Cours d’agriculture (Rozier)/LIMITE, BORNE, ou BODULE
LIMITE, BORNE, ou BODULE. Ces dénominations admises dans nos différentes provinces, désignent la pierre placée à l’extrémité des possessions des particuliers, & entre la possession du voisin ; c’est-à-dire que la limite est plantée moitié sur un champ & moitié sur l’autre.
La limite est communément un bloc de pierre, de deux à trois pieds de hauteur, sur un pied environ d’épaisseur. Si elle sert de point de démarcation pour quatre champs, ses angles doivent correspondre aux coins de ces champs ; on la taille triangulaire si elle sert à trois champs. Il est essentiel de choisir la pierre à grain le plus dur & le plus serré, afin qu’elle soit moins promptement attaquée par le temps.
« Les Romains, dit M. Dumont dans ses recherches sur l’administration de ce peuple, avoient une attention extrême pour tout ce qui concernoit les limites des possessions des particuliers. Les régler & les reconnoître, étoit chez eux, jusque sous les derniers Empereurs, une science recommandée, dont les maîtres tenoient le rang des personnages distingués : science, dont on ne pouvoit, sous peine de mort, faire profession sans avoir été examiné, & sans en avoir été reconnu capable. »
« Lorsque deux propriétaires voisins posoient une limite, ils pratiquoient les cérémonies les plus imposantes, & ils prenoient les précautions les plus recherchées, pour faire reconnoître à jamais, malgré les injures du temps, le lieu où ils la plaçoient. Ils apportoient la pierre près de la fosse où ils devoient la planter : là, ils la couronnoient de fleurs, l’arrosoient d’huile parfumée, & la couvroient d’un voile ; ensuite, environnés de flambeaux allumés, ils offroient en sacrifice une hostie sans tache. Après savoir égorgée, ils s’enveloppoient la tête mystérieusement, & égouttoient le sang de la victime dans la fosse ; ils y jettoient de l’encens, des fruits de la terre, des rayons de miel, du vin, & d’autres choses qu’il étoit d’usage de consacrer aux dieux Termes. Ils mettoient le feu à toutes ces matières ; quand elles étoient consumées, ils plaçoient la pierre sur les cendres chaudes, & répandoient du charbon autour, parce que le charbon est incorruptible. C’est pour cette raison que le législateur avoit prescrit que l’holocauste se fît dans la fosse. Ceux qui empiétoient sur le terrein de leurs voisins, étoient chargés des plus affreuses malédictions, & menacés de tous les malheurs ».
C’est d’après cette cérémonie religieuse & ces malédictions, que s’est perpétuée jusqu’à nos jours l’erreur populaire des revenans dans les champs ; c’est toujours l’ame de celui qui a déplacé les limites, qui est censée paroître sous la forme d’un fantôme ; mais si on voit réellement un fantôme, le peuple doit être persuadé qu’il apparoit ainsi pour exciter la frayeur, écarter les gens, & favoriser par-là ou la contrebande, ou des vols, ou des rendez-vous particuliers. Il n’y a point de méthodes plus sûres d’écarter ces revenans, que des coups de fusils chargés à grenailles. Dès qu’ils voient qu’on n’est pas leur dupe, la supercherie disparoît bientôt.
La méthode des Romains dans le placement des limites, mérite d’être admise par-tout, parce que la cendre, les charbons, les traces du bûcher, subsisteront pendant des siécles. Les sacrifices, les offrandes & les libations servoient seulement à rendre l’opération plus solennelle ; &, marquée du sceau de la religion, elle en imposoit davantage au peuple. Ce mélange de politique & de Religion n’étoit pas mal-à-droit.
Dans les pays cadastrés, les limites sont un peu moins nécessaires qu’ailleurs, parce que le cadastre assure & désigne la propriété de chaque individu ; mais il faut que l’arpentement ait été fait avec exactitude. Eh comment atteindre à cette exactitude, à cette précision dans une opération qui se crie au rabais, & qui souvent est faite par des gens sans connoissances ! Malgré le cadastre, les limites bien établies éviteront par la suite un très-grand nombre de procès, toujours très-dispendieux par les descentes & les vérifications des commissaires. Un bon père de famille ne doit jamais laisser ses possessions sans être déterminées par des limites, surtout si elles confinent celles des gens de main-morte, des grands chemins, les bords des rivières, &c. Les gens de main-morte ne meurent jamais, leurs biens sont entretenus avec soin, & souvent ceux des particuliers ne le sont pas, ou changent de maîtres. Eux ou leurs fermiers profitent de cette espèce d’abandon, du peu de connoissance des nouveaux propriétaires, & ils empiètent sourdement, & peu-à-peu, sur leurs possessions : ces exemples ne sont pas rares. Il faut ensuite intenter des procès pour rentrer dans son bien, & ils écrasent en frais le malheureux cultivateur qui n’est pas assez riche pour lutter contr’eux.
La seconde manière de placer les limites, est lorsque la fosse est ouverte dans l’endroit convenu, d’y jeter la pierre, & de mettre de chaque côté ce qu’on appelle les témoins. On prend à cet effet une pierre dure, dans le genre des cailloux, que l’on partage en deux, & après avoir examiné si les deux morceaux séparés sont dans le cas d’être rejoints, & s’ils représentent la pierre primitive, alors on les sépare, & on les range un de chaque côté du champ que la limite divise. Cette méthode est très-bonne, ainsi que celle dans laquelle on se sert d’une brique également divisée ; mais pour plus grande sûreté, je désirerois qu’on ajoutât du charbon sur l’un & sur l’autre côté.
On ne doit jamais planter des limites sans en dresser un procès-verbal, fait double & signé par les parties intéressées, & joindre au procès-verbal le plan figuré du champ, & la spécification exacte de son étendue. La plus grande précision, sans doute, exigeroit de mesurer la distance qui se trouve, par exemple, entre un pont, une église, &c. & la limite qu’on a plantée il est impossible qu’avec de semblables précautions il survienne des procès.
Dans les plaines & dans tous les lieux sujets aux atterrissemens, il convient de placer des limites qui s’élèvent au-dessus du sol d’un à deux pieds, & dès qu’on s’aperçoit que la surface du terrein s’élève & commence à couvrir la partie supérieure de la limite, appeler les voisins intéressés, & en planter de nouvelles. Sur les montagnes, au contraire, & sur les plans très-inclinés, il convient de planter profondément les limites, parce que la terre, sans cesse entraînée par les eaux pluviales, laisse bientôt leur bâse à nud si elle est peu profonde. Un père de famille ne peut être tranquille, ni à l’abri des chicanes & des extorsions de ses voisins, qu’autant que ses possessions sont exactement déterminées par des limites.