Cours d’agriculture (Rozier)/COLORANTES, culture des plantes

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COLORANTES. (Culture des plantes) Après les grains, les prairies, les vignes, les bois, le chanvre et le lin, la culture des plantes tinctoriales paroît être celle qui mérite le plus de considération ; c’est une de ces vérités qu’il faut s’empresser de reproduire, dans un moment sur-tout où un concours de spéculations va multiplier et fixer sur leurs domaines un grand nombre de propriétaires, où les vues et l’esprit des capitalistes n’ont plus bientôt à se porter que sur des matières agricoles et commerciales.

« La nature, comme l’on sait, n’a pas seulement assigné à la garance, à la gaude et à l’anil, une matière colorante ; elle l’a répandue encore dans une foule de végétaux sauvages. Dambourney, par ses recherches, ses travaux et sa fortune, avoit dispensé ses concitoyens, qui font une prodigieuse consommation de garance pour les indiennes qu’ils fabriquent, de tirer cette racine de la Hollande et de la Zélande ; il a indiqué en même temps des procédés simples, par lesquels il montre la possibilité de multiplier leurs nuances, et de consolider leurs couleurs.

Pour donner une idée de l’étendue des obligations que nous devons à Dambourney, je désirerois offrir ici la nomenclature des fleurs, des fruits, des bois, des plantes indigènes ou naturalisées qu’il a examinés, et dont il a retiré un produit capable de suppléer les matières colorantes que l’étranger ne nous fournit qu’à grands frais ; mais je préfère de renvoyer à l’ouvrage même, à cette belle suite d’opérations, dans laquelle il est intéressant de voir ce vertueux auteur interroger sans cesse la nature, et obtenir des substances, les plus viles en apparence, les plus belles et les plus solides couleurs : plus de neuf cents nuances sont le prix inestimable de ses veilles. L’ouvrage est intitulé : Recueil de procédés et d’expériences sur les teintures solides que nos végétaux indigènes communiquent aux laines et lainages.

Quelques jours avant que cet homme, honoré et estimé de toute l’Europe, fût enlevé à la partie de la France, à la prospérité de laquelle il a tant contribué, il m’écrivit pour m’inviter à entretenir le Conseil d’Agriculture auprès du Ministre de l’Intérieur, du nouveau travail qu’il méditoit sur l’indigo retiré du pastel : « J’ai vaincu, me disoit-il, de plus grands obstacles, en accréditant dans les villes d’Orange et d’Avignon la culture de la garance ou lizary de Smyrne et de Chypre, dont j’avois engagé l’administrateur Bertin à tirer directement des graines, et à en faire présent aux habitans qui, actuellement, nous en vendent annuellement plus de douze mille balles, et conservent à l’industrie normande, non seulement la teinture du bon rouge de Turquie, mais encore la filature de tous les cotons de nos colonies ; ressources inappréciables pour une aussi nombreuse population que la nôtre. »

Ce fabricant, enflammé de l’amour de son pays, n’avoit pas seulement circonscrit ses recherches dans la nomenclature des plantes propres à la teinture ; il étoit parvenu à faire prospérer, dans son domaine, des végétaux qui sembloient n’avoir pas été destinés pour le climat du canton qu’il habitoit ; il devoit particulièrement ce goût pour la culture des arbres étrangers, à Malesherbes, à ce philosophe qui ne travailloit que pour éclairer son siècle, et enrichir la postérité du fruit de ses dépenses, de ses soins, de ses méditations.

De quelle douleur tous les gens de bien n’ont-ils pas été pénétrés, en apprenant le sort qu’il a subi ! Si quelque chose a pu les consoler d’un événement qui a été pour la France une vraie calamité, c’est l’espérance qu’un jour une statue sera élevée à Malesherbes, qui a honoré la nature humaine par ses vertus, ses longs travaux, son amour ardent pour la liberté, et son dévouement au malheur.

Sans vouloir examiner ici quelles sont les fonctions de l’écorce dans l’économie végétale, j’observerai que cette partie paroît être spécialement le siège du principe colorant. En effet, la couleur rouge que l’orcanète donne aux corps gras ou huileux dans lesquels on fait infuser cette racine, dépend de son écorce ; c’est par elle que la garance et la gaude sont teignantes. La plupart des baies, les raisins, par exemple, n’ont de couleur que dans leur pellicule. Peut-être la matière de l’indigo existe-t-elle dans la pellicule qui revêt les feuilles et les tiges de l’anil. Ainsi, depuis l’écorce épaisse de la plus grosse racine, jusqu’à la membrane mince de la semence la plus imperceptible, cette partie des végétaux est d’une nature différente de la substance qui s’en trouve recouverte. Il seroit donc à désirer qu’un bon esprit comme Dambourney pût, avec sa patience et sa sagacité, se livrer à chercher dans les écorces des ressources pour la teinture.

Déjà quelques expériences prouvent que les coques de marrons d’Inde peuvent être employées utilement dans la teinture. Mon collègue Desmarets m’a assuré que les deux enveloppes de la châtaigne qu’on jette communément au feu, contenoient une matière tinctoriale ; qu’elles teignoient en marron léguer les linges dans lesquels ces fruits étoient renfermés, au point que la fermentation qu’éprouve le chiffon dans le pourrissoir, et tous les lavages de la trituration dans les piles des moulins à papier, ne parvenoient point à enlever cette couleur ; que ce chiffon étoit destiné, en conséquence, à la fabrication du papier Lombard ; d’où il est naturel de conclure que l’écorce de la châtaigne seroit en état de donner une couleur très-solide, sans qu’il fût nécessaire d’employer aucun mordant. La teinture peut donc mettre à contribution beaucoup de végétaux qui ne sont pas cultivés dans cette intention. Il semble que les arbres et les arbrisseaux qui ont pour fruits des baies pourroient devenir utiles à nos fabriques. Celles du nerprun ordinaire, après avoir subi une préparation, donnent la couleur que les peintres appellent vert de vessie. Ce n’est autre chose que le suc épaissi de ces fruits que l’on fait évaporer à une douce chaleur, et auquel on ajoute de l’alun dissous dans l’eau. Quand cette préparation est à la consistance de miel, on l’enferme dans des vessies que l’on fait sécher dans la cheminée. Cet arbuste offre une variété que l’on connoît sous la dénomination de graine ou de rainette d’Avignon, à cause de l’usage de son fruit et du lieu de sa naissance ; elle diffère du nerprun précédent par toutes ses parties qui sont plus petites, et par les découpures de la fleur, qui ne sont pas plus longues que le tube.

Les baies de cette variété sont très connues, très-employées pour les teintures en jaune : on prépare avec elles le stil de grain ; cependant, malgré les préparations quelconques des baies, elles tiennent un jaune qui se soutient très-peu, et encore moins lorsqu’elles sont pour les verts.

Le sumac, naturel au midi de la France, peut-être cultivé dans les fonds les plus stériles ; la récolte s’en fait au bout de quelques années ; on se sert, pour couper ses branches, de la faucille ordinaire ; on les laisse cinq à six jours exposées au soleil, et, lorsque les feuilles sont suffisamment séchées, on les détache des rameaux au moyen du fléau ; les feuilles, ainsi séparées, sont portées sous la meule, et réduites en poudre grossière, qui est mise en cet état dans le commerce.

Les drapeaux de tournesol, préparés dans les environs de Montpellier, ne sont que de grosses toiles qu’on imprègne du suc de la plante appelée morelle, et qu’on expose à la vapeur de l’urine en fermentation, pour y développer une couleur bleue.

Il restoit à trouver le moyen de composer les pains de tournesol, et c’est à quoi est parvenu M. Chaptal ; pour cela, il a fait fermenter le lichen parellus d’Auvergne, celui qui fait la base de l’orseille, avec l’urine, la craie et la potasse.

On a cru jusqu’à ce jour que les Hollandais, à qui l’on expédie ces drapeaux, avoient l’art d’en extraire le principe colorant, et de le porter sur une base crayeuse, pour former ce qui nous est vendu sous le nom de pain de tournesol ; cependant, la facilité avec laquelle ces drapeaux se colorent en rouge, la petite quantité de matière colorante qu’ils contiennent, l’impossibilité de la fixer sur une base terreuse, l’usage où sont nos commissionnaires d’adresser constamment ces drapeaux à des marchands de fromages, devoient nécessairement faire naître des doutes sur l’usage qu’on leur attribuoit. Des informations recueillies à ce sujet, ont appris que les marchands de fromages faisoient macérer ces drapeaux dans un bain d’eau commune, et se servoient de cette eau pour laver leurs fromages.

Mais les arbres exotiques, destinés à faire l’ornement des bois et des bosquets, ne doivent pas être l’objet unique de nos recherches et de celles de nos voyageurs ; ceux dans lesquels les arts peuvent rencontrer quelques ressources, sont dignes aussi de leur attention. Déjà Michaux fils, vient d’informer la classe des sciences physiques et mathématiques de l’institut, que les habitans des contrées de l’Amérique septentrionale qu’il visite, font un très-grand usage de l’écorce du quercus tinctoria, parce qu’elle donne plus facilement sa couleur jaune, que la gaude qui exige l’emploi de l’eau bouillante. À la vérité, il est toujours fâcheux que ce soit dans l’écorce des arbres qu’on cherche des matériaux pour la teinture, puisque c’est aux dépens de leur existence qu’on les en dépouille. Il faut donc mieux faire servir à cet objet les plantes annuelles, bisannuelles, les feuilles, les fleurs et les fruits.

Nous devrions encore nous occuper des plantes dont la culture une fois introduite parmi nous fourniroit à nos fabriques plus d’alimens, au commerce une plus grande masse d’échange, et à notre industrie un bénéfice considérable.

Dans le nombre de ces plantes, je n’en citerai qu’une qui tient manifestement le second rang dans l’ordre de nos besoins ; c’est l’anil d’où l’on retire l’indigo. La ressemblance qui existe entre ce végétal et la luzerne de nos climats, m’avoit engagé autrefois a soumettre cette dernière au travail de l’indigotier, pour voir si elle ne fourniroit pas une fécule bleue ; dans la persuasion où je suis, que la couleur verte des végétaux est, ainsi que dans les arts du peintre et du teinturier, le résultat de la combinaison du jaune et du bleu, il seroit possible d’obtenir de l’indigo de toute autre plante que de l’anil ; en attendant la solution de ce problème, je crois, non sans fondement, que l’anil peut prospérer dans nos climats du Midi, qui offrent de beaux abris. On sait d’ailleurs qu’il y avoit autrefois dans l’île de Malte et eu Sicile une indigoterie.

À la vérité, la chaleur de notre climat n’est ni assez intense ni assez prolongée pour donner à d’autres plantes dont on a proposé la naturalisation le point de maturité et de perfection qu’exige leur longue végétation. Il seroit ridicule, par exemple, de tenter la culture du roucouyer indigène à l’île de Cayenne, et dont la semence fournit cette belle couleur jaune dorée et orangée ; nous sommes de la même opinion pour le curcuma et pour plusieurs autres végétaux venant sans culture, tels que les lichens qu’on ramasse sur les rochers et avec lesquels on prépare cette belle madère connue sous le nom d’orseille.

D’ailleurs, que sait-on si l’agriculture, dont tant de productions ont éprouvé l’heureuse influence, n’en détérioreroit pas certaines ?

Mes expériences sur la gesse tubéreuse me portent à penser qu’il existe beaucoup de plantes chez lesquelles la constitution naturelle est l’état sauvage ; que, livrées à elles-mêmes et dans le plus médiocre terrain, elles sont dans leur force végétative, et fournissent tout ce qu’elles peuvent rapporter ; qu’il seroit superflu de perdre ainsi son temps et ses travaux pour les améliorer et les rapprocher de celles qu’on pourroit employer en qualité de substitut ou de supplément ; que leur accroissement spontané n’est rien moins qu’un augure assuré de leur succès par les soins de la culture ; qu’il en est sans doute de quelques végétaux comme de certains individus du règne animal, ils résistent à toute espèce de culture, comme on voit les sauvages résister à toute espèce de sociabilité.

Il y a tant de plantes utiles dont la destinée est de croître sans culture, qu’on regrette toujours de ne pas les voir couvrir une étendue de terrain perdue pour nos besoins réels. Il seroit si aisé de les multiplier dans les fossés, sur les revers et les ados des chemins, le long des rivières, des ruisseaux et des canaux, dans tous les lieux aquatiques, en imitant la nature, qui répand leurs graines dans les circonstances les plus opportunes ; telles sont la gesse et l’orobe tubéreux, le souchet rond, les macres ou châtaignes d’eau, la reine des prés, les salicaires, les menthes, les origans, les serpolets, les genêts. Les uns portent des bouquets de fleurs fort agréables, et leurs feuilles sont un excellent fourrage ; les autres ont les semences ou les racines farineuses. On embelliroit les taillis avec des espèces de fleurs très odorantes ; les allées vertes seroient garnies de fromental et des autres graminées sauvages ; on ne construiroit les clôtures qu’avec des arbrisseaux à baies, dont on pourroit retirer une boisson vineuse, une matière colorante ou une nourriture succulente pour la volaille : c’est ainsi qu’en réunissant l’agréable à l’utile, on se ménageroit des ressources même dans les plantes qui croissent, fleurissent et grènent spontanément, et sur lesquelles l’homme n’a pour ainsi dire aucun des droits que donne le travail.

On sait qu’il n’existe pas un coin de terre, de celle même qui semble frappée de stérilité, qui ne puisse nourrir son arbre ou sa plante ; il ne s’agit donc que de lui choisir l’espèce qui lui convienne le mieux. Que de richesses nous retirerions de notre sol, si nous ne lui donnions constamment que ce qu’il peut faire prospérer ! Il seroit très-facile de ne pas se tromper en ce genre, sans recourir toujours à des essais infructueux et souvent impraticables ; il suffiroit d’arrêter les regards sur la topographie rurale d’un pays, d’observer les productions libres de la nature, et de considérer ensuite celles que la main des homme dirige : ce parallèle montreroit bientôt quels sont les végétaux qu’il faut y cultiver de préférence. Ainsi, tel canton s’adonneroit aux plantes à huile, à toile, à cordage et à la teinture ; cet autre aux grains, aux vignes et aux bois : il n’y en auroit point qui ne pût produire du fourrage et des racines potagères.

Alors cette masse de ressources acquerroit les qualités que le concours des circonstances les plus favorables peut y réunir ; les échanges que les habitans feroient entr’eux multiplieroient leurs rapports commerciaux, et resserreroient davantage les liens de l’amitié.

Pourquoi nos colonies, qui se sont enrichies des trésors que le règne végétal renfermoit de plus important en Asie et en Afrique, n’ajouteroient-elles pas à leurs conquêtes quelques productions du continent de leur hémisphère, telles que la cochenille, en plantant dans les quartiers les plus favorables et autour des habitations, l’opuntia ou le nopal, végétal plus propre que tout autre pour la nourriture de cet insecte ?

Cependant, tout en cherchant à naturaliser de nouvelles productions, ne perdons pas de vue celles qui conviennent le mieux au sol et aux différentes températures de la France ; en accordant plus d’extension à leur culture, nous serons dispensés d’acheter de nos voisins, pour des sommes considérables, ce qu’il nous est si facile de préparer au milieu de nos foyers. Ne sommes-nous pas déjà parvenus à nous passer de la noix de galle d’Alep ou de Smyrne, pour la chapellerie ? Cette matière n’est-elle pas avantageusement remplacée par l’écorce du chêne, qui donne un noir aussi solide, plus beau et à meilleur compte ? Affranchissons donc l’industrie de toutes ces redevances dont elle étoit surchargée : nous possédons des objets qui seront toujours recherchés avec empressement de toutes les nations qui ne peuvent s’en approvisionner ailleurs.

Quelle circonstance plus heureuse pour augmenter la ressource des matières colorantes, que celle où le perfectionnement de la teinture occupe les méditations de deux de nos savans les plus recommandables, les sénateurs Chaptal et Bertholet ? Il suffit de les nommer pour faire concevoir de nouvelles espérances aux arts que la chimie éclaire. (Parm.)