Critique de la raison pure/Partie 2/Division 1/Livre 2

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 193-198).

apercevoir à priori en décomposant les actes de la raison dans leurs moments, et sans qu’il y ait besoin de faire attention à la nature particulière de la connaissance qui y est employée.

Mais la logique transcendentale, étant restreinte à un contenu déterminé, c’est-à-dire uniquement à la connaissance pure à priori, ne saurait suivre la première dans sa division. On voit, en effet, que l’usage transcendental de la raison n’a point de valeur objective, et par conséquent qu’elle n’appartient pas à la logique de la vérité, c’est-à-dire à l’analytique, mais que, comme logique de l’apparence[ndt 1], elle réclame, sous le nom de dialectique transcendentale, une partie spéciale de l’édifice scolastique.

L’entendement et le jugement trouvent donc dans la logique transcendentale le canon de leur usage, qui a une valeur objective, et qui par conséquent est vrai, et c’est pourquoi ils appartiennent à la partie analytique de cette science. Mais, quand la raison tente de décider à priori quelque chose touchant certains objets, et d’étendre la connaissance au delà des limites de l’expérience possible, elle est tout à fait dialectique, et ses assertions illusoires ne conviennent point du tout à un canon comme celui que doit renfermer l’analytique.

L’analytique des principes sera donc simplement un canon pour le jugement ; elle lui enseigne à appliquer à des phénomènes les concepts de l’entendement, qui contiennent la condition des règles à priori. C’est pourquoi, en prenant pour thème les principes propres de l’entendement, je me servirai de l’expression de doctrine du jugement, qui désigne plus exactement ce travail.


Introduction

Du jugement transcendental en général

Si l’on définit l’entendement en général la faculté de concevoir les règles[ndt 2], le jugement sera la faculté de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée (casus datæ legis). La logique générale ne contient pas de préceptes pour le jugement, et n’en peut pas contenir. En effet, comme elle fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il ne lui reste plus qu’à exposer séparément, par voie d’analyse, la simple forme de la connaissance dans les concepts, les jugements et les raisonnements, et qu’à établir ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Que si elle voulait montrer d’une manière générale comment on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire décider si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait à son tour qu’au moyen d’une règle. Or cette règle, par cela même qu’elle serait une règle, exigerait une nouvelle instruction de la part du jugement ; par où l’on voit que si l’entendement est susceptible d’être instruit et formé par des règles, le jugement est un don particulier, qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu’on nomme le bon sens[ndt 3], et le manque de bon sens un défaut qu’aucune école ne saurait réparer. On peut bien offrir à un entendement borné une provision de règles et greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étrangères, mais il faut que l’élève possède déjà par lui-même la faculté de s’en servir exactement ; et en l’absence de ce don de la nature, il n’y a pas de règle qui soit capable de le prémunir contre l’abus qu’il en peut faire[1]. Un médecin, un juge ou un publiciste, peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, au point de montrer en cela une science profonde, et pourtant faillir aisément dans l’application de ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela d’entendement), et que, s’ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de décider si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu’ils n’ont pas été assez exercés à cette sorte de jugements par des exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, l’unique utilité des exemples, est-elle d’exercer le jugement. Car, quant à l’exactitude et à la précision des connaissances de l’entendement, ils leur sont plutôt funestes en général ; il est rare en effet qu’ils remplissent d’une manière adéquate la condition de la règle (comme casus in terminis) ; et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension de l’entendement nécessaire pour apercevoir les règles dans toute leur généralité et indépendamment des circonstances particulières de l’expérience, de sorte que l’on finit par s’accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les exemples sont donc pour le jugement comme une roulette pour l’enfant, et celui-là ne saurait jamais s’en passer auquel manque ce don naturel.

Mais, si la logique générale ne peut donner de préceptes au jugement, il en est tout autrement de la logique transcendentale, à tel point que celle-ci semble avoir pour fonction propre de corriger et d’assurer le jugement par des règles déterminées dans l’usage qu’il fait de l’entendement pur. En effet, veut-on donner de l’extension à l’entendement dans le champ de la connaissance pure à priori, il semble qu’il soit bien inutile de revenir à la philosophie, ou plutôt que ce soit en faire un mauvais usage, puisque, malgré toutes les tentatives faites jusqu’ici, on n’a gagné que peu de terrain, ou même point du tout ; mais, si l’on invoque la philosophie, non comme doctrine, mais comme critique, pour prévenir les faux pas du jugement (lapsus judicii) dans l’usage du petit nombre de concepts purs que nous fournit l’entendement, alors (bien que son utilité soit toute négative) elle se présente à nous avec toute sa pénétration et toute son habileté d’examen.

La philosophie transcendentale a ceci de particulier qu’outre la règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entendement, elle peut indiquer en même temps à priori le cas où la règle doit être appliquée. D’où vient l’avantage qu’elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences instructives (les mathématiques exceptées) ? En voici la raison. Elle traite de concepts qui doivent se rapporter à priori à leurs objets, et dont par conséquent la valeur objective ne peut pas être démontrée à posteriori, puisqu’on méconnaîtrait ainsi leur dignité ; mais en même temps il faut qu’elle expose, à l’aide de signes généraux et suffisants, les conditions sous lesquelles peuvent être donnés des objets en harmonie avec ces concepts ; autrement ils n’auraient point de contenu, et par conséquent ils seraient de pures formes logiques et non des concepts purs de l’entendement.

Cette doctrine transcendentale du jugement contiendra donc deux chapitres, traitant : le premier, de la condition sensible qui seule permet d’employer des concepts purs de l’entendement, c’est-à-dire du schématisme de l’entendement pur ; et le second, de ces jugements synthétiques qui découlent à priori sous ces conditions des concepts purs de l’entendement et servent de fondement à toutes les autres connaissances à priori, c’est-à-dire des principes de l’entendement pur.


Chapitre premier

Du schématisme des concepts purs de l’entendement

Dans toute subsomption d’un objet sous un concept la représentation du premier doit être homogène[ndt 4] à celle du second, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce qui est représenté dans l’objet à y subsumer. C’est en effet ce que l’on exprime en disant qu’un objet est renfermé dans un concept. Ainsi le concept empirique d’une assiette

Notes de Kant[modifier]

  1. Le défaut de jugement est proprement ce que l’on nomme stupidité (Dummheit) et c’est là un vice auquel il n’y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée à laquelle il ne manque que le degré d’entendement convenable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup d’instruction et même d’érudition. Mais, comme le jugement (secunda Petri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n’est pas rare de rencontrer des hommes fort instruits, qui laissent fréquemment éclater, dans l’usage qu’ils font de leur science, cet irréparable défaut.


Notes du traducteur[modifier]

  1. Als eine Logik des Scheins.
  2. Das Vermögen der Regeln.
  3. Mutterwitz.
  4. Gleichartig.