Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Méthodologie transcendentale/Ch1

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 283-286).



CHAPITRE PREMIER


Discipline de la raison pure


Les jugements qui ne sont pas seulement négatifs quant à leur forme logique, mais quant à leur matière, sont en médiocre estime à cause de notre désir de connaître ; on les regarde comme des ennemis jaloux de ce besoin qui nous pousse incessamment à étendre nos connaissances, et il faut presque une apologie pour les faire tolérer, à plus forte raison pour leur concilier l’estime et la faveur.

On peut à la vérité exprimer logiquement sous une forme négative toutes les propositions que l’on veut ; mais quant au contenu de notre connaissance en général, c’est-à-dire quant à la question de savoir si elle est étendue ou restreinte par un jugement, les jugements négatifs ont pour fonction propre d’empêcher simplement l’erreur. Aussi les propositions négatives, qui sont destinées à prévenir une fausse connaissance là où l’erreur n’est jamais possible, sont-elles, il est vrai, incontestables, mais vides, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas du tout appropriées à leur but, et que par cette raison elles sont souvent ridicules. Telle est la proposition de ce rhéteur, qu’Alexandre n’aurait pas pu faire de conquêtes sans armée.

Mais là où les bornes de notre connaissance possible sont très-étroites, l’inclination à juger très-grande, l’apparence très-trompeuse et le préjudice causé par l’erreur très-considérable, une instruction négative, qui ne sert qu’à nous préserver des erreurs, a beaucoup plus d’importance que mainte instruction positive par où notre connaissance pourrait être augmentée. La contrainte qui réprime et finit par détruire le penchant qui nous pousse constamment à nous écarter de certaines règles, s’appelle discipline. La discipline se distingue de la culture, qui a pour but de procurer une aptitude sans en supprimer une autre déjà existante. Dans la culture d’une disposition naturelle qui est déjà portée par elle-même à se développer, la discipline ne fournira donc qu’un secours négatif *[1], mais la culture et la doctrine en donneront un positif.

Que le tempérament, ainsi que les dispositions naturelles qui se permettent volontiers un mouvement libre, et illimité (comme l’imagination et l’esprit), aient à beaucoup d’égards besoin d’une discipline, c’est ce que chacun accordera aisément. Mais que la raison dont le propre est de nous obliger à prescrire une discipline à toutes les autres tendances de notre nature ait besoin elle-même, d’une discipline, c’est ce qui peut sans doute paraître étrange ; et dans le fait elle a échappé jusqu’ici à une pareille humiliation, parce qu’en voyant son air solennel et imposant, personne ne pouvait la soupçonner de substituer dans un jeu frivole les images aux concepts et les mots aux choses.

L’usage empirique de la raison ne réclame aucune critique de cette faculté, parce que là ses principes sont continuellement soumis à l’épreuve de l’expérience, qui leur sert de pierre de touche ; il en est de même des mathématiques, dont les concepts doivent être d’abord représentés in concreto dans l’intuition pure, de telle sorte qu’on y aperçoit tout de suite tout ce qui est arbitraire et sans fondement. Mais là où ni l’intuition empirique, ni l’intuition pure ne retiennent la raison en un sûr chemin, c’est-à-dire dans cet usage transcendental qui se règle sur de simples concepts, elle a tellement besoin d’une discipline qui réprime son penchant à s’étendre au delà des étroites limites de l’expérience possible et la préserve de tout écart et de toute erreur, que toute la philosophie de la raison pure n’a d’autre but que cette utilité négative. On peut remédier aux erreurs particulières par la censure, et aux causes de ces erreurs par la critique. Mais là où l’on rencontre, comme dans la raison pure, tout un système d’illusions et de prestiges liés entre eux et réunis sous des principes communs, il semble alors qu’on ait besoin d’une législation toute spéciale, mais négative, qui, sous le nom de discipliner établisse, en se réglant sur la nature de la raison et des objets de son usage pur, comme un système de circonspection et d’examen de soi-même devant lequel aucune fausse et sophistique apparence ne puisse subsister ; mais qui la dévoile aussitôt, de quelque manteau qu’elle se couvre.

Mais il faut bien remarquer que, dans cette seconde partie de la critique transcendentale, je n’applique pas la discipline de la raison pure au contenu, mais seulement à la méthode de la connaissance issue de la raison pure. La première tâche a été remplie dans la théorie élémentaire. Mais l’usage de la raison, à quelque objet qu’il puisse être appliqué, est tellement semblable à lui-même, et en même temps, en tant qu’il veut être transcendental, il est si essentiellement distinct de tout autre, que, sans une doctrine négative qui renferme une discipline particulièrement établie à cet effet, il n’est pas possible d’éviter les erreurs résultant nécessairement de l’emploi inopportun de méthodes qui conviennent bien ailleurs à la raison, mais qui ne lui conviennent pas ici.


Notes de Kant[modifier]

  1. * Je sais bien que, dans le langage de l’école, on a coutume d’employer le mot de discipline comme synonyme de celui d’instruction. Mais il y a beaucoup d’autres cas où la première expression est soigneusement distinguée de la seconde, chacune d’elles étant prise dans son sens propre ; et la nature des choses exige même que l’on réserve en faveur de cette distinction les seules expressions convenables. Je souhaite donc que l’on ne se permette jamais d’employer ce mot dans un autre sens que dans le sens négatif.


Notes du traducteur[modifier]