Cours d’agriculture (Rozier)/PIQUETTE ou PETIT VIN, ou REVIN, ou BUVANDE

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Hôtel Serpente (Tome septièmep. 713-716).


PIQUETTE ou PETIT VIN, ou REVIN, ou BUVANDE. Expressions usitées dans différentes Provinces pour désigner une espèce de boisson, faite avec de l’eau jetée sur le marc du raisin, & qui fermente avec lui pendant quelque temps. Pourroit-on se persuader que c’est la seule & unique boisson spiritueuse dont s’abreuve plus de la moitié franche des vignerons & des valets de métairies pendant tout le cours de l’année ! Cependant rien n’est plus certain ; & ; si cette classe si nombreuse boit quelquefois du vin de la vigne qu’il cultive, c’est le dimanche dans le cabaret, ou par une générosité extrêmement rare du propriétaire. Si ce cultivateur est propriétaire, il destine sa récolte au paiement des impôts & à subvenir aux frais de la chétive nourriture de sa famille & à son modique entretien. De toutes les productions du royaume aucune n’est aussi chargée de droits, de taxes, de sujétions que le vin, & tous ces droits sont toujours au détriment du cultivateur. Les droits d’entrée d’un muid de vin de Languedoc, dans l’intérieur de Paris, se montent à un prix aussi haut que l’achat de sept muids dans le pays. Ce rehaussement prodigieux sur le prix primitif, rend la denrée dans la main d’un cultivateur d’une valeur si médiocre, que, malgré le travail le plus assidu, il végète dans la misère. Outre les droits accumulés sous toutes les dénominations possibles, les pays de vignobles sont infiniment plus chargés d’impôts que les autres ; cependant, depuis la libre exportation des grains, le prix de toutes les denrées, tous les objers de consommation ont tiercé & le vin n’a pas augmenté de valeur. Il n’est donc pas étonnant que les propriétaires de vignobles réduisent leurs malheureux valets à ne boire que de la piquette, & que plusieurs d’entre les maîtres y soyent eux-mêmes réduits.

Après que la vendange fermentée a rendu, sur le pressoir, la quantité de vin qu’elle contient, les valets prennent le marc, l’émiettent, rejettent dans la cuve & ils y ajoutent une quantité d’eau proportionnée à celle du marc. C’est-à-dire que si le vin d’une cuvée a rempli quinze à vingt barriques, le marc peut en fournir deux ou trois de petit vin. Lorsque le marc, pris pour exemple, est placé dans la cuve & bien émietté, on l’arrose le premier jour avec environ cent pintes d’eau, il s’établit une petite fermentation. Le lendemain, on ajoute la même quantité d’eau & ainsi pendant plusieurs jours de suite, enfin, jusqu’à ce que l’on ait à peu près la quantité de petit vin que l’on désire. Si dès le premier jour on mettoit toute la quantité d’eau, il n’y auroit point de fermentation vineuse, (consultez ce mot) elle passeroit tout de suite à la putride, attendu que le reste du principe spiritueux & mucilagineux se trouveroit noyé dans une trop grande masse de véhicule aqueux. Il est donc nécessaire que l’eau s’imprègne peu à peu des principes susceptibles de la fermentation vineuse.

Après huit à dix ou douze jours au plus de cuvage, on tire la piquette de la cuve & on la vide dans des barriques. Elle y bouillonne, elle y écume pendant quelques jours comme le vin, plus ou moins, suivant le climat, l’année, la qualité du vin. L’écume n’est pas autant colorée que celle du vin, elle n’est presque pas visqueuse ni colorée ; dès qu’elle diminue & s’arrête, on bouche rigou> sensément la futaille & on la roule à la cave. Si la cave a les qualités énoncées dans cet article, cette boisson est susceptible de se conserver jusqu’à la récolte suivante ; mais pour peu qu’elle éprouve les vicissitudes de atmosphère, les effets de la chaleur, c’est une boisson perdue. Si on craint de tels effets, on peut muter cette boisson. (Voyez au mot Vin les détails de cette opération)

La piquette contient beaucoup moins de principe spiritueux lorsque la grappe a été séparée des grains avant que la vendange soit mise dans la cuve ; mais la boisson est moins acerbe & il faut une plus grande quantité de marc pour faire une quantité égale de boisson. On a dit que la piquette préparée avec la grappe, se conservoit plus long temps que l’autre à cause de son principe acerbe ; & de là, on conclut qu’elle étoit nécessaire pour le même objet dans la première fermentation vineuse. L’assertion & la conséquence sont fausses. Si la grappe contribue à la conservation de la piquette, c’est, que pendant la première fermentation elle s’est appropriée une quantité assez considérable du principe mucilagineux & sucré, & du spiritueux qui a été le résultat de la fermentation. Pour saisir la vérité de ce que je viens de dire, il faut relire avec attention l’article fermentation, & l’on en conclura que si la piquette tourne, pousse, ou pourrit, (mots synonymes) c’est qu’elle ne contient pas assez de principes sucrés qui créent le principe spiritueux ; c’est qu’elle n’est pas un corps homogène, si je puis m’exprimer ainsi, mais une simple extension d’un peu de mucilage, de spiritueux & de tartre, noyés dans une grande masse d’eau ; enfin, c’est qu’il lui manque une proportion convenable de l’être qui sert de lien aux corps, d’air fixe. (Consultez ce mot)

Le moyen le plus simple, le plus assuré de donner du corps à la piquette, c’est de lui ajouter le principe qui lui manque & qui la constitue vin ; c’est le corps sucré. On a vu au mot fermentation, qu’avec du sucre ou du miel, (consultez le mot Hydromel) de la gomme ou mucilage quelconque, étendus dans une certaine quantité d’eau, & mis à fermenter avec les conditions requises, on a vu que ce mélange donnoit une liqueur vraiment vineuse & qu’il ne lui manquoit que l’aromat du vin, en un mot, que c’étoit un vrai vin ; il faut donc faire pour la piquette ce que l’on pratique pour les vins de petite qualité ; c’est-à dire, lui ajouter un corps mucilagineux & sucré, substance que l’on auroit trouvée dans le raisin, si sa maturité eût été complette. Le miel est ce corps par excellence, puisqu’il renferme, & le principe mucilagineux & le principe sucré, les seuls créateurs des vins ; de toutes les substances que l’on peut employer, c’est la plus commune & la moins chère : il ne s’agit pas ici du miel de Narbonne, mais du miel ordinaire qui coûte de six à dix sols la livre. Il n’est pas possible d’en fixer exactement la quantité, puisqu’elle dépend du plus ou du moins de principes que l’eau qui constitue la piquette, s’est appropriée pendant la seconde fermentation dans la cuve. Deux à trois livres par cent pintes d’eau sont à peu près suffisantes ; si le miel est à bon marché dans le canton, on fera beaucoup mieux de doubler & de tripler la dose du miel ; on doit encore ajouter du tartre ou de la crème de tartre, parce que cette dernière substance aide singulièrement la fermentation & facilite la formation du spiritueux ; une once ou deux de crème de tartre suffisent pour cent bouteilles, mais il faut auparavant faire dissoudre le tartre dans l’eau chaude, mêler le tout avec le miel & l’ajouter à la piquette lorsqu’on la retire de la cuve.

Il est certain que si cette addition étoit faite pendant la fermentation de l’eau & du marc dans la cuve, cette fermentation seroit plus complette & les principes mieux combinés ; mais ce marc retiendroit un peu trop des principes qu’on a ajoutés. Cependant on peut essayer l’une & l’autre méthode & on s’en trouvera très-bien.

Qu’on ne dise pas que c’est mixtionner une boisson, qu’elle sera malsaine. Le tartre est le sel naturel du vin ; les qualités douces & salutaires du miel sont connues de tout le monde ; ainsi nul danger, nul inconvénient à craindre, j’en reponds d’après une expérience suivie pendant un grand nombre d’années.

Propriétaires, souvenez-vous que vos valets sont des hommes, qu’ils supportent pour vous le poids du jour ; ils sont déjà assez malheureux, d’être forcés de travailler pour vivre avec un salaire qui n’est jamais proportionné à leurs peines ; souvenez-vous que la piquette sera leur unique boisson pendant toute l’année, & que l’homme qui n’est pas sustenté, travaille mal ; ne pressez donc pas si rigoureusement votre vendange, abandonnez-lui au moins le produit de la dernière taille, ou bien recourez à la méthode que j’ai indiquée ; la dépense est si modique, qu’il faut n’avoir point d’ame pour s’y refuser.

On désigne encore, sous le nom de piquette, une boisson préparée avec le fruit du prunelier sauvage, ou avec celui du sorbier. Cette boisson ressource du malheureux cultivateur, est le résultat de la combinaison de l’eau avec le fruit, & le tout éprouve une espèce de fermentation. À mesure qu’on tire une certaine quantité de la liqueur contenue avec le fruit dans la barrique, on en ajoute de nouvelle. Sans cette précaution, la moisissure s’en empareroit. La nécessité force à recourir à cette boisson dont l’usage, long temps continué, n’est pas sain, & duquel il résulte souvent des obstructions.

C’est par allusion à ces compositions qu’on dit d’un vin acerbe, petit & peu généreux, qu’il sent la piquette.