Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S2

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 43-47).




DEUXIÈME SECTION


Antithétique de la raison pure


Si l’on désigne sous le nom de thétique tout ensemble de doctrines dogmatiques, j’entends par antithétique, non les affirmations dogmatiques du contraire, mais le conflit qui s’élève entre des connaissances dogmatiques en apparence, sans que l’une ait plus de titres que l’autre à notre assentiment. L’antithétique ne s’occupe donc nullement d’assertions dirigées dans le même sens, mais elle se borne à envisager les connaissances générales de la raison dans leur conflit et dans les causes de ce conflit. L’antithétique transcendentale est une recherche sur l’antinomie de la raison pure, ses causes et son résultat. Lorsque nous ne nous bornons plus à appliquer notre raison à des objets de l’expérience en nous servant des principes de l’entendement, mais que nous essayons de l’étendre au delà des bornes de cette expérience, il en résulte des propositions dialectiques, qui n’ont ni confirmation à espérer, ni contradiction à craindre de l’expérience, et dont chacune non-seulement est par elle-même exempte de contradiction, mais même trouve dans la nature de la raison des conditions qui la rendent nécessaire ; malheureusement l’assertion contraire ne repose pas sur des raisons moins bonnes et moins nécessaires.

Les questions qui se présentent naturellement dans cette dialectique de la raison pure sont donc celles-ci : 1° Quelles sont proprement les propositions où la raison pure est inévitablement soumise à une antinomie ? 2° Quelles sont les causes de cette antinomie ? 3° La raison peut-elle cependant, au milieu de ce conflit, trouver un chemin qui la conduise à la certitude, et de quelle manière ?

Une thèse dialectique de la raison pure se distingue donc de toutes les propositions sophistiques par les signes · suivants : d’abord elle a pour objet, non pas une question arbitraire, que l’on mettrait en avant à plaisir, mais un problème que toute raison humaine rencontre nécessairement dans sa marche ; ensuite elle présente avec son antithèse, non pas une apparence purement artificielle et qui s’évanouisse au premier regard, mais une apparence naturelle et inévitable, qui, alors même qu’elle ne trompe plus, ne cesse pas de faire illusion, et que par conséquent l’on peut bien rendre inoffensive, mais non détruire.

Cette doctrine dialectique n’aura point de rapport à l’unité de l’entendement dans les concepts de l’expérience, mais à celle de la raison dans de pures idées ; et, comme il faut pourtant que la condition de cette unité s’accorde d’abord avec l’entendement, comme synthèse opérée suivant des règles, et ensuite avec la raison, comme unité absolue de cette synthèse, si elle est adéquate à l’unité de la raison, elle sera trop grande pour l’entendement, et si elle est appropriée à l’entendement, elle sera trop petite pour la raison ; d’où résulte nécessairement un conflit, qu’il est impossible d’éviter, de quelque manière qu’on s’y prenne.

Ces assertions captieuses ouvrent donc une arène dialectique, où la victoire appartient au parti auquel il est permis de prendre l’offensive, et où celui qui est forcé de se défendre doit nécessairement succomber. Aussi des champions alertes, qu’ils combattent pour la bonne ou pour la mauvaise cause, sont-ils sûrs de remporter la couronne triomphale, s’ils ont soin de se ménager l’avantage de la dernière attaque, et s’ils ne sont pas obligés de soutenir un nouvel assaut de l’adversaire. On pense bien que cette arène a été souvent foulée jusqu’ici, qu’un grand nombre de victoires y ont été remportées de part et d’autre, mais que l’on a toujours pris soin de réserver la dernière, celle qui devait décider l’affaire, au chevalier de la bonne cause, en interdisant à son adversaire de prendre de nouveau les armes et en laissant ainsi le premier seul maître du champ de bataille. Juges impartiaux du combat, nous n’avons pas à chercher si c’est pour la bonne ou pour la mauvaise cause que luttent les combattants, et nous devons les laisser d’abord terminer entre eux leur affaire. Peut-être qu’après avoir épuisé leurs forces les uns contre les autres, sans s’être fait aucune blessure, ils reconnaîtront la vanité de leur querelle et se sépareront bons amis.

Cette manière d’assister à un combat d’assertions, ou plutôt de le provoquer, non sans doute pour se prononcer à la fin en faveur de l’un ou de l’autre parti : mais pour rechercher si l’objet n’en serait point par hasard une pure illusion, à laquelle chacun s’attache vainement et où l’on n’aurait rien à gagner, quand même on ne rencontrerait pas de résistance, cette manière d’agir peut être désignée sous le nom de méthode sceptique. Elle est tout à fait distincte du scepticisme, ce principe d’une ignorance artificielle et scientifique, qui mine les fondements de toute connaissance, pour ne laisser nulle part, s’il est possible, aucune certitude. La méthode sceptique, en effet, tend à la certitude, en cherchant à découvrir, dans un combat loyalement engagé et conduit avec intelligence des deux côtés, le point de dissentiment, afin de faire comme ces sages législateurs qui s’instruisent eux-mêmes, par l’embarras des juges dans les procès, de ce qu’il y a de défectueux ou de ce qui n’est pas suffisamment déterminé · dans leurs lois. L’antinomie qui se révèle dans l’application des lois est, pour notre sagesse bornée, la première pierre de touche de la nomothétique : c’est ainsi que la raison, qui, dans la spéculation abstraite, ne s’aperçoit pas aisément de ses faux pas, deviendra plus attentive aux moments à observer dans la détermination de ses principes.

Mais cette méthode sceptique n’est essentiellement propre qu’à la philosophie transcendentale, et en tous cas on peut s’en passer, Tans tout autre champ d’investigations que celui-ci. Dans les mathématiques, il serait absurde de l’employer, car il n’y a pas d’assertions fausses qui puissent se cacher et rester invisibles dans cette science, attendu que les preuves y suivent toujours le fil de l’intuition pure et même procèdent au moyen d’une synthèse toujours évidente. Dans la philosophie expérimentale, un doute provisoire peut bien avoir son utilité, mais il n’y a pas du moins de malentendu qui ne puisse être aisément dissipé, et, tôt ou tard, on finit toujours par trouver dans l’expérience les derniers moyens de décider le différend. La morale peut montrer aussi tous ses principes, avec leurs conséquences pratiques, in concreto, au moins dans des expériences possibles, et éviter ainsi l’équivoque de l’abstraction. Au contraire, les assertions transcendentales qui prétendent à des connaissances dépassant le champ de toutes les expériences possibles, sont de telle nature que, d’une part, leur synthèse abstraite ne saurait être donnée dans quelque intuition à priori, et que, d’autre part, le malentendu qu’elles occasionnent ne pourrait être découvert au moyen de quelque expérience. La raison transcendentale ne nous fournit donc pas d’autre pierre de touche que celle qui consiste à essayer d’unir entre elles ses assertions, et, par conséquent, à les laisser d’abord lutter les unes contre les autres librement et sans obstacle. C’est ce conflit que nous allons représenter *[1].


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Notes de Kant[modifier]

  1. * Les antinomies se succéderont suivant l’ordre précédemment indiqué, des idées transcendantales.


Notes du traducteur[modifier]