Court Traité/Seconde partie/Chapitre premier

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Traduction par Paul Janet.
Germer Baillière (p. 53-55).


CHAPITRE PREMIER


DE L’OPINION, DE LA FOI ET DE LA CONNAISSANCE.


Pour commencer à parler des modes dont l’homme se compose[1], nous dirons :

1o  Ce qu’ils sont ;

2o  Quels sont leurs effets ;

3o  Quelle en est la cause.

Quant au premier point, commençons par ceux qui nous sont tout d’abord connus, à savoir de certains concepts, ou de la conscience de la connaissance de nous-mêmes[2] et des choses qui sont en dehors de nous.

Ces concepts s’acquièrent soit : 1o  par la foi[3], laquelle foi naît ou bien du ouï-dire ou bien de l’expérience ; 2o  par la vraie foi ; 3o  par une connaissance claire et distincte.

Le premier mode de connaissance est communément sujet à l’erreur. Le second et le troisième, quoique distincts entre eux, ne peuvent nous tromper.

Cependant, pour faire comprendre clairement tout cela, donnons un exemple, tiré de la règle de trois.

1o  Quelqu’un sait par ouï-dire, et seulement par ouï-dire, que, dans la règle de trois, le second nombre est multiplié par le troisième et divisé par le premier ; on trouve par là un quatrième nombre, qui est au troisième comme le second est au premier. Et, quoique celui qui lui a appris cette règle ait pu le tromper, cependant il a conduit son travail conformément à cette méthode, n’ayant pas d’ailleurs de cette règle de trois une autre connaissance qu’un aveugle des couleurs ; et tout ce qu’il en dit n’est autre chose que psittacisme[4], ou parole de perroquet.

2o  Un autre, d’un esprit plus vif, ne se contente pas du ouï-dire, mais il fait la preuve dans quelques cas particuliers, et, voyant que cela est vrai, il y donne son assentiment ; cependant c’est avec raison que nous avons dit que ce mode de connaissance est encore sujet à l’erreur, car comment peut-on être certain qu’une expérience particulière fournisse une règle absolue pour tous les cas ?

3o  Un troisième ne se contente ni du ouï-dire, qui peut être faux, ni de l’expérience particulière, qui ne peut donner une règle universelle, mais il cherche la vraie raison de la chose, laquelle, une fois trouvée, ne peut tromper ; et cette raison lui apprend que, en vertu de la proportionnalité des nombres, la chose doit être ainsi et non autrement.

4o  Enfin, le quatrième, qui possède la connaissance absolument claire, n’a besoin ni du ouï-dire, ni de l’expérience, ni de la logique, parce qu’il aperçoit immédiatement par l’intuition la proportionnalité des nombres [5].





  1. Les modes dont l’homme se compose sont les notions qui se divisent en opinion, foi, connaissance claire et distincte, naissant de chaque chose, en raison de sa nature. (MS)
  2. « Reproduction littérale du texte hollandais, qui est le même dans les deux manuscrits A et B. La suite des idées est la suivante : Nous commençons par les modes de la pensée en opposition aux modes de l’étendue, parce que les premiers nous sont connus immédiatement par la conscience, qui accompagne chaque mode de la pensée ; et, parmi les modes de la pensée, les premiers sont ceux qui sont la représentation d’un objet, à la différence des passions. Mais quel pouvait être le texte latin pour pouvoir, d’une part avoir ce sens et de l’autre se prêter à la traduction hollandaise ? C’est ce que nous ne savons pas. » (Note du traducteur allemand, p. 61.)
  3. Ces notions sont dans ce chapitre attribuées à la foi, mais partout ailleurs à l’opinion, comme cela doit être en réalité. Le traducteur allemand suppose que le texte hollandais est ici une traduction inexacte du texte latin primitif que nous n’avons pas. (P. J.)
  4. C’est l’expression de Leibniz : le texte hollandais porte geklapt als een papegaay. (P. J.)
  5. Ce chapitre est accompagné dans le manuscrit A des quatre observations suivantes, dont le manuscrit B a supprimé les deux premières et ajouté les deux dernières au texte même, à la fin du chapitre. Ce sont vraisemblablement les notes d’un lecteur, et non de Spinoza lui-même, observation qui doit s’appliquer aussi au plus grand nombre de ces notes marginales (P. J.)

    « 1o  Le premier a une opinion ou une croyance seulement par ouï-dire ; 2o  le second a une opinion ou une croyance par l’expérience, et ce sont les deux formes de l’opinion ; 3o  le troisième est assuré par le moyen de la vraie foi, qui ne peut jamais tromper, et c’est la foi proprement dite ; 4o  le quatrième n’a ni l’opinion ni la foi, mais il voit la chose elle-même et en elle-même sans aucun intermédiaire. »