Cours d’agriculture (Rozier)/SOUPES ÉCONOMIQUES ou POTAGES

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SOUPES ÉCONOMIQUES ou POTAGES. Cet objet tient de si près à l’économie domestique, qu’il nous a paru devoir figurer dans un ouvrage consacré à l’agriculture et à l’intérêt de ceux qui pratiquent le premier des arts. Je me propose donc de renfermer dans un seul article les différentes espèces de potages, imaginées par le luxe de la table ou par l’empire des besoins, pour préparer un aliment plus ou moins liquide, savoureux, nutritif. Ce genre de mets par lequel commence ordinairement le dîner du riche comme celui du pauvre, qui forme la partie la plus essentielle, quelquefois même l’unique du repas de ce dernier, a arrêté, dans ces derniers temps, l’attention du gouvernement pour créer des ressources en faveur de la classe laborieuse. Nous terminerons cet article par quelques observations sur les secours que pourroient répandre autour d’elles les personnes bienfaisantes qui voudroient adopter, pour les indigens qu’elles sont dans l’habitude de soulager, un système de nutrition capable de décupler le patrimoine de la misère.

Toutes les boissons fermentées, le lait des animaux, le lait d’amandes, etc., peuvent servir de véhicule ou d’excipient aux matières muqueuses, gélatineuses et extractives qui constituent les différens potages ; mais c’est l’eau sur-tout qu’on emploie le plus communément à cet usage, ce n’est que par le concours du feu qu’on parvient à identifier ce liquide avec la substance alimentaire, et à donner à celle-ci cette mollesse et cette flexibilité si nécessaires pour la transformation en chyle, d’où résulte, disons le mot, une soupe.

En effet, quoique nos connoissances relatives à la manière d’agir de l’aliment soient encore fort incomplètes, on ne sauroit douter que l’eau ne joue le plus grand rôle dans la fonction importante de la nutrition, et que, dans le pain, par exemple, elle n’entre quelquefois pour un tiers et n’y devienne elle-même solide et alimentaire. Ainsi, dans son passage à l’état de soupe, la matière nutritive, au moyen d’une cuisson ménagée et lente, n’a subi d’autres changemens que sa combinaison intime avec l’eau, et un plus grand développement dans ses propriété alimentaires.

Il semble que cette vérité ait frappé depuis long-temps les meilleurs observateurs en économie ; ils ont remarqué que la même quantité de farine, sous forme de bouillie, nourrissoit moins long-temps et moins efficacement, par conséquent, que celle qui se trouvoit dans un état moins consistant ; que l’eau combinées modifiée d’une certaine manière, avoit une influence sensible, et sur la qualité, et sur les résultats de la nourriture.

Mais un autre avantage de l’aliment amené à l’état de soupe, c’est de ne réuni toutes ses qualités que quand il se trouve pourvu d’un certain degré de chaleur ; or, on sait, d’après une suite d’expériences comparatives faites par des fermiers intelligens, que la substance solide ou liquide, qui a éprouvé la cuisson et qui conserve encore un peu de calorique lorsqu’on l’administre aux animaux, est incontestablement plus alimentaire, plus salubre ; que le bénéfice résultant de cette pratique dédommage amplement des soins, du temps et des frais qu’elle occasionne nécessairement.

Aussi voyons-nous dans les annales de l’espèce humaine, l’aliment qui renferme le plus d’eau et de calorique, la soupe, appartenir tous les âges, à tous les états, à tous les banquets ; elle est, après le lait, le premier aliment de l’enfance ; et, dans tous les périodes de la vie, les Français sur-tout ne s’en lassent jamais ; le soldat à l’armée, le matelot en mer, le voyageur en route, le laboureur au retour de sa charrue, le moissonneur, le vendangeur, le faucheur, le journalier, qui vont quelquefois travailler loin de leurs foyers, trouvent dans la soupe un aliment qu’aucun autre ne sauroit suppléer ; la plupart d’entr’eux croiroient n’être pas nourris si elle leur manquoit.

Je m’abstiendrai de faire ici l’énumération d’une foule de recettes exécutées à différentes époques, dans différens cantons de l’Europe, pour préparer la soupe ; la plupart occupent une place distinguée dans nos meilleurs traités d’économie rurale et domestique ; mais leur composition réglée sur le goût du pays et les ressources locales, sur les facultés des consommateurs, demande quelques modifications dépendantes de l’état où se trouvent aujourd’hui les sciences et les arts.

Ces soupes sont désignées assez ordinairement sous le nom de la substance qui y domine ; on les appelle soupe à la purée quand on y fait entrer la matière farineuse des graines légumineuses, et soupe aux herbes, quand l’oseille, la poirée, la laitue en font la base, etc. ; souvent aussi c’est l’excipient ou le véhicule employé qui sert à les caractériser ; ainsi, on dit soupe au vin, soupe à la bière, soupe au lait, etc. ; mais nous ne nous arrêterons qu’aux potages les plus généralement usités parmi nous.

Une règle dont on ne devroit jamais se départir lorsqu’il s’agit de faire cuire la viande par la voie sèche ou par la voie humide, c’est de ne pas employer un degré de chaleur trop considérable, sans quoi elle perd de sa couleur, de sa saveur, de ses facultés nutritives et ne conserve plus qu’un caractère d’âcreté, et, par conséquent, la propriété échauffante : un rôti, des côtelettes, un bouilli, un ragoût, accommodés lentement et à petit feu, ne sont nullement comparables aux mêmes mets dont la cuisson a été brusquée. C’est sur-tout pour le bouillon gras, qui sert de véhicule à la soupe, que cette différence est frappante.

Potage au gras. On ne sauroit trop ridiculiser cette manie des cuisiniers d’un certain ordre, qui font leurs potages à grand feu, dans des vases a découvert, et remplacent l’eau à mesure qu’elle s’évapore, ou l’enlèvent pour préparer leurs ragoûts, leurs coulis ; jamais ils n’obtiennent, quelle que soit la proportion de la viande mise à la marmite, qu’un bouillon âcre et peu chargé de gélatine.

Ce n’est donc point la quantité de viande qui fait le bon potage, mais bien la manière de le gouverner. On est tout étonné, après avoir mangé la soupe dite bourgeoise, de voir sortir du pot et paroître sur la table le chétif morceau de viande qui a concouru à la faire, par la seule raison qu’à peine la liqueur a bouilli, et que la bonne ménagère n’y a employé que le combustible nécessaire, et tout le temps et la patience qui conviennent pour bien faire l’opération du pot au feu, qui se renouvelle tous les jours dans les maisons bourgeoises, et devient par conséquent un objet qui mérite la plus sérieuse considération, soit du côté de l’économie du bois, soit relativement à la qualité du potage ; un fourneau fait exprès pour la marmite, dans lequel elle chauffe par son fond et peu à sa partie supérieure, est un des meilleurs moyens à employer pour obtenir un excellent bouillon et très-économique. J’ai vu avec intérêt, chez M. Bourriat, professeur à l’École de Pharmacie, un fourneau construit dans ce genre ; il ne faut qu’une petite quantité de charbon pour établir l’ébullition et la maintenir toujours égale ; la dépense du combustible ne s’élève pas à plus de deux sous, encore reste-t-il assez de chaleur, lorsque la marmite en est retirée, pour chauffer, dans un vase de cuivre adapté à ce fourneau, l’eau nécessaire pour laver la vaisselle d’un petit ménage. En voici la description :

Description du Fourneau économique
de M. Bourriat
, PI, IX, fig. i.

Des Fourneaux en général. Tout fourneau est composé d’un cendrier, d’un foyer, d’un laboratoire, d’une cheminée.

Le cendrier est la partie inférieure du fourneau ; le nom en indique la destination, celle de recevoir la cendre ; mais il a une toute autre destination et beaucoup plus importante, c’est celle d’aspirer l’air nécessaire à la combustion : sous ce rapport le cendrier est donc aussi ventilateur. Cette fonction suppose des proportions à admettre dans la construction du cendrier, pour qu’il puisse remplir cette dernière et si importante fonction ; le cendrier a une porte ; l’orifice de cette porte est quelquefois armé d’un régulateur, moyen très-ingénieux, destiné à admettre plus ou moins d’air, et à régulariser conséquemment combustion et chaleur.

Le foyer est la partie du fourneau qui sert à déposer l’aliment du feu, bois, houille, tourbe, charbon. La proportion d’air est relative à la quantité du combustible ; ce qui nécessite des dimensions relatives ; le foyer a une porte destinée à y porter le combustible. Sa fonction n’est pas d’admettre l’air extérieur ; c’est au cendrier seul à l’introduire dans le foyer.

Le laboratoire est la portion du fourneau destinée à recevoir l’instrument qu’on expose à l’action du feu, tel que marmite, bassine, chaudière, cucurbite.

Il y a des cas où le foyer et le laboratoire ne font qu’un, quand l’instrument demande à être enveloppé par le combustible, tel qu’un creuset, un moufle dans les fourneaux à essayer des monnoies.

Il en est ainsi du fourneau Bourriat, c’est-à-dire que la flamme environnant dans son fond et dans toute sa circonférence le vaisseau, le foyer et le laboratoire sont communs entr’eux.

La cheminée n’a de destination que de conduire en dehors la fumée et la portion d’air brûlé ; car l’air est combustible. Mais nous traiterons par suite de l’ignition, qui avoit été un mystère pour les siècles qui nous ont précédés, mais dont le secret a été révélé par la physique moderne. La cheminée a aussi ses dimensions ; toutes celles du cendrier, du foyer, du laboratoire, sont relatives entr’elles, et en raison de la quantité du combustible.

Maintenant que nous avons établi ces principes sur la construction des fourneaux en général, appliquons-les au fourneau Bourriat.

Le cendrier est séparé du foyer par une grille destinée à recevoir l’aliment du feu.

Le fond du vaisseau reçoit la flamme ; mais il n’y a d’abord que son fond ; la construction intérieure du fourneau isolant ce fond, qui pose circulairement sur la bâtisse, alors la flamme, après avoir séché le fond du vaisseau, prend son issue par une ouverture latérale et verticale pour aller embrasser tout le pourtour, et y établir un contact égal et parfait de flamme et de calorique.

Une languette, qui fait dans toute sa hauteur point d’appui, sépare l’issue à droite, destinée à conduire la flamme, et l’issue à gauche, destinée à conduire la fumée.

Explication de la Planche IX.

Fig. 1. a. Porte du cendrier, ayant cinq pouces de haut sur huit de large.

b. Distance du cendrier au foyer, un pouce et demi.

c. Porte circulaire du foyer, scellée dans la construction, du diamètre de six pouces, garnie de son fourreau.

dd. Hauteur totale du fourneau, trente pouces.

e. Saillie du rebord et du couvercle de la chaudière.

Fig. 2. a. Le diamètre supérieur de la chaudière, seize pouces.

bb. Panache de la chaudière ; c’en est le rebord servant à recouvrir le dessus du fourneau.

cc. Largeur totale du fourneau, de trente pouces.

Nota. On peut faire le fourneau, ou circulaire, ou carré.

Fig. 3. a. Hauteur du fourneau, au dessus du foyer.

De a à d. Hauteur du foyer où se place la grille.

c. Passage de la fumée du laboratoire à la cheminée.

d. Languette dont le côté c étant le passage de la fumée, le côté e est le passage de la flamme au laboratoire.

Nota. Le passage e sert, à volonté, à la fumée et à la flamme, en retirant le registre qui couvre le passage c.

Fig. 4. a. Diamètre du bas de la chaudière, de quatorze pouces.

b. Intervalle entre la chaudière et la paroi interne du laboratoire, de deux pouces.

c. Point du contact, qui doit être le plus immédiat possible, du fond de la chaudière à la partie supérieure du foyer.

Nota. Cette partie supérieure du foyer doit être formée d’un cercle de fer, dans le cas du déplacement habituel de la chaudière, pour éviter la dégradation de cette partie du fourneau.

Le diamètre de la partie supérieure doit avoir treize pouces, et laisser, par ce moyen, six lignes de portée pour le fond de la chaudière.

d. Diamètre du fond du foyer, dix pouces.

e. Diamètre de la grille, huit pouces.

f. Base du cendrier, de forme conique.

Fig. 5. a. Languette, son épaisseur est de deux pouces ; c’est tout simplement une brique de champ.

L’issue indiquée dans la fig. 3, sous la lettre c, servant de passage à la fumée, a trois pouces d’ouverture dans sa longueur, et deux pouces dans sa largeur.

Ce sont les mêmes proportions pour l’issue opposée e, et destinée au passage de la flamme.

dd. Deux registres mobiles, servant à intercepter à volonté les issues de la flamme et de la fumée, à l’effet de chauffer soit le pourtour, soit le fond de la chaudière, dans le cas de diminution du liquide, ou à supprimer totalement le feu.

Nota. Dans le cas où le fourneau seroit destiné à recevoir une chaudière qu’il fallût sceller, ou trop pesante pour pouvoir être déplacée, il importe de ménager aux deux parties latérales deux ouvertures bouchées par des tampons en terre cuite, qui s’enlèvent pour pouvoir dégorger la fumée.

Le tuyau destiné à évacuer la fumée doit être placé verticalement, au lieu de l’être latéralement.

La viande doit être mise à la marmite en même temps que l’eau, autrement l’écume qui se forme à la surface n’auroit pas lieu : elle resteroit confondue en partie dans le bouillon, qui alors a toujours un œil louche et n’est pas de garde. On ne sauroit donc trop insister sur l’attention qu’on doit avoir d’écumer parfaitement le pot, d’y ajouter le sel aussitôt qu’elle est écumée, de ne mettre les racines que quand le bouillon est à moitié fait, et de ménager le feu de manière à ce que la liqueur ne fasse que frémir, que la gélatine ne soit pas détruite par la chaleur de l’ébullition à mesure que l’eau l’extrait, et de prendre garde sur-tout à l’état où se trouve le pain employé pour mitonner la soupe.

C’est le bœuf, le mouton et le porc dont on prépare le plus ordinairement les potages au gras ; leur bouillon sert, comme on sait, de véhicule au vermicelle, au riz et aux ragoûts ; mais les amateurs en ce genre devroient recommander spécialement l’officieuse de n’employer jamais dans ses accommodages qu’une chaleur modérée. Nous revenons souvent sur cet objet, car c’est en quoi consiste le secret de la bonne cuisine, excepté pour le poisson, dont il faut toujours brusquer la cuisson ; les viandes exigent une sorte de lenteur et de temps pour parvenir au degré de perfection qu’elles sont susceptibles d’acquérir par la cuisson.

On prépare un potage, assez ordinairement bon, avec un morceau de mouton associé à du petit lard, du sel et un clou de girofle ; quand tout est cuit à moitié, on passe le bouillon et on y ajoute ensuite le riz qui crève doucement, quand le vase est fermé, sur un feu modéré ; on retire ce riz, qu’on mange en guise de potage ; on expose le mouton et le petit lard sur le gril, pour achever leur cuisson, et on les sert avec une sauce piquante.

On augmente infiniment la qualité substantielle des potages, par l’addition d’un morceau de vieilles volailles, telles que coqs, chapons, poules, pigeons et perdrix, en observant de le mettre en même temps que la viande de boucherie, afin que l’un et l’autre fournissent ensemble leur écume et tous les sucs gélatineux que l’eau peut en extraire.

Nous dirons encore que les os des rôtis de bœuf, de veau, de mouton, de volaille, donnent au bouillon une saveur fort agréable, non à cause de la gélatine qu’ils contiennent, car elle est essentiellement fade et presque insipide, mais bien par rapport à la légère torréfaction et à l’absorption des sucs et de l’arôme de la viande qui les recouvre la chaleur qui exerce son action, d’abord sur la partie extérieure, fait refouler la majeure partie des liquides contenus dans la viande vers le centre.

Quand on veut donner de l’agrément au bouillon, par des herbes aromatiques, il faut avoir l’attention de ne les ajouter que hachées menues et au moment où l’on va dresser la soupe : tel est, par exemple, le cerfeuil qui, changeant d’odeur et de goût par une chaleur soutenue, donneroit au contraire au potage un mauvais goût.

Une autre précaution, c’est de ne pas tremper, comme on dit, la soupe avec la mie du pain, sur-tout au sortir du four, à moins qu’elle ne soit grillée modérément, et de préférer la croûte ; la première mitonne mal, décompose sensiblement le bouillon, le décolore, affaiblit, modifie son goût, sa force, son caractère ; et le second, au contraire, ajoute à sa saveur ; aussi le pain réduit à l’état de biscuit bonifie-t-il le potage au lieu de le détériorer.

Une autre attention, c’est de ne jamais servir les viandes bouillies sur la table, sans les avoir, au sortir de la marmite, saupoudrées d’un peu de sel égrugé ; peut-être faudroit-il avoir la même précaution pour celles qui sont grillées ou rôties. Cet assaisonnement se dissout, se combine, se distribue alors d’une manière plus uniforme, au moment où toutes leurs parties sont encore dilatées et pour ainsi dire fluides.

Soupe maigre. Indépendamment des potages préparés au lait pourvu de sa crème, ou au lait de beurre, et dont la base est le riz, l’orge monde, perlé ou grené, le potiron, les choux, on en fait encore aux herbes, aux racines et aux graines légumineuses. Le consommateur qui n’aimeroit point à rencontrer sous la dent ces graines, pourvoit les convertir en farine, et préparer la soupe plus promptement et à moins de frais ; mais, pour les moudre, il faut préalablement les faire sécher au four, et même les torréfier légèrement, sans quoi l’humidité constituante des graines s’échauffant par la rotation et la pesanteur des meules, la farine passe difficilement à travers les bluteaux, dont elle graisse le tissu, d’où résulte une purée moins délicate que celle préparée avec la semence légumineuse cuite entière, puis écrasée et passée.

On ne peut pas toujours avoir des herbes fraîches pour la soupe maigre ; les ménagères s’occupent l’automne d’en faire cuire la provision de l’hiver. Tout le monde connoît la manière dont elles s’y prennent ; on se dispensera donc d’en donner ici la recette. La seule remarque à faire, c’est de ne jamais y faire entrer des plantes aromatiques, parce que souvent, par la cuisson, elles changent de nature et donnent un mauvais goût à l’oseille et à la poirée, qui forment ordinairement la base des herbes cuites ; de les saler et épicer plus qu’on ne fait ordinairement, parce que, forçant du côté de ces assaisonnemens, on contribue d’une part à la conservation des herbes, et de l’autre on n’a pas besoin d’en ajouter lorsqu’on prépare la soupe. C’est une grande économie de temps, d’argent et de soins, que d’avoir une provision d’herbes cuites dans la saison ; indépendamment de l’agrément qu’elles donnent à la soupe maigre, elles relèvent la fadeur des substances nutritives employées, telles que l’orge, les lentilles, les pois, les haricots, les pommes de terre, quand elles sont délayées dans une certaine quantité d’eau.

Soupe aux racines. Elle tient aussi un rang distingué dans cet ordre d’aliment ; pour préparer la soupe aux racines, on prend d’une part des carottes, des navets, des panais, des ognons qu’on monde et qu’on divise à la faveur d’une râpe de fer-blanc ; on met la pulpe qui en provient dans l’eau sur le feu ; après trois ou quatre bouillons, on la presse à travers un tamis de crin ou d’un linge fort clair.

D’autre part, on a les mêmes racines divisées longitudinalement en morceaux minces qu’on fait revenir dans le beurre, et qu’on jette dans la liqueur ci-dessus où on les fait cuire ; il est possible d’ajouter à ce bouillon, pour lui donner plus de consistance et le rendre plus substantiel, une cuillerée de farine de fèves, de pois, de lentilles et haricots, ou bien encore d’y faire du riz au maigre ; enfin, les racines consacrées aux potages doivent toujours être préalablement râpées ; dans cet état, elles fournissent tous leurs principes. Il en faut moins pour obtenir une plus grande quantité de matière alimentaire. Une racine qui séjourne à la marmite tout le temps que dure la préparation du bouillon ne fournit à la décoction de viande qu’un foible extrait, et celui qu’elle contient encore se trouve combiné pendant la cuisson avec la matière fibreuse qui constitue le corps, ou les charpentes, ou les qualités de la graine qu’on sert souvent entière ou divisée dans le potage ou autour du bouilli.

Soupe au riz. On sait combien ce grain crevé d’abord dans l’eau, cuit ensuite dans du bouillon gras ou maigre, accommodé à la graisse ou au beurre, présente de mets différens, mais toujours agréables et savoureux ; il s’agira ici de celui proposé pour les indigens, et préparé par conséquent avec les moyens les plus économiques.

Prenez du riz 20 liv.
— des pommes de terre 60
— des pois 10
— des carottes 14
— de potirons ou citrouilles 10
— des navets 15
— du beurre fondu 4
— du sel 4

On lave le riz à deux eaux bouillantes, puis dans une eau froide, après quoi on le met sur un feu modéré, pendant la nuit, pour le faire crever doucement dans un vaisseau bien couvert.

Le lendemain, on fait cuire les pommes de terre, qui doivent avoir été lavées ; on ne met au fond de la marmite qu’un peu d’eau et de sel pour les laisser cuire, bien couvertes, dans leur propre humidité ; le potiron, les carottes et les navets seront cuits de même ; en sortant ces objets de la marmite, on les réduit en bouillie le plus exactement, en y versant de l’eau peu à peu, broyant et passant au travers d’une passoire, comme pour la purée de pois. On verse alors toute cette purée dans la marmite du riz ; on y ajoute le sel et le beurre, et l’on fait cuire à petit feu, pendant deux heures, en remuant toujours ; après quoi, on y jette le pain en petits morceaux, et l’on tient encore cela sur le feu une demi-heure ; le tout est alors capable d’être servi, avec une cuiller de bois qui contient une demi-bouteille ou chopine de Paris, c’est la ration ordinaire ; suivant des expériences soutenues pendant trois mois, une livre de cette substance suffit, à peu de chose près, à la nourriture journalière d’un adulte, et revient à peine à cinq ou six centimes. On en préparera une moindre dose, si l’on veut, en diminuant chaque article dans la même proportion. Si, par exemple, on ne prend que dix livres de riz, on ne prendra non plus que trente livres de pommes de terre, et ainsi des autres matières. Si l’on n’a pas de racines fraîches, on en prendra de sèches, mais en moindre quantité, et on les réduira en poudre. On peut suppléer au beurre avec du lait, et encore mieux avec du lard.

Cette composition de soupe est celle que faisaient distribuer aux pauvres, avant la révolution, sous le nom de riz économique, les curés des paroisses de Saint-Roch et de Sainte-Marguerite. N’en doutons pas, dès que les fonds des secours à domicile seront en proportion des besoins, et que leur administration aura reçu le perfectionnement qu’elle attend, ces pasteurs zélés et charitables auront des successeurs. Tout nous promet un avenir plus heureux : peut-être n’est-il pas loin de nous, le temps où les membres des comités de bienfaisance auront la consolation de pouvoir dire, comme le ci-devant curé de Saint-Étienne-du-Mont, à la fin de l’hiver de l’année 1787 : S’il est un pauvre qui ait souffert, et que je n’aie pas soulagé, qu’il m’accuse, car mes paroissiens ne m’ont pas laissé manquer de moyens pour les secourir. Mais le riz économique, malgré la vogue qu’il a eue, est plutôt une bouillie épaisse qu’une véritable soupe ; et, sous la première forme, les farineux, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, rapprochés et moins délayés, présentent une masse visqueuse, que les sucs digestifs ne peuvent que difficilement pénétrer, dissoudre et changer en notre propre substance. Qu’arrive-t-il ? ils séjournent peu dans l’estomac, et sont pour ainsi dire précipités par leur propre poids dans les entrailles, ce qui fait que l’appétit renaît bientôt, souvent même avec plus d’énergie qu’auparavant ; car on sait maintenant que, l’espèce de préparation donnée aux différens mets en facilite plus ou moins la digestion, et que beaucoup d’alimens deviennent plus nutritifs dès qu’on saisit le point d’apprêt et la consistance qui leur convient le mieux.

Nous ne formons aucun doute qu’un jour l’orge mondé, proposé pour suppléer le riz, et préparé à l’instar de ce grain, ne devienne un secours habituel pour les indigens, et une ressource pour toutes les classes de la société ; chacun y trouvera à peu de frais et sans aucun embarras une nourriture toute prête, d’où résulteroit une économie de temps, de combustible et de main-d’œuvre : ce seroient des potages économiques d’orge, non moins utiles que les soupes aux légumes, par lesquelles nous terminerons cet article.

Soupe aux pommes de terre.
Tête de bœuf 12 liv.
Pommes de terre 9 boiss.
Ognons 1 liv.
Poivre 1 once.
Sel 1 liv. ½
Eau 80 pintes.

Faites bouillir la viande dans l’eau sur un feu doux, réduite à soixante pintes, écumée avec soin ; les pommes de terre et les ognons bien pelés sont mis à la marmite avec le sel ; le poivre seul est ajouté peu de temps avant de tremper la soupe ; il faut une pinte de bouillon par personne.

Soupe au riz et aux pommes de terre. Sur une livre de riz, mettez quatre ou cinq livres de pommes de terre, une livre de pain, environ deux onces de sel, quatre pintes d’eau, mesure de Paris, et trois demi-setiers de lait ; faites crever le riz dans deux pintes d’eau ; à mesure où il s’épaissit, mettez-y, par intervalles, de l’eau chaude, jusqu’à ce qu’il en soit entré la quantité ci-dessus. Remuez-le toujours, afin qu’il ne s’attache pas au fond du vase. Lorsqu’il est cuit, versez-y le lait avec le sel, le pain et les pommes de terre ; faites bouillir le tout un instant ; ôtez-le de dessus le feu et continuez de le remuer pendant un demi-quart d’heure ; il faut environ trois heures pour l’apprêter. Avant de mettre les pommes de terre dans le riz, on les fait cuire dans l’eau, on les pèle et on les écrase comme pour en faire du pain. On coupe le pain en tranches très-minces.

On trouve ainsi dix portions de deux grandes cuillerées chacune par livre de riz préparé selon cette méthode ; on pourroit même en faire davantage en ajoutant une plus grande quantité de pommes de terre. Le goût qu’elles communiquent au riz n’est point désagréable, et elles sont par elles-mêmes une fort benne nourriture, comme l’ont éprouvé quelques familles, qui, faute d’autre aliment, n’ont presque subsisté, pendant les hivers entiers, que de pommes de terre cuites sous la cendre, et qui se sont portées aussi bien que celles qui n’ont point été réduites à cette extrémité.

Soupe aux grosses fèves. Prenez six livres de cosses de pois verts de jardin, dont le parchemin soit enlevé ; huit livres de jeunes gousses de fèves avec leurs fruits ; trois livres de feuilles d’oseille ; trois livres de feuilles de cardes poirées blanches.

On fait cuire le tout dans quatre-vingt-quatre pintes d’eau, mesure de Paris ; ensuite on ajoute une livre de graisse de cochon, roussie avec un peu de farine ; quatre livres de riz cuit et réduit en bouillie ; quatre livres de pois secs et réduits en bouillie ; une livre et demie de sel commun ; deux gros de poivre.

Après quelques minutes d’ébullition, on jette la liqueur sur vingt livres de pain coupé, d’où résulte une bonne soupe, très-nourrissante, qui fait vivre par jour quarante pauvres, sans que pour la préparer il ait fallu brûler beaucoup de bois, ni faire une grande dépense.

Soupe au blé. Le maréchal de Vauban, ce guerrier philanthrope, nous a laissé dans ses manuscrits la recette d’une soupe économique, dont il proposoit l’usage pour les soldats, préférant cette nourriture à celle d’un pain mal pétri, plus souvent encore mal cuit et composé quelquefois de farines avariées, parce qu’alors les vivres étoient beaucoup moins bien administrés qu’aujourd’hui.

Cette recette consiste à prendre une livre de froment bien lavé qu’on fait macérer pendant toute une nuit ; on la renouvelle ensuite, et on fait bouillir jusqu’au moment où le grain crève ; puis on l’écrase avec une cuiller à pot, comme pour une purée ; après cela, on prend un quarteron de lard divisé par morceaux, comme de gros lardons ; on le fait fondre à part avec un ognon, des poireaux ou des ciboules, ou toute autre espèce d’assaisonnement. On y ajoute du sel, et on cuit le tout avec le lard fondu ; on verse ensuite de l’eau dans la marmite, on remue bien, on laisse bouillir de nouveau un certain temps, moyennant quoi la soupe est en état d’être servie et mangée.

D’après le calcul de Vauban, deux livres de froment, un quarteron de lard, ainsi traités, sont en état de fournir trois rations, dont chacune revenoit, dans le temps, à neuf deniers. Il ajoute que cette soupe deviendroit plus substantielle en substituant de l’orge mondé au blé.

Cette dose, comme on sent bien, peut être augmentée ou diminuée pourvu qu’on observe la même proportion ; il est possible aussi, à la place de lard, d’employer une autre viande ou graisse, quand on a la facilité d’en avoir.

Tout en applaudissant aux vues d’utilité dont Vauban étoit animé pour la conservation et le bonheur du soldat, nous ne pouvons nous dispenser de faire remarquer que s’il est facile d’avaler l’enveloppe des semences légumineuses lorsqu’elles sont dans leur état d’intégrité, rien n’est plus désagréable que de la rencontrer sous la dent dès que ces graines sont en purée. Or, l’écorce du blé avec le germe ne formant dans la soupe dont il s’agit aucune combinaison avec l’eau, devenus même par la cuisson une matière cornée, la mastication ne sauroit les broyer que difficilement, ce qui produit dans la bouche et à la gorge un effet désagréable.

On a droit d’être étonné que Vauban, qui n’a pas dédaigné de descendre à la considération des premiers besoins du soldat, n’ait pas songé à faire dépouiller et écorcer le blé, puisque, dans son temps, il y avoit déjà à la suite des armées des moulins à bras ; la farine blutée, employée à la place de grain, auroit épargné par conséquent beaucoup d’embarras, de temps et de combustible, en même temps qu’il en seroit résulté une soupe plus agréable, plus digestible et plus homogène.

Une autre remarque peu favorable encore à cette soupe, c’est que le froment qui en est la base, est regardé avec raison comme le farineux le moins propre à ce genre de préparation, et le plus convenables la panification ; la farine d’orge devroit, dans ce cas, lui être toujours substituée, d’autant mieux qu’elle a encore l’avantage de coûter environ la moitié moins que celle de froment ; d’ailleurs, en supposant qu’on n’eût que celle-là à sa disposition, il faudroit encore s’y prendre différemment pour la mieux combiner avec la graisse et les assaisonnemens. Avant de l’étendre dans l’eau pour en former un bouillon, on pourroit de plus simplifier et abréger la manipulation, ce qui est très-important, surtout aux armées, où le plus léger embarras rend impraticable la meilleure vue pour l’avantage du soldat.

La composition et la préparation des soupes aux légumes, dites à la Rumford, peuvent être très-applicables à la soupe du maréchal de Vauban, si l’une et l’autre n’avoient des inconvéniens réels à la suite des armées, tandis que celles que nous allons faire connoître peuvent leur devenir d’une grande utilité.

Soupe de farine grillée. Cette soupe n’exigeant pas de longs préparatifs, et étant composée d’ingrédiens peu coûteux, que l’on porte aisément avec soi, elle forme, en Bavière, la nourriture des bûcherons qui sont obligés de s’enfoncer dans les bois. Les pauvres, en Allemagne, et même les paysans qui jouissent d’une certaine aisance, aiment beaucoup cette soupe ; en voici la préparation :

Prenez un petit morceau de beurre, mettez-le sur le feu dans un poêlon de fer ; ajoutez-y quelques cuillerées de farine de froment ou de seigle ; remuez fortement le tout avec une large cuiller de bois, ou avec un large couteau, jusqu’à ce que le beurre soit fondu et que la farine prenne une couleur de brun foncé. Il faut remuer sans cesse pour empêcher la farine de brûler. Une demi-once environ de cette farine, cuite avec trois quarts de pinte d’eau, forme une portion de soupe aussi agréable que salubre, pourvu qu’on l’assaisonne avec du sel, du poivre et du vinaigre, et qu’on y mette des tranches de pain au moment de la servir.

Soupe au lait. Dès que le lait est prêt à bouillir, il faut le verser sur le pain découpé en tranches et mis dans la soupière, puis la recouvrir. En faisant le contraire, c’est-à-dire en jetant le pain dans le lait sur le feu et le laissant bouillir un moment, on court les risques de le coaguler.

Le fluide qui reste après que la crème a été battue, porte le nom de lait de beurre, dénomination fort impropre, puisqu’il ne contient pas un atome de beurre, et que quand la crème n’a pas trop d’aigreur, ce fluide n’est autre chose que du véritable lait comparable au lait écrémé ; il est aussi bon et aussi nourrissant.

Ce sont de ces vérités dont on ne paraît pas assez convaincu. Les habitans des campagnes n’en paraissent pas assez persuadés, car ils font servir le lait de beurre à la soupe des valets de la ferme, ou à la nourriture des pauvres.

Soupe à l’ognon.
Prenez farine d’orge 1 liv.
Ognons rouges ou blancs 2 ½
Beurre ou graisse 1 ½
Poivre concassé 2 gr.
Sel fondu 3 onc.

Quand les ognons sont divisés par petits morceaux égaux entr’eux, on les fait frire dans le beurre jusqu’à ce qu’ils aient acquis une couleur blonde ; alors la farine dans laquelle se trouvent mêlés le sel et le poivre est ajoutée par portions ; on remue le tout vivement et fortement, et, un quart d’heure après, on retire la matière du feu ; elle pèse environ une livre et huit onces, et forme dix-huit rations à une once et demie chacune, d’une matière grasse, pulvérulente et assez maniable pour être renfermée dans du papier.

Pour préparer cette soupe, on prend une once et demie de substance qu’on délaie dans seize onces d’eau, qu’on expose jusqu’au moment de l’ébullition ; on y met alors une once de biscuit broyé, ou une once et demie de grain, d’où résulte une soupe consistante et savoureuse.

D’après un simple apperçu, je crois pouvoir assurer que les prix actuels auxquels se vendent les objets qui constituent cette soupe, peuvent élever la ration au plus à six centimes, y compris le combustible et la main-d’œuvre. Ce taux pourra même baisser quand les denrées diminueront.

À l’égard de la conservation de cette soupe sèche, j’ai assez de données pour prononcer qu’elle pourra se garder en bon état pendant au moins un mois, et comme il n’entre point de viande dans sa composition, je suis autorisé à croire que la moisissure et la puanteur ne peuvent l’atteindre, qu’elle servira un mois après sa préparation, et qu’en s’altérant, ce ne sera qu’une véritable oxigénation qu’elle subira. Or, il existe des cantons dont les habitans font leurs délices du beurre fort et du lard rance.

Il a été unanimement reconnu par ceux qui ont assisté, sans prévention, à la confection de cette soupe, et à sa dégustation, qu’elle présentoit à l’œil, au goût et à l’odorat, tous les caractères d’une bonne soupe, et qu’à raison de la facilité de trouver par-tout les ingrédiens qui la composent, de la promptitude de sa préparation et de la commodité de son transport, elle pourroit devenir, dans beaucoup de cas, d’une grande ressource à l’armée surtout, où l’on manque quelquefois de viande, de temps et de combustible ; que, donnée alternativement avec celle de viande, elle étoit susceptible de soutenir l’estomac du soldat comme elle soutient celui des habitans des montagnes qui en font un usage habituel, en Suisse et en Allemagne ; quoiqu’ils soient occupés aux travaux les plus pénibles de l’agriculture.

Douze onces de cette poudre, formant en tout huit rations, mises dans un pot, dans une boîte ou dans un boyau, peuvent procurer à un soldat de quoi faire la soupe pendant une semaine sans surcharger son équipage, et lui donner en même temps la certitude qu’en arrivant chez l’ennemi, il trouvera, dans les endroits même les plus dénués de ressources, de l’eau et du combustible pour former, dans l’espace d’un quart d’heure, vingt onces d’une soupe substantielle et savoureuse, et d’un goût qui plaît à la généralité des consommateurs.

Ceux qui ont cherché à jeter de la défaveur sur la soupe à l’ognon, ne semblent pas avoir saisi ses véritables avantages. Il y a tout lieu de croire qu’un examen plus approfondi les auroit bientôt convaincus qu’elle ne peut, par sa composition, donner lieu à aucune crainte sur ses effets ; la recette ne demande point de farine de froment, mais celle d’orge, et encore après avoir fait subir à ce grain la torréfaction ; l’ognon qui frit dans le beurre n’y laisse que ses squammes séchées sans aucune humidité, et dont l’odeur et la saveur ont été enlevées par la graisse. Cette soupe, en un mot, est analogue et même supérieure à celle que les voyageurs, à leur arrivée dans les auberges, font préparer instantanément avec de l’ognon frit à la poêle, dans un peu de saindoux, de beurre ou de lard, et auquel on ajoute une poignée de farine pour lui donner de la consistante et la propriété alimentaire. Quiconque a suivi les armées, sentira aisément qu’il est impossible d’admettre à leur suite la soupe aux légumes, dite à la Rumford, pour les troupes en campagne, vu la rapidité de leurs mouvemens, la multiplicité des détachemens et l’embarras qu’exigeroit, dans les marches, l’attirail de sa préparation ; la soupe à l’ognon, par la facilité d’en former d’avance des approvisionnemens pour un mois, est un nouveau bienfait pour le soldat, que l’on doit s’efforcer de lui faire connoître et apprécier les avantages sous les rapports de la santé et de l’économie, dans toutes les circonstances où les évènemens de la guerre peuvent le placer.

Soupe aux légumes. On trouve, dans un écrit imprimé à Saintes, en 1680, et publié par un missionnaire, la composition de deux soupes économiques, l’une destinée pour les pauvres et l’autre pour les personnes riches ; l’orge et les semences légumineuses, et sur-tout les haricots, en forment la base, ce qui leur donne une grande analogie avec les soupes à la Rumford, et semble faire croire que ces soupes appartiennent originairement à la nation française.

Loin de nous cependant la pensée d’affoiblir la reconnoissance qu’on doit à ce philosophe bienfaisant, en revendiquant une partie de ce qu’il a fait pour le soulagement des pauvres, et pour arrêter la mendicité à Munich, où ses lumières et sa philanthropie laisseront un long souvenir. Ce qu’on ne pourra jamais lui ravir, c’est l’idée d’avoir établi des ateliers de subsistances, des cuisines publiques où les pauvres, comme l’ouvrier, peuvent se procurer, à un prix très-modique, un aliment tout à la fois substantiel et salubre, en mettant à profit les lumières que la physique et la chimie offrent maintenant dans les laboratoires pour une meilleure distribution de la chaleur.

En portant les regards sur les élémens principaux dont ces soupes sont composées, on voit qu’ils appartiennent à des végétaux dont l’usage nous est très-familier, qu’ils conviennent à tous les climats, à tous les terrains et à tous les aspects ; que leur culture est facile, et leur récolte plus certaine, plus abondante que celle de la plupart des autres productions.

Examinant ensuite dans la classe des semences farineuses, quelle est celle qui doit avoir la préférence pour la préparation des soupes économiques, nous ne formerons aucun doute que ce ne soit l’orge. Depuis Hippocrate jusqu’à nous, ce grain constitue, sous différentes formes, le régime des malades ; il est présenté dans tous les ouvrages diététiques comme un aliment médicamenteux. Les autres bases de cette soupe sont les haricots et les pois, sur-tout les pommes de terre, dont l’utilité est aujourd’hui généralement reconnue.

Le beurre, l’huile, le lard, le saindoux, la graisse de veau et d’oie, le suif de bœuf et de mouton, peuvent être indifféremment employés à la confection des soupes. Mais il n’y a pas de gourmet qui ne sache très-bien que la graisse du pot et de rôti méritent la préférence ; cette dernière sur-tout, parce qu’ayant éprouvé une sorte de torréfaction, elle jouit, dans cet état, d’une sapidité infiniment plus marquée, qui relève la fadeur des autres substances. M. Bourriat, dont le zèle pour tout ce qui est utile aux pauvres est sans bornes, nous a communiqué d’excellentes observations sur la préparation de la graisse la plus convenable pour ce genre d’aliment ; nous allons en insérer ici un extrait.

Préparation de la graisse pour les soupes aux légumes. En considérant les propriétés les plus générales des corps gras, on remarque qu’ils ont, entr’autres, celles d’absorber les principes aromatiques avec lesquels ils se trouvent eu contact pendant leur exposition au feu ; ils les retiennent même, quoique chauffés à une température assez élevée ; on en a la preuve dans la graisse de rôti, dans celle qu’on retire sur le bœuf à la mode et sur les autres viandes cuites ainsi dans leur jus ; on retrouve dans les légumes accommodés avec ces graisses la saveur de la viande rôtie qui l’a fournie, et les aromates qui ont été ajoutés au bœuf à la mode.

La graisse du pot au feu ne possède pas à un si haut degré cette propriété ; il est facile d’en donner la raison ; le pot au feu, pour m’expliquer vulgairement, est une décoction de viande et de légumes dans une certaine quantité d’eau : or, dans cette circonstance, les sucs et l’arôme de la viande se trouvent beaucoup plus délayés que dans les circonstances précédentes ; cependant la graisse, quoique moins sapide à cause de la privation de l’extrait de la viande, conserve un arôme plus délicat qui la fait rechercher par les pâtissiers pour la préparation des pâtés feuilletés, et pour donner à la friture plus de finesse et de sécheresse ; c’est aussi par la torréfaction que les graisses acquièrent plus de sapidité, si l’on compare une graisse extraite de l’eau bouillante, et la même graisse obtenue sans eau et légèrement grillée, la première sera très-blanche, presque sans saveur et sans odeur, la deuxième, odorante et savoureuse.

En poursuivant cette observation pour tâcher de s’en rendre compte, nous en trouvons facilement l’explication, en examinant ce que sont la panne et les autres parties graisseuses des animaux, nous les voyons toutes plus ou moins consistantes ; ce sont des sucs huileux logés dans des membranes ou vésicules minces ou épaisses, recouvertes, le plus souvent, de petites ramifications veineuses qui portent des liquides sanguins ou lymphatiques. Si l’on divise par petits morceaux, ces matières graisseuses, et qu’on se détermine à les fondre sans addition d’eau, la chaleur racornit les membranes et les petits vaisseaux qui y restent ; la graisse prend alors de la couleur qui augmente à mesure que l’humidité se dégage ; on sent aussi une odeur assez agréable qui emporte avec elle cette humidité contenue dans la panne ; les muscles et les vaisseaux ont donné à la graisse ainsi préparée, cette odeur et cette sapidité qu’on lui trouve après l’opération, puisqu’il n’y a eu aucune addition que le calorique qui a servi, en racornissant les membranes, à extraire la graisse et les autres sucs. Toutes les parties constituantes de la panne ainsi rapprochées par la dissipation de l’humidité, et en contact avec la graisse, lui communiquent les propriétés qu’elle acquiert par cette préparation.

Pour fortifier de plus en plus l’opinion de M. Bourriat, je ferai remarquer que les graisses qui ont chacune le caractère des individus auxquels elles ont appartenu sont infiniment plus savoureuses, lorsqu’on les fait fondre et torréfier légèrement avec quelques petites portions de chair ; c’est alors qu’elles acquièrent une saveur et une odeur beaucoup plus agréables : dans cette circonstance, elles se combinent avec une plus grande quantité de sucs fournis par la chair, et se rapprochent par là de celles des rôtis.

La graisse de cochon, très-blanche, obtenue à l’aide de l’eau bouillante, est peut-être la seule qui n’acquiert pas, par la torréfaction, cette saveur agréable ; elle contracte seulement une sorte d’âcreté qui résulte du dégagement ou de la fabrication de l’acide acéteux qui a lieu dans cette circonstance.

Ce sont les différentes données que je viens de présenter qui ont déterminé M. Bourriat à recommander, pour la composition des soupes économiques, une préparation de graisse analogue à celle des viandes rôties, et qu’il n’est guères possible de se procurer qu’en petite quantité.

Après avoir recherché, s’il existoit dans le commerce des graisses plus abondantes les unes que les autres, s’il n’y en avoit pas d’un prix inférieur, si enfin quelques unes, en réunissant ces premières qualités, n’avoient point encore celles d’être plus sapides et d’une odeur plus marquée, M. Bourriat a trouvé deux de ces avantages, du moins dans les graisses de bœuf et de mouton : aussi ce sont celles-là qu’il a proposé d’employer ; la manière de les préparer consiste à choisir, de préférence, les parties graisseuses qui sont les plus accompagnées de muscles ou de chair musculaire, leur prix diminue même en proportion de ce qu’elles en contiennent ; on les divise par petits morceaux, on les fait fondre et un peu torréfier ; il faut alors les jeter dans un linge peu serré ; la graisse coule et doit être reçue dans un pot de grès. Lorsqu’elle est à moitié refroidie, on y ajoute du poivre, du girofle concassé, un bouquet de thym et de laurier ; aussitôt qu’elle est entièrement figée, on couvre le pot qui la contient et on la met dans un endroit tempéré ; il ne s’agit plus que d’ajouter cette graisse à la soupe, trois heures avant d’en faire la distribution.

Composition des soupes aux légumes. Chargé par le comité général de bienfaisance d’examiner toutes les propositions faites au gouvernement, dans la vue de procurer une subsistance aux hommes que le défaut de travail et les événemens de la révolution a réduits à un dénûment absolu, j’ai consigné, dans plusieurs rapports présentés au ministre de l’intérieur, les divers moyens qui pouvoient provoquer et multiplier les établissemens de soupes économiques ; deux de ces rapports ont été publiés par ses ordres, l’un en l’an 8, et l’autre en l’an 9. M. Cadet Devaux, dont le zèle et la philanthropie sont connus, en a donné un extrait dans le journal d’Économie rurale et domestique, n°. 22, nivose an 13. Après avoir payé, comme nous l’avons fait, un juste tribut de reconnoissance à M. le Comte de Rumford et à M. Benjamin Delessert, il ajoute que l’idée des soupes économiques a été conçue par un médecin français (Helvétius), et qu’on la trouve dans son Traité des maladies les plus fréquentes, et des remèdes spécifiques pour les guérir, avec la méthode de s’en servir pour l’utilité du public et le soulagement des pauvres ; pour ne laisser rien à désirer sur cet objet, je vais transcrire ici son procédé :

Manière de faire des bouillons à peu de frais pour cinquante personnes. Prenez quarante pintes d’eau et les mettez dans un chaudron enté sur un fourneau, tel que celui des teinturiers : de cette manière, il ne faudra que le tiers du bois qu’on emploie ordinairement.

Il sera bon qu’il y ait un gros robinet au bas de ce chaudron, pour en tirer le bouillon aisément et promptement ; si l’on n’a pas cette commodité, on pourra se servir d’une marmite de fer ordinaire, et la pendre à la crémaillère.

Quand l’eau sera tiède, jetez-y une demi livre de sel au plus, et y mêlez deux livres de gruau ou d’orge mondé cuit pour épaissir la soupe et lui donner bon goût.

On observera de faire cuire les racines et les herbes potagères ou légumes dont on voudra se servir dans une marmite à part, de la manière suivante ; parce que si on les faisoit cuire dans le grand chaudron, il faudroit employer plus de temps et plus de feu, ce qui feroit diminuer le bouillon.

Prenez deux livres de beurre salé, de graisse ou de lard, faites-les fondre dans une marmite qui soit de telle grandeur, que vos herbes la puissent remplir tout à fait.

Jetez dans cette graisse ou dans ce beurre roussi, les herbes épluchées, lavées et coupées menues, et remuez-les souvent, afin que le tout se cuise également.

Si vous prenez des choux, ognons, concombres, citrouilles, navets, poireaux et telles autres racines, herbes ou légumes, il faut les couper par petits morceaux, afin qu’elles puissent être mêlées plus également lorsqu’elles seront mises dans la grande marmite. Pour relever les potages, vous y ajouterez un peu de ciboules, d’aulx ou d’échalotes.

Si vous voulez mettre des pois ou des fèves dans vos potages, prenez-en un demi-boisseau, et faites-les moudre après les avoir fait sécher au four, ils cuiront alors en un quart d’heure ; d’ailleurs, si vous les laissez en leur entier, il ne se peut faire que ce demi boisseau, partagé en cinquante portions, se répande également.

Les pois, le riz, l’avoine et l’orge mondé, moulus ou battus, se cuisent en un quart d’heure, comme de la bouillie ; au lieu qu’il faut bien du temps et des façons pour les faire cuire lorsqu’ils sont entiers.

Lorsque les racines, herbes ou légumes seront cuits dans la petite marmite, on les jettera dans l’eau bouillante du grand chaudron, et l’on fera bouillir le tout ensemble pendant un quart d’heure, plus ou moins.

Quand on sera prêt à tremper la soupe, on ajoutera une cuillerée de poivre dans le bouillon, et ensuite on y ajoutera promptement vingt-cinq livres de pain coupé par petits morceaux, gros comme la moitié du pouce, et non par petites tranches. Plus la soupe est chaude quand on la mange, plus elle fortifie et rassasie : c’est pourquoi il sera bon, si cela se peut commodément, de faire bouillir le pain avec le bouillon, l’espace d’un miséréré.

Tableau des soupes économiques. Les tableaux que nous allons présenter serviront à prouver d’une part, qu’on peut varier à volonté la saveur et la consistance des soupes ; que de l’autre, les difficultés locales pour se procurer les substances y dénommées, ne sauroient être un motif pour renoncer aux avantages de ce genre d’aliment. En observant attentivement les proportions de chacune, il est facile de les remplacer par d’autres substances d’un prix inférieur, telles que le maïs, le sarrasin, le millet, dans certains cantons, au lieu d’orge, en les augmentant ou les diminuant, suivant la consistance qu’elles donnent à l’eau.

PREMIER TABLEAU
Pour trois cents soupes économiques.
Eau de rivière, ou eau pure 800 liv.
Pommes de terre 60
Orge mondé 25
Haricots, pois ou lentilles 26
Graisse préparée 2
Sel 5
Ognons 1
Céleri, les feuilles seulement 2
Herbes cuites
Thym et laurier sec, de chaque 3 g.
Persil 3 onc.
Poivre 1 onc.
Bois brûlé pendant la cuisson de 40 à 50 liv.

Dès la veille au soir, on commence à cuire les pommes de terre dans une marmite surmontée d’un fond percé, placée à côté de la grande, qui doit contenir les soupes ; une heure au plus suffit pour cette opération : lorsqu’elle est achevée, on met dans la même marmite, des haricots, qui trempent depuis la veille dans un vaisseau de terre avec un peu d’eau froide ; à mesure qu’ils absorbent cette eau en cuisant, on en ajoute d’autre, avec la précaution de ne jamais les noyer ; moins l’eau surnage, et mieux la cuisson s’opère : sitôt qu’on les juge cuits, il faut en passer une partie par un cylindre creux, percé de beaucoup de trous, pour, à l’aide de cet instrument en former une purée ; le reste se mêle ensuite avec cette purée, sans être écrasé. On conserve le tout dans un vaisseau de terre ou de bois ; on profite de la chaleur qu’a le fourneau, après avoir cuit les pommes de terre et les haricots, pour y mettre l’orge humectée avec suffisante quantité d’eau ; on ajoute un ou deux petits morceaux de bois, et l’orge crève ainsi toute la nuit, et se laisse facilement pénétrer par l’eau ; chaque grain est considérablement renflé, et n’offre plus qu’un riz de la plus grande blancheur. Pendant ces diverses cuissons, qui se font sans peine et qui n’exigent qu’un peu de surveillance, on pèle les pommes de terre ; le lendemain, au moment de les ajouter a la soupe, on les passe au cylindre.

C’est le matin, à six heures, qu’il faut commencer à allumer le feu sous la grande marmite, dans laquelle on a mis l’excédant de l’eau nécessaire aux diverses cuissons qui ont lieu. On délaie l’orge, les haricots et les pommes de terre ; on coupe les légumes verts en petits morceaux avant de les ajouter. Après une heure d’ébullition, on met la graisse et le sel ; les aromates ne doivent y être mêlés qu’une demi-heure avant de distribuer la soupe.

La préparation des haricots, de l’orge et des pommes de terre peut se faire également la veille au matin, pendant que la grande marmite bout. Cette préparation de la veille au soir n’est bonne que pour la première fois, attendu qu’on ne pourrait pas distribuer à midi une soupe, dont diverses substances qui y entrent demandent elles-mêmes une préparation préliminaire qui dure une matinée, comme l’orge, par exemple.

On observera que l’orge doit être retirée de la marmite, le soir, si on la cuit le matin. En préparant ainsi la veille au matin les substances qui doivent servir à la soupe du lendemain, il n’y a réellement que la moitié de la journée d’employée à la confection de trois cents soupes. Cette confection qui, en théorie, paroît très-compliquée, est à la pratique de facile exécution.

DEUXIÈME TABLEAU.
Eau. 390 liv.
Riz 20
Ou orge mondé 20
Haricots, lentilles, fèves ou pois entiers, c’est-à-dire, en substance 16
Farine de pois, lentilles, fèves ou haricots 10
Ognons, carottes, choux, poireaux, oseille ou autres plantes potagères 10
Girofle 2 gros.
Persil 3 poig.
Poivre ½ once.
Sel 3 liv. ½
Graisse 3 liv.
Thym, laurier, sarriette ou autres plantes aromatiques 2 gros.
Bois brûlé, de 35 à 40 livres.

On peut mettre ensemble, le matin à cinq heures, dans la marmite, l’orge et les légumes. Après les avoir bien lavés, on y ajoute d’abord trois seaux d’eau ; on augmente ensuite cette quantité en proportion de la cuisson des substances et de leur gonflement ; à huit heures, on y met les plantes potagères, lorsque toute l’eau est ajoutée, et à neuf, la farine délayée, comme il est dit dans la suite : une partie des plantes a dû être frite avec la graisse. On agite bien le tout pendant une heure d’ébullition et sans discontinuer ; ensuite on remue de temps en temps. Les aromates et le sel se mettent, comme il est prescrit au premier tableau ; à midi, la soupe doit être suffisamment cuite et bien faite, si l’ébullition a été soutenue.

TROISIÈME TABLEAU.
Eau 380 liv.
Orge mondé 40
Farine de haricots 12
Idem de lentilles 9
Graisse 2
Sel 5
Poireaux 1
Ognons ½
Carottes 1
Persil, laurier et sarriette, de chaque 1 once.
Poivre 4 once
Girofle 2 g.
Bois 35 liv.

Ce procédé abrège beaucoup l’opération ; il suffit, dans ce cas, d’avoir un fourneau avec des registres. On allume le jeu à cinq heures du matin ; on fait crever l’orge, en ajoutant successivement de l’eau à mesure qu’elle est absorbée ; ensuite on met les légumes coupés, puis les farines qu’on a eu la précaution de délayer dans un vase séparé, avec l’eau de la marmite, avec le sel ou la graisse ; on ajoute les aromates au temps indiqué. Il y a ici économie de bois et de peine. Ce procédé doit être employé dans la saison qui ne permet plus la jouissance des pommes de terre.

QUATRIÈME TABLEAU.
Eau 360 liv.
Farine d’orge 40
Idem de pois 15
Idem de lentilles 10
Graisse 3
Sel 5
Persil 4
Poireaux 2
Herbes cuites 4
Ognons 1
Ail 1 once
Thym, laurier, de chaque ½ once
Poivre 1 once
Bois 28 à 30 liv.

Ce procédé du quatrième tableau est le plus prompt et le plus facile à exécuter, et il ne s’agit que de délayer, dans un vase séparé, les farines avec l’eau préalablement échauffée dans la chaudière. Le moyen est constamment le même pour toutes les farines, c’est-à-dire qu’il faut ajouter d’abord peu d’eau dans le vase, et l’augmenter jusqu’à ce que l’on ait une bouillie assez claire pour passer par un tamis de crin peu serré ; on la mêle, en cet état, à l’eau restée dans la marmite avec les légumes qui, cette fois, y ont été mis les premiers. La soupe peut être commencée à neuf heures du matin, et finie à une heure après-midi. On ne donne ici ce procédé que pour prouver combien il est possible de varier les soupes, ainsi que les substances qui les constituent ; ce sont quatre méthodes qu’on peut varier à l’infini, selon les habitudes du pays, la saison et les facultés que l’on a de se procurer au meilleur compte, telle ou telle substance, plutôt que telle autre.

CINQUIÈME TABLEAU.
Soupe aux herbes et racines.
Carottes, poireau 2 liv.
Navets 6
Céleri, panais 1
Oseille 4
Cerfeuil 1
Ciboules 1
Orge mondé 35
Ou riz 30
Eau 350 liv.

On fait crever l’orge ou le riz à la manière accoutumée ; on y ajoute les racines, puis les herbes coupées menues, à l’exception du cerfeuil et de la ciboule qu’on hache extrêmement menus et dont on saupoudre le pain avant de verser le bouillon dessus.

L’expérience constante de tous les âges et de toutes les conditions, a démontré qu’il n’est pas de nourriture plus propre à conserver la santé, que celle à laquelle on est accoutumé dès l’enfance. Les soupes aux légumes doivent être regardées comme une continuité de l’usage de la bouillie ou de la panade. Dans l’état de foiblesse et de nullité, si elles formoient essentiellement la base du régime des nouveaux nés, les maladies du premier âge seroient peut-être moins communes et les constitutions plus robustes ?

Mais c’est moins sur la composition des soupes économiques qu’il nous paroît nécessaire d’insister, que sur la facilité et la promptitude de leur confection, et relativement aux avantages qu’il y a dans certaines circonstances critiques de faire subsister un grand nombre d’individus réunis dans la même enceinte.

Avantage des soupes aux légumes. Si l’établissement des soupes économiques a eu d’abord pour objet spécial le soulagement de la classe peu fortunée, l’expérience n’a pas tardé à démontrer qu’on en retireroit d’autres avantages aussi précieux ; d’abord l’économie de combustible, du temps et de la main-d’œuvre, un moyen puissant d’accréditer en France l’usage de l’orge sous toutes les formes, de maintenir et d’étendre même la culture des pommes de terre et des semences légumineuses, et de diminuer, par conséquent, la consommation du pain, effrayante pour ce qu’elle coûte à l’agriculture ; enfin, la distribution des cartes de soupes est peut-être le seul moyen de remédier à l’abus qu’on peut faire des secours en argent, les plus funestes de tous, parce qu’au lieu de soulager les besoins réels, ils ne servent souvent qu’à satisfaire les passions, telles que la boisson des liqueurs fortes et les perfides espérances des jeux de hasard, ce qui contribue à entretenir la fainéantise, d’où naît la mendicité, ce fléau des États.

Qu’on ne soit donc plus étonné si tant d’efforts se sont réunis pour fournir à mille personnes à la fois, à raison de sept centimes et demi par ration de vingt-quatre onces, (ce prix peut diminuer ou augmenter un peu, d’après les proportions de l’abondance des légumes et de leur bon marché) une nourriture fondamentale, et opérer parmi les indigens une révolution dans le mode de se nourrir. Des souscriptions ont été ouvertes dans les différentes contrées de l’Europe, et ont eu un succès tel, qu’on a vaincu leur répugnance, au point que maintenant ils manifestent envers ce genre de secours une prédilection que les préjugés et les critiques tenteroient vainement d’affoiblir. Pourquoi l’usage des soupes économiques ne se répandroit-il pas parmi les citoyens estimables qui, vivant du produit de leur travail, trouveroient dans ces soupes plus de ressources qu’ils ne peuvent s’en procurer avec la même somme d’argent ?

Des traiteurs populaires qui vendroient, dans les quartiers où il y a de grands rassemblemens d’ouvriers, de quoi tremper leur soupe, pourroient venir aux grandes marmites s’approvisionner, ou en préparer chez eux, et en former insensiblement le fonds de leurs cuisines

Le ministre de la marine pourroit également ordonner, dans chacun de nos ports, des distributions pour les ouvriers, et sur-tout pour les matelots dont les humeurs visent au scorbut, maladie si redoutable pour cette classe d’hommes aussi estimable qu’elle est utile. Le célèbre navigateur Cook a dû au régime végétal la conservation de la totalité de son équipage, dans le cours d’un des voyages les plus longs et les plus périlleux qu’on ait encore entrepris.

Que ceux à qui il resteroit encore quelques préventions sur la valeur réelle des soupes aux légumes, au lieu de déplorer, avec un attendrissement affecté, le sort des indigens forcés de s’en nourrir, se transportent dans les cantons les plus reculés des grandes cités, près des hommes des champs, qui ont à vaincre et les chaleurs excessives de la saison, et la fatigue du jour, pour voir et goûter la soupe qu’ils préparent dans leurs chaumières ; ce n’est souvent que de l’eau chaude assaisonnée avec un chétif morceau de lard, et dans laquelle nage un pain noir et compacte ; il n’y en a pas un d’entr’eux qui ne préférât la soupe aux légumes à un pareil potage ; rendons moins indifférens les cultivateurs sur la possibilité d’obtenir, d’une petite quantité de terrain, une grande quantité de subsistances ; montrons-leur à tirer un meilleur parti des ressources locales, et écartons de leurs habitations les maux dont le manque d’alimens ou leur mauvaise qualité sont presque toujours la principale source.

Parmi les améliorations de tout genre introduites dans les hospices civils de Paris, par le conseil général d’administration, l’économie du combustible, une meilleure distribution du calorique et la préparation des soupes aux légumes n’ont pas été oubliées ; mais c’est particulièrement à l’hospice des femmes (la Salpétrière) que l’un de ses membres, M. Richard, d’Aubigny, a fait l’application la plus heureuse des connoissances physiques et chimiques à toutes les parties du service de cette grande maison. La Médecine clinique, par M. Pinel, nous donne le détail de toutes les réformes avantageuses opérées par mon collègue, avec autant de célérité que de prudence et de lumières. Bornons-nous à présenter ici la partie du règlement relative à la cuisine.

Article Ier. La graisse provenant des marmites et des rôtis, est employée préférablement au beurre pour l’assaisonnement des soupes et des légumes.

Art. II. Les potages maigres se préparent avec du premier bouillon fait à raison de cent vingt-cinq pintes d’eau de rivière, et dix livres de différentes plantes potagères pour cent soupes ; lorsque le bouillon est réduit d’un quart par une cuisson lente de cinq heures au moins, on y fait entrer deux livres quatre onces de graisse, ou trois livres de beurre, deux livres deux onces de sel, un gros et demi de poivre et des légumes en purée dans la proportion d’un demi-boisseau pour cent soupes.

Art. III. Les légumes secs trempent dans l’eau de rivière, vingt-quatre heures avant leur cuisson, qui est au moins de cinq heures ; ils sont assaisonnés avec deux livres quatre onces de graisse, ou trois livres de beurre ; deux livres deux onces de sel, un gros et demi de poivre pour deux cents décilitres (cent portions), et ils sont rendus plus sapides par un roux composé avec dix onces de beurre, huit onces de farine et huit onces d’ognons pour deux cents décilitres ; ces préparations achevées, les deux cents décilitres sont saupoudrés de huit onces de ciboule et de persil hachés.

Nous terminerons ces observations sur les avantages que les soupes aux légumes doivent procurer à la société entière, par l’exposé abrégé des principaux points sur lesquels nous avons cru devoir particulièrement insister. Il résulte de ce qui précède :

1°. Que les objets dont est composée la soupe aux légumes sont bons, chacun à part, mais que, réunis par leur combinaison avec l’eau, au moyen d’une cuisson lente, ils offrent un tout plus élaboré, plus homogène, plus économique et plus approprié à l’effet alimentaire.

2°. Que cette soupe, dont on peut infiniment varier la saveur et la consistance, est, dans toutes les périodes de la vie, susceptible de fournir à peu de frais, à l’universalité des consommateurs les moins aisés et de tout âge, une ressource alimentaire que nulle autre ne sauroit remplir aussi avantageusement.

3°. Qu’en accréditant son usage dans tous les établissemens publics où il s’agit de nourrir complètement, à bon compte et sainement, beaucoup d’individus soumis au même régime, ce sera un moyen assuré de maintenir, d’étendre même la culture de l’orge, des semences légumineuses et des pommes de terre, d’où résultera nécessairement une augmentation dans la masse des subsistantes.

4°. Que la nourriture principale, préparée pour 5 à 600 personnes à la fois, produira une épargne considérable sur les frais du combustible, de la main-d’œuvre, et réduira l’aliment au plus bas prix.

5°. Que la soupe aux légumes, préparée ainsi en grand, en commun, et adoptée dans tous les ateliers, opérera une diminution sur la consommation du pain de froment, et que l’excédant de nos récoltes en blé sera toujours une source de richesse pour la France, par le moyen de l’exportation sagement dirigée.

6°. Qu’enfin les hommes placés à la tête des grandes administrations doivent avoir pour objet spécial de multiplier les premières ressources alimentaires, et de soulager un plus grand nombre d’indigens sans une augmentation de dépense, et se bien pénétrer que la véritable aumône consiste à donner du travail et de la soupe aux légumes, et que les secours à domicile sont les plus puissans moyens de prévenir les funestes effets de la fainéantise et de l’encombrement des hôpitaux. (Parm.)