Cours d’agriculture (Rozier)/BALIVAGE, BALIVEAU

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Hôtel Serpente (Tome secondp. 141-145).


BALIVAGE, BALIVEAU. Quoique ces deux mots aient chacun une signification différente, ils ont trop de rapport l’un avec l’autre pour les séparer. Balivage est un terme d’eaux & forêts, qui signifie la marque du roi, du grand maître ou du maître particulier, ou du gruyer, ou enfin, du particulier, qui doit être empreinte sur les baliveaux à conserver. Le mot balivage se dit encore de l’action de compter les baliveaux.

Par baliveau, on veut dire un arbre réservé dans la coupe des bois taillis, & choisi pour le laisser croître en futaie. Il doit être de chêne, de hêtre ou de châtaigner.

Les qualités d’un bon baliveau sont d’être bien droit, de la hauteur des taillis, les branches de la tête bien ramassées vers la tige, & en quantité proportionnée à sa grosseur. Ces baliveaux viennent de semence ou sur souche ; les premiers sont appelés brins de semence, & les seconds brins de pied, quand ils sont seuls sur la souche ; mais s’il s’en trouve plusieurs on les nomme brins de souche. Ces derniers sont les moins propres à former de bons baliveaux. Les ordonnances de nos rois, en forçant & prescrivant le nombre de baliveaux qu’on doit laisser par arpent en coupant un taillis, ont eu pour but de conserver en France à peu près la même quantité de bois, & former de nouvelles forêts, dans la vue de suppléer les anciennes à mesure qu’on les abat.

Le baliveau de deux coupes est souvent appelé perot, celui de trois coupes tayon.

On distingue trois sortes de baliveaux ; 1o. ceux d’âge ; 2o. les baliveaux modernes ; 3o. les baliveaux anciens.

1o. Des baliveaux d’âge. Ceux qui sont de l’âge du taillis, c’est-à-dire venus de semence, en même-tems que lui, portent ce nom : au défaut du chêne, l’ordonnance prescrit le hêtre, le châtaignier ou autre arbre de la meilleure essence ; l’ordonnance prescrit d’en laisser seize par arpent de taillis, & dix par arpent de futaie. L’arpent des eaux & forêts, réglé par l’ordonnance, est de cent perches carrées la perche de 22 pieds : ainsi, cet arpent est de 1344 de superficie. On choisit les plants les plus droits, les mieux venans pour baliveaux ; il est permis aux particuliers de couper ceux venus sur taillis quand ils auront acquis l’âge de quarante ans.

2o. Les modernes sont les baliveaux âgés de deux & trois âges. Dans les taillis qu’on coupe tous les vingt ans, un moderne peut avoir quarante ou soixante ans ; dans ceux de vingt-cinq ans, ils ont cinquante ou soixante-quinze ans, & ainsi de suite à proportion des âges ; cependant le vrai baliveau moderne est de deux âges au moins, & de trois au plus.

Pour établir la réserve des modernes, on en fait le choix dans les baliveaux taillis qui ont été réservés de l’âge lors des deux dernières exploitations : il ne faut pas s’attacher à l’âge le plus grand, parce que quelque fois il arrive qu’un moderne de deux âges, est plus beau qu’un autre de trois âges. On doit principalement s’appliquer à la vigueur de l’arbre, afin qu’il puisse encore profiter, & rapporter l’intérêt de son capital au bout de la révolution d’âge qui doit s’écouler avant la seconde exploitation, & même s’il se peut pendant les révolutions suivantes, afin de former un arbre de la grosse taille lorsqu’il aura acquis le titre de baliveau ancien. Pour cela, il ne faut point qu’il soit élandré, encore moins pommier, rabougri & couronné ; il faut au contraire qu’il ait toutes les perfections qu’on peut desirer. Quand les premiers baliveaux de l’âge ont été bien choisis, il est facile d’en extraire les meilleurs à la révolution suivante, pour le nombre des modernes ; mais si le mauvais état des taillis n’a pas permis d’en avoir de bons, il vaut beaucoup mieux augmenter le nombre des baliveaux de l’âge, & diminuer celui des modernes, que de perpétuer l’existence de mauvais sujets, capables de nuire aux taillis, & incapables de valoir un sol de plus aux propriétaires lorsque la révolution suivante sera accomplie, à moins toutefois qu’on ait besoin de multiplier les étalons pour se procurer des semences.

3o. Des anciens. Les baliveaux anciens sont ceux qui ont plus de trois âges, ou au moins quatre âges. Un baliveau est déjà ancien à quatre-vingt ans, dans un taillis de vingt ans ; il est ancien à l’âge de cent ans, dans un taillis de vingt-cinq ans ; & il l’est également à l’âge de cent-vingt ans, dans un taillis de trente ans, & ainsi de suite.

On choisit les anciens dans le nombre des modernes qui ont acquis trois âges accomplis : pour cela il faut choisir les plus gros, les plus vigoureux & les plus beaux arbres de la forêt ; que le tronc soit droit, bien élevé ; qu’il porte ses branches en les ramassant vers la tige ; que sa tête en soit garnie à proportion de sa grosseur.

En suivant l’ordonnance à la rigueur, il est constant que tous les bois taillis des gens de main-morte devroient à la longue former des futaies composées d’arbres de tout âge, puisqu’à la première coupe on doit réserver 16 baliveaux par arpent ; les 16 de la seconde avec les 16 de la première forment 32 à la troisième ; ces 32 avec les 16 nouveaux en feront 48, & ainsi, en augmentant toujours du nombre de 16, on aura à la fin une forêt. Ces détails sont tirés du Manuel forestier de M. Guyot, garde-marteau de la maîtrise de Rambouillet.

Il se présente deux questions. 1o. La méthode de conserver les baliveaux est-elle avantageuse ? 2o. Est-il possible de suivre une méthode plus avantageuse, en conservant le nombre des baliveaux ?

Établissons quelques principes, 1o. Toutes les semences d’arbres germées tendent, en sortant de terre, à pousser une tige perpendiculaire. 2o. Si la tige qui doit former l’arbre se trouve isolée, elle poussera des branches latérales, formera promptement sa tête, & s’élèvera peu, proportion gardée. 3o. Si tous les trois ou quatre ans on émonde l’arbre de ses branches inférieures, ainsi qu’on le pratique sur les ormeaux qui bordent les grands chemins, la tige, emportée par la séve qui monte aux branches du sommet, s’élancera, gagnera en hauteur, acquerra peu de diamètre ; au lieu que celui de l’arbre n°. 2, gagnera en grosseur ce que celui-ci acquiert en longueur. 4o. Si plusieurs arbres sont voisins les uns des autres, & que les rayons du soleil pénètrent difficilement vers la racine, leurs tiges se dépouilleront de leurs branches inférieures ; & comme les tiges s’élancent toujours vers la lumière, dès-lors elles doivent monter & filer également les unes & les autres, si aucunes circonstances particulières ne s’y opposent. 5o. S’il se forme une clarière au milieu de ces tiges rapprochées, celles qui avoisineront cette clarière pousseront des branches latérales, & le brin principal cessera de s’élever, & ne s’occupera plus qu’à grossir. Tirons quelques conséquences de ces principes.

I. La méthode de conserver les baliveaux est-elle avantageuse ? L’ordonnance qui prescrit d’en laisser 16 par arpent a manqué son but, quoiqu’au premier coup-d’œil elle paroisse très-sage. Il y a très-loin de la spéculation à la pratique, & les loix de la nature ne se prêtent pas toujours aux loix dictées d’après nos idées.

1o. Ces 16 brins, sans doute les plus beaux parmi ceux qui ont poussé sur l’arpent pris pour exemple, ont une tête formée par des branches formant, avec la tige, des angles de 20 à 30 degrés. (Voyez fig. 25, pl. 18 du tome Ier, & lisez la page 630 & suivantes.) Ces angles ne pouvoient avoir plus d’étendue, parce que l’arbre est supposé jeune & vigoureux : dès-lors ses branches devoient toucher celles des arbres voisins. Dans cet état, son écorce est tendre, ses pores très-ouverts, ses vaisseaux remplis de séve, &c. il se trouve isolé avant l’hiver par la coupe du taillis. Voilà donc cet arbre, auparavant abrité par les tiges voisines, exposé à toutes les intempéries de la saison, & l’expérience a prouvé que presque tous les baliveaux ont péri en 1709 ; mais supposons qu’ils résistent aux rigueurs de l’hiver.

2o. Ces 16 brins, loin de continuer à élever progressivement leurs tiges comme dans les années précédentes, ne croîtront plus dans les mêmes proportions. Les branches latérales pousseront de tous les côtés, les supérieures s’inclineront & décriront successivement des angles de 40 à 50 degrés, &c. & les branches inférieures seront obligées de suivre la même direction, afin de jouir du bénéfice de l’air, de la lumière & des rayons du soleil ; enfin le tronc de l’arbre grossira, ses branches se prolongeront, & il ne croîtra presque plus. Sur ces 16 brins, à peine y en aura-t-il le quart qui prospérera, &, pour me servir d’une expression usitée par les forestiers, ils croîtront à la manière des pommiers.

3o. Ces baliveaux sont la ruine des taillis. Pendant les premières années, les baliveaux se hâtent à pousser de grandes branches par le côté, & elles s’étendent d’autant plus aisément que rien ne les gêne ; mais toutes les souches qu’elles couvrent de leur ombre, privées du soleil, des influences de l’air, végétent mal, se rabougrissent, s’étiolent, (voyez ces mots) & périssent à la fin. Il est inutile d’en fournir la preuve, & de démontrer par le raisonnement que cela doit être ainsi ; un seul coup-d’œil sur les taillis en convaincra plus surement.

4o. Les baliveaux occasionnent la gelée des taillis. On s’en rapportera sans doute à la véracité & au discernement de M. le comte de Buffon. Voici comme il s’explique : « On sait, par une expérience déjà trop longue, que le bois des baliveaux n’est pas de bonne qualité, & que d’ailleurs ils font tort aux taillis. J’ai observé fort souvent les effets de la gelée du printems dans deux cantons voisins de bois taillis. On avoit conservé dans l’un tous les baliveaux de quatre coupes successives, & dans l’autre on n’avoit réservé que les baliveaux de la coupe actuelle. J’ai reconnu que la gelée avoit fait un si de grand tort au taillis chargé de baliveaux, que l’autre tailli l’a devancé près de cinq ans sur douze. L’exposition étoit la même ; j’ai sondé le terrain en divers endroits, il étoit semblable. Ainsi je ne puis attribuer cette différence qu’à l’ombre & à l’humidité que les baliveaux jetoient sur le taillis, & à l’obstacle qu’ils formoient au desséchement de cette humidité en interrompant l’action du vent & du soleil. »

« Les arbres qui poussent vigoureusement en bois produisent rarement beaucoup de fruit ; les baliveaux se chargent d’une grande quantité de glands, & annoncent par là leur foiblesse. On imagineroit que ce gland devroit repeupler & garnir les bois ; mais cela se réduit à bien peu de chose, car de plusieurs millions de ces graines qui tombent au pied de ces arbres, à peine en voit-on lever quelques centaines, & ce petit nombre est bientôt étouffé par l’ombre continuelle & le manque d’air, ou supprimé par le dégouttement de l’arbre & par la gelée qui est toujours plus vive près de la surface de la terre, ou enfin détruit par les obstacles que ces jeunes plantes trouvent dans un terrain traversé d’une infinité de racines. On rencontre à la vérité quelques arbres de brin dans les taillis ; ces arbres viennent de graine, car le chêne ne se multiplie pas par rejeton, & ne pousse pas de la racine ; mais les arbres de brin sont ordinairement dans les endroits clairs des bois, loin des gros baliveaux, & sont dus aux mulots ou oiseaux qui, en transportant les glands, en sèment une grande quantité. »

Voici encore une observation importante de M. de Buffon. « J’ai su mettre à profit, dit-il, ces graines que les oiseaux laissent tomber. J’avois observé dans un champ qui, depuis trois ou quatre ans, étoit demeuré sans culture, qu’autour de quelques petits buissons qui s’y trouvoient fort loin les uns des autres, plusieurs petits chênes avoient paru tout d’un coup ; je reconnus bientôt par mes yeux que cette plantation appartenoit à des geais qui, en sortant du bois, venoient d’habitude se placer sur ces buissons pour manger leur gland, & en laissoient tomber la plus grande partie qu’ils ne se donnoient jamais la peine de ramasser. Dans un terrain que j’ai planté dans la suite, j’ai eu soin de mettre de petits buissons ; les oiseaux s’en sont emparés, & ont garni les environs d’une grande quantité de jeunes chênes ».

Il résulte nécessairement de ce qui vient d’être dit, 1o. que les baliveaux ne remplissent pas le but de l’ordonnance pour le repeuplement des forêts ; 2o. qu’ils nuisent essentiellement aux taillis ; 3o. qu’une forêt remplie d’arbres d’un âge si disproportionné est une mauvaise forêt, puisqu’une partie des pieds est en décours, tandis que la seconde est à son point de perfection, & la troisième & la quatrième sont bien éloignées d’y être parvenues. Il y aura donc une perte réelle si on abat cette forêt ; elle sera plus forte encore si on est obligé de jardiner, de couper des arbres çà & là, d’y former des clarières, &c.

II. Est-il possible, de suivre une méthode moins destructive, en conservant le même nombre de baliveaux ? Deux manières peuvent suppléer la première méthode.

Tout taillis un peu considérable est divisé en coupes réglées, & communément, entre chaque coupe, on ménage des routes pour le passage des charrettes qui sont le service du transport. C’est le long de ces routes qu’il conviendroit de laisser croître les baliveaux dans un nombre proportionné à celui prescrit par l’ordonnance.

Ces baliveaux placés sur quatre rangs de chaque côté de la route, formeroient un petit massif de bois ; les pieds se défendroient mutuellement les uns & les autres ; & sur ces huit rangées d’arbres, les intérieures prospèreroient, & les arbres des deux extérieures auroient encore une supériorité marquée sur les baliveaux qui restent isolés, suivant la méthode ordinaire, puisqu’un de leur côté seroit protégé par les arbres voisins. Si on ne laisse qu’un seul rang sur la bordure, il vaudroit presqu’autant ne pas prendre cette précaution.

La seconde méthode qui suppléeroit la première, consiste à former des masses lorsque l’on coupe le taillis, c’est-à-dire, que si on a seize arpens de taillis à couper, on choisira le mieux venant, qu’on laissera en futaie, après avoir abattu tous les brins qui deviennent inutiles. Il n’est pas à craindre que leur souche repousse, elle périra accablée sous l’ombre des arbres, & par le manque d’air. Par ce moyen, bien simple, on conservera autant & plus de bois que n’en prescrit l’ordonnance, & on sera assuré d’avoir de bon bois pour la charpente, pour les bâtimens, pour la marine, &c. Si à chaque coupe on suit cette marche, le taillis sera peu-à-peu converti en forêt. (Voyez ce mot)