Cousine Phillis/12

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XII


Quand l’installation de nos bureaux à Hornby fut terminée, j’ai dit, ce me semble, que nos visites à la ferme devinrent presque quotidiennes. Dans cette intimité toujours plus étroite, la tante et moi, nous nous trouvions les moins intéressés. M. Holdsworth, une fois guéri, ne s’appliqua plus autant à se rendre intelligible pour elle. Il causait par-dessus sa tête, pour ainsi dire, avec les autres membres de la famille, et l’embarrassait par ses continuelles ironies. Ce n’était pas chez lui préméditation ; mais il ne savait trop que dire à cette excellente créature, d’une intelligence peu cultivée, et dont toutes les préoccupations étaient circonscrites dans l’étroit horizon de la vie de famille.

On sait quelle espèce de jalousie naïve Phillis inspirait à sa mère, lorsqu’elle entraînait ou suivait le ministre dans une sphère de spéculations plus hautes, inaccessible à la pauvre femme. La plupart du temps, en pareil cas, M. Holman ramenait à dessein la conversation sur les sujets pratiques où l’expérience de la mère de famille lui donnait une supériorité marquée. Phillis alors, — sans même avoir conscience des secrets mobiles qui faisaient agir ainsi le ministre, — s’y conformait tout naturellement, docile aux moindres impulsions paternelles.

Quant à Holdsworth, il inspirait toujours au chef de la famille une espèce de méfiance plutôt exprimée que ressentie, et occasionnée surtout par ces légèretés de parole qui pouvaient faire douter du sérieux de ses pensées ; mais, je le répète, dans les protestations du ministre à ce sujet, on pouvait démêler en première ligne le désir de se soustraire à une espèce de fascination qui, s’exerçant malgré toute sorte de scrupules, s’établissait d’autant plus solidement qu’elle était, à beaucoup d’égards, réciproque. La bonté, la droiture de M. Holman lui avaient gagné, en effet, la sincère admiration de son jeune hôte, à qui plaisaient d’ailleurs son intelligence si nette, son ample et saine curiosité de toute conquête scientifique. Jamais je n’ai vu deux hommes d’âge aussi différent se convenir mieux.

Vis-à-vis de Phillis, Holdsworth se montrait toujours le même, — une espèce de frère aîné, constamment prêt à la guider dans quelques études nouvelles, à lui fournir les moyens d’exprimer telle pensée, tel doute, telle théorie dont elle avait peine à se rendre un compte exact, — et ne se livrant plus désormais que par occasion à ces fantaisies railleuses qu’elle comprenait si malaisément.

Un jour, — c’était pendant la moisson, — il venait de barbouiller sur un chiffon de papier toute sorte d’esquisses, ici un épi de blé, plus loin une charrette de moissonneurs, des pieds de vigne, que sais-je encore ? tout en bavardant avec Phillis et moi, tandis que la bonne tante hasardait çà et là quelques remarques d’ordinaire à contre-sens. S’interrompant soudain :

« Voyons, dit-il à Phillis, restez ainsi, ne remuez plus la tête !… je tiens mon effet. Il y a déjà beau temps que de mémoire j’ai voulu retrouver votre tête, mais j’ai toujours échoué. Il me semble que maintenant je réussirais… Si j’arrive à quelque résultat passable, ce portrait sera pour votre mère. N’est-ce pas, madame, vous ne serez pas fâchée d’avoir votre fille… en Cérès ?

— Certainement, monsieur Holdsworth, un portrait de ma fille me ferait plaisir, mais en lui mettant ainsi de la paille dans les cheveux (il disposait quelques épis autour du front de la jeune fille, étudiant, à son point de vue d’artiste la valeur de cet accessoire), vous allez ébouriffer sa coiffure. Phillis, mon enfant si on va réellement prendre votre ressemblance, vous devriez monter dans votre chambre et lisser un peu vos bandeaux.

— Permettez-moi de m’y opposer, dit Holdsworth. J’aime infiniment mieux ce désordre pittoresque. »

Et il se mit à dessiner, regardant Phillis avec une attention soutenue.

Je la voyais toute décontenancée par sa contemplation sérieuse et fixe. Sous ce regard, dont elle se sentait la proie, elle rougissait, elle plissait tour à tour ; au mouvement involontaire de ses lèvres, on devinait la gêne de sa respiration précipitée. Enfin, comme il venait de lui dire : « Veuillez me regarder bien en face !… une minute ou deux seulement ; je vais commencer les yeux… » elle essaya d’obéir, leva effectivement les yeux sur lui ; puis, frémissant de la tête aux pieds, quitta son siège et disparut.

Holdsworth n’articula pas une parole et changea simplement la direction de son travail.

Il n’était pas naturel qu’il se tût ainsi, et ses joues brunes avaient d’ailleurs légèrement pâli.

La tante Holman mit bas ses lunettes :

« Qu’est-ce, que c’est ? disait-elle ; pourquoi s’en aller ainsi ? »

Holsdworth continuait à dessiner sans souffler mot. Je me vis oblige de répondre, au risque de quelque absurdité : la pire de toutes valait encore mieux que le silence.

« Voulez-vous qu’on la rappelle ? » m’écriai-je ; mais comme j’arrivais au pied de l’escalier, et au moment où j’ouvrais les lèvres pour prononcer le nom de Phillis, je la vis descendre quatre à quatre, son chapeau sur la tête.

« Je cours retrouver mon père, » me dit-elle en passant devant moi, et l’instant d’après elle franchissait le seuil de la petite porte blanche.

Sa mère ainsi que Holdsworth l’avaient parfaitement vue, ce qui dispensait de toute explication. La chère tante mit poliment cette fuite sur le compte de l’extrême chaleur ; Holdsworth n’ajouta pas le moindre commentaire et resta coi tout le reste de la journée.

De lui-même il n’aurait pas repris le portrait ; il le fit cependant à sa première visite, sur l’expresse requête de mistress Holman, mais eh assurant que, pour la simple esquisse qu’il se proposait il n’avait pas besoin de poses régulières et prolongées. Aucun changement ne se manifesta chez ma cousine quand je la revis après cette brusque sortie, dont elle n’essaya jamais de me donner le mot.

Et les choses marchèrent ainsi, sans aucun incident particulier qui se soit fixé dans ma mémoire, jusqu’à la récolte des pommes. Les gelées nocturnes avaient commencé ; les matinées, les soirées étaient brumeuses, mais à midi le soleil brillait, et ce fut vers le milieu du jour que, nous trouvant tous deux sur la ligne, nous résolûmes, Holdsworth et moi, de consacrer à la cueillette de Hope-Farm le temps que nos ouvriers allaient prendre pour dîner et faire leur sieste.

Nous trouvâmes, comme nous nous y attendions, toute la maison encombrée de vastes corbeilles à linge, emplies cette fois de fruits odorants ; c’est la dernière moisson de l’année, le signal d’une joie communicative. Les feuilles jaunies frissonnaient au moindre souffle du vent, toutes prêtes à quitter la branche. Dans le potager, les marguerites de la Saint-Michel, disposées en épais massifs, se pavanaient pour la dernière fois, étalant leur couronne de fleurs. Il fallut goûter toutes les espèces de fruits, juger de leur mérite relatif, et garnir nos poches, cela va sans le dire, de celles que nous avions préférées.

En traversant le verger, mon compagnon y avait signalé avec une sorte d’enthousiasme je ne sais quelle fleur tout à fait hors de mode, mais qui lui rappelait, disait-il, ses plus chers souvenirs d’enfance, et qu’il n’avait pas revue depuis bien des années. J’ignore quelle importance il avait pu mettre à ces éloges, que pour ma part j’écoutais d’une oreille fort distraite ; mais Phillis, qui s’était éclipsée pendant les dernières minutes de cette visite hâtive, reparut avec un bouquet de ces mêmes fleurs rattaché par un simple brin d’herbe. Elle l’offrit à Holdsworth, qui, sur le point de partir, prenait congé du ministre. J’avais l’œil sur les deux jeunes, gens. Je vis pour la première fois dans les yeux, noirs de mon compagnon un regard sur l’expression duquel je ne pouvais me méprendre : c’était plus que la reconnaissance due à une attention toute simple ; c’était de la tendresse, c’était une sorte de supplication passionnée.

L’enfant s’y déroba toute confuse, et dans ce moment même ses yeux se détournant de mon côté, — moitié pour cacher son pudique embarras, moitié pour obéir à un bon mouvement et ne pas désobliger un ami de plus vieille date par une préférence trop marquée, — elle courut me chercher quelques roses de Chine attardées sur leurs tiges ; mais c’était la première fois qu’elle me gratifiait d’une faveur de ce genre.