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Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch1/Réfutation

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Réfutation de l’argument de Mendelssohn en faveur de la
permanence de l’âme


Ce philosophe pénétrant découvrit aisément l’insuffisance de l’argument par lequel on prétend ordinairement prouver que l’âme (une fois que l’on admet qu’elle est un être simple) ne peut pas cesser d’être par décomposition 1[1] ; il vit bien que cet argument ne démontre pas nécessairement la permanence de l’âme, puisque l’on pourrait admettre qu’elle cessât d’exister par extinction 2[2]. Il chercha donc, dans son Phédon, à défendre l’âme contre cette manière de finir, qui serait un véritable anéantissement, et voici comment il se flatta de prouver qu’un être simple ne peut pas cesser d’être : comme un tel être ne peut pas être diminué et par conséquent perdre peu à peu quelque chose de son existence de manière à se trouver ainsi insensiblement réduit à rien (car il n’a pas de parties et par conséquent de pluralité), il n’y aurait aucun temps entre le moment où il est et celui où il ne serait plus, ce qui est impossible. — Mais il ne songea point que, même en accordant à l’âme cette simplicité de nature qui fait qu’elle n’est pas composée de parties placées les unes en dehors des autres et qu’elle n’est pas par conséquent une quantité extensive, on ne saurait cependant lui refuser, pas plus qu’à n’importe quel être, une quantité intensive, c’est-à-dire un degré de réalité relativement à toutes ses facultés et même en général à tout ce qui constitue l’existence, que ce degré peut décroître de plus en plus indéfiniment, et qu’ainsi la prétendue substance (la chose dont la permanence n’est pas d’ailleurs assurée) peut se réduire en rien, sinon par décomposition, du moins par une diminution (remissio) de ses forces (ou par une sorte d’alanguissement 1[3], s’il m’est permis de me servir de cette expression). En effet, la conscience même a toujours un degré, qui peut toujours diminuer *[4] et il en est de même par conséquent de la faculté d’avoir conscience de soi, comme en général de toutes les autres facultés. — La permanence de l’âme, considérée simplement comme objet du sens intérieur, n’est donc nullement démontrée et même elle est indémontrable, bien qu’elle soit claire d’elle-même dans la vie où l’être pensant (comme homme) est en même temps pour soi un objet de sens extérieurs. Mais cela ne suffit pas à la psychologie rationnelle, qui entreprend de prouver par de simples concepts l’absolue permanence de l’âme au delà de cette vie *[5].

Si donc nous prenons nos précédentes propositions comme formant un enchaînement synthétique, ainsi qu’il convient de les prendre en tant qu’elles s’appliquent à tous les êtres pensants, dans le système de la psychologie rationnelle, et si, partant de la catégorie de la relation avec cette proposition : tous les êtres pensants sont comme tels des substances, nous parcourons à rebours la série des catégories, jusqu’à ce que le cercle en soit fermé, nous arrivons enfin à l’existence de ces êtres. Dans ce système, non-seulement ils ont conscience de cette existence indépendamment des choses extérieures, mais ils peuvent encore la déterminer par eux-mêmes (relativement à la permanence, qui fait nécessairement partie du caractère de la substance). Mais la conséquence de ce système rationaliste, c’est inévitablement l’idéalisme, du moins un idéalisme problématique : si l’existence des choses extérieures n’est nullement nécessaire à la détermination de notre propre existence dans le temps, c’est bien gratuitement que l’on continuera de l’admettre, et l’on n’en pourra jamais donner une preuve.

Si au contraire nous suivons la méthode analytique, en prenant pour fondement le je pense comme une proposition donnée qui renferme déjà en elle une existence, c’est-à-dire en partant de la modalité, et si nous décomposons cette proposition pour en connaître le contenu et savoir si et comment ce moi détermine par là son existence dans l’espace ou dans le temps, alors les propositions de la psychologie rationnelle ne partiront pas du concept d’un être pensant en général, mais d’une réalité, et c’est de la manière dont on la conçoit, après en avoir abstrait tout ce qui est empirique, que l’on déduira ce qui convient à un être pensant en général. C’est ce que montre la table suivante :

1
Je pense,
2 3
comme sujet. comme sujet simple,
4
comme sujet identique
dans chaque état de ma pensée.

Or, comme la seconde proposition ne détermine pas si je ne puis exister et être conçu que comme sujet et non comme prédicat d’un autre sujet, le concept d’un sujet est pris ici dans un sens purement logique, et il reste à savoir s’il faut ou non entendre par là une substance. Mais dans la troisième proposition l’unité absolue de l’aperception, le moi simple est déjà, pour la représentation à laquelle se rapporte toute liaison ou toute séparation qui constitue la pensée, quelque chose d’important de soi, quoique je n’aie encore rien décidé sur la nature ou la subsistance du sujet. L’aperception est quelque chose de réel, et sa simplicité est déjà impliquée dans sa possibilité. Or il n’y a dans l’espace rien de réel qui soit simple ; car les points (qui sont la seule chose simple qu’il y ait dans l’espace) ne sont que des limites, et non quelque chose qui serve comme partie, à constituer l’espace. Il suit donc de là qu’il est impossible d’expliquer la nature du moi (comme sujet simplement pensant) par les principes du matérialisme. Mais, comme dans la première proposition mon existence est considérée comme donnée, puisqu’elle ne signifie pas : tout être pensant existe (ce qui exprimerait une nécessité absolue, et par conséquent dirait beaucoup trop), mais seulement : j’existe pensant, cette proposition est empirique et ne peut déterminer mon existence qu’au point de vue de mes représentations dans le temps. D’un autre côté, comme j’ai besoin ici de quelque chose de permanent, et que rien de semblable ne m’est donné dans l’intuition interne, il est impossible de déterminer par cette simple conscience que j’ai de moi-même la manière dont j’existe, si c’est à titre de substance ou d’accident. Si donc le matérialisme est insuffisant à expliquer mon existence, le spiritualisme ne l’est pas moins ; et la conséquence qui sort de là, c’est que nous ne pourrons connaître, de quelque manière que ce soit, la nature de notre âme : en ce qui concerne la possibilité de son existence séparée en général.

Et comment d’ailleurs serait-il possible de sortir de l’expérience (de notre existence actuelle) à l’aide de l’unité de la conscience, que nous ne connaissons que parce qu’elle est pour nous la condition indispensable de la possibilité de l’expérience, et d’étendre ainsi notre connaissance de la nature de tous les êtres pensants en général au moyen de cette proposition empirique, mais indéterminée par rapport à toute espèce d’intuition : je pense ?

La psychologie rationnelle n’existe donc pas comme doctrine ajoutant quelque chose à la connaissance de nous-mêmes. Mais, comme discipline : elle fixe dans ce champ des bornes infranchissables à la raison spéculative : elle l’empêche, d’une part, de se jeter dans l’abîme d’un matérialisme sans âme, et, d’autre part, de se perdre dans les rêves d’un spiritualisme sans fondement pour nous dans la vie. Dans ce refus de toute réponse opposé par la raison aux questions ambitieuses dont l’objet sort des limites de cette vie, elle nous montre un signe qui nous avertit de détourner notre étude de nous-mêmes de la spéculation transcendentale, qui est oiseuse, pour l’appliquer à l’usage pratique, qui seul est fécond. Tout en s’appliquant uniquement à des objets d’expérience, cette dernière méthode n’en puise pas moins ses principes à une source plus élevée, et elle détermine la conduite comme si notre destination s’étendait infiniment au delà de l’expérience et par conséquent de cette vie.

On voit par tout cela que la psychologie rationnelle tire son origine d’une pure confusion. L’unité de la conscience, qui sert de fondement aux catégories, est prise ici pour une intuition du sujet en tant qu’objet, et la catégorie de la substance y est appliquée. Mais cette unité n’est autre que celle de la pensée, qui à elle seule ne donne point d’objet, et à laquelle par conséquent ne s’applique pas la catégorie de la substance, qui suppose toujours une intuition donnée, de telle sorte qu’ici le sujet ne peut être connu. Le sujet des catégories ne saurait donc recevoir, par cela seul qu’il les conçoit, un concept de lui-même comme objet de ces catégories ; car, pour les concevoir, il lui faut supposer en principe la pure conscience de soi, qui a dû cependant être expliquée. De même le sujet dans lequel la représentation du temps a originairement son fondement ne peut déterminer par là sa propre existence dans le temps ; et, si cette dernière chose est impossible, la première, c’est-à-dire la détermination de soi-même (comme être pensant en général) ne saurait non plus avoir lieu au moyen des catégories *[6].

Ainsi se résout en une attente illusoire une connaissance que l’on cherche en dehors des limites de l’expérience possible, en la demandant à la philosophie spéculative, et qui pourtant intéresse au plus haut degré l’humanité. Mais qu’on ne se récrie point contre cette sévérité de la critique : en même temps qu’elle démontre l’impossibilité de décider dogmatiquement quelque chose, en dehors des limites de l’expérience, touchant un objet de l’expérience ; elle rend à la raison un service qui n’est pas sans importance pour l’intérêt qui la préoccupe, en la rassurant contre toutes les assertions possibles du contraire. De deux choses l’une en effet : ou bien on démontre apodictiquement sa proposition ; ou bien, si cela ne réussit pas, on cherche les causes de cette impuissance. Or, si ces causes résident dans les bornes nécessaires de notre raison, il faut que tout adversaire se soumette également à la loi qui lui ordonne de renoncer à toute affirmation dogmatique.

Le droit et même la nécessité d’admettre une vie future, suivant les principes de l’usage pratique de la raison, uni à son usage spéculatif, ne se trouvent d’ailleurs nullement compromis par là ; car la preuve purement spéculative n’a jamais pu avoir la moindre influence sur la raison commune de l’humanité. Cette preuve ne repose que sur une pointe de cheveu, si bien que l’école elle-même n’a pu la maintenir qu’en la faisant tourner sans fin sur elle-même comme une toupie, et qu’elle ne saurait y voir une base solide sur laquelle on puisse élever quelque chose. Les preuves qui sont à l’usage du monde conservent au contraire toute leur valeur, et elles ne font que gagner en clarté et produire une conviction naturelle, en repoussant toute prétention dogmatique et en plaçant la raison dans son véritable domaine, dans l’ordre des fins, qui est en même temps celui de la nature. Alors la raison, comme faculté pratique par elle-même, sans être bornée aux conditions de ce second ordre, se trouve fondée à étendre le premier et avec lui notre propre existence au delà des limites de l’expérience et de la vie. Suivant l’analogie avec la nature des êtres vivant dans ce monde, pour lesquels la raison doit nécessairement admettre en principe qu’il n’y a pas un organe, pas une faculté, pas un penchant, rien enfin qui soit inutile ou en désaccord avec son usage et par conséquent sans but 1[7], mais que tout, au contraire, est exactement approprié à sa destination dans la vie ; suivant cette analogie, l’homme, qui pourtant seul peut contenir en lui le dernier but final de toutes ces choses, devrait être la seule créature qui fit exception au principe. En effet, les dispositions de sa nature, je ne parle pas seulement des talents et des penchants qu’il a reçus pour en faire usage, mais surtout de la loi morale, ces dispositions sont tellement au-dessus de l’utilité et des avantages qu’il en pourrait tirer dans cette vie, qu’il apprend de la loi morale même à estimer par-dessus tout la simple conscience de l’honnêteté des sentiments, au préjudice de tous les biens et même de cette ombre qu’on appelle la gloire, et qu’il se sent intérieurement appelé à se rendre digne, par sa conduite dans cette vie et en foulant aux pieds tous les autres avantages, de devenir le citoyen d’un monde meilleur dont il a l’idée. Cette preuve puissante, à jamais irréfutable, à laquelle se joignent la connaissance toujours croissante de la finalité qui se manifeste dans tout ce que nous avons devant les yeux, et l’idée de l’immensité de la création, par conséquent aussi la conscience de la possibilité d’une certaine extension illimitée dans nos connaissances, ainsi que le penchant qui y correspond, cette preuve subsiste toujours, quand même nous devrions désespérer d’apercevoir, par une connaissance purement théorétique de nous-mêmes, la durée nécessaire de notre existence.


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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Durch Zertheilung.
  2. 2 Durch Verschwinden.
  3. 1 Elanguescenz.
  4. * La clarté n’est pas, comme disent les logiciens, la conscience d’une représentation ; car un certain degré de conscience, mais trop faible pour donner lieu au souvenir, doit se rencontrer même dans beaucoup de représentations obscures, puisque, s’il n’y avait point du tout de conscience, nous ne ferions aucune différence dans la liaison des représentations obscures, ce que pourtant nous pouvons faire pour le caractère de certaines idées (comme celles de droit et d’équité, ou celles que le musicien associe, lorsqu’il groupe ensemble plusieurs notes dans une fantaisie). Mais une représentation est claire, lorsque la conscience que nous en avons est telle que nous ayons aussi la conscience de la différence qui la distingue des autres. Que si elle suffit à nous les faire distinguer, sans nous donner la conscience de cette distinction, la représentation doit encore être appelée obscure. Il y a donc un nombre infini de degrés de conscience jusqu’à son extinction.
  5. * Ceux qui, pour mettre en avant une nouvelle possibilité, s’imaginent avoir assez fait en nous défiant de trouver une contradiction dans leurs hypothèses (comme font tous ceux qui croient apercevoir la possibilité de la pensée même après cette vie, bien qu’ils n’en trouvent d’exemples que dans les intuitions empiriques de la vie actuelle), ceux-là peuvent être mis dans un grand embarras par d’autres possibilités qui ne sont pas plus hardies. Telle est celle de la division d’une substance simple en plusieurs substances, et réciproquement de la réunion (coalition) de plusieurs en une simple. En effet, si la divisibilité suppose un composé, elle ne suppose pourtant pas nécessairement un composé de substances, mais seulement un composé de degrés (de diverses puissances) d’une seule et même substance. Or, de même que l’on peut concevoir toutes les forces et toutes les facultés de l’âme, même celle de la conscience, diminuées de moitié, mais de telle sorte qu’il reste toujours quelque substance, on peut aussi se représenter sans contradiction cette moitié éteinte comme conservée, non pas dans l’âme, mais hors d’elle. Seulement, comme ici tout ce qui est réel en elle, et par conséquent a un degré, en un mot, comme toute son existence a été diminuée de moitié, sans que rien ne manque, il en résulterait alors une substance particulière hors d’elle. En effet, la pluralité qui a été divisée existait déjà auparavant, non pas comme pluralité de substances, mais de réalités formant le quantum de son existence, et l’unité de la substance n’était qu’une manière d’exister, qui n’a été changée en une pluralité de subsistance que par cette division. De même plusieurs substances simples pourraient à leur tour se réunir en une seule, où rien ne périrait, si ce n’est la pluralité de substance, puisque cette unique substance renfermerait le degré de réalité de toutes les précédentes ensemble. Peut-être les substances simples, qui nous donnent le phénomène d’une matière (par l’effet d’une influence réciproque, non pas sans doute mécanique ou chimique, mais inconnue et dont le degré seul constituerait le phénomène), produisent-elles les âmes des enfants au moyen d’une semblable division dynamique des âmes des parents, considérées comme quantités intensives, lesquelles répareraient leurs pertes en s’unissant à une nouvelle matière de la même espèce. Je suis d’ailleurs bien éloigné d’accorder la moindre valeur à ces rêveries ; aussi bien les principes établis plus haut par l’analytique nous ont-ils suffisamment enjoint de ne faire des catégories (par exemple de celle de la substance) qu’un usage empirique. Mais si, sans aucune intuition par laquelle un objet soit donné, et uniquement parce que l’unité de l’aperception dans la pensée ne lui permet aucune explication par le composé, le rationaliste est assez hardi pour faire de la simple faculté de penser un être subsistant par lui-même, au lieu d’avouer, ce qui vaudrait beaucoup mieux, qu’il ne saurait expliquer la possibilité d’une nature pensante, pourquoi le matérialiste, quoiqu’il ne puisse pas davantage invoquer l’expérience en faveur de ses hypothèses, ne ferait-il pas avec la même hardiesse de son principe un usage contraire, tout en conservant l’unité formelle du premier ?
  6. * Le je pense est, comme on l’a déjà dit, une proposition empirique, et renferme la proposition : j’existe. Mais je ne puis dire : tout ce qui pense existe ; car alors la propriété de la pensée ferait de tous les êtres qui la possèdent autant d’êtres nécessaires. Mon existence ne peut donc pas non plus être regardée, ainsi que Descartes l’a cru, comme déduite de la proposition : je pense (puisqu’autrement il faudrait supposer cette majeure : tout ce qui pense existe) mais elle lui est identique. Cette proposition exprime une intuition empirique, c’est-à-dire une perception indéterminée (ce qui prouve par conséquent que déjà la sensation, qui appartient à la sensibilité, sert de fondement à cette proposition concernant l’existence) ; mais elle précède l’expérience, qui doit, au moyen des catégories, déterminer l’objet de la perception relativement au temps. L’existence n’est donc pas ici une catégorie, en tant qu’elle se rapporte, non à un objet donné d’une manière indéterminée, mais à un objet dont on a un concept et dont on veut savoir s’il existe ou non en dehors de ce concept. Une perception indéterminée ne signifie ici que quelque chose de réel qui est donné, mais seulement pour la pensée en général, et non par conséquent comme phénomène ou comme chose en soi (comme noumène) quelque chose en un mot qui existe en fait et qui est désigné comme tel dans la proposition : je pense. Car il est à remarquer que, si j’ai appelé la proposition : je pense, une proposition empirique, je n’ai point voulu dire par là que le je soit dans cette proposition une représentation empirique, c’est bien plutôt une représentation intellectuelle, puisqu’elle appartient à la pensée en général. Sans doute, sans une représentation empirique qui fournit à la pensée sa matière, l’acte : je pense, n’aurait pas lieu ; mais l’élément empirique n’est que la condition de l’application ou de l’usage de la faculté intellectuelle pure.
  7. Unsweckmänzigen


Notes du traducteur[modifier]