Cours d’agriculture (Rozier)/Notice sur la vie et les écrits de l’abbé Rozier

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Libairie d’éducation et des sciences et des arts (Tome dixièmep. i-xvi).


NOTICE
Sur la Vie et les Écrits de l’Abbé Rozier.


La vie des bienfaiteurs du genre humain appartient toute entière à la postérité. C’est sans doute cette considération qui fît pendant long-tems honorer la mémoire des gens de lettres par des éloges publics qui servoient tout-à-la fois à exciter la passion de la gloire, et à entretenir le goût de la véritable éloquence. Si Rozier eût terminé sa carrière dans ces tems paisibles, les diverses académies se seroient disputé la prééminence de son éloge ; mais il est mort à l’époque la plus désastreuse de la révolution, et le coup funeste qui nous l’a ravi est encore, au bout de six ans, ignoré de presque toute l’Europe. Sera-t-il permis à un homme qui ne vécut point dans sa familiarité, qui ne le connut même pas, de tracer le tableau de sa vie domestique et de sa vie littéraire ? Mais Rozier ne doit-il pas être regardé comme vivant pour moi ? ne suis-je pas le confident intime de ses pensées ? Possesseur d’une grande partie des lettres qu’il a écrites, j’y retrouve son ame à nud, suivant l’expression de Montaigne : c’est-là que j’ai appris à le connoître, à l’aimer, à respecter dans lui le bon parent, le bon ami, le bon citoyen, en même-tems que ses ouvrages me l’ont fait regarder comme un des savans qui ont le mieux mérité de leur patrie. J’entreprendrai donc de peindre et son génie et ses vertus ; mais sans m’écarter de la simplicité qui distinguoit éminemment son caractère : il n’y a que les hommes médiocres qui aient besoin de la pompe des paroles pour rehausser leur mérite et surprendre l’opinion.


François Rozier naquit à Lyon le 24 janvier 1734. Son père originaire de Colombe, village du Dauphiné, proche Vienne, s’étoit établi dans cette ville dès sa jeunesse, et s’y livroit avec autant d’honneur que d’intelligence à un commerce très-étendu. Les occupations multipliées de son état ne purent jamais le distraire du soin qu’il devoit à sa nombreuse famille. Chargé de huit enfans, il sentit bien que ses propres travaux seroient insuffisans pour leur procurer une honnête aisance, et toute son attention se porta vers leur éducation. Il avoit d’ailleurs été élevé lui-même avec trop de soin, pour ne pas savoir que c’est-là la véritable richesse, la seule qui puisse braver les revers de la fortune.

Rozier, dont nous écrivons l’éloge, confié pendant son jeune âge, à un instituteur vertueux et instruit, fit de rapides progrès.

Si les goûts de l’enfance n’étoient pas trop souvent des annonces trompeuses, on auroit pu assurer dès-lors qu’il se distingueroit dans la carrière des sciences. On le voyoit à l’âge de dix ans tracer une méridienne sur les carreaux de sa chambre, et percer une fenêtre pour que les rayons du soleil y arrivassent sans être brisés. Le confident et le témoin utile de ces expériences étoit une de ses sœurs plus âgée que lui, aiguillonnée comme lui par le désir de savoir : on pouvoit déjà le comparer à Pascal travaillant avec Mlle Périer.

Le premier collège où on l’envoya, lorsqu’on le crut capable de profiter des avantages de l’instruction publique, fut le collège de Villefranche. À la tête de cet établissement étoit le P. Vidal connu par de bonnes traductions d’auteurs latins, suivant la méthode de Dumarsais. Cet habile jésuite devina les talens du jeune Rozier et fit tous ses efforts pour en développer le germe. L’attachement qu’il conçut pour son élève étoit si fort que dans une maladie violente dont celui-ci fut attaqué, et qui emporta un de ses frères, il ne le quitta pas un instant, et lui prodigua les soins les plus tendres. La reconnoissance du jeune homme égala les témoignages d’amitié de son instituteur. Il fallut toute l’autorité paternelle pour le forcer à se séparer de lui et à aller passer les vacances dans le sein de sa famille.

Deux autres Jésuites, le P. Montez et le P. Milliot, dirigèrent Rozier dans la carrière des belles-lettres ; il la parcourut avec distinction. Comme il se destinoit à l’état ecclésiastique, il entra à la fin de ses études au séminaire de Saint-Irénée, où son goût pour les sciences naturelles se fortifiant par l’instruction, devint irrévocablement sa passion dominante.

On se doute bien qu’il n’apprit de cette science, décorée jadis du nom pompeux de théologie, mais qui n’étoit en général qu’un assemblage ridicule de thèses outrageantes pour la divinité, que ce qu’il lui fallut absolument savoir pour être ordonné prêtre. Sa conduite, après être sorti du séminaire, son éloignement pour les fonctions du sacerdoce, ses tentatives pour obtenir, dans Lyon, un bénéfice simple, prouvent qu’il n’embrassa l’état ecclésiastique que par le désir de mener une vie paisible et de consacrer tout son temps à répandre parmi ses compatriotes les connoissances le plus directement utiles à leur bonheur.

Après la mort de son père, qui arriva en 1757, il se trouva avec une légitime très-modique, que son goût pour les expériences eut bientôt dissipée. L’usage d’alors vouloit qu’on enrichît le rejeton privilégié d’une famille aux dépens de tous les autres. Rozier se retira dans le domaine dont avoit hérité son frère aîné. C’est là qu’il fit, si on peut se servir de cette expression, son apprentissage en agriculture. Faisant marcher la théorie avec la pratique, il étudia les préceptes des anciens et des modernes : Varron, Columelle et Pline, Olivier de Serres et Duhamel occupèrent ses loisirs en même-tems qu’il portoit un œil de critique et d’observation sur les méthodes d’agriculture pratiquées dans les provinces méridionales. La chaîne qui existe entre les diverses branches des connoissances humaines, sur-tout entre l’agriculture et les sciences naturelles et physiques, l’engagèrent à étudier celles-ci avec une attention particulière.

Doué d’une mémoire prodigieuse, d’une facilité étonnante pour saisir les rapports entre les différens systèmes, les peser, les discuter, les perfectionner, il fut bientôt au niveau de toutes les découvertes. Ses liaisons avec Willermoz, médecin aussi habile que chimiste profond, et avec Fleurieu de Latourette, naturaliste distingué, le firent remarquer de Bourgelat que le gouvernement avoit chargé d’établir à Lyon une école vétérinaire. Lorsque celui-ci fut appelé en 1765 pour aller fonder l’école d’Alfort, il choisit l’abbé Rozier pour le remplacer, et lui fit donner par le roi un brevet de directeur de l’école de Lyon. Rozier n’en jouit pas long-tems. Une lettre de cachet lancée par le ministre Bertin, à la sollicitation de Bourgelat lui-même, anéantit le brevet du jeune professeur, qui avoit eu la témérité d’éclipser la réputation du fondateur de l’école. L’esprit fier et indépendant de Rozier, son amour pour la gloire, n’avoient pu se plier au caractère d’un homme impérieux et vain qui s’est attribué plus d’une fois les ouvrages de ses élèves.

Avec sa place, Rozier perdit la pension qui y étoit attachée. Plongé dans une situation presque voisine de l’indigence, son esprit n’en fut point abattu. Il se consola de l’injustice du gouvernement dans le sein de ses amis et dans la continuation de ses travaux.

J. J. Rousseau étant venu à Lyon, à-peu-près à cette époque, s’empressa de faire sa connoissance. Il se rendoit fréquemment chez lui, visitoit son herbier et prenoit des leçons de botanique. Ces deux hommes rapprochés de la nature par leurs goûts simples, conçurent l’un pour l’autre, en dissertant sur les productions du règne végétal, une estime mutuelle, une amitié qu’aucun événement n’a troublée. Leur liaison devint si étroite qu’ils faisoient presque tous les jours dans les riches campagnes du Lyonnois, des excursions pour herboriser, et qu’ils les poussèrent même jusques dans les montagnes du Dauphiné, où la grande Chartreuse les accueillit pendant quelques jours.

Déjà Rozier jouissait d’une grande célébrité parmi les savans, et il n’avoit encore publié aucun écrit sous son nom. Le premier qu’il mit au jour fut un excellent mémoire sur la meilleure manière de distiller les vins, et la plus avantageuse relativement à la quantité et à la qualité de l’eau de-vie. Turgot avoit fait proposer en 1767 ce sujet économique par la société d’agriculture de Limoges. Ce mémoire fut couronné.

Le second ouvrage qui sortit de sa plume fut sur la méthode la plus sûre de faire et de gouverner les vins de Provence, soit pour l’usage, soit pour leur faire passer la mer. Il remporta le prix à l’académie de Marseille, en 1771.

Quelques années après, Turgot parvenu au ministère, mettant toute sa gloire à faire des améliorations jusques dans les provinces françaises les plus reculées, l’envoya dans l’isle de Corse, pour y rechercher quels établissemens seroient utiles au commerce ; y établir une école d’agriculture, et enseigner aux Corses à perfectionner leurs vins et leurs huiles.

Rozier après avoir parcouru cette province avec cet œil observateur auquel rien d’utile et rien de vicieux n’échappe, se hâta, avant que de rien entreprendre, de venir communiquer à Turgot le résultat de ses observations. Mais celui-ci étoit déjà disgracié, et son successeur n’ayant ni son génie, ni la volonté de faire le bien, abandonna, suivant l’usage, tous les projets que ce ministre philosophe avoit si sagement conçus[1].

Rozier qui n’avoit encore rien fait pour sa fortune, se trouva de nouveau presque assiégé par le besoin. Toutes ses ressources consistoient dans le modique produit du Journal de Physique qu’il avoit commencé en 1771, mais qui n’étoit point encore très-répandu. Heureusement ses efforts pour faire de cette entreprise un monument aussi utile à sa gloire qu’à ses intérêts reçurent de l’Europe savante toutes sortes d’encouragemens. Les hommes les plus célèbres s’empressèrent de lui envoyer le tableau de leurs découvertes, le développement des procédés qui les y avoient conduits ; et le Journal de Physique fut bientôt placé dans les bibliothèques à côté des Mémoires de l’Académie des Sciences.

Il avoit été conduit à l’idée de ce recueil en réfléchissant sur le peu de communication qui règne entre les académies étrangères et nationales, sur la lenteur des progrès que font les sciences par cette communication lente et tardive, sur l’inconvénient qu’il y a de s’occuper d’une matière éclaircie par des travaux déjà publiés, et qu’on ignore ; enfin sur l’utilité incontestable d’avoir toujours sous les yeux le tableau actuel des connoissances physiques et le terme où elles sont restées. Il s’étoit fait une loi de rejetter les mémoires qui n’étoient qu’une compilation indigeste et dénuée de vues neuves et utiles ; mais il avoit soin de rapporter les faits de la même espèce, de les rapprocher, de les comparer, parce que de cette méthode résulte un fond inépuisable d’instruction et l’avantage de voir au premier coup d’œil la suite des faits qui ont concouru à l’établissement d’une vérité importante[2]. C’est-là ce qui fit le succès de ce journal, qui eut jusqu’à quinze cents souscripteurs.

Si Rozier n’imprima aucun mémoire qui ne contînt des faits nouveaux, il le dut moins aux vastes lectures qu’il avoit faites qu’à l’art de bien classer les découvertes en physique, en chimie, en histoire naturelle, en anatomie et en agriculture. Il avoit lu pour cela avec beaucoup d’attention tous les mémoires des diverses sociétés savantes et sur-tout ceux de l’académie des sciences de Paris, dont il fit une table très-exacte, qu’il publia en 1775 et 1776, à la sollicitation de plusieurs membres de cette illustre société. On lui doit de la reconnoissance pour ce genre de travail, qu’on a coutume de dédaigner comme trop facile, et qu’on devroit encourager parce qu’il épargne beaucoup de tems, et qu’il facilite les recherches.

Tout ce qui avoit quelque rapport aux besoins directs de l’homme fut l’objet de ses travaux particuliers. En 1774 il avoit mis au jour un mémoire sur la manière de se procurer les différentes espèces des animaux, de les préparer et de les envoyer des pays que parcourent les voyageurs. Si la mort ne l’avoit pas surpris, s’il avoit eu le tems d’achever l’ouvrage précieux qui a mis le sceau à sa réputation, et dont nous parlerons tout-à-l’heure, il auroit certainement indiqué dans un autre mémoire les animaux étrangers qu’il est possible, et qu’il seroit avantageux de transplanter dans nos contrées. Cette lacune vient d’être heureusement remplie par le citoyen Lasteyrie[3], qui consacre sa fortune et ses loisirs au perfectionnement des arts utiles, et à qui nous devons un bon ouvrage sur les moutons d’Espagne, et une traduction de l’essai de Berchtold pour diriger et étendre les recherches des voyageurs[4].

Ce désir de travailler au bonheur de ses semblables en augmentant leurs jouissances, engagea l’abbé Rozier, à faire en 1777, avec Desmarets, de l’Académie des Sciences, un voyage en Hollande. Il l’entreprit uniquement pour étudier les procédés que suivoit ce peuple industrieux dans la fabrication des huiles ; les ayant trouvés bien supérieurs aux nôtres, sous les rapports de la propreté, de l’économie dans la main-d’œuvre, et de la conservation, il fit tous ses efforts pour les introduire dans le midi de la France. Mais il eut la douleur de se convaincre que la majeure partie de nos provinces, en arrière de plus d’un siècle de l’Angleterre et de la Hollande relativement aux connoissances pratiques dans les arts les plus familiers, avoient, dans l’esprit de routine, un obstacle presque invincible aux réformes les plus salutaires.

Ces différens travaux, tous dirigés vers l’utilité publique, engagèrent enfin le Gouvernement à récompenser le citoyen qui s’y livroit avec un zèle si éclairé et un désintéressement si noble. Rozier obtint en 1779 un bénéfice qui lui assuroit une douce aisance pour le reste de sa vie. Il forma dès lors le projet de quitter la capitale, et de se retirer sous le beau ciel du Bas-Languedoc pour y rédiger paisiblement ses nombreuses observations sur la science agronomique, et en faire de nouvelles.

Ses amis, et il s’en étoit fait beaucoup par son caractère de franchise et de gaîté, rude quelquefois, mais exempt de cette basse jalousie qui déshonore trop souvent les Gens-de-Lettres ; ses amis, dis-je, firent tous leurs efforts pour le dissuader de ce projet ; aucune considération ne put l’ébranler. Il abandonna à son neveu, l’abbé Mongez, celui qui a péri dans la malheureuse expédition de la Pérouse, la rédaction du Journal de Physique[5], et partit pour Béziers, où il acheta un bien de campagne à peu de distance de la ville.

Peu de tems auparavant il avoit reçu les offres les plus brillantes du roi de Pologne, qui vouloit l’engager à se retirer dans ses États. Il dut cet honneur et à sa réputation et à l’amitié active du citoyen Gilibert, botaniste célèbre et médecin éclairé qui, voyageant alors dans le nord de l’Europe, s’empressa de le faire connoître à ce monarque, protecteur des sciences et des arts. Ce savant a encore entre les mains le plan raisonné des leçons d’agriculture que son ami se proposoit de donner à Grodno en Lithuanie.

Rozier, dans sa retraite, s’adonna exclusivement à l’agriculture. C’étoit là son goût favori : il étoit né agronome. Le Cours d’Agriculture en forme de dictionnaire dont il avoit publié le prospectus en quittant Paris, fut l’objet constant de ses travaux, et le plus beau monument qu’il éleva à sa gloire. Il ne perdit pas un jour sans faire une observation, sans tenter de nouvelles expériences. Il en tenoit un journal très-exact, et il en enrichit les meilleurs articles de son ouvrage.

Les auteurs qui ont travaillé sur le même sujet ont, pour la plupart, composé leurs écrits sans sortir de leur cabinet, d’après les mémoires qu’on leur a fournis, et sans consulter l’expérience, qui est dans les arts presque le seul guide qui ne trompe point. Rozier, au contraire, a sans cesse subordonné la théorie à la pratique : il a vu, il a exécuté lui-même ce qu’il conseille de faire ; c’est un maître qui prêche d’exemple. Dégagé de prévention, en garde contre la manie pernicieuse de vouloir tout innover, il ne retranche dans les anciennes méthodes que les abus, et conserve tout ce que le tems a démontré utile et bon. Qu’on lise avec attention les grands articles dans lesquels il a pu donner un libre essor à sa pensée, on admirera l’ordre et la clarté qu’il met dans ses discussions, et dans l’exposition de ses principes, la force qu’il emploie quand il s’agit de déraciner de vieux préjugés, l’espèce de teinte sombre qui règne dans son style lorsqu’il désespère du succès, la gaîté au contraire dont il se pare lorsqu’il annonce une découverte précieuse qui est accueillie, et qui peut ajouter à nos richesses territoriales.

Le premier volume du Cours d’agriculture parut en 1783. Un de ses collaborateurs, dans le prospectus qui fut publié, vouloit se servir de ces mots, tableau du traité ; Rosier répondit : « Je veux tableau du travail et non du traité. Pour ce second il faudroit table et non tableau. Nous sommes des avocats-généraux et rien de plus. D’ailleurs le mot traité est orgueilleux, celui de travail est plus modeste. Je ne change pas d’idée ; si M… veut le mot traité, il est bien le maître, quant à mes articles, je veux travail ».

Le censeur de son ouvrage se permit une fois d’y ajouter une note. Rozier écrivit sur-le-champ : « Ce que j’ai dit n’attaque ni les mœurs, ni la religion, ni la constitution de l’État, et ne peut être, ni au moral, ni au physique, nuisible à la société. Qu’il ait sa manière de penser à lui, j’y consens ; mais qu’il me laisse respirer l’air et avoir mon opinion. Si elle est erronée, il y a 20000 journaux où il peut l’attaquer, je ne m’y oppose pas, alors je répondrai… en un mot comme en mille, je veux un carton et qu’aucun exemplaire ne paroisse sans lui ; s’il en est autrement je discontinue l’ouvrage ».

Il mettoit la même franchise et la même fermeté dans toutes ses actions. On ne le vit jamais plier devant le pouvoir, ni s’abaisser pour solliciter des grâces. Il écrivoit comme il pensoit et il agissoit de même. C’est à ce caractère indépendant et fier qu’il faut attribuer les tracasseries qui troublèrent son repos. En arrivant à Béziers on l’avoit accueilli avec transport. Mais cet enthousiasme ne dura guères. Les fanatiques ne pouvant s’habituer à voir un philosophe dans un prêtre, le persécutèrent indignement. Ils lui firent regretter de ne pas avoir choisi, comme son ami Poivre, les environs de sa patrie pour dernière retraite. Une injustice criante le força bientôt à ce parti. L’évêque de Béziers avait fait faire aux dépens du public un chemin qui ne servoit qu’à la métairie de sa maîtresse tandis qu’il auroit été, en le faisant passer dans la direction la plus droite, utile à quatorze métairies et à un village entier ; Rozier en fut si indigné qu’il intenta un procès à l’évêque. Celui-ci s’en vengea en obtenant du contrôleur général la suppression d’une très-modique pension que son adversaire avoit sur le trésor public. L’abbé ne fut point sensible à cette perte ; mais le séjour de Béziers lui devint si insupportable qu’il se retira la même année à Lyon. Il est difficile d’exprimer quelle fut sa joie, lorsque son domaine fut vendu. L’injustice que l’on fait, écrivoit-il à un de ses amis, le motif odieux qui l’occasionne, l’ame navrée de chagrin, la noirceur et la bassesse de quelques habitans de ce pays ; tout en un mot faisoit de moi un vrai automate. Enfin j’ai vendu mon domaine, et depuis ce moment je respire, je suis à moi, à vous, et à tous mes amis : auparavant je n’existois pas.

Il acheta à Lyon une maison avec un enclos assez considérable pour y continuer ses expériences. Là, au milieu de ses amis, entouré de sa famille, ayant avec lui deux de ses sœurs et une nièce, il vivoit heureux, s’occupant à mettre la dernière main aux articles qui devoient terminer le Cours d’Agriculture, et à faire des notes pour une édition d’Olivier de Serres.

Ses compatriotes l’avoient reçu avec une espèce d’enthousiasme. Les Sociétés savantes s’empressèrent de le recevoir dans leur sein. On lui confia la direction des pépinières publiques. Il les enrichit de plantations utiles, il y fit des réformes salutaires, et refusa les appointemens attachés à cette place. Le Bureau des Collèges créa en sa faveur une chaire d’Agriculture. L’article Vers à soie du neuvième volume de son dictionnaire est extrait des leçons qu’il y donna en 1791.

Enfin les événemens de la révolution auxquels un ami des hommes ne pouvoit être indifférent, l’interrompirent dans ses travaux agronomiques. Le vœu unanime d’une grande paroisse l’avoit appelé à remplir les fonctions honorables et pénibles de pasteur. Il accepta sans répugnance, persuadé que la réforme introduite alors par la Constitution civile du clergé ramèneroit les vertus de la primitive église. Qu’il me soit permis, pour peindre son dévouement dans cet emploi, étranger jusqu’alors à ses goûts et à ses études, de me servir des propres paroles d’un témoin oculaire, de son ami intime (le cit. Gilibert), dont le récit est plein de douleur et d’attachement.

« Pendant le malheureux siège de Lyon, toujours soumis à ses principes, convaincu que ses concitoyens ne songeoient qu’à résister à l’oppression la plus inouie, et à rendre à la représentation nationale sa liberté et son intégralité, sans se mêler de l’administration civile à laquelle il n’étoit pas appelé, on l’a vu ferme et intrépide, vaquer sans relâche à ses fonctions de pasteur, porter des secours et des consolations dans tous les quartiers de sa populeuse et pauvre paroisse, exposer chaque jour, chaque heure, sa vie à travers les bombes, les obus et les boulets rouges ; on l’a vu confondu avec les autres citoyens, passer des nuits entières sur les toits des maisons enflammées, tendre une main secourable aux femmes et aux vieillards et les retirer des flammes. Quel est le Lyonnois qui ne se rappelle en versant des larmes, ce trait qui caractérise seul son tendre attachement pour les malheureux ? Une bombe éclate dans une maison de sa paroisse ; bientôt tout est embrasé. On ne trouve d’autre moyen de sauver ceux qui l’habitent qu’en posant des échelles d’une maison à l’autre ; le pasteur les traverse plusieurs fois d’un pas intrépide, emportant les enfans entre ses bras ». Quelques jours après, Rozier n’existoit plus : il fut écrasé dans la nuit du 28 au 29 septembre 1793, par une bombe qui éclata sur son lit[6]. Ainsi périt, à l’âge de 59 ans, un des hommes les plus vertueux, le vrai Lafontaine des physiciens, homme simple, mais plein de vues neuves, social, humain, bienfaisant, l’ami, le défenseur de tout être souffrant, l’appui constant d’une famille malheureuse[7], vrai philosophe, sans préjugés, mais soumis aux lois immuables de la religion naturelle ; chrétien à sa manière comme le vicaire savoyard du philosophe de Genève, aimant les hommes parce qu’il ne les croyoit méchans que par influence momentanée, ferme dans ses principes, mais tolérant à la rigueur, pourvu que ceux qui vivoient avec lui fussent probes et honnêtes ; vivant en paix avec les ministres protestans ; se sentant, comme il le disoit souvent, le courage d’aimer un derviche honnête homme avec autant de bonne-foi qu’un prêtre romain.

Si sa mort fut une calamité pour ses compatriotes, elle fut aussi une perte bien sensible pour l’Agriculture. Il n’avoit publié que huit volumes de son grand ouvrage, et il lui en restoit encore deux à faire pour le terminer. Il est vrai que tous les matériaux étoient prêts, qu’il n’avoit plus qu’à les rassembler ; mais son cabinet ayant été exposé au pillage pendant quinze jours ce qu’il y avoit de plus précieux dans ses manuscrits a été perdu pour nous. On regretteroit long-tems l’article Vin qu’il avoit entièrement fini, qu’il regardoit comme son meilleur ouvrage, et pour lequel il avoit fait des expériences sans nombre, si un des premiers chimistes de l’Europe, celui à qui les arts ont le plus d’obligation, ne s’étoit chargé de le remplacer.

Une perte non moins grande ce sont ses commentaires et ses notes sur le théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres. Il y avoit travaillé pendant dix ans. En 1786, il écrivoit à un de ses amis : Olivier de Serres est, dans son genre, aussi sublime que Bernard Palissy ; je l’ai chanté toute ma vie, et je le chanterai jusqu’à ma mort. On n’a pas même trouvé dans sa bibliothèque d’exemplaire de cet ouvrage.

Il est encore un article précieux qu’on a recherché inutilement, c’est le discours sur la manière d’étudier l’agriculture par principes, qu’il avoit promis d’insérer dans le premier volume de son dictionnaire, et qu’il renvoya au dernier volume. On jugera du soin qu’il avoit mis à le composer par ce passage d’une lettre écrite en 1781, au citoyen Cuchet, son libraire et son ami. « J’ai commencé mon discours à plusieurs reprises, et j’ai toujours été forcé de le rejetter dans un coin. J’ai bien l’ordre et la marche ; mais ce n’est qu’une charpente grossière, et il me manque complètement de quoi boucher tous les vides qui se trouvent entre chaque pièce. Soyez assuré que ce morceau est de dure digestion ; plus je l’étudie, plus il m’effraie ».

Avant de terminer cette notice, dois-je répondre aux clameurs de l’envie qui a voulu ravir à l’abbé Rozier la gloire d’avoir fait, sur l’Agriculture, l’ouvrage le plus complet, le plus savant, le plus utile qu’on connoisse ? Un écrivain que je m’abstiendrai de nommer par égard pour sa vieillesse, a prétendu, il y a un an, que cet auteur n’avoit fait qu’une misérable compilation, qu’il n’y avoit pas un article de lui dans les neuf volumes de son Dictionnaire ; et il citoit en preuve les noms des plantes qu’il accusoit Rozier d’avoir pris dans Tournefort et dans Linné. On a publié cet étrange factum, où la sottise le dispute à la mauvaise-foi, dans un procès qui a donné lieu à la calomnie de déchirer la mémoire de Rozier avec un acharnement d’autant plus violent qu’il avoit la cupidité pour principe. L’homme de génie s’est trouvé tout-à-coup transformé en vil plagiaire ; l’homme de bien en misérable qui a vendu deux fois la même propriété. Il semble qu’en s’emparant de son ouvrage, on auroit dû, au moins par reconnoissance, ne pas injurier ses talens. Mais de quelque manière que prononcent en définitif les tribunaux dans le singulier procès que je poursuis contre les libraires qui, sans titre quelconque, ont contrefait le Cours d’Agriculture, je n’en serai pas moins le défenseur de Rozier, et je repousserai les insinuations perfides qui compromettraient ou son honneur, ou celui de sa famille. Je crois devoir à celle-ci un témoignage public de ma reconnoissance pour l’empressement qu’elle a mis à me donner les renseignemens qui peuvent servir à faire triompher la justice de ma cause.

Paris, 9 Messidor, an VIII.

A. J. DUGOUR,
Professeur d’Histoire à l’école centrale.

  1. On a trouvé dans les papiers de Rozier, beaucoup de Notes et de Mémoires sur la Corse. Il serait à souhaiter que ces Manuscrits, acquis par le gouvernement, fussent déposés à la Bibliothèque nationale ; on y puiserait des vues utiles pour l’agriculture et le commerce de cette isle intéressante sous tous les rapports. Mademoiselle Rozier les a confiés au citoyen Faure son beau-frère, qui réside à Paris.
  2. Voyez l’avis qui est en tête de la réimpression du premier volume de la Collection. Paris, Panckouke, 1773.
  3. Voyez le supplément au Cours d’Agriculture, à la fin du Tome Xe de cet ouvrage.
  4. Ces deux ouvrages se trouvent à la Librairie d’Éducation et des Sciences et Arts, rue du Bacq, N°. 264.
  5. L’abbé Mongez rédigea le journal de Physique, depuis 1780 jusqu’en 1785, époque de son départ avec la Pérouse. Il confia alors ce journal au citoyen Lametherie, savant aussi modeste que profond, qui le continue toujours sur le même plan et avec le même succès. (On s’abonne chez Fuchs, libraire, rue des Mathurins).
  6. Le citoyen Parmentier de l’institut national, l’ami et le collaborateur de Rozier, a consigné ce funeste événement dans le huitième volume de son Économie rurale, ouvrage utile qui devroit se trouver dans toutes les bibliothèques des agriculteurs.
  7. Il a laissé deux sœurs, l’une demeure à Lyon : elle fut toujours sa compagne, dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune ; je lui ai l’obligation de m’avoir communiqué une vie très-détaillée qu’elle a écrite de son frère : l’autre demeure à Paris. Ne conviendroit-il pas au gouvernement de récompenser dans elles les services qu’a rendu à la patrie ce savant agriculteur ?