Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S4

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QUATRIÈME SECTION


Des problèmes transcendentaux de la raison pure, en tant qu’il doit absolument y en avoir une solution possible.


Prétendre résoudre tous les problèmes et répondre à toutes les questions serait une fanfaronnade si effrontée et une présomption si extravagante qu’on se rendrait aussitôt par là indigne de toute confiance. Pourtant il y a des sciences dont la nature est telle que toute question qui s’y élève doit être absolument résolue par ce que l’on sait, puisque la réponse doit dériver des mêmes sources que la question. Dans ces sciences il n’est nullement permis de prétexter une ignorance inévitable, mais on a le droit d’exiger d’elles une solution. Ce qui est juste ou injuste dans tous les cas possibles, il faut qu’on puisse le savoir en consultant la règle, puisqu’il s’agit ici de notre obligation et que nous ne sommes point obligés à ce que nous ne pouvons savoir. Mais dans l’explication des phénomènes de la nature il doit y avoir beaucoup de choses incertaines et beaucoup de questions insolubles pour nous, car ce que nous savons de la nature est bien loin de suffire dans tous les cas à ce que nous avons à expliquer. Il s’agit donc de savoir si dans la philosophie transcendentale il y a quelque question, concernant un objet proposé à la raison, qui soit insoluble pour cette même raison pure, et au sujet de laquelle on ait le droit de refuser toute réponse décisive, en la donnant pour absolument incertaine (d’après tout ce que nous pouvons connaître) et en la rangeant à ce titre parmi les choses dont nous avons assez l’idée pour en faire la matière d’une question, mais dont nous n’avons nullement les moyens et la faculté de trouver la solution.

Or je dis que la philosophie transcendentale a cela de particulier entre toutes les connaissances spéculatives, qu’aucune question, concernant un objet donné à la raison pure, n’est insoluble pour cette même raison humaine, et qu’on ne saurait jamais prétexter une ignorance inévitable et l’impénétrable profondeur du problème pour s’affranchir de l’obligation d’y répondre d’une manière pleine et entière ; car le même concept qui nous met en état d’élever la question doit aussi nous rendre pleinement capables d’y répondre, puisque l’objet (de même qu’en matière de juste et d’injuste) ne se trouve point en dehors du concept.

Il n’y a dans la philosophie transcendentale que les questions cosmologiques pour lesquelles on puisse exiger à juste titre une réponse satisfaisante, qui concerne la nature de l’objet, sans qu’il soit permis au philosophe de se soustraire à cette obligation en prétextant une obscurité impénétrable, et ces questions ne peuvent se rapporter qu’à des idées cosmologiques. En effet l’objet doit être donné empiriquement, et la question ne porte que sur sa convenance avec une idée. L’objet est-il transcendental et par conséquent inconnu lui-même ; par exemple s’agit-il de savoir si ce quelque chose dont la manifestation (en nous-mêmes) est la pensée, est en soi un être simple, s’il y a une cause première de toutes les choses ensemble qui soit absolument nécessaire, etc. ; nous devons alors chercher à notre idée un objet dont nous puissions avouer qu’il nous est inconnu, mais sans être pour cela impossible *[1]. Les idées cosmologiques ont seules cette propriété qu’elles peuvent supposer comme donnés leur objet et la synthèse empirique qu’exige leur concept ; et la question qui en sort ne concerne que le progrès de cette synthèse, en tant qu’il contient nécessairement une absolue totalité qui n’est plus rien d’empirique, puisqu’elle ne peut être donnée dans aucune expérience. Or, puisqu’il n’est ici question d’une chose que comme d’un objet d’expérience possible, et non comme d’une chose en soi, la réponse à la question cosmologique transcendante ne peut se trouver nulle part en dehors de l’idée. En effet elle ne concerne pas un objet en soi ; et, quand il s’agit de l’expérience possible, on ne demande pas ce qui peut être donné in concreto dans quelque expérience, mais ce qui est dans l’idée, dont la synthèse empirique doit simplement se rapprocher. Il faut donc que cette question puisse tirer sa solution uniquement de l’idée, puisque celle-ci est une pure création de la raison et qu’à ce titre elle ne saurait décliner toute réponse en prétextant un objet inconnu.

Il n’est donc pas aussi extraordinaire qu’il le paraît d’abord, qu’une science ait le droit de ne demander et de n’attendre, sur toutes les questions qui rentrent dans sa sphère (questiones domesticæ), que des solutions certaines, bien qu’on ne les ait peut-être pas encore trouvées. En dehors de la philosophie transcendentale Il y a encore deux sciences rationnelles pures, l’une en matière purement spéculative, l’autre en matière pratique ; je veux parler des mathématiques pures et de la morale pure. A-t-on jamais entendu un mathématicien, alléguant en quelque sorte l’ignorance nécessaire des conditions, donner pour une chose incertaine le rapport exact du diamètre à la circonférence en nombres rationnels ou irrationnels ? Comme ce rapport ne pouvait être naturellement donné par la première espèce de nombres, et qu’on ne l’avait pas encore trouvé par la seconde, on jugea que l’impossibilité de cette solution pouvait au moins être connue avec certitude, et Lambert en donna la preuve. Dans les principes généraux de la morale il ne peut rien y avoir d’incertain, puisque les propositions, sous peine d’être tout à fait nulles et vides de sens, doivent découler de nos concepts rationnels. Il y a au contraire dans la physique une foule de conjectures sur lesquelles il est impossible d’arriver jamais à la certitude, parce que les phénomènes naturels sont des objets qui nous sont donnés indépendamment de nos concepts et dont la clef par conséquent n’est pas en nous et dans notre pensée pure, mais en dehors de nous, de sorte que dans beaucoup de cas on peut fort bien ne pas la trouver et se voir ainsi forcé de renoncer à toute solution certaine. Je ne parle pas ici des questions de l’analytique transcendentale, qui concernent la déduction de notre connaissance pure, parce qu’il ne s’agit maintenant que de la certitude des jugements par rapport aux objets et non par rapport à l’origine de nos concepts mêmes.

Nous ne saurions donc décliner l’obligation de donner au moins une solution critique aux questions rationnelles proposées, en nous plaignant des bornes étroites de notre raison et en confessant, avec l’apparence d’une humble connaissance de nous-mêmes, qu’il n’est pas donné à cette faculté de décider si le monde a existé de toute éternité, ou s’il a eu un, commencement ; si l’espace du monde est rempli d’êtres à l’infini, ou s’il est renfermé dans certaines limites ; s’il y a dans le monde quelque chose de simple, ou si tout peut être divisé à l’infini ; s’il y a quelque création ou quelque production libre, ou si tout dépend de la chaîne de l’ordre naturel ; enfin s’il y a un être absolument inconditionnel et nécessaire en soi, ou si tout est conditionnel dans son existence et par conséquent extérieurement dépendant et contingent en soi. Toutes ces questions en effet concernent un objet qui ne peut être donné nulle part ailleurs que dans nos pensées, je veux dire la totalité absolument inconditionnelle de la synthèse des phénomènes-Si nous ne pouvons rien dire et rien décider de certain à cet égard avec nos propres concepts, nous ne pouvons nous en prendre à la chose qui se cacherait à nous, car il n’y a point de chose de ce genre qui puisse nous être donnée (puisqu’elle n’existe nulle part en dehors de notre· idée) ; mais nous en devons chercher la cause dans notre idée même, laquelle est un problème qui ne comporte point de solution, et que nous nous acharnons pourtant à traiter comme si un objet réel lui correspondait. Une claire exposition de la dialectique qui réside dans notre concept même, nous conduirait bientôt à une entière certitude sur ce que nous devons penser d’une telle question.

Que si vous prétextez votre ignorance sur ces problèmes, on peut d’abord vous opposer cette question, à laquelle vous êtes au moins tenus de répondre clairement : d’où vous viennent les idées dont la solution vous jette ici dans un si grand embarras ? S’agit-il par hasard de phénomènes que vous avez besoin d’expliquer, et dont vous n’avez à chercher, d’après ces idées, que les principes ou la règle d’exposition ? Supposez que la nature se découvre entièrement devant vous, que rien ne demeure caché à vos sens et à la conscience de tout ce, qui tombe sous votre intuition, vous ne pourrez connaître in concreto par aucune expérience l’objet de vos idées (car outre cette complète intuition il faudrait encore une synthèse parfaite et la conscience de son absolue totalité, conscience qui n’est possible par aucune connaissance empirique) ; par conséquent votre question n’est point du tout nécessaire à l’explication d’un phénomène qui se présente à vous, et ainsi elle ne peut être donnée en quelque sorte par l’objet lui-même. En effet l’objet ne saurait jamais se présenter à vous, puisqu’il ne peut être donné par aucune expérience possible. Vous demeurez toujours soumis, dans toutes les perceptions possibles, aux conditions de l’espace ou du temps, et vous n’arrivez jamais à rien d’inconditionnel, de manière à décider si cet inconditionnel doit être placé dans un commencement absolu de la synthèse, ou dans une absolue totalité de la série sans aucun commencement. L’idée d’un tout dans le sens empirique n’est jamais que comparative. Le tout absolu de la quantité (l’univers), de la division, de la dérivation, de la condition de l’existence en général, et toutes les questions de savoir s’il résulte d’une synthèse finie ou d’une synthèse qui s’étende à l’infini, ne concernent en rien aucune expérience possible. Vous n’expliqueriez pas mieux ni même autrement, par exemple, les phénomènes d’un corps, en admettant qu’il est formé de parties simples qu’en supposant qu’il l’est toujours de parties composées ; car aucun phénomène simple ni aucune composition infinie ne sauraient jamais s’offrir à vous. Les phénomènes ne veulent d’autre explication que celle dont les conditions sont données dans la perception, mais tout ce qui peut jamais y être donné, compris en un tout absolu, est lui-même une perception. Or ce tout est proprement ce dont on demande l’explication dans les problèmes transcendentaux de la raison.

Puis donc que la solution même de ces questions ne saurait jamais se présenter dans l’expérience, vous ne pouvez pas dire qu’on ne sait pas ce qui doit être ici attribué à l’objet. En effet, votre objet n’existe que dans votre tête, et ne peut être donné en dehors d’elle ; aussi n’avez-vous qu’à prendre soin de vous mettre d’accord avec vous-mêmes et d’éviter l’amphibolie, qui convertit votre idée en une prétendue représentation d’un objet empiriquement donné, et par conséquent aussi susceptible d’être connu au moyen des lois de l’expérience. La solution dogmatique n’est donc pas incertaine, mais impossible. Mais la solution critique, qui peut être parfaitement certaine, n’envisage pas du tout la question objectivement, mais seulement par rapport au fondement de la connaissance sur lequel elle repose.


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Notes de Kant[modifier]

  1. * On ne saurait, il est vrai, faire aucune réponse à la question de savoir ce que c’est qu’un objet transcendental, ou qu’elle en est la nature, mais on peut bien dire que la question elle-même n’est rien, parce qu’elle n’a point d’objet donné. Toutes les questions de la psychologie transcendentale sont donc susceptibles d’une solution et elles sont réellement résolues ; car elles concernent le sujet transcendental de tous les phénomènes intérieurs, lequel n’est pas lui-même un phénomène et par conséquent n’est pas donné comme objet, et auquel aucune des catégories ne trouve moyen de s’appliquer (c’est sur elles cependant que porte proprement la question). C’est donc ici le cas de dire, suivant une expression fréquemment employée, que l’absence de réponse est aussi une réponse, c’est-à-dire qu’une question sur la nature de ce quelque chose que nous ne saurions concevoir au moyen d’aucun prédicat déterminé, puisqu’il réside tout à fait hors de la sphère des objets, est, entièrement nulle et vide.


Notes du traducteur[modifier]