Cours d’agriculture (Rozier)/BAGUETTE DIVINE

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Hôtel Serpente (Tome secondp. 114-119).


BAGUETTE DIVINE ou Divinatoire, caducée, verge d’Aaron, baguette de Jacob, &c. noms donnés à un rameau fourchu de coudrier, d’aune, de hêtre, de pommier, de laurier & même de tronc d’artichaut, &c. dont quelques charlatans se servent pour découvrir les minières, les trésors cachés, les sources ; & ce qui est encore plus ridicule, les voleurs & les meurtriers fugitifs. La fourberie guidée par l’intérêt, & fortifiée par l’ignorance & par la crédulité du peuple, a cherché de tout tems à en abuser ; il ne paroît pas cependant que l’on doive remonter plus haut que le onzième siècle, pour trouver l’origine de la baguette divinatoire, & même depuis cette époque les exemples de ces prétendus favorisés de la nature, aux yeux desquels elle dévoile ses secrets par le moyen de la baguette, ne se sont-ils pas multipliés infiniment ? La supercherie ne triomphe & ne subsiste qu’auprès de la prévention ; & si le peuple ajoute foi au pouvoir surnaturel des Aimar, des Parangue, des Bletton, c’est que son génie étroit prend pour des merveilles tout ce qui en passe les limites. Le peuple n’est pas toujours la seule dupe de l’adresse d’un fripon qui joint habilement l’astuce à l’extérieur simple & de bonne foi : nous avons vu des savans faits pour éclairer les hommes & dévoiler l’imposture, non-seulement croire, mais encore défendre la baguette divinatoire, l’attribuer à une puissance surnaturelle ses effets merveilleux ; d’autres moins enthousiastes & moins prévenus, n’y voyant qu’une suite de loix de la nature, ont prétendu en expliquer le méchanisme & en attribuer la cause au jeu des vapeurs, des exhalaisons terrestres, & des émanations électriques & magnétiques. Le sentiment de ces derniers, présenté avec art, peut séduire & entraîner, je ne dis pas les ignorans, mais ces demi-savans pour qui l’autorité d’un homme fameux est toujours un oracle certain. Il est donc intéressant pour tout le monde de dévoiler ici l’imposture, de faire appercevoir, & pour ainsi dire toucher au doigt, les moyens employés par les fourbes à baguette pour la faire mouvoir, & réfuter les différentes explications que l’on a données de son opération. Découvrir l’erreur, arrêter ses progrès, démasquer un charlatan dangereux, & dessiller les yeux de ses admirateurs, peut être un service aussi essentiel que la découverte d’une vérité.

Il y a trois manières principales de tenir la baguette, & toutes trois très-susceptibles de se prêter aux différens mouvemens qu’on veut lui faire subir : la première, & la plus commune, est de prendre une branche fourchue de coudrier, d’un pied & demi de long, de la grosseur du doigt, & qui n’ait pas plus d’un an, s’il est possible. On tient les deux branches dans ses deux mains, sans beaucoup serrer, de manière que le dessus de la main soit tourné vers la terre ; la tige commune est en devant, & parallèle à l’horizon ou un peu plus élevée. La seconde façon est de la porter sur le dos de la main en équilibre ; la troisième, beaucoup plus rare, & citée seulement par le père Kirker, jésuite, consiste à prendre un rejeton de coudrier, bien droit & sans nœuds : on le coupe en deux moitiés à peu près de la même longueur ; on creuse le bout de l’un en forme de petit bassin, & on coupe le bout de l’autre en pointe, en sorte que l’extrémité pointue d’un bâton puisse entrer dans l’extrémité concave de l’autre : on porte devant soi ce rejeton que l’on tient entre les deux doigts index.

Quand on passe au-dessus de quelques courans d’eau, de quelques veines métalliques, ou que l’on est près ou sur les traces d’un voleur ou d’un meurtrier, la baguette dans ces trois positions, tourne sur elle-même, & s’incline perpendiculairement à l’horizon. Il est certain que si cet effet ne dépendoit pas de la volonté de celui qui la porte, il tiendroit vraiment du prodige ; mais rien n’est plus facile que de démontrer que ces différens mouvemens ne sont que le résultat des mouvemens insensibles, mais libres de la main du Rabdomancien.[1] Suivons les trois situations de la baguette : dans la première les deux branches sont retenues dans les deux mains, un peu écartées. Ce premier écartement fait diverger nécessairement les deux branches & tend leurs fibres ; elles doivent chercher à se rapprocher ; plus les branches sont dures & solides, plus l’effort de celui qui les tient doit être considérable pour les écarter. Cette action devient quelquefois sensible dans les muscles de la main, qui se roidissent ; ce gonflement des muscles presse les vaisseaux sanguins & précipite la circulation dans ces parties ; de là, l’élévation du pouls, la sueur & la rougeur des mains que le charlatan fait passer souvent pour des accès de fièvre qu’il éprouve à l’approche de l’objet qu’il cherche. Dans cette situation forcée, veut-on faire tourner la baguette ? il suffit de déverser un peu les deux mains en serrant les branches de la baguette de plus en plus ; ce déversement s’opère en inclinant les mains du dedans en dehors. Comme ce mouvement part du coude, & qu’il peut se faire par des degrés insensibles, il est très-difficile, surtout à des yeux préoccupés, de le saisir. Dans cette action la baguette quitte sa situation horizontale, les extrémités des branches s’inclinent en s’écartant un peu ; la tige se relève par la réaction & le ressort des fibres ligneuses qui cherchent à se rétablir ; les mains cèdent d’elles-mêmes à cet effort, & se rapprochent en dedans, ce qui donne une secousse favorable à la baguette, & qui lui fait achever sa révolution avec rapidité. On conçoit facilement, d’après cette explication, que l’adresse suffit pour en imposer, & que le grand usage donne ce tour de main si précieux, & dans lequel consiste le mystère. L’art est de conduire tous ces mouvemens par des nuances délicates qui puissent échapper aux yeux les plus clair-voyans. Veut-on, au contraire, faire tourner la baguette du dedans en dehors ? il suffit de serrer les deux doigts en les rapprochant, alors la baguette coule pour ainsi dire, & tombe de sa situation horizontale à la perpendiculaire.

La supercherie est plus facile à saisir dans la seconde & la troisième façon de porter la baguette : il faut avoir soin pour la seconde manière, de choisir une baguette dont une des branches soit plus forte, plus pesante & un peu plus longue ; on la pose sur le dos de la main, de façon que le pouce ou l’index écartés des autres doigts, soutienne en équilibre cette grosse branche ; en rapprochant le pouce ou l’index, cette branche perd son point d’appui, & retombe perpendiculaire à l’horizon en faisant un quart de révolution sur elle-même. Le mouvement d’oscillation de l’homme qui marche, détermine & accélère encore cette chûte.

Enfin, en serrant plus ou moins les deux bâtons, dans le troisième cas, en les dirigeant en haut & en bas, il sera très-facile de les faire incliner dans le sens que l’on voudra, sur-tout ne portant l’un contre l’autre que par un très-petit point de contact.

Tel est à peu près le méchanisme des mouvemens de la baguette divinatoire. Tout le monde peut le répéter, & avec un peu d’attention & d’exercice, tout le monde aura le pouvoir de faire tourner cette baguette magique ; mais avec ce précieux talent, personne n’aura le secret de découvrir, par cela seul, des sources ou des mines.

Cependant, dira-t-on, très-souvent on a creusé dans les endroits indiqués par la baguette, & l’on a rencontré des sources ; on l’a vue tourner sur des pièces de métal cachées dans la terre. Comment ces charlatans ont-ils pu deviner & rencontrer ce qu’ils cherchoient ? Ils n’ont rien deviné, ils ont seulement abusé de votre ignorance & de votre préoccupation. Les eaux des pluies & des neiges, qui ne peuvent pas avoir d’écoulemens, soit par le défaut de pente du terrain sur lequel elles tombent, soit par la nature même du sol qui est léger & maigre, s’imbibent facilement, se ramassent dans le sein de la terre, lorsqu’elles rencontrent des bancs d’argile ou de pierre. Toute l’eau qui coule des montagnes se rassemble dans les plaines & les bas fonds, y forme des sources multipliées, qui, si elles ne se forment, ou ne trouvent point d’issue, continuent à couler dans l’intérieur de la terre. Il n’est donc pas étonnant que dans tous les endroits où on creusera, on y rencontre de l’eau. D’après cette vérité, les hommes à baguette la font tourner où ils veulent, & encore plus souvent dans l’endroit à peu-près, où celui qui les paye desire trouver une source. La vraie charlatannerie consiste à assurer qu’on trouvera de l’eau à telle ou telle profondeur. La plupart du temps ils se trompent, & la triste victime de leur fourberie est toujours la dupe, qui plein de confiance, entreprend un travail sur leur indication. Combien de fois n’arrive-t-il pas que l’on a creusé deux ou trois fois plus profondément qu’ils ne l’avoient annoncé, sans rencontrer la moindre goutte d’eau ? Alors pour se tirer d’affaire, ils vous engagent à creuser de plus en plus, & malheureusement la première leçon ne suffit pas, & ce n’est qu’après avoir dépensé beaucoup d’argent qu’on ouvre les yeux & qu’on rougit de sa crédulité.

Par rapport aux pièces de métal cachées, il ne faut voir ici qu’un tour de joueur de gobelets, qui a l’air de deviner ce qu’il sait très-bien d’avance. De plus, rarement ces charlatans tiennent-ils contre l’expérience ; & les épreuves mêmes les plus simples, dirigées par un homme qui ne s’en laissera pas imposer, déroutent ordinairement leur impudence.

Quelque risible que soit cette supercherie, plusieurs savans admettant le fait de bonne-foi, & sans l’examiner, ont tenté de l’expliquer physiquement. Parmi les différens systêmes, il y en a de si ridicules, qu’il est inutile de les réfuter ici : nous nous contenterons de citer celui de M. Formey, comme le plus vraisemblable, & d’en faire sentir la fausseté, même en admettant la supposition que réellement la baguette tourne au-dessus d’une source d’eau, supposition bien gratuite ; c’est Rulandus & Libavius, accumulant volume sur volume en faveur de l’enfant de Weildorst en Silésie, à qui, les dents étant tombées, il en étoit venu une d’or. Un orfèvre de Breslaw répondit à toutes ces dissertations, en montrant que ce n’étoit qu’une feuille de cuivre doré.

C’est dans la comparaison avec l’aiguille aimantée, que M. Formey cherche l’explication des mouvemens de la baguette. Voici à peu-près ses idées, telles qu’elles sont exposées dans l’Encyclopédie au mot baguette divine. « La matière magnétique sortie du sein de la terre, s’élève, se réunit dans une extrémité de l’aiguille, où trouvant un accès facile, elle chasse l’air ou la matière du milieu ; la matière chassée revient sur l’extrémité de l’aiguille & la fait pencher, lui donnant la direction de la matière magnétique. De même à peu-près, les particules aqueuses, les vapeurs qui s’exhalent de la terre & qui s’élèvent, trouvant un accès facile dans la tige de la branche fourchue, s’y réunissent, l’appésantissent, chassent l’air ou la matière du milieu. La matière chassée revient sur la tige appésantie, lui donne la direction des vapeurs, & la fait pencher vers la terre, pour vous avertir qu’il y a sous vos pieds une source d’eau vive ».

« Cet effet, continue M. Formey, vient peut-être de la même cause qui fait pencher en bas les branches des arbres plantés le long des eaux. L’eau leur envoie des parties aqueuses qui chassent l’air, pénètrent les branches, les chargent, les affaissent, joignent leur excès de pesanteur au poids de l’air supérieur, & les rendent enfin autant qu’il se peut, parallèles aux petites colonnes de vapeurs qui s’élèvent. Ces mêmes vapeurs pénètrent la baguette & la font pencher. »

Tel est le sentiment de M. Formey. L’Encyclopédie ajoute : tout cela est purement conjectural. Et nous, nous ne craignons pas de dire : cette explication est fausse, & l’effet que l’on attribue ici aux vapeurs amendantes est impossible, & en voici les raisons. 1o. Rien ne peut déterminer les vapeurs légères qui nagent dans l’atmosphère, à entrer en assez grande quantité dans la tige de la baguette, pour la rendre plus pesante. 2o. Pourquoi entreront-elles dans la baguette par la tige unique, plutôt que par les deux branches ? 3o. Pourquoi entrant & affaissant par leur poids la tige unique & horizontale, la détermine-t-elle à tourner tantôt en dehors des mains par un quart de conversion, tantôt en dedans du côté de la poitrine de celui qui la tient, en décrivant les trois quarts d’un cercle ? car tantôt la baguette tourne en dedans & tantôt en dehors (suivant la volonté du jongleur, comme nous l’avons démontré plus haut). 4o. Enfin, quelle est la cause qui peut déterminer les vapeurs qui avoient pénétré la baguette, à en ressortir subitement, puisque le moment d’après elle peut reprendre sa situation horizontale & servir aux mêmes épreuves ? À ces questions joignons des faits. Les expériences que MM. Duhamel & Buffon ont faites sur le desséchement & l’imbibition du bois, nous apprennent qu’il faut un certain espace de tems pour qu’un morceau de bois plongé dans l’eau, s’imbibe au point d’acquérir une augmentation de poids ; qu’il faut non-seulement des jours, mais encore des mois pour qu’il reprenne la pesanteur qu’il avoit avant son desséchement, (Voyez Dessèchement & Imbibition) Comment concevra-t-on après cela qu’une baguette qui passe, sans s’arrêter, à travers une masse de vapeurs, si tenues la plupart du tems qu’elles sont invisibles, puisse s’en charger au point d’en augmenter de poids ? De plus la transpiration de la personne qui tient la baguette, forme autour d’elle une atmosphère de vapeurs qui doit agir nécessairement sur la baguette. Cette émission de corpuscules abondans, grossiers, sortis des mains & du corps, & poussés rapidement, doit rompre, écarter le volume ou la colonne de vapeurs qui s’élèvent de la source, ou tellement boucher les pores & les fibres de la baguette, qu’elle sera inaccessible aux vapeurs. Sans les vapeurs, nous dit-on, la baguette sera muette ; or comme elle n’agit que dans les mains, & qu’elle n’a pas la vertu d’empêcher la transpiration, elle devroit perpétuellement garder le silence sans l’adresse de celui qui la fait parler.

Je n’ajouterai pas que dans l’hypothèse de M. Formey, comme le jeu de la baguette ne dépend que des vapeurs, elle devroit se mouvoir dans les mains de tout le monde, ce qui n’arrive cependant pas ; mais ce qui pourra arriver indépendamment des vapeurs, lorsqu’on suivra exactement les procédés que nous avons indiqués.

L’effet sur la baguette des exhalaisons métalliques, soit que les matières qui les produisent soient en grande quantité, ou que ce ne soit qu’une simple pièce de métal ; celui des corpuscules d’un meurtrier ou d’un voleur, après plusieurs jours, non-seulement sur terre, mais encore sur une rivière rapide, ou sur une mer agitée, comme dans l’histoire de Jacques Aimar, est si ridicule & si impossible, que nous croirions mériter le même reproche que nous faisons à ceux qui le croyent, si nous perdions du tems à le réfuter. Si une meute suit une bête fauve à la piste, c’est que les corpuscules émanés du corps de l’animal existent encore sur les traces qu’il a suivies ; mais comment s’imaginer qu’un ou deux mois après, les corpuscules émanés du corps d’un assassin qui a descendu le Rhône dans un bateau, qui s’est embarqué à Toulon pour Gênes, puissent flotter encore dans l’air, & être ramassés par la baguette, après un espace de tems si considérable ? Non-seulement cette idée est ridicule, mais elle est révoltante par les funestes conséquences que l’on en peut tirer ; & certes les juges de Lyon seroient coupables s’ils avoient condamné l’assassin du marchand de vin, sur les seuls indices de la baguette de Jacques Aimar, que l’on a reconnu dans la suite pour un fourbe & un fripon. Nous en disons autant de Bletton de Bourgogne.

Faut-il donc se contenter de mépriser cet espèce de charlatan, dont le théâtre est toujours dans les campagnes, au sein de l’ignorance & de la crédulité ? Non, il faut faire plus, il faut dévoiler leur imposture, les confondre, & chercher à désabuser le peuple qui en est toujours la dupe. C’est aux curés & aux seigneurs à remplir ce devoir essentiel. Plus ils sont élevés par leur état & leurs connoissances au-dessus de la classe des simples citoyens, plus ils lui doivent leurs soins & leurs secours. Les besoins de l’esprit sont aussi intéressans que ceux du corps ; les instituteurs, & les pères des gens de la campagne, doivent veiller & sur leurs biens physiques, & sur les maux que la préoccupation & l’ignorance peuvent causer parmi eux. M. M.

  1. Homme qui devine par le moyen de la baguette.