Cousine Phillis/11

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XI


Bien peu de temps après son rétablissement, M. Holdsworth m’accorda huit jours de congé qui me permirent d’aller voir mon père à Birmingham. J’y trouvai la nouvelle société du « propulseur-Manning » fonctionnant au gré d’un chacun, et ma mère déjà pourvue de quelques suppléments de bien-être que son mari s’était empressé de lui procurer. Je fus présenté à M. et à mistress Ellison, dont je vis alors pour la première fois la fille aînée, la jolie Margaret, — aujourd’hui ma femme.

De retour à Eltham, j’y trouvai en pleine voie d’exécution un changement déjà projeté depuis quelque temps, à savoir que nous nous transporterions à Hornby, M. Holdsworth et moi, l’achèvement de cette extrémité de ligne réclamant désormais nos soins assidus et notre présence quotidienne.

Ceci nous rendait infiniment plus commodes nos excursions du côté d’Heathbridge, et dès lors nos relations avec les résidents de Hope-Farm devinrent plus fréquentes. Une fois le travail du jour terminé, nous pouvions fort bien pousser à pied jusque-là, y jouir pendant une ou deux heures des senteurs embaumées du soir, et rentrer chez nous avant que le crépuscule d’été se fût complètement effacé. Que de fois même nous serions restés plus tard dans cette fraîche demeure, — bien différente de l’étroit domicile que la ville nous offrait en perspective, et que je partageais avec mon chef, — si le ministre, pour qui se coucher et se lever de bonne heure étaient deux nécessitas corrélatives, ne nous avait amicalement renvoyés aussitôt après la prière du soir, « l’exercice, » comme il l’appelait.

Chaque fois que je pense à cette saison d’été, le souvenir de mainte heureuse journée se représente à moi, et je retrouve aisément l’ordre des incidents qui se succédèrent en les replaçant dans le cadre que les travaux quotidiens leur faisaient, car enfin je sais que la récolte du blé vient après la fenaison, et que la cueillette des pommes n’a lieu qu’après la rentrée du froment sous granges.

L’installation à Hornby nous prit assez de temps, et, tant qu’elle ne fut pas complète, les visites à Hope-Farm demeurèrent suspendues. Pendant mon séjour auprès de mes parents, M. Holdsworth y était allé une seule fois. Certain soir qu’il faisait fort chaud, il me proposa de partir à l’issue de notre besogne pour aller voir les Holman ; j’avais à terminer la lettre hebdomadaire que j’écrivais chez nous, et il se mit en route sans vouloir m’attendre, me laissant libre de l’aller rejoindre, si bon me semblait. C’est ce que je fis une heure plus tard, malgré une température écrasante qui m’obligea, je m’en souviens, à mettre habit bas pendant la plus grande partie du chemin.

La ferme, quand j’y arrivai, ouverte de tous côtés, était comme enveloppée de silence. Les moindres feuilles d’arbre demeuraient immobiles. Je me demandais s’il pouvait bien se trouver un être vivant au fond de cette habitation muette, quand j’entendis s’élever une voix aiguë et tant soit peu chevrotante : c’était celle de la chère tante Holman, qui, tout en tricotant sous un ciel nuageux, psalmodiait je ne sais quelle hymne.

Je lui rendis compte de ma dernière absence, je lui donnai sur la nouvelle situation de mes parents mille détails qu’elle écoutait avec un intérêt affectueux, et je finis par m’informer du reste de la famille.

« Tout le monde est aux prairies, me dit-elle. Le ministre assure que nous aurons de la pluie avant demain matin, et il veut que sa dernière botte de foin soit abritée d’ici là. Betty, nos hommes, tous s’y sont mis. Le ministre y a même conduit Phillis et M. Holdsworth, appelés, eux aussi, à donner leur coup de main. J’y serais bien allée, mais ce n’est pas précisément à faner que je suis bonne, et d’ailleurs il fallait bien que quelqu’un gardât la maison. Il y a tant de… vagabonds dans le pays.

Au lieu du mot « vagabonds », si elle n’eût tenu à ménager ma susceptibilité, elle se fût servie du mot spécial de navvies, qui s’applique aux ouvriers nomades qu’emploient les chemins de fer. Je ne partageais aucunement ses appréhensions, et, lorsqu’elle m’eut permis de la quitter, suivant de point en point l’itinéraire qu’elle m’avait tracé, je traversai d’abord la cour de ferme ; puis, en longeant l’abreuvoir aux bestiaux, je gagnai le champ des frênes au delà duquel je devais rencontrer « la pièce du haut, » reconnaissable aux deux pieds de houx qui en marquent le point central.

J’y parvins, en effet, sans trop de peine, et j’y trouvai Betty, qui terminait, de concert avec deux autres ouvriers, l’entassement du foin sur un char énorme. Dans un coin de la prairie, on voyait un petit monceau de vêtements (car la chaleur, même à la fin du jour, était encore accablante), plus quelques cruches et paniers près desquels maître Rover, tout pantelant, montait une, garde assidue. Du reste, pas de ministre, pas de Phillis, et je ne voyais pas non plus M. Holdsworth.

Betty, devinant ce que je cherchais des yeux, étendit le bras vers la partie supérieure du champ. Je suivis la direction qu’elle me donnait ainsi, et, sur un large plateau communal, creusé, déchiré, sillonné en tous sens, — montrant çà et là, comme des plaies, ses tranchées de sable rouge, ça et là aussi, comme une étoffe d’or et de pierres précieuses, ses nappes de bruyères et de genêts en fleur, — j’aperçus, à quelques pas de la clôture, les trois personnes que je voulais rejoindre. Leurs têtes étaient groupées, fort près l’une de l’autre, autour du théodolite de Holdsworth. Ce dernier enseignait au ministre comment on obtient un niveau, comment on lève un plan.

Je fus requis, à peine arrivé, de tenir la chaîne et de prendre part à la leçon. Phillis n’y prêtait pas moins d’attention que son père. Tout au plus trouva-t-elle le temps de m’adresser un mot de bienvenue, tant elle craignait de perdre la moindre parcelle des explications fournies au ministre par le complaisant ingénieur.

Les nuages, cependant, devenaient de plus en plus noirs, et, durant les cinq minutes qui suivirent mon arrivée, allèrent épaississant toujours. Un éclair éblouissant ouvrit alors ses ailes de feu, et presque aussitôt un roulement de tonnerre annonça le début de l’orage. Il arrivait plus tôt que je ne l’avais prévu, plus tôt que les autres n’y comptaient. La pluie ne se fit pas attendre et tomba dès l’abord par torrents.

Où fuir ? où se réfugier ? Phillis n’avait sur elle que son vêtement habituel, — pas de chapeau, pas de châle, rien qui la protégeât le moins du monde. Holdsworth retira sa veste, qu’il roula comme il put sur les épaules et autour du cou de la jeune fille, puis, sans presque rien dire, il nous conduisit à la hâte vers une des tranchées de sable dont le sommet, surplombant la base, nous offrait tant bien que mal une espèce d’abri.

Nous étions là fort serrés, tapis l’un contre l’autre, Phillis tout au fond et trop bien empaquetée pour pouvoir dégager ses bras de leur enveloppe étroite, qu’elle s’efforçait en vain de replacer sur les épaules de Holdsworth. Tandis qu’elle se démenait ainsi, l’extrémité de ses doigts vint à frôler le bras du jeune homme, recouvert maintenant d’une simple toile.

« Mon Dieu ! s’écria-t-elle aussitôt avec un accent d’inquiétude et de compassion, vous êtes trempé… À peine délivré de votre fièvre, qui sait ?… Ah ! monsieur Holdsworth, je ne me pardonnerai jamais… »

Tournant un peu la tête du côté de Phillis et lui adressant un amical sourire :

« Si je prends froid, lui dit-il, je n’aurai que ce que je mérite pour vous avoir attirés et retenus sur cette brande. »

Mais Phillis ne s’arrangeait guère de cette explication

« Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-elle, que je suis donc fâchée d’être venue ! »

Le ministre, à son tour, prit la parole.

« Dieu merci, dit-il, le foin est sauvé ; mais la pluie ne cessera pas de sitôt, le temps est trop pris. Mieux vaut donc que je coure à la maison, d’où je vous rapporterai quelques manteaux ; les parapluies ne valent rien quand il tonne. »

Nous insistâmes en vain, Holdsworth et moi, pour que l’un ou l’autre fût chargé de cette mission, et de fait il eût mieux valu que le jeune ingénieur, mouillé comme il l’était, se réchauffât en courant.

Le ministre parti, Phillis put avancer d’un pas et jeter les yeux sur la lande inondée. Plusieurs des instruments de Holdsworth étaient restés exposés à la pluie, qui tombait toujours avec la même violence. Avant que nous eussions pu nous douter de ce qu’elle allait faire, l’enfant s’élança de son refuge, alla recueillir ces divers objets, et les rapporta triomphante vers notre insuffisante retraite. Holdsworth, qui venait de se relever, semblait se demander encore s’il devait l’aider ou non, lorsqu’elle revint tout courant, ses beaux cheveux collés sur les tempes, le regard étincelant de joie, les joues animées par cette course rapide.

« Voilà ce que j’appelle un coup de tête, s’écria Holdsworth au moment où elle lui remit les diverses pièces de son butin… Vous croyez peut-être que je vais vous remercier (ses regards la remerciaient de reste)… Vous vous trompez, miss Holman. Je sais bien, allez, ce que tout cela signifie. Ces gouttes d’eau que j’ai reçues, selon vous, à votre service, vous pesaient quelque peu sur le cœur… Et vous avez voulu vous débarrasser d’une reconnaissance importune en affrontant, pour mon compte, les mêmes inconvénients !… En bien ! mademoiselle, je suis bien aise de vous le dire, cet esprit de vengeance n’est pas chrétien… »

Pour une personne du monde, le badinage qu’il employait ainsi, — c’est, je crois, le mot dont on se sert en France, aurait été aussi transparent que possible ; mais Phillis n’y était point faite, il la troublait et l’embarrassait au plus haut point. Lui reprocher de « n’être pas chrétienne, » c’était là une accusation des plus graves, c’était prononcer un mot dont il est interdit de se jouer. Et bien qu’elle ne comprît pas très-nettement en quoi elle avait pu faillir, elle cherchait néanmoins une excuse.

Holdsworth tout d’abord parut s’amuser du sérieux avec lequel cette innocente se disculpait de toute mauvaise intention ; mais plus la plaisanterie se continuait, plus elle jetait de perplexités dans l’âme naïve de celle qui en était l’objet. À la fin cependant, d’un ton plus grave, trop bas pour être entendu de moi, il lui adressa quelques mots qui la firent taire immédiatement, et qui appelèrent sur ses joues une rougeur singulière.

Le ministre parut bientôt, pliant sous le faix des châles, manteaux et parapluies qu’il nous rapportait. En revenant à la ferme, Phillis se tint constamment fort près de lui : elle me paraissait éviter Holdsworth, qui gardait pourtant vis-à-vis d’elle la même attitude placide, protectrice, attentive.

Je passe sur les détails du retour, et ne me serais pas arrêté aux incidents de cette première soirée, si je ne m’étais souvent demandé, dans le temps, ce qu’il avait pu dire tout bas à Phillis pour la réduire si vite au silence, — et aussi parce que les événements survenus depuis prêtent une certaine importance à ce qui venait alors de se passer.