Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch3/Appendice

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Appendice

De l’amphibolie des concepts de réflexion résultant de la confusion de l’usage empirique de l’entendement avec son usage transcendental.


La réflexion (reflexio) ne s’occupe point des objets mêmes pour en acquérir directement des concepts, mais elle est l’état de l’esprit où nous nous préparons à découvrir les conditions subjectives qui nous permettent d’arriver à des concepts. Elle est la conscience du rapport de représentations données à nos différentes sources de connaissances, lequel seul permet de déterminer exactement leur rapport entre elles. La première question qui se présente avant toute autre étude de nos représentations est celle-ci : dans quelle faculté de connaître rentrent-elles ? Est-ce par l’entendement ou par les sens qu’elles sont liées ou comparées ? Il y a bien des jugements qu’on admet par habitude ou qu’on lie par inclination, mais que l’on tient pour des jugements ayant leur origine dans l’entendement, parce qu’aucune réflexion ne les précède ou du moins ne vient ensuite les soumettre à la critique. Tous les jugements n’ont pas besoin d’un examen, c’est-à-dire n’exigent pas que l’attention remonte aux principes de la vérité ; car, quand ils sont immédiatement certains, comme celui-ci par exemple : entre deux points il ne peut y avoir qu’une ligne droite, on ne saurait y indiquer une marque de vérité plus immédiate que la chose même qu’ils expriment. Mais tous les jugements et même toutes les comparaisons ont besoin de réflexion, c’est-à-dire exigent qu’on distingue à quelle faculté de connaître appartiennent les concepts donnés. J’appelle réflexion transcendentale l’acte par lequel je rapproche la comparaison des représentations en général de la faculté de connaître où elle a lieu, et par lequel je distingue si c’est comme appartenant à l’entendement pur ou à l’intuition sensible qu’elles sont comparées entre elles. Or les rapports où les concepts peuvent se rattacher les uns aux autres dans un état d’esprit, sont ceux d’identité et de diversité, de convenance et de disconvenance, d’intérieur et d’extérieur, enfin de déterminable et de détermination (de matière et de forme). L’exacte détermination de ces rapports dépend de la question de savoir dans quelle faculté de connaître ils se rattachent subjectivement les uns aux autres, si c’est dans la sensibilité ou dans l’entendement. En effet la différence de ces facultés fait une grande différence dans la manière dont on doit concevoir ces rapports.

Avant de prononcer un jugement objectif quelconque, nous comparons les concepts, afin d’arriver à l’identité (de plusieurs représentations sous un concept) et par là à un jugement universel, ou à la diversité et par là à un jugement particulier ; à la convenance, ce qui donne lieu à un jugement affirmatif, ou à la disconvenance, ce qui donne lieu à un jugement négatif, etc. D’après cela, nous devrions, ce semble, appeler concepts de comparaison (conceptus comparationis) les concepts indiqués. Mais comme, quand il ne s’agit pas de la forme logique des concepts, mais de leur contenu, c’est-à-dire de la question de savoir si les choses mêmes sont identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc., les choses ont un double rapport à notre faculté de connaître, c’est-à-dire peuvent se rapporter à la sensibilité et à l’entendement, et que la manière dont elles se rattachent les unes aux autres dépend de la faculté à laquelle elles appartiennent, seule la réflexion transcendentale, c’est-à-dire le rapport de certaines représentations données à l’un ou à l’autre mode de connaissance, pourra déterminer leur rapport entre elles, et la question de savoir si les choses sont identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc., ne pourra être décidée immédiatement par les concepts mêmes au moyen d’une simple comparaison (comparatio), mais on ne pourra la résoudre qu’en distinguant le mode de connaissance auquel elles appartiennent, au moyen d’une réflexion (reflexio) transcendentale. On pourrait donc dire que la réflexion logique est une simple comparaison, puisqu’on y fait complètement abstraction de la faculté de connaître à laquelle appartiennent les représentations données, et qu’en ce sens celles-ci doivent être traitées comme si elles avaient le même siège dans l’esprit, tandis que la réflexion transcendentale (qui se rapporte aux objets mêmes) contient le principe de la possibilité de la comparaison objective des représentations entre elles, et que par conséquent elle est très-différente de l’autre, puisque la faculté de connaître à laquelle elles appartiennent n’est pas toujours la même. Cette réflexion transcendentale est un devoir dont ne saurait s’affranchir quiconque veut porter à priori quelque jugement sur les choses. Nous allons la soumettre à notre examen, et nous n’en tirerons pas une médiocre lumière pour déterminer la fonction propre de l’entendement.

1o Unité et diversité. Quand un objet s’offre à nous plusieurs fois, mais chaque fois avec les mêmes déterminations intrinsèques (qualitas et quantitas), il est, si on le considère comme un objet de l’entendement pur, le même, toujours le même, non pas plusieurs, mais une seule chose (numerica identitas) ; si au contraire il est envisagé comme phénomène, il ne s’agit plus de comparer les concepts, mais quelque identique que tout puisse être à ce point de vue, la diversité des lieux qu’occupe ce phénomène dans le même temps, est un principe suffisant de la diversité numérique de l’objet même (des sens). Ainsi dans deux gouttes d’eau on peut faire complètement abstraction de toute diversité intrinsèque (de qualité et de quantité), et il suffit qu’on les perçoive en même temps dans des lieux différents pour les regarder comme numériquement distinctes. Leibnitz prenait les phénomènes pour des choses en soi, par conséquent pour des intelligibilia, c’est-à-dire pour des Objets de l’entendement pur (bien qu’il les désignât sous le nom de phénomènes à cause de l’obscurité des représentations que nous en avons), et à ce point de vue son principe des indiscernables (principium identitatis indiscernibilium) était certainement inattaquable ; mais, comme ce sont des objets de la sensibilité et que l’usage de l’entendement par rapport à eux n’est pas pur, mais simplement empirique, la pluralité et la diversité numérique sont déjà données par l’espace même, comme condition des phénomènes extérieurs. En effet une partie de l’espace, quoique parfaitement égale et semblable à une autre, est cependant en dehors d’elle, et elle est précisément par là une partie distincte de cette autre partie qui s’ajoute à elle pour constituer un espace plus grand, et il en doit être de même de toutes les choses qui sont en même temps en différents lieux de l’espace, quelque semblables et quelque égales qu’elles puissent être d’ailleurs.

2o Convenance et disconvenance. Quand la réalité ne nous est représentée que par l’entendement pur (realitas noumenon), on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir entre les réalités aucune disconvenance, c’est-à-dire un rapport tel qu’unies en un sujet elles suppriment réciproquement leurs effets, et 3−3 = 0. Au contraire les réalités phénoménales (realitas phænomenon) peuvent certainement être opposées entre elles, et, bien qu’unies dans le même sujet, annihiler les effets l’une de l’autre, comme, par exemple, deux forces motrices agissant sur une même ligne droite, en tant qu’elles attirent ou qu’elles poussent un point dans des directions opposées, ou comme le plaisir et la douleur qui se font équilibre.

3o Intérieur et extérieur. Dans un objet de l’entendement pur il n’y a d’intérieur que ce qui n’a aucun rapport (d’existence) à quelque chose d’autre que lui. Au contraire les déterminations intérieures d’une substantia phænomenon dans l’espace ne sont que des rapports, et elle-même n’est qu’un ensemble de relations. Nous ne connaissons la substance dans l’espace que par les forces qui agissent en certains points de cet espace, soit pour y attirer d’autres forces (attraction), soit pour les empêcher d’y pénétrer (répulsion et impénétrabilité) ; nous ne connaissons pas les autres propriétés constituant le concept de la substance qui apparaît dans l’espace et que nous nommons matière. Comme objet de l’entendement pur au contraire, toute substance doit avoir des déterminations et des forces intérieures qui se rapportent à la réalité intérieure. Mais que puis-je concevoir comme accidents intérieurs sinon ceux que me présente mon sens intérieur, c’est-à-dire ce qui est pensée ou analogue à la pensée ? Aussi Leibnitz, qui se représentait les substances comme des noumènes, faisait-il de toutes ces substances et même des éléments de la matière, après en avoir retranché par la pensée tout ce qui peut signifier quelque relation extérieure, et par conséquent aussi la composition, des sujets simples doués de la faculté représentative, en un mot des monades.

4o Matière et forme. Ce sont là deux concepts qui servent de fondement à toute autre réflexion, tant ils sont inséparablement liés à tout usage de l’entendement. Le premier signifie le déterminable en général, le second, sa détermination (l’un et l’autre dans le sens transcendental, puisqu’on fait abstraction de toute diversité de ce qui est donné et de la manière dont il est déterminé). Les logiciens appelaient autrefois matière le général, et forme, la différence spécifique. Dans tout jugement on peut appeler matière logique (du jugement) les concepts donnés, et forme du jugement, le rapport de ces concepts (unis par la copule). Dans tout être les éléments constitutifs[ndt 1] (essentialia) en sont la matière ; la manière dont ces éléments sont unis en une chose en sont la forme essentielle. En outre, par rapport aux choses en général, la réalité illimitée était regardée comme la matière de toute possibilité, et sa limitation (sa négation) comme la forme par laquelle une chose se distingue d’une autre suivant des concepts transcendentaux. L’entendement en effet exige d’abord que quelque chose soit donné (du moins dans le concept), pour pouvoir le déterminer d’une certaine manière. La matière précède donc la forme dans le concept de l’entendement pur, et c’est pourquoi Leibnitz admettait d’abord des choses (des monades), et ensuite une faculté représentative inhérente à ces choses sur laquelle il pût fonder leurs rapports extérieurs et le commerce de leurs états (c’est-à-dire de leurs représentations). L’espace et le temps étaient donc possibles, le premier uniquement par le rapport des substances, et le dernier par l’enchaînement de leurs déterminations entre elles, en tant que principes et conséquences. Il en devrait être ainsi en effet si l’entendement pur se rapportait immédiatement aux objets, et si l’espace et le temps étaient des déterminations des choses en soi. Mais s’ils ne sont que des intuitions sensibles dans lesquelles nous déterminons tous les objets uniquement à titre de phénomènes, la forme de l’intuition (comme constitution subjective de la sensibilité) précède toute matière (les sensations), et par conséquent l’espace et le temps précèdent tous les phénomènes et toutes les données de l’expérience, qu’ils rendent d’abord possible. Le représentant de la philosophie intellectuelle[ndt 2] ne pouvait admettre que la forme pût précéder les choses mêmes et déterminer leur possibilité ; et cette remarque était tout à fait juste à son point de vue, puisqu’il admettait que nous percevons les choses telles qu’elles sont (encore que notre représentation en soit confuse). Mais, comme l’intuition sensible est une condition subjective toute particulière qui sert à priori de fondement à toute perception et dont la forme est originaire, la forme seule est donnée par elle-même ; et, bien loin que la matière (ou les choses mêmes qui apparaissent) puissent servir de fondement (comme on devrait le juger d’après les seuls concepts), la possibilité en suppose au contraire une intuition formelle (l’espace et le temps) comme donnée.



Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]

  1. Bestandstücke.
  2. Der Intellectual-Philosoph.