Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Avant-propos du traducteur

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1-ap. i-iv).

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR


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S’il s’agissait ici d’une œuvre littéraire, je pourrais dire que cette traduction de la Critique de la raison pure a rempli le précepte d’Horace : Nonumque prematur in annum. Elle a reposé plus de neuf ans dans mes cartons ; elle était déjà entièrement terminée quand j’ai quitté Paris pour venir enseigner à Genève. Les cours dont j’ai été chargé dans cette cité, soit à l’Académie, soit à l’Hôtel de Ville, la rédaction et l’impression de plusieurs de ces cours, d’autres occupations dont il est inutile de parler ici, m’en ont fait ajourner jusqu’à présent la publication. Elle n’a sans doute rien gagné à cet ajournement, mais elle n’a pas du moins laissé passer son heure : Kant est de ceux qui peuvent attendre.

Je ne voulais pas non plus la publier sans y joindre, comme je l’ai fait pour mes précédentes traductions, une introduction étendue. Il ne suffit pas en effet, pour faire connaître Kant, de le traduire littéralement ; il est nécessaire aussi d’exposer ses idées sous une forme à la fois plus concise et plus claire. Je pouvais d’autant moins me dispenser ici de ce travail qu’il s’agit de son principal ouvrage et de l’un des plus importants monuments de la philosophie moderne ; mais c’est là une de ces tâches qui ne peuvent pas s’improviser. La voici enfin accomplie : l’introduction que je place en tête de ma traduction offre à ceux qui veulent étudier la Critique de la raison pure, une analyse exacte et complète qui, si j’ai atteint mon but, éclaircit ce grand ouvrage, tout en le résumant.

Je m’étais proposé encore une autre tâche, que, suivant la méthode suivie dans mes autres travaux sur les œuvres de Kant, je voulais ajouter à la première : celle d’examiner les résultats précédemment exposés, et de chercher en quoi ils doivent profiter à la philosophie. La capitale importance de la Critique de la raison pure rend aussi cette seconde tâche indispensable. On peut dire sans aucune exagération que de cette œuvre a daté une nouvelle ère pour la philosophie : elle a porté au vieux dogmatisme métaphysique des coups dont il ne se relèvera jamais, et elle a ouvert à la pensée moderne des voies qu’on peut rectifier, mais qu’on ne saurait désormais négliger, si, comme le demandait Kant, on veut faire rentrer enfin la philosophie dans la route sûre de la science. D’un autre côté, le criticisme a jeté à son tour sur cette route bien des idées qu’il en faut écarter, et il a lui-même besoin d’être soumis à une critique qui fasse en lui le triage du vrai et du faux. C’est ce que j’ai entrepris pour ma part, en mettant à profit les nouvelles réflexions qu’un long espace de vie méditative a pu me suggérer. Mais cette seconde tâche exigeait de tels développements que, jointe à la première, elle eût grossi démesurément l’introduction que je voulais placer en tête de ma traduction de la Critique de la raison pure. J’ai donc pris le parti de la réserver pour un nouveau volume qui contiendra la traduction d’écrits composés tout exprès par Kant pour expliquer ou défendre cet ouvrage. Elle sera très-bien placée en tête de ce volume, qui doit former le complément nécessaire du grand monument dont je présente aujourd’hui la traduction. En attendant, ceux qui veulent s’initier à l’étude de ce long et difficile ouvrage en trouveront ici une analyse détaillée qui ne leur sera pas, je l’espère, sans utilité.

Ai-je besoin de parler du système de traduction que j’ai suivi ? C’est exactement celui que j’ai appliqué aux autres ouvrages de Kant et qui a obtenu l’approbation du public philosophique. Donner une version assez littérale pour tenir lieu du texte à ceux qui ne peuvent le lire dans l’allemand, et en même temps aussi française que le permet cette première et essentielle condition, tel est le but que je me suis proposé dans cette traduction, comme dans les précédentes. Cela ne fait pas sans doute un style facile et agréable, mais ce serait demander l’impossible que de réclamer ici ces qualités ; tout ce que l’on peut raisonnablement exiger, c’est que la traduction, tout en reproduisant fidèlement le texte, le rende en un français aussi bon que possible et par là même l’éclaircisse, au lieu de l’obscurcir encore. Kant, il faut bien le dire, est un écrivain obscur. L’obscurité chez lui ne vient pas, comme on le croit souvent, d’après le caractère de beaucoup d’auteurs allemands, du vague des idées : ses idées ont au contraire une précision toute géométrique ; elle vient de leur extrême abstraction et de leur extrême subtilité. Les fils de ses analyses sont si ténus qu’il est souvent très-difficile de les bien démêler et qu’ils échappent parfois à l’auteur lui-même. Cette obscurité tient encore à un défaut de forme qui fait que les phrases sont embarrassées ou mal liées. Sous ce rapport, la Critique de la raison pure ne manque pas seulement de cette clarté que Kant appelle esthétique (v. la préface de la 1re édition, page 12), mais quelquefois aussi de cette clarté logique à laquelle il pense avoir suffisamment pourvu. Une traduction française peut remédier, au moins jusqu’à un certain point, à ce dernier défaut. Aussi ne me suis-je pas fait scrupule, non-seulement de couper et de dégager des phrases trop longues et trop enchevêtrées, mais même de changer au besoin des liaisons qui exprimaient mal le rapport des idées. Je ne l’ai fait d’ailleurs que dans les cas absolument nécessaires, et de manière à ne jamais me départir de la règle que je m’étais tracée.

Cette traduction reproduit, comme il était juste, la seconde édition que Kant a donnée de son ouvrage en 1787 ; mais j’ai, en des notes placées au bas des pages, indiqué les changements faits par l’auteur, ou rétabli dans leur forme primitive les passages modifiés. Deux morceaux seulement de la première édition ont dû être rejetés, à cause de leur étendue, à la fin du second volume. Le lecteur a ainsi à la fois sous les yeux les deux éditions, et il lui est aisé de se rendre compte des différences qui existent entre elles. Le volume que j’ai annoncé plus haut et qui, je l’espère, ne tardera pas à paraître, achèvera de lui fournir les moyens d’étudier à fond le monument de Kant, en même temps qu’il lui soumettra mes propres appréciations.


Genève, 15 Août 1869.


Jules Barni.


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