Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch3/Remarque

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Remarque sur l’amphibolie des concepts de réflexion

Qu’on me permette de désigner sous le nom de lieu transcendental la place que nous assignons à un concept, soit dans la sensibilité, soit dans l’entendement pur. On appellerait ainsi topique transcendentale la détermination de la place qui convient à chaque concept suivant l’usage qui lui est propre, et l’indication des règles à suivre pour déterminer ce lieu pour tous les concepts. Cette doctrine, en distinguant toujours à quelle faculté de connaître les concepts appartiennent proprement, nous préserverait infailliblement des surprises de l’entendement et des illusions qui en résultent. On peut appeler lieu logique tout concept, tout titre dans lequel rentrent plusieurs connaissances. Tel est l’objet de la topique logique d’Aristote, dont les rhéteurs et les orateurs pouvaient se servir pour chercher sous certains titres de la pensée ce qui convenait le mieux à la matière proposée, et pour en raisonner subtilement avec une apparence de profondeur ou en bavarder abondamment.

La topique transcendentale ne contient au contraire que les quatre précédents titres de toute comparaison et de toute distinction, et ces titres se distinguent des catégories en ce que, au lieu de l’objet considéré suivant ce qui constitue son concept (quantité, réalité), ils représentent uniquement dans toute sa diversité la comparaison des représentations qui précède le concept des choses. Mais cette comparaison réclame d’abord une réflexion, c’est-à-dire une détermination du lieu auquel appartiennent les représentations des choses comparées, car il s’agit de savoir si c’est l’entendement pur qui les pense, ou la sensibilité qui les donne dans le phénomène.

On peut comparer logiquement les concepts sans s’inquiéter de savoir à quoi se rattachent leurs objets, s’ils appartiennent à l’entendement, comme noumènes, ou à la sensibilité, comme phénomènes. Mais si, avec ces concepts, nous voulons arriver aux objets, nous avons besoin d’abord d’une réflexion transcendentale qui détermine pour quelle faculté de connaître ils doivent être objets, si c’est pour l’entendement pur ou pour la sensibilité. Sans cette réflexion je fais de ces concepts un usage très-incertain, et ainsi se produisent de prétendus principes synthétiques que la raison critique ne peut reconnaître, et qui ont uniquement leur source dans une amphibolie transcendentale, c’est-à-dire qui viennent de ce que l’on confond l’objet pur de l’entendement avec le phénomène.

N’étant pas muni de cette topique transcendentale et par conséquent trompé par l’amphibolie des concepts de réflexion, l’illustre Leibnitz construisit un système intellectuel du monde, ou plutôt il crut connaître la nature intime des choses, en se bornant à comparer tous les objets avec l’entendement et avec les concepts formels et abstraits de la pensée. Notre table des concepts de réflexion nous procure cet avantage inattendu de mettre devant nos yeux le caractère qui distingue sa doctrine dans toutes ses parties, et en même temps le principe fondamental de cette façon de penser qui lui est propre et qui repose uniquement sur un malentendu. Il comparait entre elles toutes les choses au moyen des seuls concepts, et, comme il est naturel, il ne trouvait pas d’autres différences que celles par lesquelles l’entendement distingue ses concepts purs les uns des autres. Les conditions de l’intuition sensible qui portent en elles leurs propres différences, il ne les tenait pas pour originaires, car la sensibilité n’était pour lui qu’une espèce de représentation confuse, et non point une source particulière de représentations ; il voyait dans le phénomène la représentation de la chose en soi, mais une représentation distincte, quant à la forme logique, de la connaissance due à l’entendement, en ce sens que, manquant ordinairement d’analyse, elle introduit dans le concept de la chose un certain mélange de représentations accessoires que l’entendement sait en écarter. En un mot, ce philosophe intellectualise les phénomènes[ndt 1], de même que Locke, avec son système de noogonie (s’il m’est permis de me servir de cette expression), sensualise[ndt 2] tous les concepts de l’entendement, c’est-à-dire les donne comme étant simplement des concepts de réflexion empiriques, mais abstraits. Au lieu de chercher dans l’entendement et dans la sensibilité deux sources de représentations tout à fait distinctes, mais qui ont besoin d’être unies pour juger des choses d’une manière qui ait quelque valeur objective, chacun de ces deux grands hommes s’attacha uniquement à l’une de ces deux sources, à celle qui, dans son opinion, se rapportait immédiatement aux choses mêmes, tandis que l’autre ne faisait que confondre ou ordonner les représentations de la première.

Leibnitz comparait donc entre eux uniquement au point de vue de l’entendement les objets des sens considérés comme choses en général. 1o En tant qu’ils doivent être jugés par cette faculté identiques ou différents. Comme il n’avait devant les yeux que les concepts de ces objets et non leur place dans l’intuition, dans laquelle seule les objets peuvent être donnés, et qu’il en laissait tout à fait de côté le lieu transcendental (c’est-à-dire la question de savoir si l’objet doit être rangé parmi les phénomènes ou parmi les choses en soi), il ne pouvait manquer d’étendre aux objets des sens (mundus phænomenon) son principe des indiscernables, qui n’a de valeur que pour les concepts des choses en général, et de croire qu’il n’avait pas médiocrement étendu par là la connaissance de la nature. Sans doute, quand je regarde une goutte d’eau comme une chose en soi d’après toutes ses qualités intrinsèques, je ne puis en regarder aucune autre comme différente de celle-là, si tout le concept de la seconde est identique à celui de la première. Mais, si cette goutte d’eau est un phénomène dans l’espace, elle n’a pas seulement sa place dans l’entendement (parmi les concepts), mais dans l’intuition extérieure sensible (dans l’espace) ; et, comme les lieux physiques sont tout à fait indifférents par rapport aux déterminations intrinsèques des choses, un lieu = b peut tout aussi bien recevoir une chose absolument semblable et égale à une autre située dans un lieu = a, que si la première était intrinsèquement distincte de la seconde. La différence des lieux, sans autre condition, rend la pluralité et la distinction des objets, considérés comme phénomènes, non-seulement possibles par elles-mêmes, mais même nécessaires. Cette prétendue loi des indiscernables n’est donc pas une loi de la nature. Elle est simplement une règle analytique, ou une comparaison des choses au moyen de simples concepts.

2o Ce principe, que les réalités (comme simples affirmations) ne sont jamais logiquement contraires les unes aux autres, est un principe tout à fait vrai quant au rapport des concepts, mais qui ne signifie absolument rien, soit par rapport à la nature, soit par rapport à quelque chose en soi (dont nous n’avons aucun concept). En effet, il y a une contradiction réelle partout où A−Β = 0. c’est-à-dire où deux réalités étant liées dans un sujet, l’une supprime l’effet de l’autre, comme le montrent incessamment tous les obstacles et toutes les réactions dans la nature, lesquelles pourtant reposant sur des forces doivent être appelées realitates phænomena. La mécanique générale peut même, en considérant l’opposition des directions, donner dans une règle à priori la condition empirique de cette contradiction, condition dont le concept transcendental de la réalité ne sait rien du tout. Bien que M. de Leibnitz n’ait pas proclamé ce principe avec toute la pompe d’un principe nouveau, il s’en est cependant servi pour de nouvelles affirmations, et ses successeurs l’ont introduit expressément dans leur système Leibnitzien-Wolfien. D’après ce principe, tous les maux, par exemple, ne sont que les conséquences de la limitation des créatures, c’est-à-dire des négations, parce que la négation est la seule chose qui soit contradictoire à la réalité (ce qui est vrai en effet dans le simple concept d’une chose en général, mais ce qui ne l’est plus dans les choses considérées comme phénomènes). Pareillement, les disciples de ce philosophe trouvent non-seulement possible, mais naturel de réunir en un être toute réalité, sans avoir à craindre de trouver là aucune opposition, parce qu’ils n’en connaissent pas d’autre que celle de la contradiction, et oublient celle du dommage réciproque qui a lieu quand un principe réel détruit l’effet d’un autre, mais que nous ne pouvons nous représenter sans en demander les conditions à la sensibilité.

3o La monadologie de Leibnitz n’a pas d’autre principe, sinon que ce philosophe représentait la distinction de l’intérieur et de l’extérieur uniquement dans son rapport à l’entendement. Les substances en général doivent avoir quelque chose d’intérieur qui, à ce titre, soit indépendant de tout rapport extérieur, et par conséquent aussi de toute composition. Le simple est donc le fondement de l’intérieur des choses en soi. Mais l’intérieur de leur état ne peut pas non plus consister dans le lieu, la figure, le contact ou le mouvement (déterminations qui sont toutes des rapports extérieurs), et nous ne pouvons par conséquent attribuer aux substances aucun autre état interne que celui par lequel nous déterminons nous-mêmes intérieurement notre sens, à savoir l’état des représentations. C’est ainsi que l’on arrive à concevoir les monades qui doivent constituer la matière de tout l’univers en faisant consister uniquement leur force active dans des représentations par lesquelles elles n’agissent proprement qu’en elles-mêmes.

Mais par la même raison aussi son principe du commerce possible des substances entre elles devait être une harmonie préétablie, et ne pouvait pas être une influence physique. En effet, puisque toutes les substances n’ont affaire qu’à l’intérieur, c’est-à-dire qu’à leurs représentations, l’état des représentations d’une substance ne pouvait se trouver dans un rapport d’action avec celui d’une autre substance ; mais il fallait qu’une troisième cause influant sur toutes ensemble, fît correspondre leurs états entre eux, et cela non par une assistance occasionnelle et donnée dans chaque cas particulier (systema assistentiæ), mais par l’unité d’un principe, s’appliquant à tous les cas, dont elles reçussent toutes, suivant des lois générales, leur existence et leur permanence, par conséquent aussi leur correspondance mutuelle.

4o Le fameux système de Leibnitz sur le temps et l’espace, qui consistait à intellectualiser ces formes de la sensibilité, avait tout simplement sa source dans la même illusion de la réflexion transcendentale. Si je veux me représenter par le seul entendement les rapports extérieurs des choses, cela ne peut avoir lieu qu’au moyen d’un concept de leur action réciproque ; et, pour que je puisse lier un état d’une chose à un autre état de cette même chose, il faut nécessairement que je me place dans l’ordre des principes et des conséquences. C’est ainsi que Leibnitz se représentait l’espace comme un certain ordre dans le commerce des substances, et le temps comme la série dynamique de leurs états. Mais ce que tous deux semblent avoir de propre et d’indépendant des choses, il l’attribuait à la confusion de ces concepts, qui fait regarder comme une intuition existant par elle-même et antérieure aux choses mêmes ce qui est une simple forme de rapports dynamiques. L’espace et le temps étaient donc pour lui la forme intelligible de la liaison des choses en soi (des substances et de leurs états). Quant aux choses mêmes, il les regardait comme des substances intelligibles (substantiæ noumena). Il voulait pourtant faire passer ces concepts pour des phénomènes, parce qu’il n’accordait à la sensibilité aucune espèce d’intuition, mais qu’il les cherchait toutes, même la représentation empirique des objets, dans l’entendement, et qu’il ne laissait aux sens que la misérable fonction de confondre et de défigurer les représentations de l’entendement.

Mais, quand même nous pourrions tirer de l’entendement pur quelque proposition synthétique touchant les choses en soi (ce qui est cependant impossible), elle ne pourrait nullement s’appliquer aux phénomènes, qui ne représentent pas des choses en soi. Cela étant ainsi, je ne devrais donc jamais, dans la réflexion transcendentale, comparer mes concepts que sous les conditions de la sensibilité, et ainsi l’espace et le temps ne sont pas des déterminations de choses en soi, mais de phénomènes : ce que les choses peuvent être en soi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin de le savoir, puisqu’une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que dans le phénomène.

Je procède de même à l’égard des autres concepts de réflexion. La matière est substantia phænomenon. Ce qui lui convient intérieurement, je le cherche dans toutes les parties de l’espace qu’elle occupe et dans tous les effets qu’elle produit, et qui ne sont à la vérité que des phénomènes des sens extérieurs. Je n’ai donc rien qui soit absolument intérieur, mais quelque chose qui ne l’est que relativement, et qui lui-même à son tour se compose de rapports extérieurs. Mais parler de ce qui, dans la matière, serait absolument intérieur aux yeux de l’entendement pur, c’est d’ailleurs une parfaite chimère, car la matière n’est nulle part un objet pour l’entendement pur, et l’objet transcendental qui peut être le principe de ce phénomène que nous nommons matière est simplement quelque chose dont nous ne comprendrions pas la nature, quand même quelqu’un pourrait nous la dire. En effet, nous ne pouvons comprendre que ce qui implique dans l’intuition quelque chose qui corresponde à nos mots. On se plaint de ne pas apercevoir l’intérieur des choses : si l’on veut dire par là que nous ne comprenons point par l’entendement pur ce que peuvent être en soi les choses qui nous apparaissent, c’est là une plainte tout à fait injuste et déraisonnable ; car on voudrait pouvoir connaître les choses, par conséquent les percevoir, sans le secours des sens, c’est-à-dire qu’on voudrait avoir une faculté de connaître tout à fait différente de celle de l’homme, non-seulement par le degré, mais par l’intuition et la nature, c’est-à-dire encore qu’on voudrait être non plus des hommes, mais des êtres dont nous ne pouvons pas même dire s’ils sont possibles, à plus forte raison comment ils seraient constitués. L’observation et l’analyse des phénomènes pénètrent dans l’intérieur de la nature, et l’on ne peut savoir jusqu’où ce progrès s’étendra avec le temps. Mais, quand même toute la nature nous serait dévoilée, nous ne saurions encore répondre à ces questions transcendentales qui dépassent la nature, puisqu’il ne nous est pas donné d’observer notre propre esprit avec une autre intuition qu’avec celle de notre sens intérieur. En effet, c’est en lui que réside le secret de l’origine de notre sensibilité. Le rapport de cette sensibilité à un objet, et ce qui est le principe transcendental de cette unité, sont sans aucun doute trop profondément cachés pour que, nous qui ne nous connaissons nous-mêmes que par le sens interne, par conséquent comme phénomène, nous puissions employer un instrument d’investigation si impropre à trouver autre chose que phénomène sur phénomène, quelque désir que nous ayons d’en découvrir la cause non sensible.

Cette critique des conclusions qui se fondent sur de simples actes de la réflexion, a une grande utilité : c’est de démontrer clairement la vanité de tous nos raisonnements sur les objets que nous comparons entre eux au point de vue du seul entendement, et en même temps de confirmer un point sur lequel nous avons tout particulièrement appelé l’attention, à savoir que, bien que les phénomènes ne soient pas compris comme choses en soi parmi les objets de l’entendement pur, ils n’en sont pas moins les seules choses où notre connaissance puisse avoir une réalité objective, c’est-à-dire où une intuition corresponde aux concepts.

Quand notre réflexion est purement logique, nous nous bornons à comparer entre eux nos concepts au point de vue de l’entendement, afin de savoir si deux concepts contiennent la même chose, s’ils sont ou non contradictoires, si quelque chose est intrinsèquement contenu dans le concept ou s’y ajoute, et lequel des deux est donné, lequel n’a de valeur que comme manière de concevoir le concept donné. Mais, quand j’applique ces concepts à un objet en général (dans le sens transcendental), sans déterminer d’ailleurs si c’est un objet de l’intuition sensible ou de l’intuition intellectuelle, aussitôt se manifestent des restrictions (pour nous empêcher de sortir du concept de cet objet) qui en interdisent tout usage empirique, et nous prouvent par là même que la représentation d’un objet comme chose en général n’est pas seulement insuffisante, mais que, en l’absence de toute détermination sensible de cet objet et en dehors de toute condition empirique, elle est contradictoire en soi ; qu’il faut donc (dans la logique) ou bien faire abstraction de tout objet, ou, si l’on en admet un, le concevoir sous les conditions de l’intuition sensible ; qu’ainsi l’intelligible exigerait une intuition tout autre que celle que nous avons, et que, faute de cette intuition, il n’est rien pour nous, mais qu’aussi les phénomènes ne peuvent pas être des objets en soi. En effet, si je conçois simplement des choses en général, la diversité des rapports extérieurs ne peut sans doute constituer une diversité des choses mêmes, mais plutôt elle la présuppose ; et, si le concept de l’une de ces choses n’est pas intrinsèquement distinct de celui de l’autre, c’est une seule et même chose que je place dans des rapports divers. De plus, par l’addition d’une simple affirmation (réalité) à une autre, le positif est augmenté, et rien ne lui est enlevé ou retranché ; le réel ne peut donc être contradictoire dans les choses en général, etc.


Les concepts de la réflexion, comme nous l’avons montré, ont, par l’effet d’une certaine confusion, une telle influence sur l’usage de l’entendement, qu’ils ont pu conduire l’un des plus pénétrants de tous les philosophes à un prétendu système de connaissance intellectuelle qui entreprend de déterminer ses objets sans intervention des sens. Aussi est-il fort utile d’analyser, à l’occasion de faux principes, les causes qui produisent l’illusion dans l’amphibolie de ces concepts, afin de déterminer exactement et d’assurer les bornes de l’entendement.

Il est bien vrai de dire que tout ce qui, en général, convient ou répugne à un concept, convient ou répugne à tout le particulier compris dans ce concept (dictum de omni et nullo) ; mais il serait absurde de modifier ce principe logique de manière à lui faire signifier ceci : tout ce qui n’est pas contenu dans un concept général ne l’est pas non plus dans les concepts particuliers qu’il renferme, car ceux-ci ne sont des concepts particuliers que parce qu’ils renferment plus que ce qui est pensé dans le concept général. Or tout le système intellectuel de Leibnitz est pourtant construit sur ce dernier principe ; il s’écroule donc avec ce principe, en même temps que toute l’équivoque qui en résulte dans l’usage de l’entendement. Le principe des indiscernables se fondait proprement sur cette supposition, que, si une certaine distinction ne se trouve pas dans le concept d’une chose en général, il ne faut pas la chercher non plus dans les choses mêmes, et que par conséquent toutes les choses qui ne se distinguent pas déjà les unes des autres par leur concept (relativement à la qualité ou à la quantité) sont parfaitement identiques. Mais, comme dans le simple concept d’une chose on fait abstraction de maintes conditions nécessaires de l’intuition, il arrive que, par une singulière précipitation, on regarde ce dont on fait abstraction comme quelque chose qui n’existe nulle part, et qu’on n’accorde à la chose que ce qui est contenu dans son concept.

Le concept d’un pied cube d’espace est en soi parfaitement identique, où et si souvent que je le conçoive. Mais deux pieds cubes n’en sont pas moins distincts uniquement par leurs lieux (numero diversa) ; ces lieux sont les conditions de l’intuition où l’objet de ce concept est donné, et ces conditions n’appartiennent pas au concept, mais à toute la sensibilité. Pareillement il n’y a point de contradiction dans le concept d’une chose, quand rien de négatif n’est uni à quelque chose d’affirmatif, et des concepts simplement affirmatifs ne peuvent, en s’unissant, engendrer une négation. Mais dans l’intuition sensible où la réalité (par exemple le mouvement) est donnée, se trouvent des conditions (des directions opposées) dont on faisait abstraction dans le concept du mouvement en général, et qui rendent possible une contradiction, il est vrai non logique, c’est-à-dire qui de quelque chose de purement positif font un zéro = 0. On ne pourrait donc pas dire que toutes les réalités se conviennent entre elles, par cela seul qu’il n’y a pas de contradiction dans leurs concepts[1]. Au point de vue des simples concepts, l’intérieur est le substratum de tous les rapports ou de toutes les déterminations extérieures. Quand donc je fais abstraction de toutes les conditions de l’intuition, et que je m’attache simplement au concept d’une chose en général, je puis faire abstraction de tout rapport extérieur, et il doit cependant rester un concept de quelque chose qui ne signifie plus aucun rapport, mais seulement des déterminations intérieures. Or il semble résulter de là que dans tout objet (toute substance) il y a quelque chose qui est absolument intérieur et qui précède toutes les déterminations extérieures, en les rendant d’abord possibles ; que par conséquent ce substratum est quelque chose qui ne contient plus de rapports extérieurs, c’est-à-dire qui est simple (car les choses corporelles ne sont toujours que des rapports, au moins de leurs parties entre elles) ; et, puisque nous ne connaissons de déterminations absolument intérieures que celles du sens intime, que ce substratum n’est pas seulement simple, mais qu’il est aussi (d’une manière analogue à notre sens intime) déterminé par des représentations, c’est-à-dire que toutes les choses seraient proprement des monades, ou des êtres simples doués de représentations. Tout cela aussi serait vrai, si quelque chose de plus que le concept d’une chose en général ne faisait partie des conditions sous lesquelles seules des objets de l’intuition extérieure peuvent nous être donnés et dont le concept pur fait abstraction. Mais en tenant compte de ces conditions, on voit au contraire qu’un phénomène permanent dans l’espace (une étendue impénétrable) peut contenir de simples rapports et par conséquent rien d’absolument intérieur, et pourtant être le premier substratum de toute perception extérieure. Avec de simples concepts je ne puis à la vérité, sans quelque chose d’intérieur, rien concevoir d’extérieur, précisément parce que des concepts de rapport présupposent des choses données absolument et sont impossibles sans elles. Mais, comme il y a dans l’intuition quelque chose qui ne se trouve nullement dans le simple concept d’une chose en général, et que ce quelque chose fournit le substratum qui ne peut être connu par de simples concepts, à savoir un espace, qui, avec tout ce qu’il renferme, se compose de purs rapports formels ou même réels, je ne puis pas dire : puisque sans quelque chose d’absolument intérieur aucune chose ne peut être représentée par de simples concepts, il n’y a non plus dans les choses mêmes comprises sous ces concepts et dans leur intuition rien d’extérieur qui n’ait pour fondement quelque chose d’absolument intérieur. En effet, si nous faisons abstraction de toutes les conditions de l’intuition, il ne nous reste à la vérité dans le simple concept que l’intérieur en général et son rapport avec lui-même, par quoi soit possible l’extérieur ; mais cette nécessité, qui se fonde uniquement sur l’abstraction, ne trouve point place dans les choses, en tant qu’elles sont données dans l’intuition avec des déterminations qui expriment de simples rapports, sans avoir pour fondement quelque chose d’intérieur, précisément parce qu’elles ne sont pas des choses en soi, mais simplement des phénomènes. La seule chose que nous connaissions dans la matière, ce sont de simples rapports (ce que nous en nommons les déterminations intérieures n’est intérieur que relativement), mais, parmi eux, il en est de spontanés et de permanents, par lesquels un objet déterminé nous est donné. Qu’en faisant abstraction de ces rapports, je n’aie plus rien à penser, cela ne supprime pas le concept d’une chose comme phénomène, ni même celui d’un objet in abstracto, mais bien toute possibilité d’un objet déterminable par de simples concepts, c’est-à-dire d’un noumène. À la vérité il est surprenant d’entendre dire qu’une chose ne se compose que de rapports, mais aussi une chose de ce genre n’est qu’un simple phénomène, et ne peut être conçue au moyen des catégories pures ; elle est elle-même dans le simple rapport de quelque chose en général aux sens. De même on ne peut, en commençant par de simples concepts, concevoir les rapports des choses in abstracto qu’en concevant l’un comme la cause des déterminations de l’autre ; car tel est notre concept intellectuel des rapports mêmes. Mais, comme nous faisons alors abstraction de toute intuition, alors aussi disparaît tout le mode suivant lequel les éléments du divers peuvent déterminer réciproquement leur lieu, c’est-à-dire la forme de la sensibilité (l’espace), qui pourtant précède toute causalité empirique.

Si par objets purement intelligibles nous comprenons des choses qui soient conçues par des catégories pures sans aucun schème de la sensibilité, des objets de ce genre sont impossibles. En effet la condition de l’usage objectif de tous nos concepts intellectuels est uniquement notre mode d’intuition sensible par lequel des objets nous sont donnés, et, si nous faisons abstraction de ce mode, ces concepts n’ont plus aucun rapport à un objet. Quand même nous admettrions une autre espèce d’intuition que notre intuition sensible, les fonctions de notre pensée seraient à son égard sans aucune valeur. Si nous entendons par là uniquement des objets d’une intuition non sensible, mais auxquels nos catégories ne s’appliquent pas, et dont par conséquent nous n’avons aucune connaissance (ni intuition, ni concept), on doit sans doute admettre des noumena dans ce sens tout négatif : ils ne signifient en effet rien autre chose sinon que notre mode d’intuition ne s’étend pas à toutes les choses, mais seulement aux objets de nos sens, que par conséquent sa valeur objective est limitée, et que par conséquent encore il reste de la place pour quelque autre mode d’intuition, et par là aussi pour des choses qui en seraient les objets. Mais alors le concept d’un noumenon est problématique : c’est la représentation d’une chose dont nous ne pouvons dire ni qu’elle est possible ni qu’elle est impossible, puisque nous ne connaissons pas d’autre espèce d’intuition que notre intuition sensible, et d’autre espèce de concepts que les catégories, et que ni celle-là ni celles-ci ne sont appropriées à un objet extra-sensible. Nous ne pouvons donc pas étendre d’une manière positive le champ des objets de notre pensée au delà des conditions de notre sensibilité, et admettre, en dehors des phénomènes, des objets de la pensée pure, c’est-à-dire des noumena, puisque ces objets n’ont aucun sens positif qu’on puisse indiquer. Il faut reconnaître en effet que les catégories ne suffisent pas à elles seules pour la connaissance des choses en soi, et que sans les data de la sensibilité elles ne seraient que les formes purement subjectives de l’unité de l’entendement, mais sans objet. La pensée, il est vrai, n’est pas en soi un produit des sens, et à ce titre elle n’est pas non plus limitée par eux, mais elle n’a pas pour cela un usage propre et pur, indépendant du concours de la sensibilité, parce qu’elle serait alors sans objet. On ne peut pas même donner le nom de noumène à un objet de ce genre, parce que le nom de noumène signifie précisément le concept problématique d’un objet pour une tout autre intuition et un tout autre entendement que les nôtres, c’est-à-dire d’un objet qui est lui-même un problème. Le concept d’un noumène n’est donc pas le concept d’un objet, mais un problème inévitablement lié aux limites de notre sensibilité, celui de savoir s’il ne peut y avoir des objets entièrement indépendants de cette intuition de la sensibilité, question à laquelle on ne peut faire que cette réponse indéterminée : puisque l’intuition sensible ne s’applique pas indistinctement à toutes les choses, il reste de la place pour d’autres objets ; on ne peut donc pas nier ceux-ci absolument ; mais, faute d’un concept déterminé (puisque aucune catégorie n’est bonne pour cela), nous ne saurions non plus les affirmer comme objets de notre entendement.

L’entendement limite donc la sensibilité, sans étendre pour cela son propre champ ; et, en l’avertissant de ne pas prétendre s’appliquer à des choses en soi, mais de se borner aux phénomènes, il conçoit un objet en soi, mais simplement comme un objet transcendental, qui est la cause du phénomène (qui par conséquent n’est pas lui-même phénomène), mais qui ne peut être conçu ni comme quantité, ni comme réalité, ni comme substance, etc. (puisque ces concepts exigent toujours des formes sensibles, où ils déterminent un objet), et de qui par conséquent nous ne savons s’il se trouve en nous ou même hors de nous, s’il disparaîtrait avec la sensibilité, ou si, celle-ci écartée, il subsisterait encore. Si l’on veut appeler cet objet noumène, par la raison que la représentation n’en est pas sensible, on en est bien libre ; mais, comme nous ne pouvons y appliquer aucun des concepts de notre entendement, cette représentation reste toujours vide pour nous, et ne sert à rien sinon à indiquer les limites de notre connaissance sensible, et à laisser vacant un espace que nous ne pouvons combler avec aucune expérience possible ni avec l’entendement pur.

La critique de cet entendement pur ne nous permet donc pas de nous créer un nouveau champ d’objets en dehors de ceux qui peuvent se présenter à lui comme phénomènes, et de nous aventurer dans des mondes intelligibles, ni même dans leur concept. L’erreur qui nous égare ici de la manière la plus spécieuse, et peut être sans doute excusée, mais non pas justifiée, consiste à rendre transcendental l’usage de l’entendement, contrairement à sa destination, et à croire que les objets, c’est-à-dire des intuitions possibles, doivent se régler sur des concepts, et non les concepts sur des intuitions possibles (comme sur les seules conditions qui puissent leur donner une valeur objective). La cause de cette erreur à son tour est que l’aperception, et avec elle la pensée, précèdent tout ordre déterminé possible des représentations. Nous concevons donc quelque chose en général et nous le déterminons d’une manière sensible par un côté, mais nous distinguons pourtant l’objet général et représenté in abstracto de cette manière de le percevoir ; il nous reste alors une manière de le déterminer uniquement par la pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme logique sans matière, mais semble pourtant être une manière dont l’objet existe en soi (noumenon) indépendamment de l’intuition, qui est bornée à nos sens.


Avant de quitter l’analytique des concepts de réflexion, nous devons ajouter encore quelque chose qui, sans avoir par soi-même une importance extraordinaire, pourrait cependant paraître nécessaire pour compléter le système. Le concept le plus élevé par où l’on a coutume de commencer une philosophie transcendentale, est la division en possible et impossible. Mais, comme toute division suppose un concept divisé, il faut qu’un concept plus élevé encore soit donné, et ce concept est celui d’un objet en général (pris d’une manière problématique, abstraction faite de la question de savoir s’il est quelque chose ou rien). Puisque les catégories sont les seuls concepts qui se rapportent en général à des objets, la distinction d’un objet relativement à la question de savoir s’il est quelque chose ou rien, suivra l’ordre et la direction des catégories.

1o Aux concepts de tout, de plusieurs et d’un est opposé celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d’aucun, et ainsi l’objet d’un concept auquel ne correspond aucune intuition qu’on puisse indiquer est = rien, c’est-à-dire que c’est un concept sans objet, comme les noumena, qui ne peuvent être rangés parmi les possibilités, bien qu’on ne doive pas pour cela les tenir pour impossibles, ou comme certaines forces nouvelles que l’on conçoit, il est vrai, sans contradiction, mais aussi sans exemple tiré de l’expérience, et qui par conséquent ne peuvent être rangées parmi les possibilités (ens rationis).

2o La réalité est quelque chose, la négation n’est rien ; c’est en effet le concept du manque d’un objet, comme l’ombre, le froid (nihil privativum).

3o La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est pas un objet en soi, mais la condition purement formelle de cet objet (comme phénomène), comme l’espace pur et le temps pur, qui sont à la vérité quelque chose comme formes d’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des objets d’intuition (ens imaginarium).

4o L’objet d’un concept qui se contredit lui-même est rien, parce que le concept rien est l’impossible ; telle est par exemple une figure rectiligne de deux côtés (nihil negativum).

Le tableau de cette division du concept du rien devrait donc être tracé ainsi (car la division parallèle du quelque chose suit d’elle-même) :

rien
comme
1
Concept vide sans objet,
ens rationis  ;
2
Objet vide de concept,
nihil privativum ;
3
Intuition vide sans objet,
ens imaginarium ;
4
Objet vide sans concept,
nihil negativum.

On voit que l’être de raison (no 1) se distingue du non-être, en ce qu’étant une pure fiction (bien que non-contradictoire), il ne peut être rangé parmi les impossibilités, tandis que le second est opposé à la possibilité, le concept se détruisant lui-même. Mais tous deux sont des concepts vides. Au contraire le nihil privativum (no 2) et l’ens imaginarium (no 3) sont des data vides pour des concepts. Quand la lumière n’est pas donnée aux sens, on ne peut se représenter l’obscurité ; et quand on ne perçoit pas d’êtres étendus, on ne peut se représenter l’espace. La négation aussi bien que la simple forme de l’intuition, sans un réel, ne sont pas des objets.

Séparateur


Notes de Kant[modifier]

  1. Si l’on voulait recourir ici au subterfuge accoutumé en disant que du moins les réalités intelligibles (realitates noumena) ne peuvent être opposées les unes aux autres, il faudrait citer alors un exemple de ce genre de réalité pure et non sensible afin que l’on vit si elle représente en général quelque chose ou rien du tout. Mais aucun exemple ne peut être tiré d’ailleurs que de l’expérience, qui n’offre jamais autre chose que des phénomènes (phænomena) et ainsi cette proposition ne signifie rien de plus sinon que le concept qui ne renferme que des affirmations ne renferme rien de négatif, proposition dont nous n’avons jamais douté.


Notes du traducteur[modifier]

  1. Intellectuirte die Erscheinungen.
  2. Sensificirt.