Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Méthodologie transcendentale/Ch4

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 406-409).




CHAPITRE QUATRIÈME


Histoire de la raison pure


Ce titre n’est placé ici que pour désigner une lacune qui reste dans le système, et qui devra être remplie plus tard. Je me contente de jeter un rapide coup d’œil, d’un point de vue purement transcendental, c’est-à-dire du point de vue de la nature de la raison pure, sur l’ensemble des travaux qu’elle a faits jusqu’ici, et qui me représentent sans doute un édifice, mais un édifice en ruines.

Il est assez remarquable, bien que cela ne pût naturellement arriver d’une autre manière, que les hommes, dans l’enfance de la philosophie, aient commencé par où nous finirions plutôt maintenant, c’est-à-dire par étudier la connaissance de Dieu et l’espérance ou même la nature d’un autre monde. Quelque grossières que fussent les idées religieuses introduites par les anciens usages que les peuples avaient conservés de leur état de barbarie, cela n’empêcha pas la partie la plus éclairée de se livrer à de libres recherches sur ce sujet, et l’on comprît aisément qu’il ne peut y avoir de manière plus solide et plus certaine de plaire à la puissance invisible qui gouverne le monde et d’être ainsi heureux, au moins dans une autre vie, que la bonne conduite. La théologie et la morale furent donc les deux mobiles ou plutôt les deux points d’aboutissement pour toutes les recherches auxquelles on ne cessa de se livrer par la suite. Toutefois la première fut proprement ce qui engagea peu à peu la raison purement spéculative dans une œuvre qui devint plus tard si célèbre sous le nom de métaphysique.

Je ne veux pas distinguer ici les temps où s’opéra tel ou tel changement dans la métaphysique, mais seulement présenter dans une rapide esquisse la diversité de l’idée qui occasionna les principales révolutions. Et ici je trouve un triple but en vue duquel eurent lieu les plus remarquables changements sur ce champ de bataille.

Au point de vue de l’objet de toutes nos connaissances rationnelles ; quelques philosophes furent simplement sensualistes, et d’autres, intellectualistes. Epicure peut être regardé comme le principal philosophe de la sensibilité, et Platon, de l’intellectuel. Mais cette distinction des écoles, si subtile qu’elle soit, avait déjà commencé dans les temps les plus reculés, et elle s’est longtemps maintenue sans interruption. Les premiers de ces philosophes affirmaient qu’il n’y a de réalité que dans les objets des sens, que tout le reste est imagination ; les seconds au contraire disaient qu’il n’y a dans les sens rien qu’apparence, que l’entendement seul connaît le vrai. Les premiers ne refusaient pas pour cela de la réalité aux concepts de l’entendement, mais cette réalité n’était pour eux que logique, tandis qu’elle était mystique pour les autres. Ceux-là accordaient des concepts intellectuels, mais ils n’admettaient que des objets sensibles. Ceux-ci voulaient que les vrais objets fussent purement intelligibles, et admettaient une intuition de l’entendement pur, se produisant sans le secours d’aucun sens, mais seulement, suivant eux, d’une manière confuse.

Au point de vue de l’origine des connaissances rationnelles pures, la question est de savoir si elles sont dérivées de l’expérience, ou si elles ont leur source dans la raison, indépendamment de l’expérience. Aristote peut être considéré comme le chef des empiristes, et Platon, comme celui des noologistes. Locke, qui, dans les temps modernes, a suivi le premier, et Leibnitz, qui a suivi le second (tout en s’éloignant assez de son système mystique), n’ont pu dans ce débat arriver à rien décider. Épicure était du moins beaucoup plus conséquent dans son système sensualiste (car ses raisonnements ne sortaient jamais des limites de l’expérience) qu’Aristote et que Locke, surtout que ce dernier, qui, après avoir dérivé de l’expérience tous les concepts et tous les principes, ou pousse l’usage jusqu’au point d’affirmer que l’on peut démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme aussi évidemment qu’aucun théorème mathématique (bien que ces deux objets soient placés tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible).

3° Reste le point de vue de la méthode. Pour qu’une chose mérite le nom de méthode, il faut qu’elle procède suivant des principes. Or on peut diviser la méthode qui domine aujourd’hui dans cette branche de l’investigation en méthode naturelle et en méthode scientifique. Le naturaliste de la raison pure prend pour principe que, par la raison commune sans science (ou parce qu’il appelle la saine raison), on réussit beaucoup mieux dans ces hautes questions qui constituent les problèmes de la métaphysique que par la spéculation. Il affirme donc que l’on peut plus sûrement déterminer la grandeur et l’éloignement de la lune avec la mesure de l’œil que par le détour des mathématiques. Ce n’est là qu’une pure misologie mise en principes, et, ce qu’il y a de plus absurde, l’abandon de tous les moyens techniques recommandé comme la véritable méthode pour étendre ses connaissances. Car pour ceux qui se montrent naturalistes faute de plus grandes lumières, on ne peut les accuser justement. Ils suivent la raison commune, sans se vanter de leur ignorance comme d’une méthode qui doit renfermer le secret de tirer la vérité du puits de Démocrite.

Quod sapio satis est, nihi ; non ego curo
Esse quod Arcesilas ærumnosique Solones.

Ces vers de Perse forment leur devise ; ils peuvent avec cela vivre contents et dignes d’approbation sans se soucier de la science, ni sans en troubler les œuvres.

Pour ce qui est des observateurs d’une méthode scientifique, ils ont ici le choix entre la méthode dogmatique et la méthode sceptique, mais dans tous les cas ils ont l’obligation de procéder systématiquement. En nommant ici pour la première le célèbre Wolf, et David Hume pour la seconde, je puis, relativement à mon but actuel, me dispenser d’en citer d’autres. La route critique est la seule qui soit encore ouverte. Le lecteur qui a eu la complaisance et la patience de la suivre avec moi, peut juger maintenant si, dans le cas où il lui plairait de concourir à faire de ce sentier une route royale, ce que tant de siècles n’ont pu exécuter ne pourrait pas être accompli avant la fin de celui-ci, c’est-à-dire si l’on ne pourrait pas satisfaire entièrement la raison humaine dans une matière qui a toujours, mais inutilement jusqu’ici, occupé sa curiosité.


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Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]