d’être surmontée par les eaux, ou de crever. Autant que faire se peut, on doit donc ménager une décharge de chacun de ses côtés ou au moins d’un seul. Il est indispensable que cette partie soit en bonne & solide maçonnerie ou béton, ainsi que la pente sur laquelle l’eau doit couler. À une ou deux toises à partir de la pente, doit encore régner un pavé & encore mieux de la maçonnerie, afin que la chute des eaux n’entraîne pas le terrein, & ne parvienne enfin à creuser sous le talus.

La partie supérieure du dégorgeoir, celle qui détermine le niveau constant de l’eau, sera garnie d’une grille, ou en fer ou en bois, dont les barreaux seront espacés d’un pouce, & la hauteur de cette grille égalera celle de la chaussée. On ne sauroit lui donner trop d’étendue, c’est le moyen de prévenir tous les accidens.

Si au-dessous de ce premier étang on en construit un ou plusieurs autres, l’eau des dégorgeoirs servira à les remplir. Cette méthode n’est pas sans inconvéniens : pour peu que l’eau soit abondante dans l’étang supérieur, pour peu que l’intensité de pluies soit forte, les étangs inférieurs risquent d’être emportés, car outre les eaux qu’ils reçoivent naturellement, ils auront encore à recevoir le trop-plein des étangs supérieurs, & il est clair que les dégorgeoirs des étangs inférieurs ne seront pas suffisans, à moins qu’on ait eu l’attention de multiplier leur étendue en proportion de celles des étangs supérieurs, de manière que toute la superficie de la levée seroit elle-même un dégorgeoir garni de sa grille : il est presque impossible qu’un pareil édifice se soutienne.

La prudence indique un moyen de prévenir les fâcheux accidens : il consiste à rassembler l’eau des dégorgeoirs dans un fossé proportionnellement large & profond, qui régnera sur les deux côtés de l’étang, ou au moins sur un. Pour remplir les empalemens inférieurs, on pratiquera à chaque dégorgeoir un empalement susceptible d’être ouvert ou fermé à volonté ou même percé d’un certain nombre de trous, par lesquels une masse d’eau fixée s’échappera d’un étang dans un autre, & il ne pourra jamais y passer que cette quantité.

Si l’étang est entretenu par le courant d’un ruisseau, il est essentiel de garnir d’une semblable grille, l’endroit où le ruisseau communique à l’étang, parce que la truite, le brochet & l’anguille, &c remonteroient le ruisseau & seroient perdues pour le propriétaire.

Le fossé de ceinture dont on a parlé, non-seulement prévient les accidens, mais il procure l’avantage de ne pas perdre les eaux, de diriger & rendre utile leur cours & leur chute, au service des moulins, des usines & même a l’irrigation des prairies. Le local indique l’usage auquel on doit les destiner.

Le local de l’étang est préparé ; le canal construit, la chaussée préparée, les dégorgeoirs placés, il ne reste plus qu’à y faire couler l’eau & à la retenir au moyen de l’empalement.

V. De l’empalement. Sa forme varie : tantôt c’est une espèce de pale que l’on laisse tomber dans les rainures, dont on a parlé, & qui bouche exactement l’ouverture du canal ; tantôt c’est une pièce de bois de chêne, arrondie par sa base, & qui tombe perpendiculairement dans un trou de même forme, qui communique dans le canal & donne issue à l’eau lorsqu’il n’est pas bouché par cette bonde.

Il est aisé de concevoir quelle est la pression de l’eau contre l’empalement sur-tout, ou contre la bonde ; mais comme le manche de l’un & de l’autre s’élève au-dessus de la chaussée, & passe dans une pièce de bois à vis, ainsi que le manche, il est facile de les soulever en faisant tourner cette vis. La traverse taraudée & vissée, est supportée par deux pieux forts, sur lesquels elle est solidement assujettie en s’emboîtant avec eux. L’extrémité supérieure du manche excède la traverse, & cet excédent est appelé la tête, cerclée en fer, & percée de deux trous qui se croisent l’un sur l’autre, par où l’on passe les barres ou tourniquets, au moyen desquels on élève ou abaisse la pale ou la bonde. Plusieurs particuliers assujettissent la traverse des bois dans la maçonnerie même ; elle est plus solide, & exige moins de réparations : d’autres recouvrent la pale ou la bonde avec une couche de plomb laminé ; cette précaution est sage, & elle ne l’est pas autant, si on emploie le fer, parce que la rouille le corrode ; il ne prête pas comme le plomb, & pour peu que la pale ou la bonde soient agitées, le fer étant plus dur que la pierre, il la lime, il l’use, & il se forme de petites voies d’eau.

VI. De la cage. Avant de mettre l’eau, il convient d’établir solidement la cage sur le devant, & au moins à une toise de l’empalement ; des pilotis en nombre suffisant, seront enfoncés avec le mouton, fortement liés les uns aux autres par des traverses, de manière qu’ils forment un quarré & encore mieux un hexagone. Sur ces pieux on cloue à demeure des grillages en bois à forts barreaux, à moins que les pieux eux-mêmes ne soient placés assez près les uns des autres, pour empêcher que le poisson ne s’échappe & ne suive le courant de l’eau. Lorsque la pale est levée au moment de pêcher l’étang, & pour plus grande précaution, on les garnit encore du haut en bas avec des fascines.

Si quelque poisson traverse le grillage de la cage & les fascines, il se trouvera arrêté entre la cage & l’empalement, par le grillée du canal placé derrière l’empalement. Cette méthode n’est pas toujours suivie ; on expliquera tout à l’heure le cas d’exception. Dans les règles prescrites pour la construction d’un étang, j’ai pris un terme moyen dont on s’écartera plus ou moins suivant le local, l’étendue, la masse d’eau ; enfin, les circonstances que je ne puis ni prévoir ni détailler. En ce genre comme dans tous les objets d’agriculture, la parcimonie dans le principe, devient à la longue ruineuse dans les conséquences ; maxime qu’il ne faut jamais perdre de vue : ou entreprenez & executez bien, ou n’entreprenez rien du tout.

Section II.

De l’Empoissonnement.

La qualité des eaux décide la qualité du poisson dont on doit remplir l’étang. Il en est ainsi du fond du sol.

La carpe, la tanche, le lanceron, &c. aiment les eaux grasses, bourbeuses ; la perche, la truite, la vendoise, le gardon, la loche se plaisent dans l’eau vive, & parmi les rocailles ; la truite multiplie rarement dans les étangs même d’eau vive ; le brochet, le barbot, l’anguille sont très-bien dans les fonds sablonneux.

Si on veut que le poisson prospère dans un étang, il est essentiel qu’il ne s’y trouve point de poissons voraces, tels que le brochet & la truite ; à quelque prix qu’ils soient vendus, le propriétaire est toujours en perte.

I. Des espèces de poissons. On distingue deux espèces de poissons, le marchand ; & la menuisaille. La carpe, le brochet, la perche, la anche, la vendoise, le barbeau, la truite & l’anguille sont des poissons marchands destinés à être transportés dans les villes ; la menuisaille, blanchaille ou roussaille, est vendue sur les lieux, à moins que l’étang ne soit à la proximité d’une grande ville.

Je ne décrirai pas les espèces de poissons dont on peuple les étangs, elles sont assez connues des vendeurs & des acheteurs ; cet objet est plus du ressort de l’histoire naturelle, que de mon Ouvrage ; il suffit d’indiquer leur utilité.

Le barbot ou barbeau, nommé barbillon dans sa jeunesse, détruit, dit-on, ceux de son espèce, craint le froid, & maigrit pendant l’hiver ; ses œufs sont réputés dangereux.

Le meûnier ou musnier approche du barbeau, aime l’eau vive & vit des petits animaux qui se trouvent dans l’étang.

La barbotte est un poisson de peu de valeur, cependant recherché à cause de son foie très-volumineux, proportion gardée avec son corps.

Le goujon, petit poisson assez insipide dans les étangs boueux, plus délicat dans ceux àfond sablonneux & dont l’eau est vive.

Le véron ou verdon, nommé ainsi à cause de la variété de ses couleurs, aime les eaux vives.

Le gardon, assez mauvais poisson, très-utile cependant pour nourrir les brochets, parce qu’il multiplie beaucoup, & c’est la seule raison qui fasse admettre ces six espèces de poissons dans les étangs, sans quoi ils y sont plus nuisibles que profitables.

La carpe est la reine des étangs ; & c’est principalement pour elle qu’on les construit : sa multiplication est prodigieuse, & aucun poisson n’est plus susceptible qu’elle de perdre les parties de la génération ou de devenir nulle ; alors elle devient carpeau, ou mâle ou femelle. (Voyez au mot Carpe, la manière de faire les carpeaux, de transporter ce poisson vivant, ainsi que tous les autres, décrite à cet article). Quoique la carpe réussisse très-bien dans les étangs, cependant elle n’est jamais comparable pour le goût à celle des eaux vives, telles que du Rhône, de la Loire, du Rhin, &c. La carpe vit très-long-temps, parvient à une grosseur monstrueuse ; les carpes de Fontainebleau en sont la preuve.

La braime rapproche beaucoup de la carpe pour la figure ; mais elle est plus large, plus platte, ses écailles plus grandes ; elle se plait dans la même eau que la carpe.

La vendoise ou vaudoise est plus délicate que la carpe, à laquelle elle ressemble quoique d’une couleur plus blanchâtre ; son corps est plus applati, son museau est plus pointu.

La tanche. Quoiqu’elle ne devienne jamais fort grosse, c’est un poisson fort recherché, toute espèce d’eau lui convient ; elle réussit mieux dans les eaux bourbeuses, & supporte facilement de longs transports.

Ces poissons sont à nos étangs ce que les oiseaux domestiques sont à nos basses-cours ; presque tous n’ont de défense que leurs coups de queue, & leur bouche est dépourvue de dents ; il n’en est pas ainsi des poissons suivans.

La perche. Quoiqu’elle ait la bouche petite & sans dents, elle ne laisse pas d’être vorace, de ruiner bientôt la menuisaille. On peut la mettre dans les étangs à brochet : à moins qu’il ne la prenne par surprise, elle s’en défend en lui présentant la queue, & en dressant aussitôt l’aileron piquant qu’elle a sur le dos. Avec cette même arme, elle perce une infinité de poissons qui meurent de leurs blessures.

Le brochet est le roi des étangs ; s’il y trouve une nourriture abondante, il devient monstrueux ; au défaut de roussaille, il dévore les brochetons : un brochet de six livres tue une carpe de même poids, & la mange en grande partie dans la matinée. Les dents de cet animal sont nombreuses, fortes, aiguës ; sa bouche très grande s’ouvrant largement lorsqu’il mord, ses deux mâchoires se serrent si sort l’une sur l’autre, qu’il est très-difficile de lui faire lâcher prise. Si le brochet se trouve dans un étang seulement peuplé de carpes sans menuisaille, & qu’il soit vendu au prix d’un écu, il est démontré qu’il aura détruit pour la valeur de cinquante francs de carpes. On assure que le brochet a pris en six ans, toute la grosseur où il peut parvenir, & qu’ensuite, il devient aveugle. La première partie de cette assertion est vraie jusqu’à un certain point, si l’étang est trop circonscrit. J’ai la preuve du contraire dans les étangs de vaste étendue.

Quant à la cécité, le fait demande confirmation ; cependant je suis bien éloigné de le nier, puisque cette assertion paroît avoir une espèce d’analogie avec une observation insérée dans le volume de l’Académie Royale des Sciences de Paris, année 1748, dans la partie de l’Histoire, page 27. « Dans la fontaine de Gabard en Angoumois, dit M. de Montalembert, voisine d’une de ses terres, on pêche souvent des brochets aveugles, & jamais aucun qui ne soit borgne ; ceux qui ne sont que borgnes, le sont tous de l’œil droit, & dans ceux qui sont aveugles, on voit aisément que l’œil droit a été attaqué le premier, & est beaucoup plus endommagé que l’autre. Cette fontaine est une espèce de gouffre dont on ne peut trouver le fond ; & plusieurs petites îles de roseaux qui flottent à sa surface, empêchent qu’on ne puisse se servir de filets pour pêcher, ce qui rend cette pèche très-longue & très difficile. Cependant M. de Montalembert fut assez heureux pour attraper un jeune brochet, qui effectivement se trouva borgne du côté droit. Ce qu’il y a encore de singulier, c’est que cette fontaine se décharge par un assez gros ruisseau dans la Lisonne ; & que, mal gré cette communication qui est très-facile, les gens du pays assurent qu’on ne prend jamais dans cette rivière de brochets borgnes ou aveugles, & qu’on n’en prend aucun dans la fontaine qui ne le soient. »

On ne sait positivement jusqu’à quel âge ce poisson peut vivre ; mais un brochet pris près d’Hélibron, fut reconnu avoir deux cents soixante-neuf ans par un anneau mis à sa queue.

La truite est très-carnassière ; heureusement elle ne multiplie pas dans les étangs, & y fait de grands dégâts, quoique ses dents ne soient pas aussi fortes que celles des brochets.

L’anguille. Je la place également parmi les poissons voraces, puisque je lui ai vu manger des petits poissons ; une autre raison doit la faire redouter ; elle fait souvent crever les chaussées. Si elles sont en maçonnerie, & que les pierres soient mal jointes, elle s’insinue entre deux, se glisse dans les plus petites gerçures, & petit à petit cause des larrons ou petits passages à l’eau. Dans la terre mal corroyée des chaussées ou mal assise, le même accident arrive, sur-tout si dans cette terre il se trouve des racines pourries.

L’Écrevisse est singulièrement vorace ; tout le corps enfoncé dans un trou, les deux serres en avant, elle guette sa proie ; &, lorsque le petit poisson vient jouer sur le bord, elle le saisit avec une agilité surprenante : j’ai vu une écrevisse de moyenne grosseur saisir une petite couleuvre de huit à neuf pouces de longueur, & un peu plus grosse qu’un fort tuyau de plume, la tuer, la tirer dans son trou, & le lendemain je ne trouvai plus qu’une petite portion de son extrémité inférieure.

II. De l’alevin ou feuille ou fretin, dénominations sous lesquelles on connoît les jeunes carpes, tanches, brochets, &c. trop petits pour être livrés aux marchands, & dont on se sert pour repeupler les étangs. Le mot feuille devroit plus particulièrement s’appliquer au poisson de la première année, & celui d’alevin au poisson de la seconde.

Les propriétaires un peu entendus, ont plusieurs étangs de différentes grandeurs. Le plus petit est consacré pour l’alevin que l’on mêle tout ensemble, n’importe l’espèce, pourvu toutefois que les poissons voraces soient en petit nombre. Il y passe la première année, après quoi on le pêche. À cette époque on fait un choix rigoureux des espèces nuisibles, & on les transporte dans un étang uniquement destiné pour elles, & fortement peuplé de roussailles ; les poissons paisibles sont jetés dans un étang un peu plus considérable que le premier, où trouvant plus d’espace à parcourir, plus de nourriture, ils croissent à vue d’œil. On les y laisse pendant deux ans.

Cette séparation permet de connoître le poisson, de juger de celui qui a plus profité, de le choisir, enfin, de compter le nombre de mâles & de femelles.

À la troisième année, le partage se fait : sur cent carpes femelles, on met vingt-cinq mâles, & ce nombre est suffisant pour un étang de huit à dix arpens, & ainsi de suite, en gardant les mêmes proportions pour des étangs plus étendus. Cette manière d’opérer, sur-tout si les étangs sont limitrophes, ne force pas le poisson à passer d’un terroir gras dans un terroir maigre ; ce qui lui nuit beaucoup.

On peut, si l’on veut, pêcher ce dernier & grand étang l’année d’après ; le poisson y aura donné beaucoup de feuilles ; mais il vaut mieux attendre à la seconde année. Cette multiplicité d’étangs consacrés aux différens âges des poissons, est très-avantageuse au vendeur & à l’acquéreur. Il est plus aisé & plus profitable à l’un & à l’autre, de vendre un beau poisson que deux petits : comme le local ou les moyens ne permettent pas de multiplier les étangs, & que souvent l’on est réduit à un seul, la régie est différente.

La pêche d’un étang unique fournit des carpes de vente, & un grand nombre qui ne le sont pas, à cause de leur petitesse, de l’alevin & de la feuille.

Lorsqu’on le pêche, on sépare chaque espèce, & l’on a pour cet effet, au-dessous de la bonde de l’étang, plusieurs réservoirs remplis d’eau, & qu’on peut mettre à sec à volonté ; dans l’un, on jette les brochetons & autres poissons voraces invendables ; dans l’autre, les carpes au-dessous de la vente, l’alevin & la feuille ; dans le troisième, toute espèce de roussaille, afin de la séparer complètement de la famille des carpes & des tanches. Il est essentiel de maintenir toujours un petit courant d’eau nouvelle dans ces réservoirs, parce que la multitude de poissons l’auroit bientôt viciée. On connoît que l’eau commence à être trop visqueuse & trop privée d’air, lorsque le poisson s’accumule à la surface, & qu’il pousse son museau hors de l’eau ; afin d’y respirer un air frais & salubre. Pour peu qu’on diffère à lui donner de nouvelle eau & faire dégorger l’ancienne, il périt par milliers.

Lorsque le grand étang commence à être rempli, on met à sec le réservoir qui renferme les carpillons & l’alevin de cinq à sept pouces ; ainsi que les petites tanches, & on les jette dans le grand étang après les avoir comptés, c’est à-dire, avoir fixé à peu de chose près, de quinze cens à deux milliers par arpent ; la force de l’alevin décide du nombre.

La crainte que cet alevin ne multiplie trop jusqu’au moment où l’étang sera pêché, engage d’y mettre des brochets. Je n’approuve cette méthode, que jusqu’à un certain point, & seulement dans le cas où l’on ne mettra que de la feuille de brochet & en petit nombre. Si le brocheton est aussi gros que l’alevin, celui-ci ne produisant pas dans la première année & très-peu dans la seconde, laissera manquer de nourriture aux brochets, & ceux-ci s’attaqueront à l’alevin, ils en diminueront prodigieusement le nombre ; au lieu que le petit brocheton se contentera de la feuille jetée pour son entretien, & la carpe trop grosse pour lui se soustraira à sa voracité. On prétend que les carpes d’un étang où il y a quelques brochets, sont plus délicates que celles qui vivent paisiblement, parce que, dit-on, la chasse continuelle faite par les brochets, les nécessite à un très-grand exercice, cela peut-être ; mais il est démontré que la crainte & la frayeur de la mort, sans cesse devant les yeux, n’engraissent pas : cette délicatesse de la chair de la carpe ne tourne certainement pas au profit du propriétaire de l’étang.

La pêche générale a lieu communément tous les trois ans, en comptant depuis l’époque après l’alevinage.

Si l’on ménage un étang pour les brochets, séparation que je conseille très-fort, c’est le cas d’y multiplier la menuisaille, & même tous les autres petits poissons blancs dont il faut sevrer les étangs à carpes & à tanches. Sans cette précaution indispensable, les gros brochets ne trouvant pas une nourriture abondante, mangeront leurs petits.

L’ordonnance des eaux & : forêts a établi cette règle pour le rempoissonnement des étangs qui appartiennent au Roi, ou aux églises, ou aux communautés, que le carpeau aura six pouces au moins, la tanche cinq, la perche quatre, & le brocheton de tel échantillon qu’on voudra ; mais qu’on ne pourra le jeter qu’un an après l’empoissonnement au plutôt.

Il est imposable d’établir une loi générale pour l’empoissonnement & la pêche des étangs, ni fixer d’une manière exactement déterminée, la quantité d’alevin ou de pièces. Ces objets varient, 1°. sur l’étendue de l’étang : un millier n’est pas trop, si elle est considérable, & cinq cens alevins suffisent, & au-delà, si l’étang n’est que d’un arpent. 2°. La chaleur du climat mérite d’être prise en considération. Plus l’eau s’échauffe, plus elle perd de cet air qu’elle contient, & plutôt elle est viciée, & par elle-même & par l’inspiration & respiration sans cesse répétées par le poisson. Si son nombre est considérable, cette eau sera encore plus complètement viciée ; 3°. La nature du sol ainsi que celle de l’eau prononcent encore sur la quantité des poissons ; les fonds gras, limoneux & bourbeux, ainsi que les bords de l’étang, servent bien mieux d’asile à une multitude prodigieuse d’insectes, qu’un fond & des bords sablonneux ; mais comme entre le sol sablonneux & bourbeux, il y a beaucoup de nuances, c’est au propriétaire à étudier la nature du sol de son étang, & à le peupler après l’avoir bien observée. Ce que je dis du terrein s’applique également à la qualité de l’eau. Celle qui coule entre des rochers secs & arides, ou celle qui sort directement d’une ou plusieurs sources voisines, entraîne avec elle très peu ou presque point de nourriture ; celle au contraire qui, après avoir reçu les immondices d’un village, d’une ville, se jette dans un étang, y amène l’abondance ; dès-lors la multiplication & l’embonpoint du poisson font assurés, &c.

III. Du frai. Ce mot a deux significations : la première désigne l’amour des poissons, & on dit, le poisson fraie ; la seconde indique une matière gélatineuse, plus ou moins épaisse dans laquelle sont parsemés les œufs : s’ils n’ont pas été fécondés par le mâle à mesure que la femelle les pond, ces œufs n’éclosent pas. Les mois de mars, avril & mai sont les époques de l’apparition du frai suivant le degré de chaleur de la saison ou du climat.

Le poisson ne s’accouple pas comme les quadrupèdes, les oiseaux ou les insectes. Lorsque le temps des amours est venu, les femelles se portent en foule vers les bords de l’étang, & chacune est suivie d’un ou de plusieurs mâles ; elles traînent leur ventre sur la terre ayant quelquefois une grande partie de leur corps hors de l’eau, afin d’augmenter la force de cette pression qui les aide à se débarrasser du frai. Les mâles se tiennent près des femelles & sur les côtés ; ils pressent également leur ventre contre la terre & il en fort un peu de liqueur légèrement blanchâtre qui vivifie tout le frai.

Le second but de la nature dans cette opération, est d’obliger le poisson à déposer ses œufs dans un endroit où il y ait peu d’eau, afin que la chaleur des rayons du soleil la pénètre, réchauffe ainsi que la terre qu’elle recouvre ; cette chaleur suffit pour faire éclore le frai douze ou quinze jours après. La multitude d’œufs est si considérable que lorsque les petits poissons sont éclos, cette eau paroît presque noire. Jusqu’à ce qu’ils aient acquis une certaine force, ils folâtrent sur ces bords, animés par les rayons du soleil ; peu à peu ils s’en éloignent, enfin ils les abandonnent. Si la chaleur diminue le volume d’eau de l’étang, enfin, si l’eau ne recouvre pas toujours le frai, il est perdu, se putréfie sur le bord & corromps l’air ; j’ose même avancer, d’après mes observations, que ce frai desséché est la principale cause de l’odeur fétide des étangs, & de la corruption de l’air : tous les frais quelconques produisent cet effet. Si le frai reste couvert d’eau, il est plus long-temps à se corrompre, son odeur est moins forte & ses émanations moins dangereuses ; l’une & l’autre le sont toujours.

J’ai dit, en parlant du local d’un étang, que ses bords devroient être coupés à pic, afin de maintenir toujours, une certaine profondeur à l’eau, de l’empêcher de se putréfier ; enfin, d’empester l’air & de porter le méphitisme dans le voisinage ; cette assertion exige des modifications. Si tout l’étang étoit ainsi circonscrit, & ses bords par-tout à un pied d’eau de profondeur, il n’y auroit jamais de frai, ou du moins il périroit en très-grande partie : cette raison nécessite à laisser en plan légèrement incliné & sur une assez grande étendue, le côté par lequel l’eau se rend dans l’étang. Il y aura donc au moins les bords des trois quarts de l’étang qui ne seront pas nuisibles. Rien de si naturel que de pourvoir à la multiplication du poisson, mais il est plus naturel encore de songer à la conservation de la santé des hommes, & on verra bien-tôt jusqu’à quelle distance l’air empesté des étangs se propage.

Les bords coupés à pic ont un grand avantage, celui d’empêcher les bestiaux de venir piétiner le sol couvert de frai. Dès que l’agrégation de ce frai est rompue, la masse totale est détruite ; il est donc bien plus aisé de circonscrire, avec des ronces sèches, avec des palissades quelconques, un quart de l’étang, que toute sa circonférence.

D’ailleurs, si la sécheresse commence à se faire sentir, si on prévoit que cette partie du bord de l’étang ne sera pas recouverte d’eau jusqu’à ce que le poisson puisse sortir de l’œuf, il sera facile de lever dans sa longueur quelques pellées de terre, en manière de petite digue, afin d’empêcher le poisson de passer outre & d’assurer son frai.

Plusieurs personnes assurent que le frai de carpe ne prospère réellement bien, que lorsque la carpe a sept ou huit ans, & le mâle quatre ou cinq ; cette assertion me paroît paradoxale & contraire à l’expérience. On seroit heureux si elle étoit vraie, parceque les étangs seroient moins garnis de menuisaille qui affame les gros poissons. Il est prouvé par l’expérience, que l’alevin de sept pouces, c’est-à-dire, de deux ans, & conservé pendant trois ans dans les étangs, peuple à merveille.

La vente du poisson est un objet étranger à cet Ouvrage ; ainsi, je n’en parlerai pas.

Section III.

Des accidens qui arrivent aux Étangs.

I. De l’assec. Deux causes concourent à la dessiccation, la sécheresse, ou la perte de l’eau par quelque larron ou fuyant. Les étangs dont le sol est à surface trop plane & trop étendue, sont dans le cas d’éprouver, plus que tout autre, les rigueurs de la sécheresse : outre la cessation des sources, ou des ruisseaux qui y affluoient il s’évapore une prodigieuse quantité d’eau chaude, parce que l’évaporation est toujours en raison de la surface, de la chaleur que l’eau reçoit, & du courant d’air auquel elle est exposée ; ainsi, plus l’étang aura de profondeur dans sa poêle, dans ses fossés, plus ses bords seront coupés à pics droits, moins il y aura d’évaporation. Cependant, si l’on voit que la sécheresse continue, que les eaux diminuent en trop grande abondance, il vaut mieux sacrifier une partie ou la moitié du poisson, que la masse totale. Comme on sait le nombre de gros poissons dont l’étang est peuplé, on en tirera la moitié ou plus ou moins suivant la circonstance en le pêchant avec la seine, & ce poisson étant vendu dédommagera un peu le propriétaire. Moins il y aura de poissons, & moins l’eau restante se corrompra.

Si la sécheresse est extrême, si l’étang reste à sec, ou même avec une trop petite quantité d’eau, le mal est sans remède, le poisson y périra, pourrira, & la contagion est assurée. Établir de grands feux autour & sur le sol même de l’étang, est le palliatif le plus assuré ; & le remède sera complet, si le nombre & le volume des feux égale le foyer de putréfaction : je reviens souvent sur cet article, & je crois ne pas encore assez le répéter.

Si l’eau se perd par des larrons, : il faudra faire les recherches les plus exactes, afin de connoître leur rentrée & leur sortie. On voit communément l’eau tourbillonner, & le tourbillon est toujours en raison dit diamètre du larron ; lorsque la surface de l’eau est agitée par les vagues, il n’est pas possible de distinguer ces tourbillons. Les plus dangereux larrons font ceux placés à la-base de la chaussée ou dans la poêle, ou dans telle autre partie de la cavité de l’étang.

Lorsque l’on est assez heureux pour les découvrir, on cherche avec des instrumens à élargir leur entrée, afin d’augmenter le courant ; alors on adapte sur cette ouverture un tuyau fait avec des planches, & proportionné à sa grandeur, & dans ce tuyau ou encaissement qui correspond au-dessus de la surface de l’eau, on jette du béton (voyez ce mot) clair & fait avec de petits cailloux. Un homme armé d’une longue perche en bois, fasse ce béton, le fait entrer autant qu’il peut dans le vide ; on remet du nouveau béton, le tassement recommence & ainsi de fuite, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive clairement que la cavité. ne reçoit plus de béton, Si la chaux étoit bonne, & qu’elle ait été broyée avec le cailloux & le sable, sans le noyer d’eau, elle cristallisera dans moins de vingt-quatre heures, & l’eau ne se perdra plus à l’avenir. Si le larron est dans la chaussée même, la même opération est suffisante. On jugera qu’il est rempli lorsque l’on verra de l’autre côté de cette chaussée, que l’eau ne coule plus quelques jours après ; si avant l’opération on bouchoit l’issue de ce côté le travail seroit manqué. C’est au courant lui-même à entraîner la chaux, le sable, le gravier & à les accumuler dans l’espace vide. Ne craignez donc pas de perdre de la chaux ou du béton, l’opération est majeure, & tire à grande conséquence.

Si on ne prend pas ce parti économique que j’ai vu réussir sous mes yeux, il faudra renverser la chaussée & la construire à neuf, en tout ou en partie, sans attendre que l’étang soit au terme fixé pour sa pêche. Tous les palliatifs n’empêcheront pas la perte du poisson.

II. Des gelées. Si l’étang a la profondeur dont il est parlé, il est impossible que la glace aille jusqu’au fond, car nous voyons rarement les froids former une glace de plus d’un pied, à moins que les glaces qui s’élèvent des eaux plus profondes, ne viennent se joindre à la glace supérieure & former avec elle une masse solide ; mais tant qu’il y aura un fond suffisant, l’ascension de ces glaces inférieures ne sera pas à redouter.

Les plus à craindre sont celles qui succèdent à des jours de dégels, mais pas assez considérables pour fondre entièrement la glace du dessus de l’eau. La fonte des neiges, ou une plus grande abondance d’eau quelconque couvre cette glace, le poisson vient à la file dans cette nouvelle eau, afin de chercher l’eau dont la température est supérieure à celle du dessous de la glace ; mais, si dans cette circonstance il survient une seconde gelée un peu forte, il se trouve entre deux glaces, privé d’air, percé du froid, & il périt. Le seul moyen de remédier à cet inconvénient est d’ouvrir l’empalement, de laisser couler une certaine quantité d’eau, de manière que la glace inférieure ne touche plus à quelques pouces la surface de l’eau ; alors entraînée par son propre poids, par celui de l’eau & de la glace supérieure, elle se fend, se divise &c se brise, & le poisson trouve les moyens de regagner sa première demeure.

Lorsque l’étang a peu de profondeur, on fait très-bien de rompre les glaces ; opération pénible & à répéter souvent. Quelques pieux enfoncés dans divers endroits de l’étang entretiendront le courant d’air, tant que les gelées ne seront pas très-fortes ; comme ils offrent une résistance à la vague de l’eau, elle est contre eux dans une agitation qui lui empêche de se glacer ; mais si la gelée est forte, l’expédient est nul ; on peut cependant donner une plus grande extension à leur utilité, en implantant assez faiblement ces pieux dans le sol, & leur laissant la facilité du mouvement que l’on accélère par le secours des cordes qui y sont attachées & tirées par des hommes placés sur des bords opposés.

D’autres personnes, après avoir brisé la glace en différens endroits, garnissent les ouvertures avec des bottes de paille ; ces moyens font insuffisans contre les grandes gelées ; le meilleur consiste dans la profondeur de l’étang.

Section IV.

Des ennemis des Poissons.

Tout individu dans la nature est détruit par un individu plus fort, & l’homme est le plus grand, le plus souverain destructeur. La timide alouette, l’innocente colombe, &c. servent d’aliment à la nombreuse famille des oiseaux de proie à bec crochu & à serres aiguës ; le poisson est la victime de la voracité, non seulement de certains poissons, mais encore d’un grand nombre d’oiseaux & de quadrupèdes.

L’eau considérée comme eau, n’attire pas les oiseaux, c’est la nourriture qu’ils y trouvent, la seule qui leur convient & qu’ils ne sauroient rencontrer ailleurs ; ainsi, les oiseaux nommés aquatiques, tels que les cigognes, très-multipliées dans les pays froids, les hérons, les canards, les sarcelles, les poules d’eau, &c. détruisent une grande quantité de poisson. Ces animaux plongent avec une rapidité étonnante, suivent leur proie, l’attrapent, & viennent la manger sur la surface de l’eau.

La Loutre, animal amphibie, un peu plus gros que le chat, & assez approchant pour la forme, est le fléau le plus redoutable des poissons : cinq ou six loutres viendront à bout à la longue, de dépeupler un étang. Elle digère presqu’aussi tôt qu’elle a mangé, & s’il le trouve quelques pierres un peu au-dessus de l’eau elles font bientôt couvertes de ses excrémens, remplis d’arêtes & de vertèbres de poissons. On emploie, pour la détruire, les traquenards, frottés avec la graisse de héron, & garnis avec de petits poissons qui servent d’appât. Si elle trouve dans l’étang une nourriture abondante, elle dédaignera l’amorce ; il vaut mieux s’embusquer près des pierres, cacher sa retraite avec des broussailles, l’attendre à l’affut & la tuer à coups de fusil.

Le Castor, (voyez ce mot) est aussi dangereux que la loutre, mais il n’est pas si commun ; on en trouve dans le Rhône, dans le Gardon, dans l’Isere, dans l’Oise, &c. Comme cet animal connu sous le nom de bièvre se vend très-bien, les braconniers & les paysans en détruisent peu à peu l’espèce.

Je place au rang des ennemis des poissons, les masses de joncs, de plantes aquatiques, les racines des gros arbres plantés sur les bords des étangs, parce qu’ils servent de cachette aux oiseaux, aux loutres, &c. Il est donc très-important de les détruire lorsque l’étang est à sec.

Les braconniers pêcheurs, car la pêche à les siens comme la chasse, sont à redouter. Le seul moyen de prévenir leurs grandes déprédations, est de planter des piquets de distance en distance, de les enfoncer solidement, &c de les armer entre deux eaux de crochets de fer, afin de retenir leurs filets & les rompre, les briser lorsqu’ils veulent les retirer. Les pêcheurs à la ligne seroient moins à craindre, s’ils se contentoient d’une seule ligne, mais ils en jettent un grand nombre garnies de plusieurs hameçons, elles sont retenues près des bords, ou par des racines qui baignent dans l’eau, ou par des pierres également submergées, auxquelles la ficelle est attachée ; c’est au propriétaire vigilant à parcourir souvent les bords de son étang, à faire traîner tout autour des espèces de grapins afin de rencontrer les lignes cachées, & sur-tout de venir de grand matin pour surprendre les pêcheurs.


CHAPITRE III.

Comparaison des Avantages et des Désavantages des Étangs.



Section Première.

Des Étangs, relativement à l’Agriculture.

L’origine de la multiplication des étangs, remonte au temps où le commerce des grains gémissoit sous les entraves les plus criantes & les plus tyranniques ; on peut dire que l’on mouroit de faim à côté d’un monceau de blé, parce que le commerce en étoit défendu non-seulement hors du Royaume, mais même de province à province. J’ai vu dans des pays tout en vignobles, payer huit & dix livres la mesure de grain qui ne valoit que cent sols ou six livres dans la province voisine. Il falloit donc, malgré que l’on en eût, faire rapporter à ses terres un genre de récolte qui ne fut pas écrasé, ou presque rendu nul par le régime prohibitif ; alors on songea aux étangs. L’habitude d’en avoir plus que le produit réel les a fait perpétuer, & on n’a pas été (tant l’espèce d’homme est moutonnière !) jusqu’à examiner si ces étangs, aujourd’hui convertis en prairies, ou en terres labourables, ne rendroient pas autant ou davantage. Je mets en fait qu’il n’existe aucun étang proprement dit, qui ne soit susceptible d’être mis en culture réglée, & de produire beaucoup, à moins que le fond ne soit purement sablonneux, & dès-lors c’est un champ au-dessous de la qualité médiocre. On peut évaluer, dans le royaume, à quarante mille arpens, l’étendue du terrein converti en étangs. Tout ce qui est bonne terre, ou forte ou limoneuse, l’argile pure exceptée jusqu’à un certain point, donnera d’excellens grains ; le séjour de l’eau & des poissons y a répandu le germe de la fertilité : de dix ans, & peut-être jamais, on ne sera forcé de l’enrichir par des engrais. On ne peut voir, sans chagrin, presque la moitié de la Bresse, de la belle plaine du Forez, &c. chargée d’étangs : passe que des communautés religieuses vouées au maigre, en conservent uniquement pour l’usage de leur maison, & encore, je ne sais pas si le bien public ne devroit pas l’emporter sur le bien particulier, sur-tout lorsque celui-ci nuit visiblement à la santé des habitans.

Il est donc démontré que la multiplicité des étangs enlève à l’agriculture le terrein le plus précieux, diminue les récoltes de première nécessité, prive les bestiaux d’un pâturage fertile, enfin, diminue la population, toujours en proportion de l’étendue des bons terreins cultivés. Il est inutile d’entrer dans de plus grands détails, puisque l’on voît les provinces abondantes en étangs moins peuplées que celles qui n’en ont pas, quand même le terrein de celle-ci est inférieur en qualité. La force réelle d’un état consiste dans une nombreuse population ; l’agriculture est l’ame de cette population, l’agriculteur est la partie la plus saine, & les villes uniquement pour lesquelles on conserve des étangs, en sont le fléau qui abâtardit l’espèce, ou le gouffre qui la dévore.

Section II.

Des Étangs, relativement aux Propriétaires.

Je lui demande d’être de bonne foi, de mettre de côté les préjugés de la coutume ; enfin, de calculer avec moi : Ne convenez-vous pas, lui dirai-je, que lorsqu’un étang a été mis à sec, il produit la plus abondante des récoltes ; que souvent on est obligé de semer de l’orge dans la première année, afin d’effriter la terre, & que si, à sa place on avoit semé du froment, il verseroit ? Voilà donc une preuve sans réplique de la richesse du sol. Après une ou deux récoltes, vous convertissez de nouveau ce champ en étang, & il reste tel au moins pendant trois ou quatre années ; mais si, pendant ces quatre années, vous aviez retiré quatre récoltes de froment, ou même simplement de chanvre, de quel côté seroit le bénéfice le plus clair ? La décision tient à un simple calcul bien aisé à faire, & dont je m’occuperai après avoir répondu aux objections les plus spécieuses.

Les étangs font des bas-fonds, par conséquent goutteux, humides, &c. Dès-lors le grain est noyé par l’eau, ou s’il végète, la rouille s’empare de la plante. C’est toujours la faute du propriétaire si le grain souffre, puisque l’empalement facilitait la sortie de l’eau jusqu’à la dernière goutte, facilité augmentée par le grand fossé qui prend depuis la queue de l’étang jusqu’à la tête, c’est-à-dire, jusqu’à la bonde, & par tous les fossés latéraux. L’agitation de l’eau entraîne toujours la terre vers ces fossés par une pente insensible, de manière qu’eux seuls forment des cavités, des gouttières, &c. & le reste du terrein est sur une pente douce. Il est donc impossible que l’eau séjourne, que le grain soit noyé, la plante rouillée, &c. Supposons encore que ces fossés aient été comblés : quel est le propriétaire même de terres sèches, qui, après les avoir semées, ne fait pas donner quelques coups de charrue afin d’établir des sangsues ou gouttières destinées à l’écoulement des eaux pluviales ? Ces deux propriétaires de nature de sol différent, sont dans le même cas, ainsi que tous les propriétaires en général. Le travail de ceux qui billonnent, (voyez le mot Billon) est bien plus considérable. Le pis aller sera de suivre leur exemple.

La culture des grains nécessite à de grandes dépenses ; il faut multiplier le nombre des domestiques, des animaux de labourage, des instrumens aratoires, &c. Je conviens de ces faits, & je suppose même qu’après avoir calculé, le produit des grains, comparé à celui de l’étang, soit inférieur ; mais il faut mettre en ligne de compte, & compter pour beaucoup la paille qui servira à nourrir & à faire la litière d’un plus grand nombre de bestiaux, & par conséquent à la multiplication des engrais dont les champs élevés ont toujours besoin : il faut compter encore la multiplication des troupeaux, qui trouveront une nourriture abondante & saine dans un lieu dont l’approche leur étoit autrefois interdite, au moins pendant le tems du frai, tandis qu’auparavant, des vaches, des bœufs languissans & décharnés n’avoient sur les bords de l’étang, que de l’herbe, maigre de mauvaise qualité ; leur état de dépérissement l’annonçoit assez.(Voyez ce qui est dit à ce sujet, au mot Commune, Communaux.) L’augmentation des bestiaux, des troupeaux, & la perfection de l’espèce, devroient seules engager à supprimer les étangs, ainsi que la multiplication des engrais. Que peut-on attendre d’un travail fait par des bœufs étiques & exténués, & d’un champ sans engrais ? S’il se présente quelques exceptions relatives aux animaux de labourage, elles ne détruisent pas la généralité & la véracité des faits. Pour un particulier jaloux de bien nourrir son bétail, il y en a mille qui se contentent de l’envoyer paitre sur les bords des étangs. On ne doit donc plus être étonné de la fréquence des épizooties, (voyez ce mot) & de cette multitude de maladies qui attaquent & enlèvent le bétail.

Il y a plus, il est très-rare que les récoltes soient assurées dans les champs limitrophes des étangs : sur dix années à peine on en peut compter une bonne. L’eau réduite en vapeur, portée par le vent, rouille les plantes ; ou lorsqu’elles en sont imbibées, S’il survient un coup de soleil chaud, elles sont brûlées. Le bled est-il en fleur, la fleur coule plus facilement que par-tout ailleurs, & au lieu du grain on récolte souvent de la paille. La carie, ou charbon ou noir, attaque les blés dans certaines années ; c’est précisément lorsqu’ils se trouvent dans des circonstances égales à celles ou sont presque toujours les blés dont il est question : en effet, on les voit très-rarement exempts de carie, & même ceux qui en sont plus éloignés s’en ressentent. Revenons au tableau de comparaison des produits.

L’achat de l’alevin de 6 à 7 pouces de longueur coûte à peu-près 48 livres le millier ; ainsi, le prix de l’empoissonnement d’un étang de 100 arpens est de 4800 livres, & il est rare, près des grandes villes où les débouchés sont assurés, que l’alevin soit à un prix aussi bas. L’intérêt de cette mise première pendant trois ans est de 720 liv. ; le capital réuni à l’intérêt, forme la somme de 5520 livres.

« La carpe prise sur le lieux même se vend à l’échantillon avec les quatre au cent, c’est-à-dire, à la mesure, par pied & pouce, qui se prend depuis le bas de l’œil jusqu’à l’angle de la fourchette de la queue : les marchands prétendent que ce doit être deux écailles au-dessus de cet angle ; mais quelque chose que l’on tasse, le marchand parvient toujours à trouver son compte ; car, si on lui vend toutes les carpes de douze pouces & au-dessus, 300 livres le millier ou six sols la pièce, il rebutera toutes celles qui seront d’onze pouces, & il demandera ce qu’il aura rebuté à un prix très-modique ; voilà ce qu’on appelle le savoir-faire du marchand. » C’est ainsi que M. Duhamel s’explique dans l’on grand Traité des pêches.

On ne dira pas que le prix du millier, qui vient d’être indiqué, soit au-dessous de la valeur. Certainement, dans l’intérieur du royaume il ne monte jamais aussi haut, à moins qu’on ait éprouvé de grandes sécheresses ou des froids très-rigoureux ; alors, on ne trouve plus dans les étangs la même quantité de poissons. Admettons donc ce prix dans sa généralité.

Les propriétaires savent très-bien, par expérience, que les marchands spéculateurs sur les poissons, ressemblent aux commissionnaires ; (voy. ce mot ainsi que celui Abondance) qu’ils forment entr’eux une espèce de confédération ; qu’ils courent rarement sur les marchés des uns & des autres ; enfin, qu’après avoir employé toutes les ruses possibles, ils paient le moins qu’ils peuvent, parce qu’on est obligé de passer par leurs mains ; & si on écoutoit les raisonnemens qu’ils accumulent, ils prouveroient qu’en leur donnant le poisson à la moitié du prix ordinaire, & même un quart au-dessous de cette moitié, ils seroient encore en perte, à cause de l’éloignement des lieux, de la cherté du transport, de la perte de la marchandise, &c. J’ai vu conclure des marchés en ce genre ; leurs petites menées sont en tout semblables à celles des commissionnaires.

Sur vingt milliers de carpes jetées dans un étang de cent arpens, l’expérience prouve qu’on n’en retire jamais les deux tiers, & jamais la moitié, si on a mis des brochets, ou à cause des autres accidens. Admettons une moitié franche ; le produit sera de 30000 liv. ; cette somme éblouit ; mais sur cette moitié, il faut déduire un quart pour les poissons qui n’auront pas la grandeur requise, reste donc 15000 l. ; admettons que l’autre quart soit vendu 5000 liv. La somme totale sera 10000 liv.

Je demande au propriétaire s’il lui arrive souvent de retirer cette somme d’un étang de cent arpens, même en ne comptant pas la mise première de l’alevinage ni ses intérêts ? Je mets en fait, que sur cent propriétaires on en trouvera quatre-vingt-dix-huit qui s’abonneront à douze ou dix mille livres.

Ce produit paroît considérable, parce qu’il vient tout à coup & qu’il est en masse ; dès-lors on juge les étangs très-avantageux : un moment de réflexion & de comparaison indiquera à quoi il faut s’en tenir.

Convertissons cet étang de cent arpens (voyez ce mot) en terres labourables, & calculons au plus bas : un fond d’une aussi bonne nature, & si fortement engraissé, produira pendant les trois années consécutives, nécessairement dix pour un, & presque toujours quinze pour un.

On aura semé par arpent un quintal & demi de froment, poids de marc. Le produit fera donc de quinze cens quintaux.

Le prix du quintal est, généralement parlant, dans tout le royaume, & au plus bas à six livres, presque toujours à huit, & souvent à dix ; comptons-le à six : le produit sera par arpent de 900 liv.

Mais il faut prélever la semence, payer la dîme ; ainsi à déduire 300 1. Reste net 112 quintaux, qui représentent 671 liv.

Multipliant ces 672 l. par le produit de cent arpens, on aura 67200 liv.

Diminuons à présent moitié franche, soit pour les frais de culture, soit pour les impositions ; il restera net pour le produit d’une année 33800 1.

Si on trouve que j’ai porté trop bas les frais de culture ou d’impositions, & que l’on veuille que ces frais aient consommé les deux tiers du produit, il restera 20000 l.

Admettons encore le prix de la vente du poisson à 40 ou 50000 l, ce qui est exorbitant ; il y aura encore 10000 liv. de bénéfice du côté du produit des champs, porté à une valeur extrêmement inférieure aux prix des denrées, & à l’abondance des récoltes qu’on doit attendre d’un sol qui est la fertilité même. Il me paroît démontré, jusqu’à l’évidence, qu’une seule année de culture équivaut, & au-delà, au produit des trois années de l’étang ; d’où je conclus que les étangs font nuisibles à l’agriculture en général, s’opposent à la population, à la multiplication des bestiaux & font préjudiciables aux propriétaires.


CHAPITRE IV.

Du danger des Étangs.


Par ce qui a été dit dans les Chapitres précédent, on doit avoir pressenti combien les étangs étoient dangereux, & rendoient mal-saine la campagne voisine. Les raisonnemens les plus concluans glissent sur l’esprit de la multitude ; il faut des exemples.

Les fièvres intermittentes écrasoient les habitans de la partie basse de la Lorraine, les épidémies s’y multiplioient, & la province se dépeuploit. Le terrein desséché, la fièvre a disparu, & on ne parle plus d’épidémie.

On sait que la plaine du Forez est couverte d’étangs ; il n’est donc pas étonnant que les malheureux habitans de cette contrée, soient pendant neuf mois de l’année, réduits à l’inaction & à un état douloureux & languissant. La partie élevée qui borde cette plaine, étoit rarement affectée. Aujourd’hui un particulier a fait construire un étang de cent arpens au pied de la montagne, & les environs sont aussi infectés que ceux de la plaine.

Dans la Bresse Bressante, l’homme le plus âgé d’une paroisse ne passe pas cinquante ans, & il est aussi vieux que le seroit un homme de quatre-vingt-dix ans par-tout ailleurs : les femmes, les enfans ont un ventre ballonné, semblable à celui d’un hydropique ; enfin, cette partie de la Bresse infecte l’autre, & la fièvre est souvent endémique dans les villes de Mâcon & de Châlons, quoique éloignées des étangs.

La ville de Blois, quelquefois celle d’Orléans sont dans le même cas, si les vents d’est & sud-est règnent en l’été pendant quelques jours consécutifs ; ils apportent avec eux les miasmes élevés sur les étangs de la misérable Sologne. Je pourrois citer cent exemples pareils.

Si dans les provinces où la chaleur est tempérée, ils produisent des effets si funestes, on doit juger de leurs ravages dans les provinces méridionales. J’y ai vu les habitans obligés de charger sur un âne les cadavres, parce qu’il ne se trouvoit plus dans le village des gens en état de les transporter au lieu de la sépulture.

Les villages situés près des étangs, ou sous leur vent, ressemblent à des hôpitaux ; on n’y voit que spectres se traîner, & traîner une vie languissante ; la pâleur de la mort est sur leur visage, & le principe de la mort circule avec leur sang ; on prodigue vainement les remèdes à ces malheureux, ils épuisent le reste de leurs forces & anéantissent leur petite fortune : tant que le foyer du mal existe, le remède est plus dangereux qu’utile ; il faut attendre le retour des fraîcheurs. Terre infortunée, terre qu’une insatiable & mal entendue cupidité a rendu maudite, comment êtes-vous encore habitée ! Si j’étois curé dans ces cantons, j’assemblerois les habitans, je monterois en chaire & je leur dirois : Ce n’est pas vivre que de souffrir perpétuellement ; les maladies vous enlèvent la force de travailler ; ce n’est pas assez d’être écrasés d’infirmités, la misère assiège votre porte, l’enfant vous demande du pain, & vous ne pouvez lui donner que des larmes : fuyez ces lieux pestiférés, abandonnez vos foibles & calamiteuses possessions ; si vous êtes valets ou journaliers, vous trouverez par-tout de l’emploi ; la santé vous rendra des forces, & vous gagnerez de quoi nourrir vos enfans. Si vous êtes fermiers, ne croyez pas que vos maîtres barbares, qui vous voient abîmés dans les souffrances & dans l’impossibilité de travailler, se relâchent d’un seul denier sur le prix de la ferme ; en fuyant ce séjour de la mort ; forcez-les à venir eux-mêmes, cultiver leurs héritages, ou à les abandonner. Lorsque vous les aurez réduits à cette extrémité, la soustraction des revenus les contraindra à se procurer des ressources ; ils se plaindront, demanderont des secours, solliciteront, importuneront : leur voix pénétrera insensiblement jusqu’au premier degré du trône, & le gouvernement viendra à leur secours. La plainte de l’indigent passe rarement le seuil de la porte ; on croit avoir beaucoup fait, lorsqu’on lui a accordé une pitié stérile. Puisse le nombre des curés, capables de parler ainsi, se multiplier autant que celui des paroisses infectées, & faire voir qu’ils ont de l’énergie dans l’ame ! Aux grands maux il faut de grands remèdes ; les palliatifs les augmentent ; la coignée mise au pied de l’arbre est le seul remède. Je sais que les propriétaires des étangs trouveront ma morale un peu sévère, qu’ils me traiteront même de séditieux ; mais est-ce ma faute si de gaieté de cœur, connoissant toute l’étendue du mal, ils persistent à être non-seulement le fléau, mais encore les destructeurs de l’espèce humaine ?

La suppression des étangs est un objet indispensable ; le salut de la masse y est attaché, & ce n’est pas plus attaquer les propriétés, que de prendre du terrein pour les grands chemins ; encore, dans ce dernier cas, le propriétaire perd sa possession, au lieu que l’étang, converti, en terre labourable ou en prairies y augmente ses revenus

Si les communautés ne suivent pas les sages conseils que je suppose donnés par le curé, elles doivent s’assembler, constater par des procès-verbaux bien en règle, 1°. le nombre des habitans, en distinguant le nombre d’hommes, de femmes, & d’enfans, & en former un tableau. 2°. Combien d’individus de chaque classe ont été attaqués par la fièvre, ou par telle autre épidémie. 3°. Combien il en est mort dans le courant de l’année. 4°. Tâcher, s’il est possible, de constater un semblable état d’un certain nombre d’années antérieures, &, après lui avoir donné la forme légale, l’envoyer à l’intendant de la province, avec une requête dans laquelle la communauté demandera la suppression de l’étang. Si cette requête reste sans réponse, envoyer un semblable état & une semblable requête, 1°. au gouverneur de la province, 2°. au ministre chargé de son département, 3°. au contrôleur général, & renouveler de temps en temps les mêmes envois, si les premiers ne produisent aucun effet. Enfin, si ces tentatives sont sans succès, abandonner la paroisse, & aller s’établir dans des villages plus sains. Je crois même, qu’en adressant de semblables requêtes au parlement de la province, dépositaire de la grande police, il pourroit faire cesser la calamité. En un mot, lorsque les propriétaires entretiennent la peste, on doit chercher tous les moyens propres à s’y soustraire, excepté les voies de fait, qui ne sont jamais permises dans aucun cas.

Si quelqu’un doit commencer à donner le bon exemple, ce sont certainement les chapitres, les communautés religieuses d’hommes & de femmes. Ils le doivent comme religieux &c comme citoyens. Leur exemple influera, & gagnera de proche en proche, & petit à petit le bien se fera. S’ils s’y refusent, ce qui n’est pas à présumer, employez la voie qu’on vient d’indiquer ; je sais que des ordres voués au maigre ont besoin du poisson, mais il n’est aucune communauté tant nombreuse soit-elle, qui ait besoin de plus d’un arpent d’étang & de quelques réservoirs. Le reste est superfluité, luxe, perte réelle pour eux, & contagion pour les voisins.