Cours d’agriculture (Rozier)/BERGER

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Hôtel Serpente (Tome secondp. 208-212).


BERGER. Celui qui garde les bêtes à laine dans les champs, & qui en prend soin dans l’étable ; il ne faut pas confondre le mot berger avec celui de pâtre ; ils ont deux significations différentes. Le pâtre est pour ainsi dire le valet du berger, & n’est pas chargé du traitement des animaux malades. Il se trouve une certaine distance entre les rois bergers de l’ancien tems, & les bergers de nos jours ; la muse de nos poëtes ne s’égayera plus à chanter leurs amours. Nos préjugés barbares ont enlevé cette considération qui relève l’homme à ses propres yeux & aux yeux des autres, & sans laquelle il n’y a plus d’énergie dans la façon de penser & dans la conduite. À la liberté près de quitter son maître quand le terme est arrivé, sa condition diffère bien peu de celle de l’esclave, & le rend presqu’aussi brute que les animaux confiés à ses soins ! Qu’attendre de cette espèce d’hommes ?

Virgile conseilloit d’accorder des distinctions aux bergers de son tems, & l’espagnol, à cet égard, plus sage que les autres peuples, a senti l’importance de relever cette profession ; il a méprisé tous les arts, mais il a respecté celui de berger au point qu’on retrouve encore aujourd’hui les vestiges de cette vie pastorale, qui, dans les tems reculés de notre âge, rendoient heureux ceux qui s’y livroient. Les arts de luxe ont des écoles ouvertes ; on y décerne des prix, des encouragemens ; & celui d’où dépend la matière première d’une des principales branches du commerce, non-seulement n’a aucun encouragement, mais encore il est méprisé. Continuons à rendre tributaires les autres nations, en leur faisant acheter nos frivolités ; mais empruntons d’elles leurs loix & leurs arts utiles : l’échange sera tout en notre faveur.

Les possesseurs des bergeries, en Espagne, forment depuis un tems immémorial, une société particulière, dont les chefs s’assemblent à certaines époques dans les lieux indiqués. Ils règlent dans ces assemblées la marche des troupeaux, font des règlemens nouveaux, ou changent les anciens, tant pour ce qui regarde les bergers conducteurs, que pour ce qui peut intéresser la conservation du bétail.

L’usage de ces assemblées pastorales subsistoit du tems des goths. Euric IX, un de leurs rois, donna en 466 une loi, non pour l’établir, mais pour la maintenir. Pour que ces assemblées des pasteurs eussent plus de consistance, les rois d’Espagne leur donnèrent le titre de conseil, & voulurent qu’ils fussent tenus en leur nom par un de leurs officiers de justice, qu’ils chargèrent spécialement de veiller à l’exécution des loix que le conseil feroit ou auroit faites auparavant. Ce sage & très-politique établissement acquit une si grande considération au corps des bergers, qu’une reine de Portugal ne dédaigna pas, en 1499, de lui envoyer un ambassadeur pour demander que les troupeaux espagnols fussent envoyés pour paître sur les terres de ses sujets, leur promettant tout aide, secours & protection. Cette proposition fut acceptée, & les troupeaux espagnols ont toujours été, depuis cette époque, paître sur les terres des portugais, auxquels chacun d’eux paye aujourd’hui une légère redevance. Ce qui existoit dans ces tems reculés, subsiste encore sur le même pied ; & en 1731, le gouvernement espagnol fit imprimer & distribuer un code de loix entier en faveur des bergers & des troupeaux. Rois, princes & ministres, accordez de la considération & des récompenses, & vous changerez la face de l’agriculture ; vous seuls pouvez opérer cette heureuse révolution, d’où dépend la richesse réelle d’un état.

Le mot berger est générique, & on en distingue de plusieurs classes. Le véritable berger est celui auquel on confie la conduite d’un troupeau, de plus ou moins de bêtes, appartenant au propriétaire d’une métairie : il est nourri & payé à gages.

La seconde classe comprend ceux qui n’ont point de gages, & qu’on nourrit, mais qui ont en propriété un certain nombre de bêtes mêlées avec celles du maître. Cette méthode est vicieuse ; nous le prouverons tout-à-l’heure.

La troisième renferme les bergers des communautés ; c’est-à-dire, ceux qui sont chargés de veiller & conduire toutes les bêtes à laine d’une paroisse dans les champarts ou dans les communaux ; enfin, de ramener sur le soir à chaque particulier, le nombre de bêtes qui lui a été confié le matin.

Dans la quatrième, on peut placer les femmes, les vieillards & les enfans qui conduisent de petits troupeaux séparés.

Lorsque le troupeau est nombreux, un berger ne suffit pas ; on lui donne un aide ou pâtre, que dans quelques provinces on appelle un pilliard.

Ne permettez jamais à un berger, sous quelque prétexte que ce soit, d’avoir des bêtes en propriété ; c’est le moyen le plus sûr de ruiner un troupeau. S’il en a, observez que le berger est celui de tous les valets de la ferme qui paroît manger le plus. De là est venu le proverbe : Il vaut mieux le charger que de le remplir. Cet homme adroit, sous une enveloppe grossière, escamote avec la plus grande dextérité les morceaux de pain, & ses poches servent de gibecières. Ce n’est pas tout : ils vont jusqu’à partager celui destiné pour les chiens. C’est avec ces provisions, que dans les champs ils alimentent les bêtes qui leur appartiennent. Si dans une terre il se trouve quelques places chargées d’herbes nourrissantes, soyez assurés que ses bêtes seules en profiteront. Si le troupeau passe sous des oliviers, ils secouent adroitement les branches, afin que leurs brebis en profitent ; ils les font passer sur les lisières des moissons, des vignes, &c. & ont grand soin de les éloigner des haies, des broussailles, qui déchirent leur laine : enfin, leurs bêtes seront les plus belles du troupeau, les moins sujettes aux maladies, & les mieux soignées. De là est encore venu le proverbe : Mouton du berger ne meurt jamais. Les fraudes multipliées ont donné lieu à ces proverbes ; mais puisqu’ils existent & qu’ils sont connus de tout le monde, pourquoi n’ouvre-t-on pas les yeux ? On croit économiser la valeur d’un gage, & on perd le triple & le quatruple. Je ne finirois pas, si je rapportois toutes les fripponneries que je connois ; mais en voici encore une qu’on ne doit pas passer sous silence. Si une de leurs brebis met bas un petit qui ait souffert pendant l’accouchement, ou qui ne laisse pas espérer qu’il prospèrera dans la suite, ils l’échangent contre un agneau mâle du maître, & ils sont accoutumés à faire prendre le change aux mères, & à leur faire nourrir ces petits. Pour couvrir leurs larcins, lorsqu’on s’apperçoit qu’ils n’ont presque plus de mâles, ils disent gravement avoir des secrets coûteux, capables de produire cette heureuse multiplicité de mâles.

Si au contraire le berger n’a aucune part dans le troupeau, il sera négligent, peu soigneux, parce qu’il est assuré de n’avoir rien au-delà de la nourriture & de ses gages. Je conseille donc aux propriétaires de fixer une gratification très-forte, au lieu de gages, & cette gratification sera divisée en plusieurs parts. 1o. Si la laine du dos est de la même qualité & netteté que celle qu’on lui présentera en le prenant à son service, il aura telle part de la gratification ; il en sera ainsi pour celle du ventre & des cuisses. La seconde part sera pour le nombre de bêtes qui surviendront & qui vivront jusqu’à l’âge de six mois. C’est à peu près le tems de marquer celles que l’on veut garder ou vendre au boucher. La troisième part servira à payer la conservation du troupeau, c’est-à-dire, qu’autant qu’il mourra d’individus, autant on diminuera par tête sur la gratification ; par ce moyen le berger a le plus grand intérêt à la prospérité du troupeau. Le seul appât du gain conduit cette classe d’hommes. Ce ne sera donc pas assez de promettre une gratification du double des gages ; celle du triple suffira à peine, & le propriétaire y gagnera encore beaucoup. Je sais fort bien que si on propose ce marché à un berger frippon, il se gardera bien de l’accepter, & le berger honnête ne s’y refusera pas. Ce plan de traitement servira au maître de pierre de touche pour connoître le bon berger. La justice cependant exige que les cas d’épizooties soient prévus, quoiqu’il ne tienne qu’au berger d’empêcher la communication des bêtes saines & des bêtes infectées. (Voyez Épizootie)

Les qualités qui constituent un bon berger, sont la fidélité, la vigilance & la science. Pour qu’il soit fidèle, ne le mettez pas dans le cas de vous tromper, en lui laissant la liberté de vendre les moutons, les brebis, les agneaux, ni d’en acheter. Ne lui permettez jamais de tuer les bêtes malades, ou d’enterrer les mortes qu’en votre présence. Ne lui donnez point de gages, mais des gratifications, ainsi qu’il a été dit, & des gratifications très-fortes. Pour entretenir sa vigilance, surveillez en tout & partout, sans qu’il s’en apperçoive ; vous saurez alors à quoi vous en tenir. S’il parvient à connoître que vous êtes son ombre, montrez-vous souvent à découvert, & il croira vous avoir toujours après lui. Parcourez la bergerie ; voyez si la litière est souvent renouvelée ; si le troupeau est conduit aux champs & ramené aux heures convenables ; s’il ne maltraite point les animaux avec des pierres, avec son bâton, &c. Quant à sa science, elle doit se réduire à deux points : 1o. à connoître & à distinguer tous les individus d’un troupeau, comme un maître d’école connoit le signalement de chacun des enfans de sa classe ; par ce moyen, le berger distingue au premier coup d’œil, & par la simple inspection extérieure, la brebis qui est malade, de celle qui ne l’est pas ; 2o. à les traiter dans leurs maladies. Mais comment l’amener au second point si important, si le berger ne s’est pas attaché à étudier les symptômes des maladies, leur marche, leurs progrès & leurs terminaisons ? Cet esprit d’observation suppose des notions préliminaires qu’il n’a pas. Et qui peut lui avoir donné ce coup d’œil juste, sinon le tems & l’expérience ? Ce n’est pas le tout : malheureusement sa science consiste, pour l’ordinaire, dans l’assemblage de quelques recettes de médicamens qu’il applique dans presque tous les cas. Les maladies des troupeaux sont moins nombreuses & moins compliquées que celles des hommes ; & malgré cela, elles le sont encore trop relativement à la science des bergers. La plus légère épizootie enlève un troupeau, & ce n’est pas leur faute ; ce qui prouve la nécessité d’une école pour les bergers, ou bien d’être instruits par leurs maîtres, si les maîtres ont assez d’intelligence pour saisir les conseils & les manières d’administrer les remèdes rassemblés dans les bons livres imprimés sur ce sujet. Les suédois, plus attentifs que nous sur leurs propres intérêts, ont des écoles de bergers soutenues par l’état, & protégées directement par le roi. Le gouvernement fait distribuer à la porte de toutes les églises de la campagne & des villes, un petit Traité pour servir d’instruction à ceux qui voudront élever des brebis. Au mot Mouton, on entrera dans les plus grands détails sur leur éducation.