Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S6

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SIXIÈME SECTION


De l’impossibilité de la preuve physico-théologique


Si donc ni le concept des choses en général, ni l’expérience de quelque existence en général ne peuvent fournir ce qui est requis, il ne reste plus qu’un moyen : c’est de chercher si une expérience déterminée, si par conséquent celle des choses du monde présent, si sa nature et son ordonnance ne fourniraient pas un argument qui pût nous conduire sûrement à la conviction de l’existence d’un être suprême. Nous nommerions une preuve de ce genre la preuve physico-théologique. Si cette preuve était elle-même impossible, il n’y aurait plus aucune preuve suffisante tirée de la raison purement spéculative en faveur de l’existence d’un être correspondant à notre idée transcendentale.

Après toutes les remarques précédentes, on verra tout de suite que la solution de cette question doit être aisée et concluante. En effet comment une expérience peut-elle être jamais donnée qui soit adéquate à une idée ? C’est précisément le propre de l’idée que jamais aucune expérience ne puisse lui être adéquate. L’idée transcendentale d’un être premier, nécessaire et absolument suffisant, est si immensément grande, si élevée au-dessus de tout ce qui est empirique, chose toujours conditionnelle, que, d’une part, on ne saurait jamais trouver assez de matière dans l’expérience pour remplir un tel concept, et que, d’autre part, on tâtonne toujours dans le conditionnel et que l’on cherche toujours en vain l’inconditionnel, dont aucune loi d’une synthèse empirique ne donne un exemple ni le moindre indice.

Si l’être suprême était dans cette chaîne des conditions, il serait lui-même un anneau de la série ; et de même que les anneaux inférieurs en tête desquels il est placé, il exigerait la recherche ultérieure d’un principe encore plus élevé. Veut-on au contraire le détacher de cette chaîne, et, en tant qu’être purement intelligible, ne pas le comprendre dans la série des causes naturelles, quel pont la raison peut-elle bien jeter pour arriver jusqu’à lui ? Toutes les lois du passage des effets aux causes, toute synthèse même et toute extension de notre connaissance en général n’ont-elles pas uniquement pour but l’expérience possible, c’est-à-dire les objets du monde sensible, et peuvent-elles avoir un autre sens ?

Le monde actuel, soit qu’on l’envisage dans l’immensité de l’espace ou dans son infinie division, nous offre un si vaste théâtre de variété, d’ordre, de finalité et de beauté que, malgré la médiocrité des connaissances que notre faible intelligence a pu en acquérir, devant tant et de si grandes merveilles, toute langue perd sa force d’expression, tout nombre sa puissance de mesure et nos pensées mêmes toutes leurs limites, si bien que notre jugement sur le tout finit par se résoudre en un étonnement muet, mais d’autant plus éloquent. Partout nous voyons une chaîne d’effets et de causes, de fins et de moyens, la régularité dans l’apparition ou la disparition des choses ; et, comme rien n’est arrivé de soi-même à l’état où il se trouve, cet état nous renvoie toujours à une autre chose comme à sa cause, laquelle à son tour appelle la même question, de telle sorte que le tout finirait par s’abîmer dans le gouffre du néant, si l’on n’admettait quelque chose qui, existant par soi-même originairement et d’une manière indépendante en dehors de cette infinie contingence, lui servît de soutien, et qui, cause de son origine, assurât aussi sa durée. Mais cette cause suprême (par rapport à toutes les choses du monde), quelle grandeur devons-nous concevoir en elle ? Nous ne connaissons pas le monde dans toute son étendue ; nous pouvons encore moins estimer sa grandeur en le comparant à tout ce qui est possible. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès qu’une fois nous avons besoin, au point de vue de la causalité, d’un être dernier et suprême, de le placer, quant au degré de perfection, au-dessus de tout autre possible ? Il nous est facile de le faire, bien que nous devions nous contenter de la légère esquisse d’un concept abstrait, en nous représentant réunies en lui, comme en une substance unique, toutes les perfections possibles, et ce concept, favorable aux exigences de la raison dans l’économie des principes, ne renferme en lui-même aucune contradiction ; il sert même à étendre l’usage de la raison au milieu de l’expérience en la dirigeant vers l’ordre et la finalité, et jamais il n’est décidément contraire à l’expérience.

Cet argument mérite d’être toujours rappelé avec respect. C’est le plus ancien, le plus clair et le mieux approprié à la raison commune. Il vivifie l’étude de la nature, en même temps qu’il en tire sa propre existence et qu’il y puise toujours de nouvelles forces. Il conduit à des fins et à des desseins que notre observation n’aurait pas découverts d’elle-même, et il étend notre connaissance de la nature en nous donnant pour fil conducteur une unité particulière dont le principe est en dehors de la nature même. Cette connaissance réagit à son tour sur sa cause, c’est-à-dire sur l’idée qui l’a suggérée, et elle élève notre croyance en un suprême auteur du monde jusqu’à la plus irrésistible conviction.

Ce serait donc vouloir non-seulement nous retirer une consolation, mais même tenter l’impossible que de prétendre enlever quelque chose à l’autorité de cette preuve. La raison, incessamment élevée par des arguments si puissants et qui s’accroissent sans cesse sous sa main, quoiqu’ils soient purement empiriques, ne peut être tellement rabaissée par les incertitudes d’une spéculation subtile et abstraite, qu’elle ne doive être arrachée à toute irrésolution sophistique comme à un songe, à la vue des merveilles de la nature et de la structure majestueuse du monde, pour parvenir de grandeur en grandeur jusqu’à la grandeur la plus haute, et de condition en condition jusqu’à l’auteur suprême et absolu des choses.

Quoique nous n’ayons rien à objecter contre ce qu’il y a de raisonnable et d’utile dans cette manière de procéder, et que notre intention soit plutôt de la recommander et d’y encourager les esprits, nous ne pouvons cependant approuver les prétentions que cet argument pourrait élever à une certitude apodictique et à une adhésion qui n’aurait besoin d’aucune faveur ni d’aucun appui étranger. On ne saurait nuire à la bonne cause en rabaissant le langage dogmatique d’un disputeur tranchant au ton de modération et de modestie convenable à une foi qui suffit pour le repos, mais qui ne commande pas une soumission absolue. Je soutiens donc que la preuve physico-théologique ne peut démontrer par elle seule l’existence d’un être suprême, mais qu’elle est toujours obligée de laisser à l’argument ontologique (auquel elle ne fait que servir d’introduction) le soin de combler la lacune qu’elle laisse après elle, et que par conséquent ce dernier argument est inévitable pour toute raison humaine et qu’il est la seule preuve possible (si tant est qu’il y ait une preuve spéculative).

Les principaux moments de la preuve physico-théologique en question sont les suivants : 1° Il y a partout dans le monde des signes manifestes d’une ordonnance réglée sur un dessein déterminé, exécutée avec une grande sagesse et formant un tout d’une variété inexprimable tant par son contenu que par la grandeur infinie de son étendue. 2° Cette ordonnance harmonieuse n’est pas inhérente aux choses du monde, mais elle ne leur appartient que d’une manière contingente, c’est-à-dire que la nature de choses diverses ne pouvait pas s’accommoder d’elle-même, par tant de moyens concordants, à des fins déterminées, si elles n’avaient pas été choisies tout exprès et appropriées à ce but par un principe raisonnable, ordonnant le monde suivant certaines idées. 3° Il existe donc une (ou plusieurs) cause sage et sublime qui doit produire le monde, non pas seulement, comme une nature toute-puissante agissant aveuglément, par sa fécondité, mais comme une intelligence, par sa liberté. 4° L’unité de cette cause se conclut de celle des rapports mutuels des parties du monde envisagées comme les diverses pièces d’une œuvre d’art ; elle s’en déduit avec certitude dans la sphère qu’atteint notre observation, et au delà avec vraisemblance, suivant tous les principes de l’analogie.

Nous ne chicanerons pas ici la raison naturelle sur ce raisonnement où, se fondant sur l’analogie de quelques productions de la nature avec ce que produit l’art humain, quand il fait violence à la nature et la force à se plier à nos fins, au lieu d’agir suivant les siennes (sur l’analogie de ces productions avec nos maisons, nos vaisseaux, nos montres), elle conclut que la nature doit avoir pour principe une causalité du même genre, c’est-à-dire une cause douée d’intelligence et de volonté, et où elle dérive la possibilité interne de la nature agissant spontanément (laquelle rend d’abord possible tout art et peut-être même la raison) d’un autre art encore, mais d’un art surhumain. Peut-être ce raisonnement ne soutiendrait-il pas un examen sévère de la critique transcendantale ; il faut pourtant avouer que, dès qu’une fois nous devons nommer une cause, nous ne pouvons pas procéder ici plus sûrement qu’en suivant l’analogie avec des œuvres intentionnelles de ce genre, les seules dont nous connaissions pleinement les causes et le mode de production. La raison se rendrait blâmable à ses propres yeux, si elle voulait passer de la causalité qu’elle connaît à des principes d’explication obscurs et indémontrables qu’elle ne connaît pas.

Suivant ce raisonnement, la finalité et l’harmonie de tant de dispositions de la nature ne prouveraient que la contingence de la forme, mais non celle de la matière, c’est-à-dire de la substance du monde. Il faudrait en effet, pour établir ce dernier point, qu’il pût être démontré que les choses du monde seraient par elles-mêmes et suivant des lois générales impropres à un tel ordre et à une telle harmonie, si elles n’étaient pas, même dans leur substance, le produit d’une sagesse suprême ; et pour cela il faudrait une tout autre preuve que celle qui se fonde sur l’analogie avec l’art humain. Cette preuve pourrait donc tout au plus démontrer un architecte du monde 1[1], qui serait toujours très-limité par la nature de la matière qu’il travaillerait, mais non un créateur du monde 2[2], à l’idée duquel tout serait soumis, ce qui est loin de suffire pour le grand but que l’on a en vue, qui est de démontrer un être suprême suffisant à tout. Que si nous voulions démontrer la contingence de la matière même, il nous faudrait recourir à un argument transcendental, qui a dû être écarté ici.

Le raisonnement conclut donc de l’ordre et de la finalité que l’on peut observer partout dans le monde, comme d’une disposition entièrement contingente à l’existence d’une cause qui y soit proportionnée. Mais le concept de cette cause doit nous en faire connaître quelque chose de tout à fait déterminé, et il ne peut être autre par conséquent que celui d’un être possédant toute puissance, toute sagesse, etc., en un mot toute perfection, ou d’un être parfaitement suffisant. En effet les prédicats de puissance et d’excellence très-grandes, étonnantes, incommensurables, ne donnent pas du tout un concept déterminé et ne disent pas proprement ce que la chose est en soi ; mais ils ne sont que des représentations relatives de la grandeur de l’objet, que l’observateur (du monde} compare à lui-même et à sa faculté de compréhension, et ils ont toujours la même valeur d’estimation, soit que l’on grandisse l’objet, ou que l’on rapetisse, par rapport à lui, le sujet qui observe. Dès qu’il s’agit de la grandeur (de la perfection) d’une chose en général, il n’y a de concept déterminé que celui qui comprend toute la perfection possible, et il n’y a que le tout (omnitudo) de la réalité qui soit complètement déterminé dans le concept. Or je ne puis croire que quelqu’un se vante d’apercevoir le rapport de la grandeur du monde par lui observé (quant à l’étendue et au contenu) à la toute-puissance, de l’ordre du monde à la suprême sagesse, de l’unité du monde à l’absolue unité de son auteur, etc. La théologie physique ne saurait donc nous donner un concept déterminé de la cause suprême du monde, et c’est pourquoi elle est hors d’état de fournir un principe suffisant à la théologie, laquelle à son tour doit former le fondement de la religion.

Le pas qui conduit à l’absolue totalité est absolument impossible par la voie empirique. C’est cependant ce pas que l’on prétend faire dans la preuve physico-théologique. Quel est donc le moyen qu’on emploie pour franchir un tel abîme ?

Après en être venu à admirer la grandeur de la sagesse, de la puissance, etc., de l’auteur du monde, ne pouvant aller plus loin, on abandonne tout à coup cet argument qui se fondait sur des preuves empiriques, et l’on passe à la contingence du monde, conclue, dès le début, de l’ordre et de la finalité qui s’y trouvent. De cette contingence on s’élève maintenant, au moyen de concepts purement transcendentaux, jusqu’à l’existence d’un être absolument nécessaire, et du concept de l’absolue nécessité de la cause première on s’élève à un concept de cet être qui est complètement déterminé ou déterminant, c’est-à-dire au concept d’une réalité qui embrasse tout. La preuve physico-théologique se trouve donc arrêtée au milieu de son entreprise ; dans son embarras elle saute tout à coup à la preuve cosmologique : et, comme celle-ci n’est qu’une preuve ontologique déguisée, la première n’atteint réellement son but qu’au moyen de la raison pure, quoiqu’elle ait commencé par repousser toute parenté avec elle, et qu’elle ait voulu tout fonder sur des preuves tirées de l’expérience.

Les partisans de la théologie physique 1[3] ont donc tort de traiter si dédaigneusement la preuve transcendentale, et de la regarder, avec la présomption de naturalistes clairvoyants, comme une toile d’araignée ourdie par des esprits obscurs et subtils. En effet, s’ils voulaient seulement s’examiner eux-mêmes, ils trouveraient qu’après avoir fait une bonne traite sur le sol de la nature et de l’expérience, se voyant toujours également éloignés de l’objet qui apparaît en face de leur raison, ils abandonnent tout à coup ce terrain et se précipitent dans la région des pures possibilités, où ils espèrent s’approcher, sur les ailes des idées, de ce qui avait échappé à toutes leurs recherches empiriques. Une fois qu’ils se sont imaginé, grâce à un si grand saut, avoir enfin le pied ferme, ils étendent sur tout le champ de la création le concept maintenant déterminé (en possession duquel ils sont arrivés sans savoir comment) ; et cet idéal, qui n’était qu’un produit de la raison pure, ils l’expliquent, d’une manière, il est vrai, assez pénible et bien indigne de son objet, par l’expérience, sans toutefois vouloir avouer qu’ils sont arrivés à cette connaissance ou à cette hypothèse par un autre sentier que par celui de l’expérience.

C’est ainsi que dans la démonstration d’un seul être premier comme être suprême, la preuve cosmologique sert de fondement à la preuve physico-théologique, tandis qu’elle s’appuie elle-même sur la preuve ontologique ; et, comme en dehors de ces trois voies il n’y en a plus une seule ouverte à la raison spéculative, la preuve ontologique qui se fonde sur des concepts purement rationnels est la seule preuve possible, si tant est qu’il y ait une preuve possible d’une proposition si extraordinairement élevée au-dessus de tout usage empirique de l’entendement.


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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Weltbaumeister.
  2. 2 Weltschöpfer.
  3. 1 Die Physicotheologen.


Notes du traducteur[modifier]