Cours d’agriculture (Rozier)/AGRICULTURE (supplément)

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AGRICULTURE. Dans les articles Agriculture et Culture de ce Dictionnaire, son auteur estimable ne paroît pas avoir rempli le but qu’il devoit particulièrement se proposer, celui de faire connoître l’état actuel de l’agriculture française, ainsi que les institutions qui ont contribué à son amélioration.

Nous allons essayer de remplir cette tâche, et de démontrer que si l’agriculture anglaise, à laquelle il donne la prééminence sur celle de toutes les autres nations, a été perfectionnée pendant la durée du siècle dernier, l’agriculture française n’est point restée en arrière, et que son amélioration n’a été ni moins rapide, ni moins intelligente, pendant le même temps.

Division du travail. L’agriculture embrasse beaucoup d’objets différens dont Rozier a donné un tableau raisonné, à l’article Agriculture. Il la divise en trois parties principales : en agriculture théorique, ou notions préliminaires ; en agriculture pratique, ou culture ; et en agriculture économique.

Nous avons adopté cette division dans notre travail.

Nous allons donc présenter, 1°. l’état de l’agriculture théorique française, comparé avec celui de l’agriculture théorique anglaise ;

2°. L’état de l’agriculture pratique française, comparé avec celui de l’agriculture pratique anglaise ;

3°. L’état de l’agriculture économique française, comparé avec l’agriculture économique anglaise ;

4°. L’état des institutions agricoles françaises, comparé avec celui des institutions agricoles anglaises.

Première Partie. — État de l’agriculture théorique française, comparé avec l’agriculture théorique anglaise. Une bonne théorie de l’agriculture ne peut être fondée que sur des faits, et l’exemple y doit toujours succéder aux préceptes. Sans l’expérience, dit Rozier, la théorie la plus brillante n’est qu’une chimère sans fondement, que la moindre circonstance locale ou le moindre changement change ou détruit.

Elle doit comprendre, 1°. l’analyse de tous les élémens ou de toutes les substances qui composent un sol végétal, et qui y entrent comme principes de la végétation des plantes ;

2°. La manière dont chacun de ces élémens opère dans la germination, le développement, la floraison et la fructification des plantes, Suivant la proportion dans laquelle ils sont combinés ensemble ; ou, ce qui est la même chose, la manière dont les différentes plantes végètent sur les différentes natures de sol, suivant sa profondeur, son exposition solaire, la température de son climat, son élévation plus ou moins grande au dessus des eaux environnantes, sa préparation, ses engrais, et sa culture ;

3°. Les moyens de pouvoir rendre une terre, de nature, de position, et sous un climat donnés, propre à la végétation de la plante que l’on voudroit y cultiver, et la désignation des circonstances locales qui rendroient cette naturalisation avantageuse au cultivateur ;

4°. Les effets des labours sur les différentes natures de terre, le nombre convenable à chacune d’elles, le temps le plus favorable pour les donner ;

5°. Les instrumens les meilleurs que l’on puisse employer dans toutes les opérations de la culture, suivant les différentes natures de terre, et les différentes espèces de récoltes ;

6°. Les différens engrais que l’on peut tirer des différens règnes de la nature, leurs effets sur les différentes natures de sols, et les moyens de multiplier Ces engrais ;

7°. Le nombre de bestiaux qu’il convient de se procurer dans une exploitation rurale, suivant son étendue, pour en obtenir la quantité d’engrais nécessaire à ses cultures ; les principes qui doivent guider les cultivateurs dans l’éducation et l’engraissement de ces bestiaux, et les précautions qu’ils doivent prendre pour en améliorer les races ;

8°. Les moyens de pouvoir déterminer, dans chaque localité, un bon régime d’assolement, d’alternement ou de succession de cultures sur les mêmes sols, pour les tenir toujours dans l’état le plus productif ;

9°. Les principes de la culture des prairies naturelles et artificielles ;

10°. Ceux du jardinage et de la culture des arbres fruitiers et des arbres forestiers ;

11°. Enfin les moyens les plus économiques de construire les bâtimens ruraux, suivant les localités, pour loger convenablement les hommes et les animaux employés à la culture des terres, et pour conserver les récoltes.

À la vue de tous les objets qui devroient être traités en détail dans une théorie complète de l’agriculture, quel est l’homme qui se flatteroit de pouvoir réunir en soi assez de connoissances théoriques et pratiques pour oser entreprendre un semblable ouvrage, pour le traiter d’une manière satisfaisante, et sur-tout pour le mettre à la portée de toutes les classes de cultivateurs ? S’il réussissoit dans une entreprise aussi utile, nouveau Triptolème, il mériteroit des autels.

Cette difficulté de la réunion de connoissances suffisantes dans le même individu est la cause du très-petit nombre de bons ouvrages que chacune des deux nations rivales possède sur l’agriculture ; encore ne sont-ils, pour la plupart, que la traduction des ouvrages de Caton, de Varron et de Columelle, et aucun de ces ouvrages n’est complet.

Ceux qui ont une grande pratique de l’agriculture n’ont pas le temps ou les talens nécessaires pour communiquer leurs lumières, et les agronomes de cabinet n’ont pas assez d’expérience pour envisager l’agriculture sous son véritable point de vue.

C’est ce défaut d’expérience qui a fait égarer les agronomes anglais, et, à leur imitation, les agronomes français, dans un labyrinthe d’abstractions agricoles, et de systèmes de culture. Il n’ont vu dans l’agriculture, que l’art de labourer, d’amender et d’ensemencer les terres, sans avoir égard aux circonstances locales. Appuyés sur les principes généraux de la végétation, ils ont osé prescrire des assolemens systématiques, dans lesquels la suppression des jachères est regardée comme le dernier degré de perfection où l’agriculture peut atteindre, sans soupçonner qu’il y a une infinité de localités où l’intérêt du cultivateur lui défend de les adopter ; et, en taxant cet obstacle naturel d’ignorance et de routine aveugle, ils ont discrédité leurs ouvrages, et arrêté les progrès que l’agriculture étoit disposée à faire.

Aussi, si l’agriculture française et l’agriculture anglaise ont fait de grands progrès depuis un demi-siècle, ce n’est point aux ouvrages agronomiques à qui on les doit particulièrement ; mais, en France, aux prix avantageux des grains, pendant plusieurs années consécutives, qui ont procuré aux cultivateurs une aisance encourageante ; et, en Angleterre, aux grands capitaux que quelques riches Anglais ont consacrés à son amélioration.

L’agriculture est un art tellement important pour la France, que son amélioration doit être le premier objet de la sollicitude de son Gouvernement, et le but constant des travaux des agronomes. Mais ce n’est point par des abstractions et des systèmes qu’il est possible de la perfectionner, c’est par des moyens simples, puisés dans la nature, et secondés par l’intérêt du cultivateur.

C’est lui seul qu’il faut considérer, lorsqu’on propose des améliorations agricoles. Seroient-elles appuyées sur la théorie la plus séduisante ? il ne les adoptera pas si, en définitif, leur produit ne l’indemnise pas suffisamment de ses avances et de son temps.

En effet, le but que tout cultivateur se propose dans la culture des terres de son domaine est d’en retirer la rente la plus forte ; et il ne peut y parvenir qu’en les mettant en état de produire, le plus souvent possible, les denrées les plus recherchées dans sa localité, et dont la vente lui est la plus avantageuse.

Ces denrées ne sont pas de même espèce dans chaque localité, parce que chacune ne jouit pas de la même température, n’a pas les mêmes qualités de terre, ni les mêmes besoins. Ici, c’est la culture des céréales ; là, c’est celle des plantes huileuses et odorantes ; ailleurs, c’est le jardinage ; ailleurs encore, c’est la culture des prairies naturelles et artificielles qui produit au cultivateur cette rente la plus forte ; et ces différentes cultures sont réglées par des principes différens.

La culture des terres ne peut donc pas être la même chez les différens peuples ; elle doit souvent varier d’une Province à l’autre, et même quelquefois d’un canton à l’autre de la même province, suivant l’intérêt que les cultivateurs y ont à adopter telle ou telle culture ; en sorte que chaque localité a dû admettre la culture qui convenoit le mieux à la nature de ses terres, à la température de son climat, aux mœurs et aux besoins de ses habitans, aux avantages des débouchés, ou à la difficulté des communications, et qui, en définitif, devoit rendre au propriétaire la rente la plus forte.

Nous disons que cela a dû être ainsi ; car, quelque ignorance qu’on puisse supposer aux cultivateurs des derniers siècles, ces cultivateurs pouvoient bien ne pas entrevoir les améliorations dont leur culture locale étoit susceptible ; mais ils avoient alors, comme aujourd’hui, un tact sûr qui leur a fait adopter la culture la plus avantageuse.

D’après cette manière naturelle d’envisager l’agriculture, comment croire à la possibilité de l’existence d’un système unique de culture, cette pierre philosophale des agronomes de cabinet, et vouloir faire adopter à la France entière un système d’assolement qui a réussi dans quelques cantons de l’Angleterre ?

L’avantage qui a le plus frappé les agronomes français, dans la culture anglaise perfectionnée, c’est qu’elle n’admet pas de jachères ; mais leur suppression, qui existait déjà en France, dans quelques unes de ses cultures, avant que les Anglais en eussent eu l’idée, peut-elle être adoptée par les autres sans aucun inconvénient ? Tous les livres d’agriculture contiennent les avantages prétendus de cette suppression, et aucuns ne parlent de ses inconvéniens.

Cependant, si nous consultons à ce sujet les fermiers des pays de grande culture, c’est-à-dire ceux qui, par leur aisance, leur activité et leur intelligence, cultivent avec le plus de succès, ils nous diront que les avantages de cette suppression dans leur culture peuvent être victorieusement contestés.

En effet, 1°. on connoît en agriculture ce que c’est qu’une terre effritée, épuisée ; on sait aussi qu’en alternant les récoltes sur une même terre, on l’effrite beaucoup moins que lorsqu’on la force à rapporter chaque année la même espèce de grains ; mais, suivant sa qualité, on l’épuise toujours plus ou moins, et pour en réparer les sucs végétatifs, on la couvre d’engrais. C’est le procédé employé par les maraîchers et les jardiniers dont les terres ne se reposent jamais. 2°. Lorsqu’une terre est toujours en rapport, il est impossible de lui donner des labours assez nombreux pour détruire les herbes parasites, dont la végétation nuit à celle des plantes potagères ou des céréales qu’on veut lui faire produire ; et pour la débarrasser de ces herbes, il faut la sarcler et la biner souvent. 3°. Si les terres des maraîchers, qui sont ordinairement cultivées à bras d’hommes, (c’est-à-dire de la meilleure manière connue de cultiver la terre) exigent des entretiens aussi fréquens et aussi dispendieux, quelle seroit la dépense d’entretien des terres sans jachères de nos fermiers de grande culture, lesquelles ne recevant alors qu’un ou deux labours à la charrue, avant d’être ensemencées, seroient d’autant plus chargées de plantes parasites, qu’elles auroient été fumées davantage ? 4°. Quelque dépense que l’entretien des terres du maraîcher lui occasionne, il en est toujours indemnisé par le produit de la vente avantageuse de ses plantes potagères ; car, s’il ne trouvoit pas dans ce genre de culture un profit assuré, il abandonneroit sur-le-champ.

Mais, si le produit net que le fermier de grande culture retire de ce genre de culture, ou de ce système d’assolement, est inférieur à celui que ses terres lui rendroient dans un systeme d’assolement avec jachères, on sent qu’il sera bientôt décidé sur l’adoption de l’un ou de l’autre de ces systèmes.

C’est donc au creuset de l’expérience[1] de chaque localité, qu’il faut éprouver le système de culture qui lui est le plus favorable et le plus avantageux ; et trancher sur l’adoption d’un système unique de culture, est une absurdité que ne devroient jamais se permettre des agronomes.

Les Romains, nos maîtres dans presque tous les arts, ne jugeoient pas aussi légèrement les procédés de culture des peuples qu’ils avoient conquis, ou chez lesquel ils voyageoient. Cavete ne alianam disciplinas temerè contemnas. (Caton, livre 5.) Ne méprisez pas légèrement les méthodes d’un pays que vous ne connoissez pas.

Si tous les agronomes anglais et français avoient eu cette sage circonspection ; s’ils avoient pris une connoissance exacte de la culture de chaque localité ; s’ils en avoient étudié les motifs ; s’ils s’étoient contentés d’en découvrir les imperfections, et d’indiquer les moyens de les corriger, jamais ils n’auroient publié de systèmes exclusifs de culture, et l’agriculture des deux nations rivales auroit fait encore de plus grands pas vers son perfectionnement.

En examinant ensuite la perfection des instrumens aratoires chez les deux peuples, nous trouverons d’abord que, si les Anglais possèdent la charrue de Norfolck, qu’ils regardent comme la plus parfaite, nous avons les charrues de France et de Brie qui jouissent chez nous de la même réputation pour les terrains analogues à ceux de ces deux provinces.

Nous observerons à ce sujet que les charrues ne peuvent pas être les mêmes pour toutes les localités, et qu’il ne doit pas plus exister de charrue unique, que de système unique de culture.

En effet, il y a des terres fortes et profondes qui exigent des charrues très solides, pour pouvoir être convenablement labourées, tandis qu’une simple araire suffit pour des terres douces et légères. Il en existe de compactes et marécageuses pour lesquelles il faut employer une charrue particulière ; (la charrue hollandaise) enfin ces terres sont en plaine haute ou basse, ou en pentes rapides ou légères. La manière de les cultiver, et les instrumens avec lesquels on doit les labourer dans ces différens cas, ne peuvent donc pas être les mêmes.

L’agriculture française présente d’ailleurs une grande quantité d’instrumens aratoires, plus ou moins susceptibles de perfectionnement, et qui sont nécessaires à chaque localité en plus ou moins grand nombre, suivant la nature et la variété des travaux dont elle s’occupe.

L’agriculture anglaise, quoique beaucoup plus circonscrite que la nôtre, offre aussi une grande variété d’instrumens aratoires. On cite leur perfectionnement, et nous croyons que cette opinion est fondée. Cependant il ne faut pas toujours s’en rapporter à des éloges souvent exagérés. : par exemple, on a vanté leur machine à battre le blé, (voy. le 10e. vol. du Dictionnaire de Rozier) elle paroît fort simple et très-ingénieuse mais le Bureau d’Agriculture de Londres, dans le Recueil des Constructions rurales anglaises, convient qu’en Angleterre même on s’est bientôt dégoûte de son usage.

Ne pourroit-il pas en être de même de toutes ces machines, et de ces procédés si vantés légèrement par les voyageurs, dont la réputation se perd aussitôt qu’on veut en faire usage ?

Il faut convenir cependant que les machines et les instrumens des Anglais doivent être plus soignés et plus parfaits que les nôtres. Cette prééminence qu’ils ont sur nous, dans beaucoup d’arts mécaniques, tient à la foiblesse de leur population, dont une grande partie est occupée par le commerce maritime, et consommée par leurs nombreuses colonies. Le nombre des bras qui se consacrent à l’agriculture, aux manufactures et aux arts, n’est plus assez considérable pour leurs besoins, et alors les Anglais sont singulièrement intéressés à pouvoir exécuter avec des machines une grande partie des choses que notre grande population nous permet de faire faire par des hommes. Cette observation nous amène naturellement à cette question importante d’économie publique : Quelle seroit, sur la prospérité publique et particulière, l’influence de l’introduction illimitée des mécaniques dans les arts et les manufactures d’une nation très-peuplée, agricole et industrieuse ?

Nous laissons à des plumes plus exercées que la nôtre à résoudre cette question, qui mériteroit d’être traitée par les plus grands hommes d’État.

Nous devrions terminer cette première partie par l’exposé de l’état de nos constructions rurales, comparé avec celui des constructions rurales anglaises ; mais comme nous sommes partie intéressée dans ce sujet, nous ne pouvons nous en instituer le juge. Notre ouvrage sur les Constructions rurales est connu, ainsi que le Recueil des Constructions rurales anglaises, traduit par M. Lasteyrie ; c’est au lecteur impartial à juger si, sur cette partie de la science de l’agriculture, nous sommes plus instruits que les anglais.

Il résulte de notre manière d’envisager l’agriculture théorique, que si nous n’avons pas encore fait de grands progrès dans cette science, si même on peut regarder comme extravagans quelques uns de nos livres d’agriculture, les Anglais ont commis les mêmes erreurs et ne sont pas plus avancés que nous.

Nous avons notre Olivier de Serres, dont le Théâtre d’Agriculture, imprimé en 1600, est un véritable monument national. On le réimprime actuellement, avec des notes, par les soins de la Société d’Agriculture de Paris.

Bernard de Palissy ne doit pas non plus être oublié parmi les anciens agronomes qui ont illustré la France.

Parmi nos agronomes modernes, nous pouvons citer avec orgueil le savant Duhamel, dont les expériences ingénieuses et les nombreux travaux ont éclairé notre agriculture dans beaucoup de ses parties ; le marquis de Mirabeau, Roger Schabol, l’abbé Rozier, etc.

Les Anglais, de leur côté, exaltent les ouvrages de Tull, de Halles, de Homes, de Miller, d’Ellis, et de beaucoup d’autres. Ces ouvrages ont déjà été jugés par des agronomes français. Dupuis d’Emportes avance, dans son Gentilhomme Cultivateur, qu’ils sont remplis d’absurdités, d’inconséquences et de contradictions ; d’autres, plus modérés, se contentent de dire qu’on, trouve dans le petit volume des Élémens d’Agriculture, de Duhamel, plus de bons principes, plus de vues saines, et plus d’instruction certaine, que dans tous les ouvrages de nos rivaux.

Ils offrent aujourd’hui un agronome célèbre dans la personne de l’honorable M. Arthur-Young. On ne sauroit trop admirer son zèle et sa constance infatigables pour se procurer des connoissances exactes sur les procédés de culture des différens peuples ; mais nous observerons que, si ses voyages agronomiques, dans les différens cantons de l’Angleterre, ont été aussi rapides que son voyage en France, il faut encore ajourner l’opinion que l’on doit avoir de l’agriculture de ces diverses contrées jusqu’à plus amples informations.

Deuxième Partie. — État de l’agriculture pratique française, comparé avec celui de l’agriculture pratique anglaise. Il y a long-temps que l’on a dit : On ne dispute souvent que faute de s’entendre. Les livres d’agriculture et les relations des voyageurs ne fournissent que trop d’exemples de la vérité de cette maxime. Nos écrivains agronomes et nos voyageurs disent encore tous les jours que notre agriculture est livrée à une routine aveugle, tandis que l’agriculture anglaise est parvenue au plus haut degré d’intelligence et de perfection.

À les entendre, il semble qu’en se transportant indifféremment dans chaque comté des trois royaumes unis de la Grande-Bretagne, on y trouvera toutes les terres cultivées comme des jardins.

D’un autre côté, si l’on consulte certains voyageurs, et même le Recueil des Constructions rurales anglaises, dont nous venons de parler, on apprend que l’agriculture anglaise s’est effectivement perfectionnée depuis environ un demi-siècle, mais seulement dans quelques comtés, et aux dépens des riches Anglais désœuvrés qui passent ordinairement de six à neuf mois de l’année dans leurs terres, et que, dans tous les autres, l’agriculture y est aussi négligée que dans certaines localités de la France.

Il nous semble que, pour établir une comparaison équitable entre les procédés de culture de deux nations différentes, il faudroit au moins, si les circonstances locales ne peuvent pas être parfaitement égales, choisir ces procédés dans les cantons respectifs, où la culture a la réputation locale d’être la plus parfaite ; autrement le jugement à intervenir ne peut être qu’injuste, et montre évidemment ou une prévention systématique, ou un défaut de connoissance dans la pratique de l’agriculture. C’est probablement ce qui est arrivé aux déprédateurs de l’agriculture française, lorsqu’ils ont assigné la préexcellence à l’agriculture anglaise ; ils n’ont été que les échos des Anglais, dont l’orgueil ne veut point reconnoître de supériorité étrangère en aucuns genres, ou ils ont appuyé leur opinion sur la comparaison qu’ils ont faite de l’agriculture des meilleurs cantons de l’Angleterre, avec celle des plus mauvais cantons de la France.

M. Pictet, dans son excellent Traité des Assolemens, est le premier qui ait essayé de venger l’agriculture française du mépris injurieux dont les Anglais et les anglomanes, ne cessent de la couvrir. Si cet auteur estimable avoit eu des renseignerions exacts sur la culture de l’Isle-de-France, de la Picardie, du Soissonnais, de la Brie, de la Beauce, de la Normandie, et de quelques provinces méridionales de la France, il ne se seroit pas contenté de citer celle de la Flandre ; il auroit fait les tableaux des assolemens de ces différentes provinces et des produits de leurs récoltes ; et, en indiquant les différences qui existent dans ces assolemens, il auroit démontré qu’elles ne sont point l’effet d’une routine aveugle, ni d’une ignorance crasse, mais qu’elles ont été, dans chaque localité, le résultat d’une étude constante et d’une expérience éclairée par l’intérêt du cultivateur.

L’agriculture pratique française présente le tableau le plus étendu et le plus varié que l’on puisse trouver chez aucun autre peuple du globe.

En parcourant cet empire que la nature semble avoir formé pour tous les genres de prospérités, on y trouve la culture de toutes les céréales ; celle de toutes les plantes potagères ; celle de toutes les plantes huileuses et colorantes ; celle des prairies naturelles et artificielles ; celle de la vigne, des pommiers à cidre, des noyers, des châtaigniers, des oliviers, des arbres à fruits, et des arbres utiles et d’agrément.

Chacune de ces cultures s’est plus ou moins perfectionnée, suivant la localité où elle se trouve admise, ou plutôt suivant l’intérêt que les cultivateurs ont trouvé à l’amélioration de chacune d’elles dans chaque localité.

C’est l’intérêt particulier qui est le seul stimulant de toute amélioration agricole ou commerciale ; car, si celui qui fait une spéculation quelconque n’en retire pas un bénéfice proportionné à ses avances, et à l’emploi de son temps, il l’abandonne bientôt ; ou bien il est en perte, et alors il n’est pas imité.

Pour mettre de l’ordre dans ce tableau de l’agriculture pratique française, nous le divisons en trois parties : en pays de grande culture, en pays de moyenne culture, et en pays de petite culture.

Première Division. — Pays de grande culture. Dans cette première division, nous comprenons tous les départemens de la France, qui présentent des corps de ferme ayant depuis trois jusqu’à douze charrues d’exploitation, ou plutôt les cantons de ces départemens qui possèdent ces grandes exploitations ; car plusieurs départemens pourroient offrir à la fois des exemples de grande, de moyenne, et de petite culture.

La culture des céréales est le principal objet du travail de ces grandes exploitations, parce que c’est celle qui est la plus avantageuse au fermier et au propriétaire dans les localités où elles existent ; et cette culture leur y présente le plus grand avantage, parce que ces localités sont à la proximité des lieux de grande consommation, ou des grands marchés qui les approvisionnent.

Ces grandes exploitations sont de véritables manufactures de subsistances qui, dans les temps de disette, offrent à la consommation générale de grandes ressources qu’on chercheroit en vain dans les pays de moyenne et de petite culture.

L’administration de ces grandes exploitations est fondée, comme celle des manufactures, sur l’économie la plus sévère de temps et de moyens, et sur la surveillance la plus immédiate.

Leurs fermiers n’y emploient que le nombre d’hommes, de bestiaux et d’instrumens nécessaires aux besoins de leur culture. Toute leur intelligence se porte sur les moyens les plus efficaces de faire produire à leurs terres les plus grandes récoltes possibles en céréales ; et, si on les voit cultiver des prairies artificielles et des plantes légumineuses, c’est pour bonifier leurs terres autant que pour subvenir à la nourriture de leurs bestiaux.

Dans les pays de grande culture, les grandes exploitations présentent des terres beaucoup mieux cultivées et plus soignées, et des récoltes beaucoup plus abondantes, que dans les petites exploitations que l’on rencontre souvent dans les mêmes localités, parce que la culture des céréales est d’autant plus avantageuse dans ces localités, qu’elle est faite en plus grande masse. C’est un trait de plus de ressemblance que les grandes exploitations ont avec les manufactures. Mais l’étendue de ces exploitations doit s’arrêter au point où leurs fermiers et leur famille ne pourroient plus en inspecter et en surveiller par eux-mêmes toutes les opérations.

Aussi, que l’on parcoure les pays de grande culture, qu’on en examine les récoltes, on trouvera souvent des terres qui présenteront l’apparence d’une récolte de cinq cents gerbes par arpent, tandis qu’à côté, une terre d’égale qualité ne donnera pas l’espérance d’une récolte de deux cent cinquante gerbes : la terre qui présente la plus belle récolte appartient à un gros fermier, et l’autre à un petit cultivateur. Dans ces localités, cela doit être ainsi. En effet, pour bien conduire une grande exploitation, il faut d’abord de grands capitaux, (environ 15,000 fr. par charrue) ensuite de l’intelligence et de l’instruction. Cela posé, on sent combien, dans la culture des céréales, le petit cultivateur doit avoir de désavantage sur le gros fermier. Celui-ci fait faire toutes les opérations de sa culture toujours dans le temps le plus opportun, car il a la force et l’intelligence nécessaires pour les commander à propos ; et ces différentes opérations lui coûtent toujours relativement moins cher qu’au premier qui, n’ayant qu’une intelligence et des moyens bornés, ne peut profiter aussi complètement de ces temps les plus opportuns pour la culture. Nous disons une intelligence bornée ; car, dans ces pays, un cultivateur intelligent ne voudroit pas se charger d’une ferme de petite exploitation, il ne trouveroit pas à y exercer toute son industrie : ces petites fermes y sont donc le partage des laboureurs ignorans ou de mauvaise conduite.

L’assolement, prescrit par les baux de ces grandes exploitations, est d’en cultiver annuellement un tiers en blés, un tiers en avoines, ou autres menus grains, et un tiers en jachères ; et, en général, cet assolement est le même dans la moyenne culture. Mais, bien que cet assolement soit une clause de rigueur dans les baux de ces exploitations, les propriétaires tiennent peu à cette disposition, sur-tout dans les pays de grande culture, où le défaut de prairies naturelles oblige souvent les fermiers de cultiver des prairies artificielles et des plantes légumineuses pour la nourriture de leurs bestiaux. Ils en réclament seulement l’exécution dans les dernières années du bail, lorsqu’ils doivent changer de fermiers, afin d’empêcher l’effritement des terres.

Les fermiers de grande culture partagent donc leurs terres en quatre parties à peu près égales, c’est-à-dire que, d’après la connoissance qu’ils ont de la qualité de leurs terres, ils les partagent en soles, de manière que, chaque année, ils puissent récolter à peu près la même quantité de blés, de menus grains et de fourrages. Une partie de ces terres reste en jachères pour être ensemencée en blés l’année suivante, la seconde est en fourrages, la troisième en blés, et la quatrième en menus grains.

Ainsi, supposons une ferme de huit charrues, ou de six cents arpens : ses terres seront divisées, comme nous venons de le dire, en sorte que le quart seulement de leur étendue sera en jachères, et les trois quarts seront toujours en rapport. Dans cette hypothèse, sa récolte annuelle sera, savoir, 1°. en blés, sur cent cinquante arpens, (à quatre cents gerbes, récolte moyenne, par arpent) de soixante mille gerbes de quarante-deux pouces de tour, qui, à trois setiers, produit moyen par cent de gerbes, donneront dix-huit cents setiers de blé. C’est douze pour un[2].

2°. En avoine, sur cent cinquante arpens, (à quatre cents gerbes l’arpent) de soixante mille gerbes qui, à vingt-cinq minots par cent de gerbes, donneront quinze mille minois d’avoine.

3°. Un excédant de fourrages qui sera plus ou moins considérable, suivant la faveur des saisons, et la quantité de bestiaux nécessaires à l’exploitation.

Cette rotation de récoltes éprouve quelquefois des changemens qui sont commandés par l’intérêt du fermier. Si les blés sont à vil prix, et les fourrages chers, il cultivera plus de fourrages et moins de blés. Si, au contraire, les blés sont très-chers, il cultivera moins de fourrages et plus de blés. C’est ainsi qu’il varie son assolement suivant les circonstances.

C’est donc à tort que l’on confond trop souvent les fermiers de grande culture avec ceux de la moyenne et de la petite culture, dont la plupart méritent les reproches d’ignorance et de routine que l’on fait à tous.

Si ceux, qui se sont permis ces reproches, avoient suivi, comme nous, les travaux de la grande culture française, ils auroient vu avec quelle sagacité le plus grand nombre de ses fermiers, sait apprécier les qualités et les défauts d’une terre ; comment ils savent profiter de ses qualités, et diminuer ses défauts ; et avec quelle intelligence ils savent modifier leur culture et maîtriser une terre rébelle.

Tous ces faits seroient connus depuis long-temps, si nos agronomes de cabinet s’étoient donné la peine de les chercher. Ils n’auroient pas été obligés de se déplacer beaucoup pour les trouver ; il leur suffisoit de voyager dans l’Isle-de-France, où nous avons pris la plupart de ces renseignemens, et ils se seroient empressés de rendre à ces fermiers la justice qui est due à leur intelligence et à leurs talens agricoles.

Deuxième Division. — Pays de moyenne culture. Dans cette seconde division, nous comprenons les exploitations d’une et de deux charrues.

La culture des céréales est aussi un des objets de l’occupation des fermiers de cette classe ; mais on ne trouve plus chez eux ni la même intelligence ni les mêmes moyens pécuniaires que dans les grandes exploitations ; et, comme cette culture est d’autant moins avantageuse au fermier qu’elle est moins étendue, il n’a point d’intérêt à la perfectionner, et il la néglige.

Il faut convenir aussi que ces petites fermes ne se trouvent ordinairement que dans des localités privées de consommateurs, ou de débouchés faciles, et où des fermiers intelligens ne voudroient pas exercer leur profession ; parce que, lors même qu’ils parviendroient à y améliorer la culture des terres et à doubler leurs récoltes, ils ne trouveroient pas à vendre avec avantage le superflu de leurs denrées.

On pourra peut-être présenter quelques exceptions à cet exposé de la culture moyenne mais elles ne seront pas nombreuses, particulièrement dans les pays de fermes appelées métairies.

Leur exploitation est ordinairement de soixante à quatre-vingts arpens. Dans ce nombre, cinquante à soixante sont alternativement cultivés en blé, en avoine ou orge, et en jachères : le surplus est en nature de pré, ou en pâtures.

Un métayer n’est que le colon de son propriétaire. Il n’a pas besoin de capitaux pour entreprendre l’exploitation de sa ferme : ses bras, ceux de sa famille, son mobilier particulier, quelques volailles et des instrumens aratoires, lui suffisent. Tous les autres bestiaux d’une métairie appartiennent au propriétaire qui, pour indemniser le métayer de ses soins et de ses travaux, lui abandonne la moitié des récoltes et des profits de bestiaux.

Si ce métayer n’étoit pas forcé par son bail de cultiver annuellement, et dans un assolement déterminé, une certaine quantité de terre, il n’en ensemenceroit que celle nécessaire à la subsistance de sa maison, et à la nourriture de ses bestiaux ; le surplus resteroit en friches ou pâtures.

Les hommes de cette profession sont indolens, routiniers, et ne montrent un peu d’intelligence que dans l’éducation et l’engraissement des bestiaux.

C’est en général dans les pays de moyenne culture que l’on trouve, sur l’héritage borné du petit propriétaire aisé, une culture plus soignée et des récoltes plus abondantes que sur les terres des métairies, et que cette différence est d’autant plus marquée, que l’exploitation des métairies est plus étendue. Nous avons observé le contraire dans les pays de grande culture, et nous en avons donné la raison : ici, elle est parfaitement analogue. Dans les pays de grande culture, la culture des céréales est la plus avantageuse au fermier, et le débit avantageux du superflu de ses denrées lui fournit des moyens d’améliorer sa culture, auxquels le petit fermier ne peut atteindre.

Dans ceux de moyenne culture, les métayers, sans capitaux suffisans, n’ont d’ailleurs aucun intérêt à produire du superflu en céréales, puisqu’ils ne pourroient pas le vendre avec avantage. Dans cette position, ils ont toujours trop de terres pour cette culture, et comme elle ne leur est pas profitable, ils la négligent.

D’un autre côté, les produits de cette culture ne suffisent pas pour satisfaire à tous les besoins des métayers, et, pour compléter les moyens de faire subsister et d’élever leur famille, ils portent leurs vues sur l’industrie agricole la plus favorable que le climat et la nature de leurs terres puissent comporter.

Si la localité est riche en prairies et en pâturages, le métayer s’occupe principalement de l’éducation et de l’engraissement des bestiaux.

Si les terres sont arides, il engage son propriétaire à les complanter ou en châtaigniers, ou en noyers, ou en oliviers, ou en pommiers à cidre, suivant la position de ces terres, leur nature, et la température du climat de la localité.

Ces différentes branches de l’industrie agricole présentent en général au métayer des profits plus assurés et plus grands que la culture des céréales, et les soins particuliers qu’ils donnent aux premières sont au détriment de la dernière qu’ils n’ont plus le temps de surveiller ; ils l’abandonnent donc à des mercenaires.

Dans ces mêmes localités, le petit propriétaire tient une conduite toute différente. Il n’embrasse en travaux agricoles, que ce qu’il peut faire ou surveiller par lui-même. Il y apporte plus d’intelligence, plus de prévoyance et plus de capitaux ; ses terres doivent donc être mieux labourées, plus fumées que celles du métayer ; elles doivent donc produire de plus belles récoltes.

C’est sans doute dans ces pays de moyenne culture que les agronomes anglomanes ont été chercher des exemples pour colorer le mépris qu’ils affectent d’avoir pour l’agriculture française, et justifier leur prédilection pour les petites exploitations sur les grandes.

Quoi qu’il en soit, nous devons faire remarquer que la moyenne culture française présente, suivant les localités dans lesquelles elle est admise, ou l’intelligence la plus grande, ou la routine la plus mauvaise.

Par exemple, dans les cantons de moyenne culture, où la culture des céréales est réunie à l’éducation et à l’engraissement des bestiaux, et qui sont privés des moyens de multiplier les engrais, cette culture est en général très-mauvaise.

En effet, on vient de voir que les métayers négligent leur culture pour se livrer presqu’entièrement à l’éducation et à l’engraissement de leurs bestiaux.

De plus, quel que soit le nombre de ces bestiaux, ils ne produisent presque pas de fumiers, attendu qu’ils restent dans les pâturages la plus grande partie de l’année, et la quantité de ces fumiers n’est jamais en proportion avec l’étendue des terres qu’ils cultivent.

Ces terres, d’ailleurs, sont à peine labourées et fumées ; leurs récoltes sont chétives et incertaines, et produisent peu de pailles. Enfin, cette culture est mal entendue dans ces localités, même en considérant l’éducation et l’engraissement des bestiaux comme son occupation principale et la plus profitable. Si les métayers, au lieu d’ensemencer annuellement en blé vingt arpens de terres par tournure ou sole, qu’ils ne peuvent labourer ni fumer convenablement, se bornoient à en bien cultiver dix, et mettoient le surplus de leur tournure en prairies artificielles ou en plantes légumineuses, ils pourroient récolter la même quantité de subsistances que sur les vingt arpens de leur assolement ordinaire, et une surabondance de fourrages qui, en leur permettant d’augmenter leurs bestiaux et les profils qu’ils en retirent, leur procureroient encore une augmentation d’engrais.

Si nous examinons ensuite la moyenne culture dans les cantons où la mauvaise qualité des terres, la sécheresse, ou la chaleur du climat, les rendent d’une culture ingrate, et où, pour pouvoir en tirer quelque parti, on est obligé de les complanter en châtaigniers, ou en noyers, ou en pommiers, ou en oliviers, nous la trouverons encore plus négligée.

Les terres y étant plus mauvaises, le métayer a plus d’intérêt à les laisser en friche, qu’à les bien cultiver : on ne trouve jamais de profits à cultiver des céréales sur une mauvaise terre.

Lors même que leur culture seroit bien soignée, les arbres complantés sur ces terres y nuiroient toujours plus ou moins à la végétation des grains, et même à celle des herbages, suivant les distances moindres ou plus grandes qu’on aura données à leur espacement ; et les minces récoltes que l’on fait sur ces terres ne permettent pas aux fermiers de nourrir des bestiaux en assez grand nombre pour pouvoir les amender convenablement.

Enfin, si ces localités présentent des terrains fertiles ; si elles sont placées dans le voisinage des côtes de la mer et des anses, dans lesquelles elle dépose beaucoup de vase, d’algues, de varech, qui offrent au cultivateur des engrais abondans et économiques ; et si elles réunissent encore à ces avantages celui d’une population nombreuse, comme dans beaucoup de nos départemens septentrionaux maritimes ; alors la moyenne culture française offre un tableau tout différent de celui que nous venons de décrire.

Ce n’est plus une routine aveugle, une ignorance crasse, que l’on remarque dans les cultivateurs de ces localités. Ils montrent au contraire une activité et une intelligence comparables à celles des bons fermiers des pays de grande culture. Aussi, les assolement de l’agriculture de la Flandres et ceux de la Normandie ont-ils mérité d’être cités comme de bons exemples, par nos meilleurs agronomes.

Nous devons cependant faire observer, sur ces assolemens, 1°. que la culture des céréales n’y entre que comme récoltes de rotation ; elle n’est pas, pour les cultivateurs de ces localités, aussi avantageuse que dans les pays de grande culture ; et c’est dans la culture des plantes huileuses, filamenteuses, ou colorantes, ou dans celle des herbacés, qu’ils trouvent les plus grands bénéfices.

2°. Que ces assolemens ne pourroient pas indifféremment être adoptés dans tous les pays de moyenne culture, et encore moins dans ceux de grande culture, parce que, pour en obtenir les mêmes avantages, il faudroit y transporter aussi les mêmes qualités de terre, la même facilité de se procurer des engrais, la même température de climat, et la même population disponible.

C’est cette grande population locale qui procure aux départemens de moyenne culture, dont nous venons de parler, des bras économiques avec lesquels ils peuvent cumuler, avec tant d’avantages, la culture des céréales avec celle des autres plantes.

Troisième Division. — Pays de petite culture. De toutes les manières de cultiver la terre, la meilleure est, sans contredit, la culture à bras d’hommes.

La bêche et la houe sont les instrumens employés à cette culture ; et comme les terres n’ont pas la même profondeur, l’homme sait manier son outil, de manière à donner au labour de chaque terre la profondeur qui convient à sa nature.

Mais, comme la culture à bras d’hommes est la plus dispendieuse, on ne peut pas l’employer indifféremment à celle de toutes les plantes. On ne doit cultiver de cette manière que celles dont la récolte puisse, en la vendant, non seulement indemniser le cultivateur de ses avances en frais de culture, semence, et amendement, mais encore lui procurer un bénéfice proportionné à ces avances et aux risques que l’incertitude de la récolte lui aura fait courir ; autrement, il seroit en perte.

Dans le nombre des plantes dont la récolte ne peut pas indemniser suffisamment le cultivateur à bras, nous mettons les céréales en première ligne.

Aussi, si un manœuvre ou petit propriétaire vouloit calculer le temps qu’il emploie à cultiver avec ses bras un arpent de terre qu’il veut ensemencer en blé, le prix de son amendement, le temps qu’il emploie à sa récolte et à son battage, et en comparer le prix total avec celui qu’il retireroit de la vente de cette récolte, il se trouveroit le plus souvent en perte.

Ce désavantage réel de la culture à bras, dans celle des céréales, a fait imaginer depuis bien des siècles des moyens plus économiques de labourer la terre, et la charrue a été inventée. Cet instrument a été localement perfectionné suivant la nature et la position des terres : on le trouve d’autant plus parfait dans chaque localité, que la culture des céréales y est plus avantageuse au cultivateur.

Aussi, les meilleures charrues connues en France, les charrues de France et de Brie, sont-elles en usage exclusif dans presque tous les pays de grande culture ; et, à mesure que l’on parcourt les pays de moyenne et de petite culture, on trouve les charrues de plus en plus défectueuses.

Mais, si les labours à bras d’hommes sont trop dispendieux pour être employés dans la culture des céréales, ils sont préférables aux labours à la charrue dans celle des plantes potagères, légumineuses, filamenteuses, huileuses et colorantes, et dans celle de la vigne ; en sorte que, si la nature, prévoyante dans toutes ses institutions, a privé le petit cultivateur ou le journalier des avantages de pouvoir cultiver avec ses bras les grains qui servent à sa nourriture, elle l’en a indemnisé avec largesse, en lui assignant une occupation, plus profitable, et qui lui fournit de quoi se procurer des subsistances et élever sa famille.

C’est en examinant en France les occupations de la petite culture dans ses différentes localités, que l’on peut se faire idée du perfectionnement que chacune a acquise depuis un demi-siècle, selon l’intérêt qu’on a trouvé à son amélioration.

En effet, que l’on sorte de Paris, qu’on en visite les environs à deux lieues de distance, on trouvera les terrains sablonneux, naguères en friche, aujourd’hui couverts de plantes potagères, de plants d’asperges, d’artichauts, de pois, de haricots, de pommes de terre, de navets, de groseillers, de rosiers, etc. Ces terres sont entremêlées de prairies artificielles et de seigle pour la nourriture des bestiaux. Point de jachères, point de petit coin de terre qui n’y soit en rapport ; mais aussi point de froment, la terre n’y a pas assez de consistance.

Ces différentes cultures sont faites, partie à la charrue et partie à bras d’hommes, suivant les plantes cultivées, et les terres sont économiquement amendées avec l’engrais connu sous le nom de poudrette, et avec du fumier.

Cependant, malgré la cherté des bras employés à cette petite culture, les cultivateurs de cette localité trouvent dans la vente de leurs récoltes assez de bénéfices pour porter la valeur locative de leurs terres depuis 100 jusqu’à 200 francs de l’arpent, suivant leur qualité.

Les environs des grandes villes offrent les mêmes ressources à l’industrie de la petite culture, et y présentent à peu près les mêmes résultats.

Dans les autres cantons de petite culture, c’est l’intérêt local qui dirige l’industrie du cultivateur, et il est subordonné à la nature du terrain, à la température du climat, et aux besoins de ses localités. Veut-on connoître une bonne culture du chanvre ? que l’on visite Crouy-sur-Ourcq et ses environs.

Désire-t-on avoir des données certaines sur la meilleure culture du lin, de l’œillette, de la navette et du colzat ? que l’on voyage dans la Flandre.

Enfin, si l’on veut savoir la meilleure manière de cultiver les pommes de terre, le maïs, la garance, etc., et connoître les différens procédés de la culture de la vigne, que l’on parcoure les Ardennes, l’Àuxois, l’Alsace, etc., et tous les vignobles renommés.

Par-tout on trouvera, chez les cultivateurs, un esprit d’observation entièrement tendu vers le principal objet de leur industrie agricole, et des connoissances acquises qu’on n’attendoit pas de l’ignorance apparente de la plupart d’entr’eux.

En comparant ensemble les procédés employés dans les différentes localités pour la culture des mêmes objets, on apercevra des différences qui ont été indiquées par celles du climat, des expositions et de la nature des terrains ; car ces différences ne peuvent être dues à la routine de chaque localité ; elles doivent donc être nécessairement attribuées à une longue suite d’observations et d’expériences qui constatent l’intelligence de ceux à qui l’on doit ces perfectionnemens locaux.

Dans le moment où nous écrivons, les progrès que la petite culture française avoit faits, jusqu’à l’époque de la révolution, semblent être stationnaires, malgré l’activité qu’elle a donnée à toutes les têtes. Nous croyons en trouver la cause, dans une augmentation de propriété que les petits cultivateurs ont eu la facilité d’acquérir, lors de la vente en petites parties des domaines nationaux.

Par cette opération, des terres anciennement consacrées aux domaines de la grande et de la moyenne culture ont augmenté le nombre de celles qui suffisoient aux besoins de la petite culture ; tandis que les bras qui y étoient employés, loin de s’augmenter dans la même proportion, ont été diminués par de longues guerres, à la vérité glorieuses, mais infiniment meurtrières.

Et, lors même que la population n’auroit pas été diminuée par ces guerres sanglantes, les bras de la petite culture n’auroient plus été en nombre suffisant pour bien cultiver le supplément de terres qu’elle avoit réunies à celles de son ancien patrimoine, et leur culture a dû en être nécessairement négligée. D’un autre côté, les disettes survenues depuis cette époque ont détourné les petits cultivateurs du principal objet de leur culture. La culture des céréales n’y entroit que comme récolte de rotation ; elle est devenue récolte principale, parce que la faim ne calcule pas.

Cette déviation, contraire à l’intérêt des petits cultivateurs, a occasionné la détérioration de leurs terres, et il faudra bien du temps et des bras, pour les remettre en état de produire les riches récoltes de plantes huileuses ou colorantes qui contribuoient si puissamment à la prospérité de la petite culture.

Enfin, les petits propriétaires louoient à la grande et à la moyenne culture, le temps qu’ils n’employoient pas à leur culture particulière : aujourd’hui ils ont à peine celui de mal cultiver leur propre propriété.

Ces différentes circonstances ont presque doublé le prix de la main d’œuvre, et nous paroissent un obstacle aux améliorations dont les différentes cultures françaises peuvent être susceptibles. Tel est le tableau que présente notre agriculture pratique, et que nous allons comparer avec l’agriculture pratique de l’Angleterre, si toutefois il est possible d’établir un parallèle entre l’agriculture des deux nations, lorsqu’en France cet art est de première nécessité, tandis qu’en Angleterre il n’est qu’un foible accessoire à tous ses autres moyens de prospérité.

L’Angleterre n’est point une puissance essentiellement agricole ; ses écrivains agronomes en conviennent eux-mêmes, en disant : (Traité des Constructions rurales anglaises) que la nécessité de conserver les grains se fait moins sentir en Angleterre que partout ailleurs ; mais elle est une puissance essentiellement maritime et commerçante.

La plus grande partie de sa population est donc employée au commerce maritime le plus étendu que l’on connoisse, aux manufactures et aux arts ; et, comme ces différentes branches de sa prospérité présentent à ses habitans des profits beaucoup plus considérables que ne pourroit lui en procurer la culture des terres, on doit croire que la partie la moins intelligente de la nation anglaise est condamnée aux travaux de l’agriculture.

Cette observation incontestable donne déjà à l’agriculture pratique française un grand avantage sur celle de l’Angleterre, parce qu’en France la profession de laboureur, offrant, dans beaucoup de localités, des profits suffisans et assurés, et quelquefois l’espérance d’une fortune attrayante à ceux qui l’exercent, y est embrassée par des hommes instruits et intelligens, tandis qu’en Angleterre cette profession est le partage de ceux qui n’ont pas d’autre ressource.

Cela posé, on ne sera plus étonné des contradictions que l’on trouve dans les opinions que les voyageurs et même les écrivains anglais ont émises sur l’étal de l’agriculture anglaise.

Les uns la mettent, comme nous l’avons dit, au premier rang de celles de toutes les nations, et les autres la regardent comme étant encore livrée à la routine des derniers siècles, et tous peuvent avoir raison. Il falloit seulement que chacun indiquât la localité dans laquelle il avoit observé l’agriculture anglaise, et alors ils se seroient tous trouvés plus ou moins d’accord.

Il paroît effectivement certain que, dans tous les comtés septentrionaux de l’Angleterre, sauf peut-être quelques exceptions, l’agriculture pratique y est encore telle que nos ancêtres, leurs conquérans, l’ont établie ; mais que, dans les comtés méridionaux, et particulièrement dans ceux qui sont habités, pendant la plus grande partie de l’année, par les riches Anglais retirés du commerce, l’agriculture y a fait des progrès considérables qu’elle doit à leurs essais et aux capitaux considérables qu’ils y consacrent annuellement.

C’est dans ces comtés qu’on trouve une culture soignée, mais dispendieuse, dont le propriétaire-cultivateur ne retire souvent pas des produits suffisans pour l’indemniser de ses avances et de ses soins. Peut-être même que, dans les cantons d’une culture si parfaite, les terres ne produisent pas à ce propriétaire une rente définitive aussi forte que celle des cantons où la culture n’est pas aussi perfectionnée ; car la culture la meilleure n’est pas toujours celle qui produit les récoltes les plus abondantes. En effet, si, pour récolter douze pour un sur une terre de qualité donnée, on est obligé d’avancer en frais de culture, semence et amendement, la valeur de six, ce procédé de culture sera moins avantageux au propriétaire-cultivateur, que si, par un autre procédé, il n’avoit récolté que dix sur la même terre avec une avance de la valeur de quatre.

Les jachères sont proscrites dans les assolemens de cette culture perfectionnée, non pas parce que cette suppression est le dernier degré de perfection où l’on puisse porter l’agriculture, mais parce qu’en Angleterre son objet principal, celui qui rapporte au cultivateur les plus grands bénéfices, est l’éducation et l’engraissement des bestiaux, et que cette culture particulière favorise singulièrement la suppression des jachères, lorsque les autres circonstances locales le permettent. Ce n’est pas cependant que les grains ne soient toujours plus chers en Angleterre qu’en France, et que la culture des céréales ne procure aussi à ses fermiers des avantages positifs ; mais, comme leur commerce maritime place cette nation, pour ainsi dire, au milieu des marchés de grains de l’Europe, et que, par ses mœurs, et l’étendue de son commerce maritime, elle consomme une immense quantité de viande, l’éducation et l’engraissement des bestiaux doivent être définitivement, comme nous l’avons avancé, l’objet principal et le plus lucratif de son agriculture.

Dans cette position de l’Angleterre, d’ailleurs favorisée par un sol léger et amélioré par des engrais maritimes, abondans et économiques, et par une température ni trop sèche, ni trop humide, ni trop chaude, ni trop froide, qui convient si bien à la culture des prairies naturelles et artificielles, les riches propriétaires-cultivateurs des comtés méridionaux sont parvenus à y établir une culture excellente et parfaitement adaptée à la nature du sol, à la température du climat et aux besoins de ces localités.

Cependant, si cette culture mérite les éloges que nous venons de lui donner, d’après des autorités respectables, comment se fait-il qu’elle ne soit point généralement adoptée par les cultivateurs des autres comtés ? Ils ont cependant devant les yeux l’exemple et le précepte. En parcourant les comtés les mieux cultivés, les cultivateurs doivent être frappés d’admiration à la vue des riches récoltes, et de la quantité et de la beauté des bestiaux qu’ils présentent. Cette vue, si attrayante pour eux par les grands profits qu’elle offre à leur imagination, devroit exciter leur émulation, et les déterminer à imiter la culture perfectionnée de ces comtés ; et cependant ils persistent dans leurs anciens procédés de culture, qui ont beaucoup d’analogie avec ceux de notre moyenne culture, dans les localités où la culture des céréales est unie à l’éducation et l’engraissement des bestiaux. Seroit-ce parce que cette culture perfectionnée exige de trop grands capitaux d’avances, ou plutôt, qu’en définitif cette culture n’est pas aussi avantageuse au fermier et au propriétaire que les cultures locales anciennement adoptées ? Malgré les assurances contraires données par les parties intéressées à faire valoir les grands avantages de cette culture perfectionnée, nous penchons beaucoup pour cette dernière cause de la répugnance que les simples cultivateurs ont à l’adopter.

Cette opinion n’est point chez nous l’effet d’un préjugé, nous n’adoptons point de systèmes en agriculture ; elle est le fruit de la réflexion.

La culture anglaise a été perfectionnée par de riches propriétaires retirés du commerce, et d’après les conseils d’amis agronomes. Les hommes sont par-tout de la même trempe ; par-tout ils se repaissent d’illusions, et les plus agréables, à un certain âge, sont celles qui flattent la vanité. Que faire à la campagne, après avoir passé une grande partie de sa vie dans la plus grande activité ? S’y adonner à l’agriculture, améliorer ses propriétés, y occuper beaucoup de bras, enfin être cité comme le restaurateur de l’agriculture, et le bienfaiteur du canton. On ne calcule pas l’argent qu’il en coûte pour opérer toutes ces merveilles, et sur-tout pour obtenir ce titre flatteur ; on se dissimule ses dépenses, on s’exagère ses produits, parce que cette illusion est agréable, et si, en définitif, on n’augmente pas sa fortune par cette conduite, on en a du moins joui d’une manière utile pour son pays, parce que, dans le nombre des expériences futiles que l’on aura tentées, il doit s’en trouver de très-avantageuses qui contribueront efficacement à l’amélioration de l’agriculture.

Quoi qu’il en soit, l’agriculture pratique anglaise ne présente pas, à beaucoup près, une aussi grande étendue et une aussi grande variété que la nôtre. Elle n’a pas, à proprement parler, de pays de grande culture ; ses fermes les plus grandes n’ont qu’une exploitation de quatre de nos charrues ; son climat se refuse à une petite culture aussi étendue que la nôtre, et, sous ces deux rapports, son agriculture pratique ne peut pas lui être comparée.

Il ne lui reste donc que la moyenne culture, et encore celle dans laquelle la culture des céréales n’entre que comme récolte de rotation, et dont l’objet principal est l’éducation et l’engraissement des bestiaux. Alors la Flandre et la Normandie nous offriront, avec un avantage réel et éprouvé, des points de comparaison avec la culture perfectionnée des comtés méridionaux de l’Angleterre.

La culture de ces provinces présente des assolemens également avantageux, dans lesquels on ne trouve point de jachères ; et s’ils offrent d’ailleurs quelques différences, elle est due aux localités et à la température de leur climat. Dans les unes, la culture des prairies naturelles et artificielles, ou des herbages, ou des plantes légumineuses, est plus lucrative, tandis que, dans les autres, c’est celle des plantes filamenteuses, ou des plantes huileuses et colorantes.

Si ensuite nous comparons l’agriculture des autres comtés de l’Angleterre avec celle de nos pays où la moyenne culture n’a pas encore été améliorée, nous y trouverons à peu près les mêmes assolemens, la même routine, et des produits également médiocres.

Ainsi, bien loin d’admettre la prééminence de l’agriculture pratique anglaise sur l’agriculture pratique française, nous sommes fondés à conclure qu’elle ne peut aller de pair qu’avec notre moyenne culture, et que les deux autres divisions de notre agriculture ne peuvent être mises en parallèle avec celles d’aucunes nations de l’Europe, parce qu’aucune d’elles ne peut présenter dans son agriculture une aussi grande étendue et une aussi grande variété.

Cette conclusion exigeroit peut-être d’être appuyée par un tableau fidèle et exact des produits de ces différentes cultures, avec l’évaluation de ces produits, ainsi que celle des frais de culture, semence, récolte et amendement. Mais comment se procurer ces données, et compter sur leur exactitude ? Est-ce dans les livres d’agriculture ? Chacun de leurs auteurs ne peut-il pas être soupçonné de les avoir altérées suivant qu’elles seroient plus ou moins favorables au système qu’ils ont adopté ? Est-ce chez les cultivateurs de profession ? ils n’aiment point les questions de cette nature. Est-ce chez les propriétaires-cultivateurs ? leurs données seront infidèles.

Dans cette perplexité, c’est au raisonnement que nous aurons recours pour justifier la conclusion que nous venons de prendre dans la comparaison de notre agriculture pratique, avec l’agriculture pratique anglaise. Nous le fonderons sur le rang que doit tenir l’agriculture dans les moyens de prospérité des deux nations, d’après leur position, leur étendue, leur population et leurs besoins respectifs ; et, ce que nous allons exposer à cette occasion, servira de résumé à cette partie importante de notre travail.

L’immense population de la France, la grande étendue de son territoire, les mœurs de ses habitans, et son éloignement des autres marchés de grains de l’Europe, la rendent essentiellement agricole ; et la fertilité de son sol, la variété de son terrain, les différentes températures de son climat, lui permettent tous les genres de culture.

Sa grande culture s’occupe exclusivement de la culture des céréales ; car les Français consomment beaucoup de pain ; et elle s’est améliorée depuis environ un demi-siècle, au point que les années les plus intempestives n’ont point vu totalement manquer ses récoltes : elles n’ont jamais été au dessous de la moitié des récoltes moyennes.

Les cantons où la grande culture s’est naturellement établie, sont les véritables manufactures des subsistances de la nation. Les terres de ces caillons sont en exploitations plus ou moins étendues, et cultivées par des fermiers intelligens qui trouvent dans l’exercice de cette profession, non seulement une aisance assurée, mais encore un moyen de faire fortune, lorsqu’ils ont de l’intelligence et de la conduite.

Ces grandes exploitations sont avantageuses à leurs propriétaires, en ce que, dans les localités où elles ont été établies, elles leur rendent une rente plus forte que si elles y étoient divisées en plus petites exploitations.

Enfin elles sont avantageuses à l’État, parce qu’elles seules peuvent fournir, dans les années moyennes, un superflu en grains assez considérable pour subvenir aux besoins de sa population.

La moyenne culture française est l’apanage des localités éloignées des lieux de grande consommation. La culture des céréales n’est plus l’objet principal de cette culture, parce qu’elle ne présente pas à ses fermiers autant d’avantages qu’aux fermiers de grande culture. Ces localités ne peuvent offrira la consommation générale de superflu en grains, parce que les terres, y étant mal cultivées, ne présentent des récoltes passables que dans les années d’abondance ; mais leurs fermiers trouvent dans la culture des prairies naturelles ou artificielles, ou dans celle des plantes huileuses et colorantes, une ample indemnité du désavantage de la culture forcée des céréales.

Ces moyennes exploitations ne sont pas très-avantageuses à leurs fermiers ; cependant, avec de l’intelligence, et de la conduite, ils trouvent encore dans leur profession les moyens d’élever leur famille, et d’acquérir quelque aisance.

Elles sont d’ailleurs avantageuses aux propriétaires, parce qu’en définitif, et malgré la multiplicité des corps de ferme que la moyenne culture nécessite, ils en retirent une rente plus forte que celle qu’ils obtiendroient de plusieurs de ces fermes réunies en une seule et même exploitation.

Enfin, la petite culture française deviendra aussi florissante qu’elle l’étoit avant la révolution, lorsqu’elle ne voudra plus s’occuper que de la culture du lin, du chanvre, de la vigne, etc., et elle sera encore la source inépuisable de beaucoup de matières premières nécessaires à l’aliment du commerce, des manufactures et des arts.

En Angleterre, au contraire, l’agriculture est à peu près indifférente à ses habitans, sous le rapport de la production des céréales ; car ils ont toujours la facilité de s’approvisionner en grains sur les marchés étrangers : aussi leur culture ne fait-elle pas l’objet principal de son agriculture. D’ailleurs, le peu de surface de l’Angleterre, comparée à celle de la France, la foiblesse de sa population, la rigueur de sa température, ne lui permettent pas de donner à son agriculture toute l’étendue que présente l’agriculture française, et elle y est bornée, pour ainsi dire, à l’éducation et à l’engraissement des bestiaux. Dans la position de l’Angleterre, la profession du fermier doit y être dédaignée par les hommes intelligens, parce que l’agriculture ne peut pas leur offrir des profits aussi considérables que les spéculations du commerce et les travaux des manufactures et des autres arts. L’agriculture doit donc y être plus négligée qu’en France, où la profession de cultivateur est assez lucrative pour être recherchée, et être embrassée en concurrence avec les autres arts ; et si quelques comtés de l’Angleterre présentent une culture perfectionnée, et parfaitement adaptée à l’objet principal de l’agriculture anglaise, c’est qu’elle y est pratiquée par des propriétaires riches, pour lesquels elle est un amusement, et qui dès-lors ne calculent pas le bénéfice effectif qu’ils en retirent.

L’agriculture française doit donc tendre toujours à son perfectionnement, puisqu’elle présente autant d’avantages à ses nombreux habitans ; et l’agriculture anglaise doit, si l’on peut s’exprimer ainsi, rester stationnaire, puisque cet art n’est pas absolument nécessaire à la prospérité de l’Angleterre, et qu’il y est en général exercé par les hommes les moins intelligens des trois royaumes.

Ainsi, si nous n’avons point été assez tranchans pour décerner à l’agriculture pratique française la supériorité sur l’agriculture pratique anglaise, on ne pourra pas du moins nous taxer d’exagération dans le jugement que nous en avons porté.

Troisième Partie. — État de l’agriculture économique française, comparé avec celui de l’agriculture économique anglaise. Le tableau de cette partie de l’agriculture présente encore un beaucoup plus grand nombre d’objets en France qu’en Angleterre, et celle différence est due aux mêmes causes que nous avons assignées à celle qui existe entre l’agriculture pratique française et l’agriculture pratique anglaise. En France, ce tableau comprend, 1°. la manière de conserver les récoltes ; 2°. la fabrication du vin, du cidre, du poiré et de la bière, et la conservation de ces différentes boissons ; 3°. la fabrication des eaux-de-vie et de l’esprit ardent ; 4°. celle des huiles d’olives, de noix, de faînes, d’amandes, de noisettes, d’œillette, de navette, de colzat, de pavot, de cameline, de lin et de chènevis ; 5°. la fabrication des beurres ; 6°. celle des fromages de Brie, de Neufchâlel, de Maroilles, du Mont-d’Or, de Sassenage, etc. ; 7°. la préparation du lin, du chanvre, et même des orties, pour les usages des manufactures, des arts et du commerce ; 8°. l’éducation des abeilles, et les moyens de récolter le miel et de fabriquer la cire ; 9°. l’éducation des vers à soie ; 10°. la préparation de la coque de pastel, de la soude et du varech ; 11°. l’éducation et l’engraissement de tous les bestiaux utiles.

En Angleterre, il est borné aux distilleries d’eaux-de-vie de grains, aux brasseries, à la fabrication des beurres et des fromages, à la préparation du lin et du chanvre, et à l’éducation et l’engraissement des bestiaux.

Pour pouvoir comparer ensemble l’agriculture économique des deux nations, il faudroit avoir un détail exact des procédés et des machines qu’elles emploient dans les différentes parties qui leur sont communes. Alors on pourroit discuter ces procédés, connoître leur dépense, calculer leurs résultats, et donner la préférence à ceux qui se trouveroient les plus avantageux. C’est par de semblables discussions, que l’agriculture des deux nations pourroit s’éclairer et s’améliorer par un échange heureux de procédés avantageux et économiques que l’une pourroit faire avec l’autre. Malheureusement les faits manquent pour établir ces discussions, et particulièrement dans la partie économique de l’agriculture anglaise ; ou les agronomes et les voyageurs ne les ont pas jugés dignes de leur attention, ou plutôt ceux qui en connoissent le mérite, n’ont pu les constater, à cause du mystère dont les Anglais s’enveloppent toujours dans leurs procédés importans. Nous savons seulement qu’ils ont singulièrement amélioré le gouvernement et l’engraissement des bestiaux, principal objet de leur agriculture ; qu’ils fabriquent de la bière excellente, qu’ils font de bons beurres et des fromages renommés ; enfin que leurs distilleries sont plus parfaites et plus économiques que les nôtres. Tel est du moins le jugement qu’en ont porté des agronomes et des voyageurs célèbres.

Cependant, si nous consultons le Recueil des Constructions rurales anglaises, traduit et publié par M. Lasteyrie, ouvrage le plus récent et publié par le Bureau d’Agriculture de Londres, nous y trouvons des reproches bien graves, sur la manière dont les cultivateurs anglais logent, nourrissent et gouvernent leurs bestiaux, et sur les procédés qu’ils emploient dans la fabrication du beurre et des fromages. Nous devons donc penser que, si ces parties de l’agriculture économique sont perfectionnées dans quelques localités de l’Angleterre, ces localités ne sont pas nombreuses, et que les autres méritent les reproches qui leur sont faits par le Bureau d’Agriculture de Londres.

Quoi qu’il en soit, la France peut se glorifier aussi de ses chevaux de Normandie, du Limousin, de la Flandres et de la Franche-Comté ; de ses vaches normandes et flamandes ; de ses mulets de Provence ; de ses beurres de Gournai, d’Isigny et de Bretagne ; de ses fromages de Neufchâtel, de Brie, etc. ; de ses volailles de Normandie et de la Bresse, etc.

Enfin, nous nous croyons fondés à conclure que si l’éducation et l’engraissement des bestiaux sont plus améliorés en Angleterre qu’en France, c’est que ce comestible y est toujours très-cher, à cause de la grande consommation que l’on en fait, et qu’en général notre agriculture économique sait parvenir à des résultats aussi avantageux que l’agriculture anglaise, mais avec des procédés plus simples et plus économiques.

Quatrième Partie. — État des institutions agricoles françaises, comparé avec celui des institutions agricoles anglaises. Nous avons dit que la France étoit essentiellement agricole : cette vérité a été sentie par le meilleur de nos rois, par Henri IV. On en jugera par l’anecdote suivante.

Ce bon roi rencontra dans ses jardins un cultivateur nommé Navarre ; il lui demanda s’il les trouvoit beaux ? Oui, Sire, mais j’en ai de plus beaux et de plus utiles. — Eh ! quel est votre état ? Je suis laboureur. — Ventre-saint-gris ! je veux voir vos jardins. Il y fut, combla d’éloges le laborieux cultivateur, admira ses riches moissons, et convint que la préférence leur étoit bien due sur ses propres jardins. Henri IV regardoit donc l’agriculture comme le premier des arts pour la France, et, si une main parricide n’eût rompu le cours d’un règne aussi prospère, ce bon roi l’auroit encouragée par tous les moyens convenables. On n’oubliera jamais la promesse de la poule au pot qu’il avoit faite au cultivateur.

La minorité de Louis xiii, et son règne orageux ; la minorité de Louis xiv, et les guerres que la jalousie de ses voisins ou peut-être une ambition démesurée, lui suscitèrent ou lui firent entreprendre, firent oublier au gouvernement de la France ce qu’il devoit à son agriculture.

La perte des bras qui lui étoient nécessaires fut le moindre dommage que ces guerres lui occasionnèrent. Souvent brillantes, quelquefois malheureuses, elles électrisèrent le caractère martial des Français. Jusque dans la chaumière du simple cultivateur, la gloire des armes l’emporta sur le goût et l’habitude de ses paisibles travaux ; l’agriculture fut délaissée, et bientôt les disettes de subsistances furent plus fréquentes.

C’est dans ces malheureuses circonstances que Louis xiv, instruit par sa propre expérience sur la véritable gloire d’un roi, voulut relever la profession de cultivateur, en anoblissant un généreux laboureur qui avoit secouru Paris, avec le plus grand désintéressement, pendant la famine de 1696 ; et ce laboureur étoit encore un Navarre, descendant de celui dont nous avons raconté l’anecdote. Mais le génie de Colbert le portoit à l’établissement du commerce maritime et des manufactures, dont la création sembloit lui promettre une gloire plus brillante que celle d’être proclamé le restaurateur de l’agriculture : et si, sous son ministère, elle obtint quelques distinctions et quelques édits favorables, toutes les grâces du gouvernement furent pour le commerce, les manufactures et les arts.

La régence licencieuse de la minorité de Louis xv ne fut pas favorable à l’amélioration de l’agriculture, et le système de Law, en introduisant en France un esprit d’agiotage jusqu’alors inconnu, altéra les mœurs de ses habitans, en déplaça les fortunes, et porta un coup funeste à toutes les branches de la prospérité publique et particulière.

Il a fallu le long et pacifique ministère du cardinal de Fleury, pour modérer et appaiser l’exaltation des Français, et les faire rentrer dans les sentimens libéraux de franchise et de loyauté qui les avoient toujours caractérisés. L’agriculture respira pendant son ministère ; les manufactures et les arts reprirent de l’activité ; mais le souvenir encore récent du règne brillant de Louis xiv, et des succès que le commerce, les manufactures et les arts avoient obtenus pendant sa durée, fit encore négliger l’agriculture.

On ne soupçonnoit pas encore que, dans un état comme la France, toutes les branches de l’industrie, tous les moyens d’existence, sont pour ainsi dire subordonnés les uns aux autres, qu’ils ont tous besoin les uns des autres, et sont entr’eux dans une telle dépendance réciproque, que si l’un prospère momentanément aux dépens de l’autre, cet avantage est la première cause de sa déchéance prochaine ; enfin, que pour qu’un grand État soit florissant, il faut que chacune des branches de son industrie soit dans un état de prospérité analogue, et que l’une ne le soit pas au préjudice de l’autre.

Ainsi, si l’on avoit bien entendu les intérêts de la France sous le ministère du cardinal de Fleury, on se seroit également occupé, et de la instauration de l’agriculture, et de celle du commerce, des manufactures et des arts.

Mais on étoit alors si éloigné de connoître les véritables principes de l’administration publique, qu’avant 1764 le superflu des subsistances d’une province ne pouvoit librement aller secourir une province voisine dans ses besoins ; en sorte qu’une province de France regorgeoit de subsistances, tandis qu’une autre étoit livrée aux horreurs de la famine.

Cette gêne dans la circulation intérieure des grains nuisoit singulièrement aux progrès de l’agriculture, parce qu’elle refusoit au cultivateur le seul stimulant qui pouvoit l’exciter à son perfectionnement.

Des hommes recommandables firent sentir au gouvernement le danger de laisser subsister un tel état de choses ; ils démontrèrent que le salut de la France, sa prospérité générale, et même celle de toutes les autres branches de son industrie, étoient attachés à l’assurance des subsistances, et conséquemment à l’amélioration de l’agriculture.

Pour y parvenir, le premier pas à faire par son gouvernement étoit d’intéresser les cultivateurs eux-mêmes à cette amélioration, en leur procurant des débouchés faciles et assurés pour vendre avec avantage le superflu des denrées qu’elle leur procureroit, et en permettant la libre circulation des grains de province à province.

Tel a été le motif de l’édit de 1764, qui proclama la liberté du commerce des grains dans l’intérieur de la France ; et c’est de cette époque mémorable que l’agriculture française présente une véritable amélioration.

C’est au zèle et aux écrits de ces véritables citoyens qu’on la doit, et le conseil de Louis xv mérite les plus grands éloges pour avoir adopté leurs vues salutaires et bienfaisantes.

Ces écrits ont été goûtés et recherchés par les Français, et par les étrangers, et leurs auteurs ont eu beaucoup d’imitateurs. Malheureusement ces derniers se sont laissés égarer par des systèmes sur la culture et sur l’impôt, et, avec d’aussi bonnes intentions que leurs prédécesseurs, ils ont été ridiculisé sous le nom d’économistes.

On fonda une Société Royale d’Agriculture à Paris, et on lui donna deux succursales, sous le titre de Bureaux d’Agriculture ; l’une à Meaux, qu’on regardoit avec raison comme centre d’un pays de grande culture, où l’agriculture avoit fait de grands progrès ; et l’autre à Lyon, pour éclairer et encourager l’agriculture des provinces méridionales de la France. Les intendans eurent ordre de protéger, dans toute l’étendue de leurs provinces, la liberté du commerce des grains, de soutenir les travaux des Sociétés d’Agriculture, d’encourager les cultivateurs par une exemption de milice pour l’aîné de leurs enfans, ou pour leurs premiers charretiers, par l’établissement de comices agricoles et de prix de culture, enfin par des témoignages de considération.

Parmi ces magistrats, on doit distinguer M. Berthier de Sauvigny, intendant de Paris, qui, dans un laps d’environ vingt années, est parvenu à changer l’agriculture de l’immense province qu’il administroit, et à y substituer, à des impôts arbitraires, une taille réelle basée sur l’étendue et la valeur de la propriété, et sur celle de l’exploitation et de l’industrie.

Puisse cette justice, que nous croyons devoir rendre à ses grands talens administratifs, apporter quelque consolation aux membres de sa famille qui lui survivent !…

Ses travaux ont été imités dans quelques autres provinces ; mais leurs intendans, n’ayant ni la même constance ni les mêmes talens, n’y ont pas obtenu les mêmes succès.

Quoi qu’il en soit, l’agriculture faisoit de grands progrès dans chacune de ses parties, les disettes devenoient moins fréquentes, par l’amélioration de la grande et d’une partie de la moyenne culture ; et toutes fournissoient en abondance au commerce, aux manufactures et aux arts, les denrées et les matières premières qu’elles récoltoient.

Le sol de la France est particulièrement favorable à la culture des céréales ; dans les récoltes moyennes, il produit en subsistances de quoi satisfaire aux besoins de sa nombreuse population ; dans les récoltes abondantes, il y a excédant ; mais dans les années défavorables, il y a déficit de subsistances.

Cette variation naturelle dans la quantité des récoltes annuelles occasionne des différences quelquefois très-grandes et très-subites dans le prix des grains ; et ces différences ont une influence directe, et sur l’amélioration de l’agriculture, et sur la prospérité générale et particulière.

Dans la première circonstance, c’est à-dire dans les années de récoltes moyennes, les grains se trouvent naturellement à un prix moyen, auquel le fermier s’est attendu en passant son bail, et qui lui promet des bénéfices suffisans pour se livrer avec sécurité à toute son industrie ; les autres branches de la prospérité publique sont également florissantes, parce qu’elles n’ont point d’inquiétude sur l’assurance des subsistances.

Enfin, l’État est paisible, et la marche de son gouvernement n’est arrêtée dans aucun de ses rouages.

Dans la deuxième circonstance, celle d’une trop grande abondance, le prix des grains tombe au dessous du prix moyen, et alors le cultivateur seul semble souffrir de cette baisse, parce que ses frais de culture restant les mêmes, ses profits diminuent nécessairement. Peut-être, la première année, l’abondance de ses denrées pourra compenser chez lui la diminution de leur prix ; mais, si quelques années abondantes se succèdent les unes aux autres, ses pertes augmenteront d’année en année, et il finira par se ruiner et par abandonner sa culture.

C’est ce qui est arrivé après les récoltes abondantes et successives de 1759 à 1764. En 1763, un seul canton de la Brie, d’environ six lieues de largeur sur dix de longueur, présentait près de cinquante fermes abandonnées, et il y a quatre ans qu’on a été au moment de voir répéter le même abandon par les mêmes causes. Ainsi, l’effet de ces années d’abondance est d’abord de ruiner le cultivateur par l’avilissement du prix des denrées, et ensuite, en le forçant d’abandonner sa culture, de préparer la famine pour les années qui leur succèdent.

Il est vrai que les années de grande abondance présentent au Gouvernement et aux autres professions une économie réelle dans l’achat de leurs subsistances ; mais alors la contribution foncière est lente à recouvrer ; les propriétaires sont mal payés de leurs fermiers ; ils sont obligés de diminuer leur dépense accoutumée ; ils font moins travailler ; et cette diminution de travaux et de dépenses doit aussi influer sur la prospérité des autres professions.

Enfin, si nous considérons la France, dans les années de disette, nous voyons son agriculture réparer une partie des pertes qu’elle avoit éprouvées dans une succession d’abondantes récoltes, remonter ses fermes abandonnées, et reprendre ses travaux avec une grande activité, et souvent avec une nouvelle industrie.

Mais ces disettes sont bien plus préjudiciables au Gouvernement et aux autres professions, que le bas prix des grains ne leur a été avantageux.

Ces professions, dans la crainte de manquer de subsistances, sont détournées de leurs occupations ordinaires, pour chercher à s’en procurer, et elles ne peuvent y parvenir, sans de grands sacrifices pécuniaires. D’ailleurs, toutes les bourses se resserrent dans ces temps de calamité, le commerce et les arts languissent, et la misère est générale.

De son côté, le Gouvernement se trouve nécessairement embarrassé dans ces malheureuses circonstances. Les esprits sont en fermentation, et la crainte de la famine excite des murmures, et occasionne trop souvent des excès qu’il n’ose pas réprimer entièrement. Ces excès produisent toujours un relâchement dans l’ordre social, qu’il a le plus grand intérêt d’empêcher ou au moins de prévenir.

Pour y parvenir, le Gouvernement est obligé d’acheter des grains chez l’étranger, qui lui coûtent fort cher, et sur lesquels il perd d’autant plus, que les secours, à cause de notre grand éloignement des marchés étrangers, arrivent presque toujours trop tard, et lorsque le danger est passé.

Le sol de la France est d’ailleurs si fertile, que, de même que l’avilissement dans le prix des grains y occasionne les disettes, de même leur prix très-élevé y prépare la plus grande abondance ; en sorte qu’on y voit les grains tomber presque subitement du prix le plus élevé au prix le plus bas, et s’élever aussi promptement du prix le plus bas au prix le plus élevé.

Le premier effet est produit par les efforts de toutes les classes de cultivateurs qui, dans les années de disette, se livrent uniquement à la culture des subsistances. On défriche les terrains incultes ; on retourne les prairies artificielles ; on abandonne momentanément la culture des plantes huileuses et colorantes ; on ensemence toutes les terres en céréales et en légumes farineux ; et, si la saison qui suit ces empouilles est favorable à leur végétation, on passe alors de la famine à la plus grande abondance.

Quant au second effet, une simple gelée peut le produire. L’année 1764 nous en fournit un exemple.

Depuis 1759 jusqu’en 1764, les récoltes avoient été successivement abondantes, et, au commencement de 1764, les grains étoient à vil prix. L’année 1764 elle-même présentoit encore l’apparence d’une belle récolte, lorsqu’une gelée tardive vint attaquer les grains en fleurs. On s’aperçut de l’accident, les inquiétudes se manifestèrent, gagnèrent toutes les classes de la société, et les grains triplèrent de prix sur-le-champ.

De cet examen, nous conclurons que la situation la plus favorable à la prospérité de la France est celle qui peut annuellement offrir à ses nombreux habitans des subsistances à un prix moyen, analogue à celui des autres produits de l’industrie nationale, puisque les années d’abondance y préparent les disettes, et que les disettes peuvent y occasionner des maux incalculables.

La vérité de ce principe, de l’administration publique de la France, a été particulièrement sentie au commencement du règne de Louis xiv.

Il y eut une disette réelle ou factice de subsistances, qui fut le prétexte d’émeutes, et ces émeutes, réprimées d’une main foible, ébranlèrent les fondement de la machine politique.

On n’a jamais cru à la réalité de cette disette, car les révoltés arrêtoient les subsistances pour les gaspiller.

D’un autre côté, la France présentoit de grandes ressources dans tous ses points. Toutes les maisons religieuses, presque tous les chapitres, recevoient en nature les fermages de leurs biens fonds ; des villes mêmes achetoient des grains qu’elles emmagasinaient lorsqu’ils étoient à bas prix, et tous les faisoient entretenir sous leurs yeux, en bons pères de famille. C’étoient de véritables greniers d’abondance, qui s’ouvroient lorsque les grains étoient chers, et se fermoient lorsque leur prix retomboit au dessous des prix moyens.

C’est par ces moyens naturels et économiques, et par une exportation permise dans les années de trop grande abondance, que, depuis 1764 jusqu’à la révolution, le Gouvernement a presque toujours maintenu les grains à des prix moyens convenables, qui ont fait la prospérité de toutes les classes de la société, et particulièrement contribué à l’amélioration de l’agriculture.

La France avoit un ministre particulier de l’agriculture ; il se faisoit rendre compte par les intendans des provinces, des produits des récoltes annuelles de chaque localité ; il les comparoit avec les besoins de toutes ; on lui envoyoit également les prix des mercuriales de tous les marches ; en sorte qu’il connoissoit annuellement les prix des grains de toutes les localités de la France, l’étendue de leurs besoins, ainsi que celle de leurs ressources.

Avec ces données, il étoit toujours en état de connoître si le Gouvernement pouvoit permettre ou devoit arrêter l’exportation des subsistances, et même s’il devoit engager le commerce à faire venir de l’étranger des grains pour prévenir la famine, lorsque les ressources n’étoient pas suffisantes.

Ce ministre exerçoit sur l’agriculture un ministère de confiance et de bienfaisance, et une police éclairée, secrète, il est vrai, (cette matière est trop délicate pour être l’objet de discussions publiques,) mais dont toutes les classes de la société ressentoient les heureux effets, sans trop en deviner la cause.

Tous ceux qui ont connu M. Bertin savent avec quel zèle, quelle humanité et quelle intelligence, il dirigeoit cette administration.

Ce que l’ancien Gouvernement de la France avoit entrepris pour arriver à ces résultats, notre Gouvernement actuel peut l’exécuter avec la même économie, et encore plus de succès.

L’agriculture est, de tous les arts, celui qui exige de la part du Gouvernement le moins de sacrifices pécuniaires, pour être amélioré.

Son véritable stimulant réside dans les capitaux disponibles, et sur-tout dans l’intérêt que les cultivateurs trouveront à son amélioration. C’est alors que, par de bonnes institutions agricoles et par un bon système d’impôt, le Gouvernement provoquera cet intérêt, et qu’il contribuera efficacement au perfectionnement de l’agriculture.

L’agriculture française ne peut exiger du Gouvernement que la sécurité, l’instruction, et la vente avantageuse des produits de ses récoltes et de son industrie.

La sécurité, sans laquelle elle ne pourroit se livrer tranquillement à ses travaux, compter sur ses récoltes, et essayer des améliorations : elle sera le résultat d’une police sévère, et d’une protection constante, juste et nécessaire.

L’instruction, non pas la connoissance de tous les systèmes de culture dont l’adoption rencontre autant d’obstacles qu’il y a de localités différentes ; mais des données positives sur toutes les parties de l’agriculture.

Cette instruction seroit l’objet des travaux d’une société d’agriculture centrale et fondée, qui, par une correspondance suivie avec les meilleurs agronomes et cultivateurs des départemens, et même avec des agriculteurs étrangers, se feroit rendre compte des différens procédés de culture ou d’industrie agricole de ces différentes localités nationales et étrangères, les analyseroit, en établiroit les avantages et les inconvéniens, les compareroit entr’eux, en assigneroit le mérite, ainsi que les localités de la France où ils pourroient être introduits avec succès, et mettroit tous les cultivateurs en état de perfectionner les procédés de culture ou d’industrie agricole que la nature des choses a établis dans leurs localités respectives.

Enfin, la vente avantageuse des produits de ses récoltes et de son industrie. Nous venons de faire voir que cette vente avantageuse des produits de l’agriculture est indispensable pour son amélioration, et même pour la prospérité générale et particulière. Elle doit être le résultat d’une connoissance exacte des besoins et des ressources annuelles de la France, au moyen de laquelle le Gouvernement, sans actes publics, pourra permettre ou arrêter l’exportation des grains suivant leur prix, pour le maintenir à peu près à celui qui est le plus favorable à toutes les classes de la société[3] ; d’un bon système de communications, et d’un mode convenable de répartition et de perception des contributions.

Si d’ailleurs l’agriculture a besoin d’encouragemens pécuniaires, ils ne peuvent être que momentanés, et seulement dans le cas de désastres particuliers. Il faut cependant que le Gouvernement lui fournisse, en nature, des bestiaux ou des graines qu’il seroit utile de naturaliser en France, après avoir fait expérimenter la possibilité du succès.

Avec ces élémens, le Gouvernement pourra porter l’agriculture française au plus haut degré de perfection auquel elle peut atteindre avec le temps.

Pendant la révolution, la famine organisée par le maximum et par les difficultés de la circulation des grains a électrisé tous les cultivateurs. Ils sont disposés à entreprendre toutes les améliorations locales qui leur paroîtront avantageuses. C’est le moment de profiter de ces heureuses dispositions.

Dans tous les départemens, il s’est formé des sociétés d’agriculture. Celle du département de la Seine a seule le privilège d’avoir des correspondans dans tous les autres et même chez l’étranger. Mais elles ne sont point dotées par le Gouvernement : ce ne sont que des sociétés libres, établies de son consentement, et elles puisent dans la bourse de leurs membres respectifs pour opérer quelque bien.

Elles sont d’ailleurs indépendantes les unes des autres, et à l’exception de celle de Paris et de quelques autres, elles présentent peu de connoissances agricoles, et ne peuvent être d’aucune utilité. Notre Gouvernement n’a pas encore eu le temps de s’occuper de cet objet important ; des intérêts plus grands encore emploient tous ses momens. Espérons qu’il donnera bientôt à l’agriculture toute l’attention que mérite cette source principale de notre prospérité.

Si nous examinons maintenant les institutions agricoles de l’Angleterre, on les trouvera peu considérables, parce que l’agriculture n’est pas la base de sa prospérité. Elles consistent uniquement dans la fondation du Bureau d’Agriculture de Londres, que l’Angleterre doit au zèle de M. John Sainclair, et qui n’est qu’une imitation de notre ancienne Société Royale d’Agriculture de Paris. La nature a fait beaucoup pour l’agriculture anglaise, en plaçant pour ainsi dire chacune de ses localités au milieu de débouchés avantageux.

Les besoins du commerce de l’Angleterre ont encore ajouté à cette position favorable, par l’établissement de nombreux canaux, et de grandes routes multipliées et toujours bien entretenues.

La sécurité des cultivateurs y est la même que celle des autres habitans ; son gouvernement accorde à tous la même protection ; et la vente de leurs productions est toujours avantageuse, parce que les denrées y sont toujours beaucoup plus chères qu’en France. Il ne manquoit donc à l’agriculture anglaise que l’instruction à laquelle on n’avoit pas encore pensé en Angleterre avant M. John Sainclair, parce que, comme nous l’avons dit, la prospérité de l’agriculture est à peu près indifférente à son gouvernement ; et c’est pour ne pas paroître négliger aucuns moyens de prospérité plutôt que par un besoin réel, que le Parlement d’Angleterre a consenti à y fonder un Bureau d’Agriculture.

Résumé général. Il résulte des tableaux que nous venons de faire de l’agriculture chez les deux nations rivales :

1°. Que l’agriculture, source principale de la richesse de la France, y embrasse beaucoup trop d’objets différens, pour que l’agriculture anglaise, restreinte pour ainsi dire à l’éducation et à l’engraissement des bestiaux, puisse lui être comparée ;

2°. Que les différentes localités de la France présentent des procédés de culture appropriés à la nature de leurs terres, et à la température de leur climat, et qui sont d’autant meilleurs, que les cultivateurs ont trouvé plus d’intérêt à les perfectionner ;

3°. Que le perfectionnement de l’agriculture anglaise, dans quelques uns de ses comtés, n’est point dû à l’importance de cet art sur lequel l’Angleterre ne fonde point sa prospérité, mais aux seuls capitaux que de riches propriétaires y ont consacrés pour leur amusement ; et que, dans les autres comtés, elle y est encore livrée à l’ancienne routine ;

4°. Que les cultivateurs français méritent d’autant plus d’éloges dans l’amélioration de leur agriculture, que, sans autre stimulant que le prix avantageux des grains pendant quelques années successives et quelques encouragemens du Gouvernement, et avec les lumières répandues par la Société Royale d’Agriculture, ils sont parvenus à préserver pour jamais la France de ces famines trop mémorables qui y ont apporté toutes les calamités qu’elles entraînent avec elles ;

5°. Que l’agriculture française atteindra toute la perfection dont elle est susceptible dans ses différentes divisions, lorsque son Gouvernement aura rétabli et amélioré les institutions qui ont commencé sa restauration ;

6°. Que si elle n’offre pas encore cette perfection, soit dans ses procédés, soit ans ses instrumens, soit dans ses constructions, soit dans ses ouvrages agronomiques, l’agriculture anglaise est peut-être, sous tous ces rapports, encore moins bien partagée que la nôtre ;

7°. Enfin, que, si quelques comtés présentent dans leur agriculture un perfectionnement réel, nous pouvons leur opposer, en France, des localités analogues auxquelles on ne peut refuser une culture aussi bien entendue. (De Perthuis.)


  1. Un cultivateur très-instruit (M. Leduc, propriétaire au Ménil-Amelot) a voulu établir, sur des faits, son opinion sur les avantages et les inconvéniens des jachéres dans la grande culture.

    Il a choisi sur les terres de son exploitation deux pièces en jachères, égales en qualité et qui avoient également été labourées et fumées à leur dernière récolte de blé.

    L’une des deux fut fumée plus fort qu’à l’ordinaire et ensemencée en reffroissis. (Récolte sur jachères.)

    Après la récolte des reffroissis, cette terre fut parquée, labourée et ensemencée en blé.

    La seconde fut simplement labourée, et ensuite ensemencée en blé, sans avoir été fumée.

    La récolte du blé sur reffroissis a produit deux cents gerbes peu grenées, et Celle de la deuxième pièce, deux cent cinquante gerbes de blé beaucoup plus grenées et d’un grain plus gros et plus nourri. Enfin, les terres d’égale qualité, qui étoient restées en jachères et qui avoient été convenablement fumées et labourées, ont produit une récolte en blé de quatre à cinq cents gerbes par arpent.

    Il a calculé que le produit de la récolte du reffroissis sur la première terre, équivaloit à peine à sa dépense en fumiers, sarclage et frais de récolte ; en sorte qu’en comptant un nombre égal de labours et de hersages pour les deux récoltes de la première terre et pour la récolte unique de la deuxième, il se trouvait en perte de cinquante gerbes de blé, (excédant de la récolte unique sans amendement sur la récolte double avec engrais) et de plus de cent cinquante gerbes, en comparant cette double récolte avec celle des bonnes terres amandées, labourées et ensemencées en blé sur jachères.

  2. Ce produit de douze pour un en blé, dans les pays de grande culture, est choisi dans un canton où les terres sont très-bonnes et très-bien cultivées. Mais, d’après les recherches que nous avons faites dans plusieurs cantons de grande culture, nous sommes fondés à croire que notre grande culture est parvenue à faire produire ans terres de neuf à dix pour un. C’est donc avec peine que nous voyons des auteurs très-estimables s’appuyer des recherches de la fin du dix-septième siècle, pour avancer que le produit des terres de la grande culture française n’est que de trois et demi pour un.
  3. Avant la révolution, le prix des grains le plus favorable à toutes les professions étoit celui de 24 livres pour un setier de blé pesant 240 livres. Aujourd’hui que les frais de culture et les autres denrées ou les produits de l’industrie sont fort augmentés, il faudroit porter ce prix de 28 à 30 francs.