Critique de la raison pure (trad. Barni) - 1869/TC de l'Analytique transcendentale

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Théorie élémentaire transcendentale


Deuxième partie

Logique transcendentale


Introduction

Idée d’une logique transcendentale


I

De la logique en général

Notre connaissance dérive de deux sources, dont la première est la capacité de recevoir des représentations (la réceptivité des impressions), et la seconde, la faculté de connaître un objet au moyen de ces représentations (la spontanéité des concepts). Par la première un objet nous est donné ; par la seconde, il est pensé dans son rapport à cette représentation (considérée comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concepts, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni l’intuition sans les concepts ne peuvent fournir une connaissance. Tous deux sont purs ou empiriques : empiriques, lorsque la sensation (qui suppose la présence réelle de l’objet) y est contenue ; purs, lorsqu’aucune sensation ne se mêle à la représentation. On peut dire que la sensation est la matière de la connaissance sensible. L’intuition pure ne contient que la forme sous laquelle quelque chose est perçu ; et le concept pur, que la forme de la pensée d’un objet en général. Les intuitions et les concepts purs ne sont possibles qu’à priori ; les empiriques ne le sont qu’à posteriori.

Nous désignons sous le nom de sensibilité la capacité qu’a notre esprit de recevoir des sensations, en tant qu’il est affecté de quelque manière ; par opposition à cette réceptivité, la faculté que nous avons de produire nous-mêmes des représentations, ou la spontanéité de la connaissance, s’appelle entendement. Telle est notre nature que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire contenir autre chose que la manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l’objet de l’intuition sensible, est l’entendement. De ces deux propriétés l’une n’est pas préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. Aussi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts (c’est-à-dire d’y joindre un objet donné dans l’intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c’est-à-dire de les ramener à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien percevoir, ni les sens rien penser. La connaissance ne peut résulter que de leur union. Il ne faut donc pas confondre leurs rôles, mais on a grandement raison de les séparer et de les distinguer avec soin. Aussi distinguons-nous la science des règles de la sensibilité en général, ou l’esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, ou de la logique.

La logique à son tour peut être envisagée sous deux points de vue, suivant qu’il s’agit de l’usage de l’entendement en général ou de ses usages particuliers. La logique générale contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il n’y a pas d’usage possible de l’entendement, et par conséquent elle envisage cette faculté indépendamment de la diversité des objets auxquels elle peut s’appliquer. La logique particulière contient les règles qui servent à penser exactement sur une certaine espèce d’objets. La première peut être désignée sous le nom de logique élémentaire ; la seconde est l’organum de telle ou telle science. Celle-ci est ordinairement présentée dans les écoles comme la propédeutique des sciences ; mais, dans le développement de la raison humaine, elle ne vient qu’en dernier lieu : on n’y arrive que quand la science est déjà fort avancée et qu’elle n’attend plus que la dernière main pour atteindre le plus haut degré d’exactitude et de perfection. En effet il faut déjà avoir une connaissance assez approfondie des choses pour être en état d’indiquer les règles d’après lesquelles on en peut constituer une science.

La logique générale est ou pure ou appliquée. Dans la logique pure, nous faisons abstraction de toutes les conditions empiriques sous lesquelles s’exerce notre entendement, par exemple de l’influence des sens, du jeu de l’imagination, des lois du souvenir, de la puissance de l’habitude, de l’inclination, etc., par conséquent aussi des sources de nos préjugés, et même en général de toutes les causes d’où peuvent dériver pour nous certaines connaissances, vraies ou supposées, parce qu’elles n’ont trait à l’entendement que dans certaines circonstances de son application et que, pour connaître ces circonstances, l’expérience est nécessaire. Une logique générale et pure ne s’occupe donc que de principes à priori ; elle est le canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il a de formel dans leur usage[ndt 1], quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (qu’il soit empirique ou transcendental). La logique générale est appliquée, lorsqu’elle a pour objet les règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives et empiriques que nous enseigne la psychologie. Elle a donc aussi des principes empiriques, bien qu’elle soit générale à ce titre qu’elle considère l’usage de l’entendement sans distinction d’objets. Aussi n’est-elle ni un canon de l’entendement en général, ni un organum de sciences particulières, mais seulement un cathartique[ndt 2] de l’entendement vulgaire.

Il faut donc, dans la logique générale, séparer entièrement la partie qui doit former la théorie pure de la raison de celle qui constitue la logique appliquée (mais toujours générale). La première seule est proprement une science, mais courte et aride, telle, en un mot, que l’exige l’exposition scolastique d’une théorie élémentaire l’entendement. Dans cette science, les logiciens doivent donc toujours avoir en vue les deux règles suivantes :

1o Comme logique générale, elle fait abstraction de tout le contenu de la connaissance de l’entendement et de la diversité de ses objets, et elle n’a à s’occuper que de la forme de la pensée.

2o Comme logique pure, elle n’a point de principes empiriques ; par conséquent (bien qu’on se persuade parfois le contraire) elle ne tire rien de la psychologie, qui ne saurait avoir aucune influence sur le canon de l’entendement. Elle est une doctrine démontrée, et tout y doit être parfaitement certain à priori.

Quant à la logique que j’appelle appliquée (contrairement au sens ordinaire de cette expression, qui désigne certains exercices dont la logique pure fournit la règle), elle représente l’entendement et les règles de son usage nécessaire considéré in concreto, c’est-à-dire en tant qu’il est soumis aux conditions contingentes du sujet, lesquelles peuvent lui être contraires ou favorables et ne sont jamais données qu’empiriquement. Elle traite de l’attention, de ses obstacles et de ses effets, de l’origine de l’erreur, de l’état de doute, de scrupule, de persuasion, etc. Entre la logique générale et pure et elle il y a le même rapport qu’entre la morale pure, qui contient uniquement les lois morales nécessaires d’une volonté libre en général, et l’éthique[ndt 3] proprement dite qui examine ces lois par rapport aux obstacles qu’elles rencontrent dans les sentiments, les inclinations et les passions auxquelles les hommes sont plus ou moins soumis. Celle-ci ne saurait jamais former une véritable science, une science démontrée, parce que, comme la logique appliquée, elle a besoin de principes empiriques et psychologiques.


II

De la logique transcendentale

La logique générale fait abstraction, comme nous l’avons indiqué, de tout contenu de la connaissance, c’est-à-dire de tout rapport de la connaissance à l’objet, et elle n’envisage que la forme logique des connaissances dans leurs rapports entre elles, c’est-à-dire la forme de la pensée en général. Mais, comme il y a des intuitions pures aussi bien que des intuitions empiriques (ainsi que le prouve l’esthétique transcendentale), on pourrait bien trouver aussi une différence entre une pensée pure et une pensée empirique des objets. Dans ce cas, il y aurait une logique où l’on ne ferait pas abstraction de tout contenu de la connaissance ; car celle qui contiendrait uniquement les règles de la pensée pure d’un objet exclurait toutes ces connaissances dont le contenu serait empirique. Cette logique rechercherait aussi l’origine de nos connaissances des objets, en tant qu’elle ne peut être attribuée à ces objets mêmes, tandis que la logique générale n’a point à s’occuper de cette origine de la connaissance, et qu’elle se borne à examiner nos représentations au point de vue des lois suivant lesquelles l’entendement les emploie et les relie entre elles, lorsqu’il pense. Que ces représentations aient leur origine à priori en nous-mêmes, ou qu’elles nous soient données empiriquement, peu lui importe ; elle s’occupe uniquement de la forme que l’entendement peut leur donner, de quelque source d’ailleurs qu’elles puissent dériver.

Je dois faire ici une remarque qui a son importance pour toutes les considérations suivantes, et qu’il ne faut pas perdre de vue : c’est que le mot transcendental ne convient pas à toute connaissance à priori, mais seulement à celle par laquelle nous connaissons que certaines représentations (intuitions ou concepts) ne sont appliquées ou ne sont possibles qu’à priori, et comment elles le sont (car cette expression désigne la possibilité de la connaissance ou de son usage à priori). Ainsi, ni l’espace, ni aucune détermination géométrique à priori de l’espace ne sont des représentations transcendentales ; la connaissance de l’origine non empirique de ces représentations et de la manière dont elles peuvent se rapporter à priori à des objets d’expérience mérite seule d’être appelée transcendentale. De même, l’application de l’espace à des objets en général serait transcendentale ; mais bornée simplement aux objets des sens, elle est empirique. La différence du transcendental et de l’empirique n’appartient donc qu’à la critique des connaissances et ne concerne point le rapport de ces connaissances à leur objet.

Dans la présomption qu’il y a peut-être des concepts qui se rapportent à priori à des objets, non comme intuitions pures ou sensibles, mais seulement comme actes de la pensée pure, et qui par conséquent sont bien des concepts, mais des concepts dont l’origine n’est ni empirique, ni esthétique, nous nous faisons d’avance l’idée d’une science de l’entendement pur et de la connaissance rationnelle par laquelle nous pensons des objets tout à fait à priori. Une telle science, qui déterminerait l’origine, l’étendue et la valeur objective de ces connaissances devrait porter le nom de logique transcendentale ; car, en même temps qu’elle n’aurait affaire qu’aux lois de l’entendement et de la raison, elle ne se rapporterait qu’à des objets à priori, et non, comme la logique générale, à des connaissances empiriques ou pures sans distinction.


III

De la division de la logique générale en Analytique et Dialectique

Qu’est-ce que la vérité ? C’est avec cette vieille et fameuse question que l’on pensait pousser à bout les logiciens, et que l’on cherchait à les prendre en flagrant délit de verbiage[ndt 4] ou à leur faire avouer leur ignorance, et par conséquent la vanité de tout leur art. La définition de nom qui consiste à dire que la vérité est l’accord de la connaissance avec son objet, est ici admise et supposée ; mais on veut savoir quel est le critérium général et certain de la vérité de toute connaissance.

C’est déjà une grande et infaillible preuve de sagesse et de lumières que de savoir ce que l’on peut raisonnablement demander. En effet, si la question est absurde en soi et si elle appelle des réponses oiseuses, non-seulement elle couvre de honte celui qui la fait, mais elle a aussi parfois l’inconvénient de jeter dans l’absurdité lui qui y répond sans y prendre garde, et de présenter ainsi le ridicule spectacle de deux personnes, dont l’une trait le bouc (comme disaient les anciens), tandis que l’autre tient le baquet.

Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son objet, cet objet doit être par-là même distingué de tout autre ; car une connaissance contînt-elle d’ailleurs des idées applicables à un autre objet, elle est fausse quand elle ne s’accorde pas avec celui auquel elle se rapporte. D’un autre côté, un critérium universel de la vérité devrait être bon pour toutes les connaissances, sans distinction de leurs objets. Mais, puisqu’on y ferait abstraction de tout contenu de la connaissance (de son rapport à son objet), et que la vérité porte justement sur ce contenu, il est clair qu’il est tout à fait impossible et absurde de demander une marque distinctive de la vérité de ce contenu des connaissances, et qu’on ne saurait trouver un signe suffisant à la fois et universel de la vérité. Et, comme le contenu d’une connaissance a été nommé plus haut la matière de cette connaissance, il est juste de dire qu’il n’y a point de critérium universel à chercher pour la vérité de la connaissance de la matière, puisque cela est contradictoire en soi.

Pour ce qui est de la connaissance considérée simplement dans la forme (abstraction faite de tout contenu), il est clair qu’une logique, en exposant les règles universelles et nécessaires de l’entendement, fournit dans ces règles mêmes des critériums de la vérité. Tout ce qui est contraire à ces règles est faux, puisque l’entendement s’y met en contradiction avec les règles universelles de sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces critériums ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-dire de la pensée en général ; et, s’ils sont à ce titre tout à fait exacts, ils ne sont pas suffisants. En effet, une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, il se peut toujours qu’elle ne soit pas d’accord avec l’objet. Le critérium purement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison est donc bien la condition sine qua non et par conséquent négative de toute vérité ; mais la logique ne saurait aller plus loin, et aucune pierre de touche ne pourrait lui faire découvrir l’erreur qui n’atteint pas seulement la forme, mais le contenu.

Or la logique générale décompose toute l’œuvre formelle de l’entendement et de la raison dans ses éléments, et elle les présente comme les principes de toute appréciation logique de notre connaissance. Cette partie de la logique peut donc être nommée analytique, et elle est la pierre de touche, du moins négative, de la vérité, puisqu’il faut d’abord contrôler et juger d’après ses règles la forme de toute connaissance, avant d’en examiner le contenu pour savoir si, par rapport à l’objet, elle contient quelque vérité positive. Mais, comme la pure forme de la connaissance, si bien d’accord qu’elle puisse être avec les lois logiques, ne suffit nullement pour décider de la vérité matérielle (objective) de la connaissance, personne ne peut se hasarder à juger des objets sur la foi de la logique. Avant d’en affirmer quelque chose, il faut en avoir trouvé en dehors de la logique des révélations fondées, sauf à en demander ensuite aux lois logiques l’usage et l’enchaînement au sein d’un tout systématique, ou, mieux, à les contrôler simplement d’après ces lois. Cependant, il y a quelque chose de si séduisant dans la possession de cet art précieux qui consiste à donner à toutes nos connaissances la forme de l’entendement, si vide ou si pauvre d’ailleurs qu’en puisse être le contenu, que cette logique générale, qui n’est qu’un canon pour le jugement, devient en quelque sorte un organum dont on se sert pour en tirer réellement, du moins en apparence, des assertions objectives ; mais cet usage n’est dans le fait qu’un abus. La logique générale, prise ainsi pour organum, prend le nom de dialectique.

Quelque différente que soit l’idée que les anciens se faisaient de la science et de l’art qu’ils désignaient par ce mot, on peut certainement conclure de l’usage qu’ils faisaient réellement de la dialectique, qu’elle n’était autre chose pour eux que la logique de l’apparence. C’était en effet un art sophistique dont on se servait pour donner à son ignorance ou même à ses artifices calculés[ndt 5] la couleur de la vérité, de manière à imiter cette méthode de solidité[ndt 6] que prescrit la logique en général et à en mettre la topique à contribution pour faire passer les plus vaines allégations. Or c’est une remarque non moins utile que certaine que la logique générale, considérée comme organum, est toujours une logique de l’apparence, c’est-à-dire est toujours dialectique. En effet, comme elle ne nous enseigne rien au sujet du contenu de la connaissance, mais qu’elle se borne à exposer les conditions formelles de l’accord de la connaissance avec l’entendement, et que ces conditions sont d’ailleurs tout à fait indifférentes relativement aux objets, la prétention de se servir de cette logique comme d’un instrument (d’un organum) pour élargir et étendre ses connaissances, ou, du moins, en avoir l’air, cette prétention ne peut aboutir qu’à un pur verbiage, par lequel on affirme avec quelque apparence ou l’on nie à son choix tout ce qu’on veut.

Un tel enseignement est tout à fait contraire à la dignité de la philosophie. Aussi, en appliquant ce nom de dialectique à la logique, a-t-on eu raison d’entendre par là une critique de l’apparence dialectique ; c’est aussi en ce sens que nous nous l’entendrons ici.


IV

De la division de la logique transcendentale en analytique et dialectique transcendentales

Dans la logique transcendentale, nous isolons l’entendement (comme dans l’esthétique transcendentale nous avons isolé la sensibilité), et nous ne prenons de notre connaissance que la partie de la pensée qui a uniquement son origine dans l’entendement. Mais l’usage de cette connaissance pure suppose cette condition, que des objets auxquels elle puisse s’appliquer nous soient donnés dans l’intuition. En effet, sans intuitions, toute notre connaissance manque d’objets, et elle est alors entièrement vide. La partie de la logique transcendentale qui expose les éléments de la connaissance pure de l’entendement et les principes sans lesquels, en général, aucun objet ne peut être pensé, est l’analytique transcendentale ; elle est en même temps la logique de la vérité. En effet, aucune connaissance ne peut être en contradiction avec elle sans perdre aussitôt tout contenu, c’est-à-dire tout rapport à quelque objet, par conséquent toute vérité. Mais, comme il est très-attrayant de se servir de ces connaissances et de ces principes purs de l’entendement sans tenir compte de l’expérience, ou même en sortant des limites de l’expérience, qui seule peut nous fournir la matière (les objets) où s’appliquent ces concepts purs, l’esprit court le risque de faire, à l’aide de vains raisonnements, un usage matériel des principes simplement formels de l’entendement pur, et de prononcer indistinctement sur des objets qui ne nous sont pas donnés et qui peut-être ne peuvent l’être d’aucune manière. Si donc la logique ne doit être qu’un canon servant à juger l’usage empirique des concepts de l’entendement, c’est en abuser que de vouloir la faire passer pour l’organum d’un usage universel et illimité, et que de se hasarder avec le seul entendement pur à porter des jugements synthétiques sur des objets en général et à prononcer ainsi ou à décider à leur égard. C’est alors que l’usage de l’entendement pur serait dialectique. La seconde partie de la logique transcendentale doit donc être une critique de cette apparence dialectique ; et, si elle porte le titre de dialectique transcendentale, ce n’est pas comme art de susciter dogmatiquement une apparence de ce genre (cet art, malheureusement trop répandu, de la fantasmagorie philosophique), mais comme critique poursuivant l’entendement et la raison dans leur usage hyper-physique, pour découvrir la fausse apparence qui couvre leurs vaines prétentions et pour substituer à cette ambition, qui se flatte de trouver et d’étendre la connaissance à l’aide de lois transcendentales, un jugement qui se borne à contrôler l’entendement pur et à le prémunir contre les illusions sophistiques.

Séparateur


Logique transcendentale


Première division

Analytique transcendentale


Cette analytique est la décomposition de toute notre connaissance à priori dans les éléments qu’y apporte l’entendement pur. Il faut, dans ce travail, avoir en vue les points suivants : 1o que les concepts soient purs et non empiriques ; 2o qu’ils n’appartiennent pas à l’intuition et à la sensibilité, mais à la pensée et à l’entendement ; 3o que ce soient des concepts élémentaires, et non des concepts dérivés ou formés des précédents ; 4o que la table en soit complète et qu’elle embrasse tout le champ de l’entendement pur. Or cette perfection d’une science ne peut offrir aucune certitude si l’on n’y voit qu’un agrégat formé au moyen d’essais réitérés ; elle n’est possible qu’au moyen d’une idée de l’ensemble de la connaissance à priori due à l’entendement et par la division, ainsi déterminée, des concepts qui la constituent, en un mot au moyen d’un système qui en fasse un tout bien lié[ndt 7]. L’entendement pur ne se distingue pas seulement de tout élément empirique, mais encore de toute sensibilité. Il forme donc une unité qui existe par elle-même, qui se suffit à elle-même, et qui ne peut être augmentée par aucune addition étrangère. Aussi l’ensemble de sa connaissance constitue-t-il un système qui se ramène à une idée et peut être déterminé par cette idée, et dont la perfection et l’organisation peuvent servir d’épreuve à la légitimité et à la valeur de tous les éléments de connaissance qui y entrent. Toute cette première partie de la logique transcendentale se divise en deux livres, dont le premier contient les concepts, et le second les principes de l’entendement pur.


Livre premier

Analytique des concepts

Sous le nom d’analytique des concepts, je n’entends pas l’analyse de ces concepts ou cette méthode usitée dans les recherches philosophiques, qui consiste à décomposer dans les éléments qu’ils contiennent les concepts qui se présentent et à les éclaircir ainsi ; j’entends l’analyse, jusqu’ici peu tentée, de la faculté même de l’entendement, c’est-à-dire une analyse qui a pour but d’expliquer la possibilité des concepts à priori en les cherchant uniquement dans l’entendement, comme dans leur vraie source, et en étudiant en général l’usage pur de cette faculté. En effet, c’est là l’œuvre propre de la philosophie transcendentale ; le reste est l’étude logique des concepts telle qu’elle a lieu dans la philosophie en général. Nous poursuivrons donc les concepts purs jusque dans leurs premiers germes ou leurs premiers rudiments, lesquels résident originairement au sein de l’entendement humain, jusqu’à ce qu’enfin l’expérience leur donne l’occasion de se développer, et qu’affranchis par ce même entendement des conditions qui leur sont inhérentes, ils soient exposés dans toute leur pureté.


Chapitre premier

Du fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l’entendement

Lorsque l’on met en jeu une faculté de connaître, alors, suivant les différentes circonstances, se produisent divers concepts qui révèlent cette faculté et dont on peut faire une liste plus ou moins étendue suivant qu’on y a mis plus ou moins de temps et plus ou moins de pénétration. Mais quand cette recherche est-elle achevée ? c’est ce qu’il est impossible de déterminer avec certitude en suivant cette méthode en quelque sorte mécanique. D’ailleurs, les concepts que l’on ne découvre ainsi qu’à l’occasion, se présentent sans aucun ordre et sans aucune unité systématique. On finit bien par les grouper suivant certaines analogies et par les disposer en séries suivant la grandeur de leur contenu, en allant des simples aux composés ; mais ces séries, bien que formées en quelque sorte méthodiquement, n’ont pourtant rien de systématique.

La philosophie transcendentale a l’avantage, mais aussi l’obligation de rechercher ses concepts suivant un principe, parce qu’ils sortent purs et sans mélange de l’entendement comme d’une unité absolue, et que, par conséquent, on peut les lier entre eux suivant un concept ou une idée. Un tel lien nous fournit une règle d’après laquelle nous pouvons déterminer à priori la place de chaque concept pur de l’entendement et l’intégrité de tout le système en général, deux choses qui, autrement, dépendraient du caprice ou du hasard.


Première section

De l’usage logique de l’entendement en général

L’entendement a été défini plus haut d’une manière purement négative : une faculté de connaître non sensible. Or nous ne pouvons avoir aucune intuition en dehors de la sensibilité. L’entendement n’est donc pas une faculté d’intuition. Mais, l’intuition mise à part, il n’y a pas d’autre moyen de connaître que les concepts. La connaissance de tout entendement, du moins de l’entendement humain, est donc une connaissance par concepts, une connaissance non intuitive, mais discursive. Toutes les intuitions, en tant que sensibles, reposent sur des affections, mais les concepts supposent des fonctions. J’entends par fonction l’unité de l’acte qui consiste à réunir diverses représentations sous une représentation commune. Les concepts reposent donc sur la spontanéité de la pensée, de même que les intuitions sensibles sur la réceptivité des impressions. L’entendement ne peut faire de ces concepts d’autre usage que de juger par leur moyen. Or comme, excepté l’intuition, aucune représentation ne se rapporte immédiatement à l’objet, un concept n’est jamais immédiatement rapporté à un objet, mais à quelque autre représentation de cet objet (qu’elle soit une intuition, ou déjà même un concept). Le jugement est donc la connaissance médiate d’un objet, par conséquent la représentation d’une représentation de cet objet. Dans tout jugement, il y a un concept qui en embrasse plusieurs, et qui, parmi eux, comprend aussi une représentation donnée, laquelle enfin se rapporte immédiatement à l’objet. Ainsi, dans ce jugement : tous les corps sont divisibles[ndt 8], le concept du divisible se rapporte à divers autres concepts ; mais, entre autres, il se rapporte particulièrement à celui de corps, lequel, à son tour, se rapporte à certains phénomènes qui se présentent à nous. Ainsi ces objets sont médiatement représentés par le concept de la divisibilité. Tous les jugements sont donc des fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l’unité, en substituant à une représentation immédiate une représentation plus élevée qui comprend la première avec beaucoup d’autres et qui sert à la connaissance de l’objet, et, en réunissant ainsi beaucoup de connaissances possibles sous une seule. Comme nous pouvons ramener tous les actes de l’entendement à des jugements, l’entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger. En effet, d’après ce qui a été dit précédemment, l’entendement est une faculté de penser. Or penser, c’est connaître au moyen de concepts, et les concepts, comme prédicats de jugements possibles, se rapportent à quelque représentation d’un objet encore indéterminé. Ainsi le concept du corps signifie quelque chose, par exemple, un métal, qui peut être connu au moyen de ce concept. Il n’est donc un concept qu’à la condition de contenir d’autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est donc le prédicat d’un jugement possible, de celui-ci, par exemple : tout métal est un corps. On trouvera donc toutes les fonctions de l’entendement, si l’on parvient à déterminer d’une manière complète les fonctions de l’unité dans les jugements. Or la section suivante va montrer que cela est très-exécutable.


Deuxième section

§ 9
De la fonction logique de l’entendement dans les jugements

Si l’on fait abstraction de tout contenu d’un jugement en général et que l’on n’envisage que la pure forme de l’entendement, on trouve que la fonction de la pensée dans le jugement peut être ramenée à quatre titres, dont chacun contient trois moments. Ils sont parfaitement représentés dans le tableau suivant.


1
Quantité des jugements.
Généraux,
Particuliers,
Singuliers.
2
Qualité.
Affirmatifs,
Négatifs,
Indéfinis[ndt 9].
3
Relation.
Catégoriques,
Hypothétiques,
Disjonctifs.
4
Modalité.
Problématiques,
Assertoriques,
Apodictiques.


Comme cette division semble s’écarter sur quelques points, à la vérité non essentiels, de la technique ordinaire des logiciens, les observations suivantes ne seront pas inutiles pour prévenir tout malentendu.

1. Les logiciens disent avec raison que, si l’on regarde l’usage des jugements dans les raisonnements, on peut traiter les jugements singuliers comme des jugements généraux. En effet, précisément parce qu’ils n’ont pas d’extension, leur prédicat ne peut être rapporté simplement à une partie de ce que contient le concept du sujet et être exclu du reste. Il s’applique donc à tout ce concept sans exception, comme s’il s’agissait d’un concept général, à toute l’extension duquel conviendrait le prédicat. Mais, si nous comparons un jugement singulier avec un jugement général à titre de connaissance et au point de vue de la quantité, nous voyons que le premier est au second ce que l’unité est à l’infinité, et que, par conséquent, il en est par lui-même essentiellement distinct. Si donc j’estime un jugement singulier (judicium singulare), non-seulement quant à sa valeur intrinsèque, mais encore, comme connaissance en général, au point de vue de la quantité qu’il a relativement à d’autres connaissances, il est certainement distinct des jugements généraux (judicia communia), et mérite une place particulière dans un tableau complet des moments de la pensée en général (bien que, sans doute, il ne l’ait pas dans une logique restreinte à l’usage des jugements considérés dans leurs rapports réciproques).

2. De même, dans une logique transcendentale, il faut encore distinguer les jugements indéfinis des jugements affirmatifs, bien que, dans la logique générale, ils en fassent justement partie et ne constituent pas une subdivision particulière. Cette dernière, en effet, fait abstraction de tout contenu dans le prédicat (alors même qu’il est négatif), et considère seulement s’il convient au sujet ou s’il lui est opposé. La première, au contraire, envisage aussi le jugement quant à sa valeur ou au contenu de cette affirmation logique qui se fait au moyen d’un prédicat purement négatif, et elle cherche ce que cette affirmation fait gagner à l’ensemble de la connaissance. Si je disais de l’âme qu’elle n’est pas mortelle, j’écarterais du moins une erreur par un jugement négatif. Or, en avançant cette proposition, que l’âme n’est pas mortelle, j’ai bien réellement affirmé au point de vue de la forme logique, puisque j’ai placé l’âme dans la catégorie indéterminée des êtres immortels. Mais, comme ce qui est mortel forme une partie du cercle entier des êtres possibles, et que ce qui est immortel forme l’autre, je n’ai rien dit autre chose par ma proposition, sinon que l’âme fait partie du nombre indéfini des êtres qui restent, lorsqu’on en a retranché tout ce qui est mortel. La sphère indéfinie de tout le possible n’est limitée par là qu’en ce qu’on en a écarté tout ce qui est mortel et qu’on a placé l’âme dans la circonscription restante. Cette circonscription reste toujours indéfinie, malgré l’exclusion faite, et l’on en pourrait retrancher encore un plus grand nombre de parties, sans que pour cela le concept de l’âme y gagnât le moins du monde et fût déterminé affirmativement. Ces jugements qui sont indéfinis par rapport à la sphère logique sont donc en réalité purement limitatifs[ndt 10] relativement au contenu de la connaissance en général ; et, à ce titre, le tableau transcendental de tous les moments de la pensée dans les jugements ne doit pas les omettre, car la fonction qu’y exerce ici l’entendement pourrait bien avoir de l’importance dans le champ de sa connaissance pure à priori.

3. Tous les rapports de la pensée dans les jugements sont ceux : A. du prédicat au sujet, B. du principe à la conséquence, C. de la connaissance divisée à tous les membres de la division. Dans la première espèce de jugements, il n’y a en jeu que deux concepts, et, dans la seconde, deux jugements ; mais, dans la troisième, on considère plusieurs jugements dans leur rapport entre eux. Cette proposition hypothétique : s’il y a une justice parfaite, le méchant sera puni, implique proprement le rapport de deux propositions : il y a une justice parfaite, — et — le méchant sera puni. Il n’est pas ici question de savoir si ces deux propositions sont vraies en soi. La conséquence est la seule chose à laquelle on pense dans ce jugement. Enfin, le jugement disjonctif implique un rapport entre deux ou plusieurs propositions, qui n’est pas un rapport de conséquence, mais un rapport d’opposition logique, en ce sens que la sphère de l’un exclut celle de l’autre, et en même temps un rapport de communauté, en ce sens que les diverses propositions réunies remplissent la sphère de la vraie connaissance. Il implique donc un rapport entre les parties de la sphère d’une connaissance, puisque la sphère de chaque partie sert de complément à la sphère d’une autre dans l’ensemble de cette connaissance. Si je dis, par exemple, que le monde existe soit par l’effet d’un aveugle hasard, soit en vertu d’une nécessité intérieure, soit par une cause extérieure, chacune de ces propositions forme une partie de la sphère de la connaissance possible relativement à l’existence d’un monde en général, et toutes ensemble forment la sphère entière. Exclure la connaissance de l’une de ces sphères, c’est la placer dans l’une des autres, et, au contraire, la placer dans une sphère, c’est l’exclure de toutes les autres. Il y a donc dans un jugement disjonctif une certaine communauté de connaissances, qui consiste en ce qu’elles s’excluent réciproquement, mais en déterminant par là même en somme la véritable connaissance, puisque réunies elles constituent tout l’ensemble d’une unique connaissance donnée. Et voilà tout ce que je crois nécessaire de faire remarquer pour l’intelligence de la suite.

4. La modalité des jugements est une fonction particulière qui a ce caractère distinctif de n’entrer pour rien dans le contenu des jugements (car, en dehors de la quantité, de la qualité et de la relation, il n’y a plus rien qui forme le contenu d’un jugement), mais de ne concerner que la valeur de la copule relativement à la pensée en général. Les jugements sont problématiques lorsque l’on admet (arbitrairement)[ndt 11] l’affirmation ou la négation comme purement possibles ; assertoriques, lorsqu’elle est considérée comme réelle (comme vraie) ; apodictiques, quand on la regarde comme nécessaire[1]. Ainsi, les deux jugements dont la relation constitue le jugement hypothétique (antecedens et consequens) et ceux qui par leur réciprocité (comme membres de la division) forment le jugement disjonctif), sont tous purement problématiques. Dans l’exemple cité plus haut, cette proposition, s’il y a une justice parfaite, n’est pas prononcée assertoriquement, mais conçue seulement comme un jugement arbitraire, qui peut être admis par quelqu’un, et il n’y a que la conséquence qui soit assertorique. Aussi les jugements de cette sorte peuvent-ils être manifestement faux, et pourtant, pris problématiquement, servir de conditions à la connaissance de la vérité. Ainsi, ce jugement : le monde est l’effet d’un aveugle hasard, n’a, dans le jugement disjonctif, qu’une signification problématique, c’est-à-dire que quelqu’un pourrait l’admettre pour un moment ; et pourtant (comme indication d’une fausse route dans le nombre de toutes celles que l’on peut suivre), il sert à trouver le vrai chemin. La proposition problématique est donc celle qui n’exprime qu’une possibilité logique (qui n’est point objective), c’est-à-dire le libre choix qu’on pourrait en faire, ou un acte purement arbitraire en vertu duquel on l’admettrait dans l’entendement. La proposition assertorique énonce une réalité ou une vérité logique ; c’est ainsi que dans un raisonnement hypothétique l’antécédent est problématique dans la majeure, et assertorique dans la mineure : on montre ici que la proposition est déjà liée à l’entendement en vertu de ses lois. La proposition apodictique conçoit l’assertorique comme étant déterminée par ces lois mêmes de l’entendement, et par conséquent comme étant affirmative à priori ; elle exprime de cette manière une nécessité logique. Or, comme tout ici s’incorpore successivement à l’entendement, de telle manière que l’on juge d’abord une certaine chose problématiquement, qu’on l’accepte ensuite assertoriquement comme vraie, et qu’on l’affirme enfin comme inséparablement liée à l’entendement, c’est-à-dire comme nécessaire et apodictique, on peut regarder les trois fonctions de la modalité comme autant de moments de la pensée en général.


Troisième section

§ 10
Des concepts purs de l’entendement ou des catégories.

La logique générale, comme il a été déjà dit plusieurs fois, fait abstraction de tout contenu de la connaissance, et elle attend que des représentations lui viennent d’ailleurs, d’où que ce soit, pour les convertir d’abord en concepts, ce qu’elle fait au moyen de l’analyse. La logique transcendentale, au contraire, trouve devant elle une diversité d’éléments sensibles à priori[ndt 12] que l’esthétique transcendentale lui fournit et qui donnent une matière aux concepts purs de l’entendement ; sans cette matière, elle n’aurait point de contenu, et par conséquent elle serait tout à fait vide. Or l’espace et le temps contiennent sans doute une diversité d’éléments qui viennent de l’intuition pure à priori, mais ils n’en font pas moins partie des conditions de la réceptivité de notre esprit, c’est-à-dire des conditions sans lesquelles il ne peut recevoir de représentations des objets, et qui par conséquent en doivent nécessairement aussi affecter le concept. Mais la spontanéité de notre pensée exige pour faire de cette diversité une connaissance, qu’elle soit d’abord parcourue, recueillie et liée de quelque façon. J’appelle cet acte synthèse.

J’entends donc par synthèse, dans le sens le plus général de ce mot, l’acte qui consiste à ajouter diverses représentations les unes aux autres et à en réunir la diversité en une connaissance. Cette synthèse est pure, quand la diversité n’est pas donnée empiriquement, mais à priori (comme celle qui est donnée dans l’espace et dans le temps). Nos représentations doivent être données antérieurement à l’analyse qu’on en peut faire, et il n’y a point de concepts dont on puisse expliquer le contenu analytiquement. Sans doute, la synthèse d’une diversité (qu’elle soit donnée empiriquement ou à priori) produit d’abord une connaissance qui peut être au début grossière, et confuse et qui par conséquent a besoin d’analyse ; mais elle n’en est pas moins l’acte propre qui rassemble les éléments de manière à en constituer des connaissances et qui les réunit pour en former un certain contenu. Elle est donc la première chose sur laquelle nous devions porter notre attention, lorsque nous voulons juger de l’origine de notre connaissance.

La synthèse en général, comme nous le verrons plus tard, est le simple effet de l’imagination, c’est-à-dire d’une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable, sans laquelle nous n’aurions aucune espèce de connaissance, mais dont nous n’avons que très-rarement conscience. Mais l’acte qui consiste à ramener cette synthèse à des concepts est une fonction qui appartient à l’entendement, et par laquelle il nous procure la connaissance dans le sens propre de ce mot.

La synthèse pure, représentée d’une manière générale, donne le concept pur de l’entendement. J’entends par là cette synthèse qui repose sur un principe d’unité synthétique à priori ; ainsi sous les nombres (cela est surtout remarquable quand il s’agit de nombres élevés) il y a une synthèse qui se fait suivant des concepts, puisqu’elle a lieu d’après un principe commun d’unité (par exemple celui de la décade). L’unité dans la synthèse de la diversité est donc nécessaire sous ce concept.

Il y a une opération qui consiste à ramener par voie d’analyse diverses représentations à un concept (c’est celle dont s’occupe la logique générale) ; mais ce ne sont pas les représentations, c’est la synthèse pure des représentations que la logique transcendentale enseigne à ramener à des concepts. La première chose qui doit être donnée à priori pour que la connaissance d’un objet quelconque devienne possible, c’est la diversité de l’intuition pure ; la seconde est la synthèse que l’imagination opère dans cette diversité, mais qui ne donne encore aucune connaissance. Les concepts qui donnent de l’unité à cette synthèse pure et qui consistent uniquement dans la représentation de cette unité synthétique nécessaire forment la troisième chose nécessaire à la connaissance d’un objet, et reposent sur l’entendement.

La même fonction qui donne de l’unité aux diverses représentations dans un jugement, donne aussi de l’unité à la simple synthèse des représentations diverses dans une intuition, et c’est cette unité qui, prise d’une manière générale, s’appelle un concept pur de l’entendement. Ainsi le même entendement qui, au moyen de l’unité analytique, a produit dans les concepts la forme logique du jugement, introduit en même temps et par la même opération, au moyen de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition en général, un contenu transcendental dans ses représentations, et c’est pourquoi elles s’appellent des concepts purs de l’entendement, qui s’appliquent à priori à des objets, ce que ne peut faire la logique générale.

D’après cela, il y aura autant de concepts purs de l’entendement, s’appliquant à priori à des objets d’intuition, qu’il y avait, d’après la table précédente, de fonctions logiques dans tous les jugements possibles ; car ces fonctions épuisent entièrement l’entendement et en mesurent exactement la puissance. Nous donnerons à ces concepts, suivant le langage d’Aristote, le nom de catégories, puisque notre dessein est identique au sien dans son origine, bien qu’il s’en éloigne beaucoup dans l’exécution.


TABLE DES CATÉGORIES



1
Quantité
Unité.
Pluralité.
Totalité.
2
Qualité
Réalité.
Négation.
Limitation.
3
Relation.
Substance et accident (substantia et accidens).
Causalité et dépendance (cause et effet).
Communauté (action réciproque entre l’agent et le patient).
4
Modalité.
Possibilité, — Impossibilité.
Existence, — Non-existence.
Nécessité, — Contingence.


Telle est la liste de tous les concepts originairement purs de la synthèse, qui sont contenus à priori dans l’entendement et qui lui valent le nom d’entendement pur. C’est uniquement grâce à eux qu’il peut comprendre quelque chose à la diversité de l’intuition, c’est-à-dire en penser l’objet. Cette division est systématiquement dérivée d’un principe commun, à savoir de la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) ; ce n’est point une rapsodie résultant d’une recherche des concepts purs faite à tout hasard, mais dont la perfection ne saurait jamais être certaine, parce qu’on la conclut par induction sans jamais songer à se demander pourquoi ce sont précisément ces concepts et non point d’autres qui sont inhérents à l’entendement. C’était un dessein digne d’un esprit aussi pénétrant qu’Aristote que celui de rechercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne suivait aucun principe, il les recueillit comme ils se présentaient à lui, et en rassembla d’abord dix qu’il appela catégories (prédicaments). Dans la suite il crut en avoir trouvé encore cinq, qu’il ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa liste n’en resta pas moins défectueuse. En outre on y trouve quelques modes (modi) de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, ainsi que prius, simul) et même un concept empirique (motus), qui ne devraient pas figurer dans ce registre généalogique de l’entendement ; on y trouve aussi des concepts dérivés (actio, passio) mêlés aux concepts primitifs, et d’un autre côté quelques-uns de ceux-ci manquent complètement.

Au sujet de ces derniers concepts, il faut encore remarquer que les catégories, étant les vrais concepts primitifs de l’entendement humain, sont par là même la souche de concepts dérivés qui ne sont pas moins purs et dont il est impossible de ne pas tenir un compte détaillé dans un système complet de philosophie transcendentale, mais que, dans cet essai purement critique, je puis me contenter de mentionner.

Qu’il me soit permis de nommer ces concepts purs, mais dérivés, de l’entendement les prédicables de l’entendement pur (par opposition aux prédicaments). Dès qu’on a les concepts originaires et primitifs, il est facile d’y ajouter les concepts dérivés et secondaires, et de dessiner entièrement l’arbre généalogique de l’entendement pur. Comme je n’ai point à m’occuper ici de la complète exécution du système, mais seulement des principes de ce système, je réserve ce complément pour un autre travail. Mais on peut assez aisément atteindre ce but en prenant les manuels d’ontologie, et en ajoutant, par exemple, à la catégorie de la causalité les prédicables de la force, de l’action, de la passion ; à la catégorie de la communauté, ceux de la présence, de la résistance ; aux prédicaments de la modalité les prédicables de la naissance, de la fin, du changement, etc. Les catégories combinées avec les modes de la sensibilité pure ou même entre elles fournissent une grande quantité de concepts dérivés à priori, qu’il ne serait pas sans utilité et sans intérêt de signaler et d’exposer aussi complètement que possible ; mais c’est là une peine dont on peut s’exempter ici.

Je me dispense aussi à dessein dans ce traité de donner les définitions des catégories, quoique je sois en mesure de le faire. J’analyserai plus tard ces concepts dans la mesure nécessaire à la méthodologie qui m’occupe. Dans un système de la raison pure on serait sans doute en droit de les exiger de moi ; mais ici elles ne feraient que détourner l’attention du but principal de notre recherche en soulevant des doutes et des objections que nous pouvons ajourner à une autre occasion, sans nuire en rien à notre objet essentiel. En attendant, il résulte clairement du peu que je viens de dire qu’un vocabulaire complet de ces concepts, avec tous les éclaircissements nécessaires, n’est pas seulement possible, mais qu’il est facile à exécuter. Les cases sont toutes prêtes ; il ne reste plus qu’à les remplir, et dans une topique systématique telle que celle dont il s’agit ici, il n’est pas difficile de reconnaître la place qui convient proprement à chaque concept et de remarquer en même temps celles qui sont encore vides.


§ 11[ndt 13]

On peut faire sur cette table des catégories des observations curieuses, qui pourraient bien conduire à des conséquences importantes relativement à la forme scientifique de toutes les connaissances rationnelles. En effet, que dans la partie théorétique de la philosophie cette table soit singulièrement utile et même indispensable pour tracer en entier le plan de l’ensemble d’une science, en tant que cette science repose sur des principes à priori, et pour la diviser mathématiquement suivant des principes déterminés, c’est ce que l’on aperçoit tout de suite en songeant que la table dont il s’agit ici contient absolument tous les concepts élémentaires de l’entendement et même la forme du système qui les réunit dans l’intelligence humaine, et que par conséquent elle nous indique tous les moments de la science spéculative que l’on a en vue et même leur ordre, comme j’en ai donné une preuve ailleurs[ndt 14]. Voici quelques-unes de ces remarques.

Première remarque. Cette table, qui contient quatre classes de concepts de l’entendement, se divise d’abord en deux parties dont la première se rapporte aux objets de l’intuition (pure ou empirique), et la seconde à l’existence de ces objets (soit par rapport les uns aux autres, soit par rapport à l’entendement). On pourrait appeler mathématiques les catégories de la première classe, et dynamiques celles de la seconde. La première n’a point, comme on le voit, de corrélatifs ; on n’en trouve que dans la seconde. Cette différence doit avoir sa raison dans la nature de l’entendement.

Deuxième remarque. Chaque classe comprend d’ailleurs un nombre égal de catégories, c’est-à-dire trois, ce qui mérite réflexion, puisque toute autre division à priori fondée sur des concepts doit être une dichotomie[ndt 15]. Ajoutez à cela que la troisième catégorie dans chaque classe résulte toujours de l’union de la seconde avec la première.

Ainsi la totalité n’est autre chose que la pluralité considérée comme unité ; la limitation, que la réalité jointe à la négation ; la communauté, que la causalité d’une substance déterminée par une autre qu’elle détermine à son tour ; la nécessité enfin, que l’existence donnée par la possibilité même. Mais que l’on ne pense pas pour cela que la troisième catégorie soit un concept purement dérivé et non un concept primitif de l’entendement pur. En effet, cette union de la première avec la seconde catégorie qui produit le troisième concept, suppose un acte particulier de l’entendement, qui n’est pas identique à celui qui a lieu dans le premier et dans le second. Ainsi le concept d’un nombre (qui appartient à la catégorie de la totalité) n’est pas toujours possible là où se trouvent les concepts de la pluralité et de l’unité (par exemple dans la représentation de l’infini). De même, de ce que j’unis ensemble le concept d’une cause et celui d’une substance, je ne conçois pas par cela seul l’influence, c’est-à-dire comment une substance peut être cause de quelque chose dans une autre substance. D’où il résulte qu’un acte particulier de l’entendement est nécessaire pour cela. Il en est de même des autres cas.

Troisième remarque. Il y a une seule catégorie, celle de la communauté, comprise sous le troisième titre, dont l’accord avec la forme de jugement disjonctif qui lui correspond dans le tableau des fonctions logiques, n’est pas aussi évident que l’est le rapport analogue dans les autres catégories.

Pour s’assurer de cet accord, il faut remarquer que dans tous les jugements disjonctifs la sphère (l’ensemble de tout ce qui est contenu dans nos jugements) est représentée comme un tout divisé en parties (les concepts subordonnés), et que, comme de ces parties, l’une ne peut être renfermée dans l’autre, elles sont conçues comme coordonnées entre elles, et non comme subordonnées, de telle sorte qu’elles se déterminent les unes les autres, non pas dans un sens unilatéral[ndt 16], comme en une série, mais réciproquement, comme dans un agrégat (si bien qu’admettre un membre de la division, c’est exclure tous les autres, et réciproquement).

Or, dès que l’on conçoit une liaison de ce genre dans un ensemble de choses, alors une de ces choses n’est plus subordonnée, comme effet, à une autre qui serait simplement la cause de son existence, mais elles sont en même temps et réciproquement coordonnées comme causes se déterminant l’une l’autre (comme dans un corps, par exemple, les parties s’attirent ou se repoussent réciproquement). C’est là une tout autre espèce de liaison que le simple rapport de cause à effet (de principe à conséquence), où la conséquence ne détermine pas à son tour réciproquement le principe et pour cette raison ne forme pas un tout avec lui (tel est, par exemple, le rapport du créateur avec le monde). Ce procédé que suit l’entendement, quand il se représente la sphère d’un concept divisé, il l’observe aussi lorsqu’il conçoit une chose comme divisible ; et de même que dans le premier cas les membres de la division s’excluent l’un l’autre et pourtant se relient en une sphère, de même il se représente les parties de la chose divisible comme ayant chacune, à titre de substance, une existence indépendante des autres et en même temps comme unies en un tout.


§ 12

Il y a encore dans la philosophie transcendentale des anciens un chapitre contenant des concepts purs de l’entendement, qui, sans être rangés parmi les catégories, étaient regardés comme devant avoir la valeur de concepts à priori d’objets. Mais, s’il en était ainsi, ils augmenteraient le nombre des catégories, ce qui ne peut être. Ces concepts sont exprimés par cette proposition, si célèbre chez les scolastiques : quolibet ens est unum, verum, bonum. Quoique dans l’usage ce principe ait abouti à de très-singulières conséquences (c’est-à-dire à des proportions purement tautologiques), si bien que de notre temps on ne l’admet plus guère dans la métaphysique que par bienséance, une pensée qui s’est soutenue si longtemps, quelque vide qu’elle semble être, mérite toujours qu’on en recherche l’origine et donne lieu de supposer qu’elle a son principe dans quelque règle de l’entendement, qui, comme il arrive souvent, aura été mal interprétée. Ces prétendus prédicats transcendentaux des choses ne sont que des nécessités logiques[ndt 17] et des criteriums de toute connaissance des choses en général, à laquelle ils donnent pour fondement les catégories de la quantité, c’est-à-dire de l’unité, de la pluralité et de la totalité. Seulement les anciens, qui n’avaient dû proprement les admettre qu’au sens matériel[ndt 18], c’est-à-dire comme conditions de la possibilité des choses mêmes, ne les employaient en réalité qu’au sens formel[ndt 19], c’est-à-dire comme faisant partie des conditions logiques de toute connaissance[ndt 20], et pourtant ils convertissaient, sans y prendre garde, ces criteriums de la pensée en propriétés des choses elles-mêmes. Dans toute connaissance d’un objet, il y a d’abord une unité de concept, que l’on peut appeler unité qualitative en tant que l’on conçoit sous cette unité l’ensemble des éléments divers de la connaissance, comme par exemple l’unité du thème dans un drame, dans un discours, dans une fable. Vient ensuite la vérité relativement aux conséquences. Plus il y a de conséquences vraies qui découlent d’un concept donné, plus il y a de signes de sa réalité objective. C’est ce que l’on pourrait appeler la pluralité qualitative des signes qui appartiennent à un concept comme à un principe commun (qui n’y sont pas conçus comme des quantités). Vient enfin la perfection, qui consiste en ce que cette pluralité à son tour est ramenée tout entière à l’unité du concept et qu’elle s’accorde complètement et exclusivement avec lui ; ce que l’on peut appeler l’intégrité qualitative[ndt 21] (la totalité). Par où l’on voit que ces trois critériums logiques de la possibilité de la connaissance en général ne font que transformer ici, au moyen de la qualité d’une connaissance prise pour principe, les trois catégories de la quantité, où l’unité doit être prise d’une manière constamment homogène dans la production du quantum, et cela afin de relier en une conscience des éléments de connaissance hétérogènes. Ainsi le critérium de la possibilité d’un concept (je ne dis pas de l’objet de ce concept) est la définition, où l’unité du concept, la vérité de tout ce qui en peut être immédiatement dérivé, l’intégrité enfin de ce qui en a été tiré, constituent les conditions exigées pour l’établissement[ndt 22] de tout le concept. Ainsi encore le criterium d’une hypothèse consiste dans la clarté[ndt 23] du principe d’explication admis, c’est-à-dire dans son unité (par laquelle il repousse le secours de toute autre hypothèse) ; dans la vérité des conséquences qui en dérivent (l’accord de ces conséquences entre elles et avec l’expérience) ; enfin dans l’intégrité du principe d’explication par rapport à ces conséquences, lesquelles ne doivent rien rendre de plus ni de moins que ce qui a été admis dans l’hypothèse, mais reproduire analytiquement à posteriori ce qui a été conçu synthétiquement à priori, et s’y accorder. Les concepts d’unité, de vérité et de perfection ne complètent donc nullement la liste transcendentale des catégories, comme si elle était défectueuse ; mais le rapport de ces concepts à des objets étant tout à fait mis de côté, l’usage qu’en fait l’esprit rentre dans les règles logiques générales de l’accord de la connaissance avec elle-même.


Chapitre II

De la déduction des concepts purs de l’entendement

Première section

§ 13
Des principes d’une déduction transcendantale en général

Quand les jurisconsultes parlent de droits et d’usurpations, ils distinguent dans l’affaire la question de droit (quid juris)[ndt 24] de la question de fait (quid facti)[ndt 25] ; et, comme ils exigent une preuve de chacune d’elles, ils nomment déduction celle qui doit démontrer le droit ou la légitimité de la prétention. Nous nous servons d’une foule de concepts empiriques sans rencontrer nulle part de contradicteur, et nous nous croyons autorisés même sans déduction à leur attribuer un sens supposé parce que nous avons toujours l’expérience en main pour en démontrer la réalité objective. D’un autre côté, il y a aussi des concepts usurpés, comme ceux de bonheur, de destin, etc., qui circulent, grâce à une complaisance presque générale, mais qui parfois soulèvent la question : quid juris, et dont la déduction ne cause pas alors un médiocre embarras, attendu qu’on ne peut citer aucun principe clair soit de l’expérience, soit de la raison, qui en justifie l’usage.

Mais parmi les nombreux concepts qui forment le tissu très-compliqué de la connaissance humaine, il y en a quelques-uns qui sont destinés à un usage pur à priori (entièrement indépendant de toute expérience), et dont le droit a toujours besoin d’une déduction, parce que des preuves tirées de l’expérience ne suffisent plus à établir la légitimité d’un usage de ce genre, et que pourtant on veut savoir comment ces concepts peuvent se rapporter à des objets qu’ils ne trouvent dans aucune expérience. Expliquer comment des concepts peuvent se rapporter à priori à des objets, voilà donc ce que je nomme la déduction transcendentale de ces concepts ; je la distingue de la déduction empirique, qui montre comment un concept a été acquis par le moyen de l’expérience et de la réflexion faite sur l’expérience, et qui par conséquent ne concerne pas la légitimité, mais le fait même de l’acquisition.

Nous avons déjà deux espèces bien distinctes de concepts, mais qui ont cela de commun, que toutes deux se rapportent entièrement à priori à des objets ; ce sont les concepts de l’espace et du temps, comme formes de la sensibilité, et les catégories, comme concepts de l’entendement. En vouloir chercher une déduction empirique, ce serait peine perdue, puisque ce qui fait leur caractère propre, c’est qu’ils se rapportent à leurs objets sans avoir tiré de l’expérience aucune représentation. Si donc une déduction de ces concepts est nécessaire, il faut toujours qu’elle soit transcendentale.

Cependant il est vrai de dire de ces concepts, comme de toute connaissance, que l’on peut trouver dans l’expérience, à défaut du principe de leur possibilité, les causes occasionnelles de leur production. Les impressions des sens nous fournissent, en effet, la première occasion de déployer, à leur sujet, toute notre faculté de connaître et de constituer l’expérience. Celle-ci contient deux éléments très-différents, à savoir : une matière de connaissance fournie par les sens, et une certaine forme servant à ordonner cette matière et venant de la source intérieure de l’intuition et de la pensée pures, lesquelles n’entrent en jeu et ne produisent des concepts qu’à l’occasion de la première. Rechercher les premiers efforts de notre faculté de connaître, lorsqu’elle tend à s’élever des perceptions particulières à des concepts généraux, c’est là une entreprise qui a sans doute une grande utilité, et il faut remercier l’illustre Locke d’en avoir le premier ouvert la voie. Mais il est impossible d’arriver par cette voie à une déduction des concepts purs à priori ; car, pour justifier leur futur usage, qui doit être tout à fait indépendant de l’expérience, il faut qu’ils aient un autre acte de naissance à produire que celui qui les fait dériver de l’expérience. Cette tentative de dérivation physiologique, qui n’est pas, à proprement parler, une déduction, puisqu’elle se borne à une question de fait, je la nommerai l’explication de la possession d’une connaissance pure. Il est donc clair qu’il ne peut y avoir de ces concepts qu’une déduction transcendentale, et nullement une déduction empirique, et que celle-ci n’est, relativement aux concepts purs à priori, qu’une vaine tentative, dont peut seul s’occuper celui qui n’a point compris la nature propre de cette espèce de connaissance.

Mais, quoiqu’il n’y ait qu’une seule espèce possible de déduction pour la connaissance pure à priori, à savoir celle qui suit la voie transcendentale, il n’en résulte pas que cette déduction soit absolument nécessaire. Nous avons plus haut suivi jusqu’à leurs sources, au moyen d’une déduction transcendentale, les concepts de l’espace et du temps, et nous en avons ainsi expliqué et déterminé à priori la valeur objective. Mais la géométrie va son droit chemin à travers des connaissances purement à priori, sans avoir besoin de demander à la philosophie un certificat qui constate la légitime et pure origine de son concept fondamental d’espace. C’est que dans cette science l’usage du concept se borne au monde sensible extérieur, dont l’intuition a pour forme pure l’espace, et dans lequel par conséquent toute connaissance géométrique a une évidence immédiate, puisqu’elle se fonde sur une intuition à priori et que les objets sont donnés à priori (quant à la forme) dans l’intuition par la connaissance même. Les concepts purs de l’entendement, au contraire, font naître en nous un indispensable besoin de chercher non-seulement leur déduction transcendentale, mais aussi celle de l’espace. En effet, comme les prédicats que l’on attribue ici aux objets ne sont pas ceux de l’intuition et de la sensibilité, mais ceux de la pensée pure à priori, ces concepts se rapportent à des objets en général, indépendamment de toutes les conditions de la sensibilité ; et, comme ils ne sont pas fondés sur l’expérience, ils ne peuvent montrer dans l’intuition à priori aucun objet sur lequel se fonde leur synthèse antérieurement à toute expérience. Or non-seulement ils éveillent ainsi des soupçons sur la valeur objective et les limites de leur usage ; mais, par leur penchant à se servir du concept d’espace en dehors des conditions de l’intuition sensible, ils rendent ce concept douteux, et voilà pourquoi il a été nécessaire d’en donner aussi plus haut une déduction transcendentale. Le lecteur doit donc être convaincu de l’indispensable nécessité de chercher une déduction transcendentale de ce genre avant de faire un seul pas dans le champ de la raison pure ; car autrement il marcherait en aveugle, et, après avoir erré çà et là, il finirait par en revenir à l’ignorance d’où il serait parti. Mais il faut aussi qu’il se rende bien compte d’avance des inévitables difficultés qu’il doit rencontrer, afin qu’il ne se plaigne pas d’une obscurité qui enveloppe profondément la chose même, et qui ne se laisse pas trop tôt décourager par les obstacles à vaincre ; car il s’agit de repousser absolument toute prétention à des vues de la raison pure sur le champ le plus attrayant, sur celui qui est placé en dehors des limites de toute expérience, et de porter cette recherche critique à son plus haut degré de perfection.

Il ne nous a pas été difficile de faire comprendre comment, bien que les concepts de l’espace soient des connaissances à priori, ils ne s’en rapportent pas moins nécessairement à des objets, et rendent possible une connaissance synthétique de ces objets, indépendamment de toute expérience. En effet, comme c’est uniquement au moyen de ces formes pures de la sensibilité qu’une chose peut nous apparaître, c’est-à-dire devenir un objet d’intuition empirique, l’espace et le temps sont de pures intuitions qui contiennent à priori la condition de la possibilité des objets comme phénomènes, et la synthèse qui s’y opère a une valeur objective.

Les catégories de l’entendement, au contraire, ne nous représentent pas les conditions sous lesquelles des objets sont donnés dans l’intuition et sous lesquelles conséquemment des objets peuvent nous apparaître, sans qu’ils aient nécessairement besoin de se rapporter à des fonctions de l’entendement et sans que celui-ci par conséquent en contienne les conditions à priori. De là résulte une difficulté que nous n’avons pas rencontrée dans le champ de la sensibilité, celle de savoir comment des conditions subjectives de la pensée peuvent avoir une valeur objective, c’est-à-dire être les conditions de la possibilité de toute connaissance à priori ; car des phénomènes peuvent très-bien être donnés sans le secours des fonctions de l’entendement. Je prends, par exemple, le concept de la cause, qui signifie une espèce particulière de synthèse où à quelque chose A se joint, suivant une règle, quelque chose de tout à fait différent B. On ne voit pas clairement à priori pourquoi des phénomènes contiendraient quelque chose de pareil (car on ne saurait donner ici pour preuve des expériences, puisque la valeur objective de ce concept doit pouvoir être prouvée à priori) ; et par conséquent il est douteux à priori si un tel concept n’est pas tout à fait vide et s’il a quelque part un objet parmi les phénomènes. Il est clair, en effet, que des objets de l’intuition sensible doivent être conformes à certaines conditions formelles de la sensibilité résidant à priori dans l’esprit, puisqu’autrement ils ne seraient pas pour nous des objets ; mais on n’aperçoit pas aussi aisément pourquoi ils doivent en outre être conformes aux conditions dont l’entendement a besoin pour l’intelligence synthétique de la pensée[2]. Il se pourrait à la rigueur que les phénomènes fussent de telle nature que l’entendement ne les trouvât point du tout conformes aux conditions de son unité et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes il n’y eût rien qui fournît une règle à la synthèse et correspondît au concept de la cause et de l’effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans signification. Dans ce cas, les phénomènes n’en présenteraient pas moins des objets à notre intuition, puisque l’intuition n’a nullement besoin des fonctions de la pensée.

Si l’on pense s’affranchir de la peine que coûtent ces sortes de recherches en disant que l’expérience présente sans cesse des exemples de régularité dans les phénomènes qui nous fournissent suffisamment l’occasion d’en extraire le concept de cause et de vérifier en même temps la valeur objective de ce concept, on ne remarque pas que le concept de cause ne saurait s’expliquer de cette manière, mais qu’il doit ou bien avoir son fondement tout à fait à priori dans l’entendement, ou bien être absolument rejeté comme une pure chimère. En effet, ce concept exige absolument que quelque chose A. soit tel qu’une autre chose B. s’en suive nécessairement et suivant une règle absolument générale. Or les phénomènes peuvent bien présenter des cas d’où l’on peut tirer une règle suivant laquelle quelque chose arrive ordinairement, mais on n’en saurait jamais conclure que la conséquence soit nécessaire. La synthèse de la cause et de l’effet a donc une dignité qu’il est impossible d’exprimer empiriquement : c’est que l’effet ne s’ajoute pas simplement à la cause, mais qu’il est produit par elle et qu’il en dérive. L’universalité absolue de la règle n’est pas non plus une propriété des règles empiriques, auxquelles l’induction ne peut donner qu’une généralité relative, c’est-à-dire une application étendue. L’usage des concepts purs de l’entendement serait donc tout autre, s’il ne fallait y voir que des produits empiriques.




§ 14
Passage conduisant à la déduction transcendentale des catégories

Il n’y a pour une représentation synthétique et ses objets que deux manières possibles de coïncider, de s’accorder d’une façon nécessaire, et, pour ainsi dire, de se rencontrer. Ou bien, c’est l’objet qui rend possible la représentation, ou bien c’est la représentation qui rend l’objet possible. Dans le premier cas, le rapport est exclusivement empirique, et la représentation n’est jamais possible à priori. Tel est le cas des phénomènes, relativement à ceux de leurs éléments qui appartiennent à la sensation. Dans le second cas, comme la représentation ne donne pas par elle-même l’existence à son objet (car il n’est pas ici question de la causalité qu’elle peut avoir au moyen de la volonté), elle détermine l’objet à priori, en ce sens qu’elle seule permet de connaître quelque chose comme objet. Or il y a deux conditions qui seules rendent possible la connaissance d’un objet : d’abord l’intuition, par laquelle il est donné, mais seulement comme phénomène ; ensuite le concept, par lequel on pense un objet correspondant à cette intuition. Mais il est clair, d’après ce qui a été dit plus haut, que la première condition, celle sans laquelle nous ne saurions percevoir des objets, sert en réalité dans l’esprit de fondement à priori aux objets considérés dans leur forme. Tous les phénomènes s’accordent donc nécessairement avec cette condition formelle de la sensibilité, puisqu’ils ne peuvent apparaître, c’est-à-dire être empiriquement perçus et donnés que sous cette condition. Il s’agit maintenant de savoir s’il ne faut pas admettre aussi antérieurement des concepts à priori comme conditions qui seules permettent, non pas de percevoir, mais de penser en général quelque chose comme objet ; car alors toute connaissance empirique des objets serait nécessairement conforme à ces concepts, puisque sans eux il n’y aurait pas d’objet d’expérience possible. Or toute expérience contient, outre l’intuition des sens, par laquelle quelque chose est donné, un concept d’un objet donné dans l’intuition ou nous apparaissant. Il y a donc des concepts d’objets en général qui servent, comme conditions à priori, de fondement à toute connaissance expérimentale. Par conséquent, la valeur objective des catégories, comme concepts à priori, repose sur ceci, à savoir que seules elles rendent possible l’expérience (quant à la forme de la pensée). Elles se rapportent, en effet, nécessairement et à priori à des objets d’expérience, puisque ce n’est en général que par le moyen de ces catégories qu’un objet d’expérience peut être pensé.

La déduction transcendentale de tous les concepts à priori a donc un principe sur lequel doit se régler toute notre recherche, c’est celui-ci : il faut que l’on reconnaisse dans ces concepts autant de conditions à priori de la possibilité des expériences (soit de l’intuition qui s’y trouve, soit de la pensée). Les concepts qui fournissent le principe objectif de la possibilité de l’expérience sont par cela même nécessaires. Le développement de l’expérience où ils se trouvent n’en est pas la déduction (il ne fait que les mettre au jour), car alors ils ne seraient toujours que contingents. Sans ce rapport originaire à une expérience possible qu’offrent tous les objets de la connaissance, celui des concepts à un objet quelconque ne pourrait plus être compris.

[3]. Faute d’avoir fait cette observation, l’illustre Locke, rencontrant dans l’expérience des concepts purs de l’entendement, les dériva de l’expérience même, et poussa l’inconséquence jusqu’à entreprendre d’arriver, avec ce point de départ, à des connaissances qui dépassent de beaucoup les limites de l’expérience. David Hume reconnut que, pour avoir le droit de sortir de l’expérience, il fallait accorder à ces concepts une origine à priori. Mais il ne put s’expliquer comment il est possible que l’entendement conçoive comme nécessairement liés dans un objet des concepts qui ne le sont pas dans l’entendement, et il ne lui vint pas à l’esprit que peut-être l’entendement était, par ces concepts mêmes, l’auteur de l’expérience qui lui fournit ses objets. Aussi se vit-il forcé de les tirer de l’expérience (c’est-à-dire de cette sorte de nécessité subjective que l’esprit se crée quand il remarque quelque association fréquente dans l’expérience, et qu’il finit par regarder à tort comme objective, en un mot de l’habitude). Mais il se montra ensuite très-conséquent, en tenant pour impossible de sortir des limites de l’expérience avec des concepts de cette sorte ou avec les principes auxquels ils donnent naissance. Malheureusement, cette origine empirique à laquelle Locke et Hume eurent recours ne peut se concilier avec l’existence des connaissances à priori que nous possédons, comme celles des mathématiques pures et de la physique générale, et par conséquent elle est réfutée par le fait.

Le premier de ces deux hommes célèbres ouvrit toutes les portes à l’extravagance[4], parce que la raison, quand une fois elle pense avoir le droit de son côté, ne se laisse plus arrêter par quelques vagues conseils de modération ; le second tomba complétement dans le scepticisme, dès qu’une fois il crut avoir découvert que ce qu’on tient pour la raison n’est qu’une illusion générale de notre faculté de connaître. — Nous sommes maintenant en mesure de rechercher si l’on peut conduire heureusement la raison humaine entre ces deux écueils et lui fixer des limites, tout en ouvrant un libre champ à sa légitime activité.

Avant de commencer cette recherche, je rappellerai seulement la définition des catégories. Les catégories sont des concepts d’un objet en général, au moyen desquels l’intuition de cet objet est considérée comme déterminée par rapport à l’une des fonctions logiques du jugement. Ainsi, la fonction du jugement catégorique est celle du rapport du sujet au prédicat, comme quand je dis : tous les corps sont divisibles. Mais, au point de vue de l’usage purement logique de l’entendement, on ne détermine pas auquel des deux concepts on veut attribuer la fonction de sujet, et auquel celle de prédicat. En effet on peut dire aussi : quelque divisible est un corps. Au contraire, lorsque je fais rentrer sous la catégorie de la substance le concept d’un corps, il est décidé par là que l’intuition empirique de ce corps dans l’expérience ne peut jamais être considérée autrement que comme sujet, et jamais comme simple prédicat. Il en est de même des autres catégories.



DEUXIÈME SECTION[5]


§ 15


De la possibilité d’une synthèse en général

La diversité des représentations peut être donnée dans une intuition qui est purement sensible, c’est-à-dire qui n’est rien qu’une pure réceptivité, tandis que la forme de cette intuition réside à priori dans notre faculté de représentation, sans être autre chose cependant qu’un mode d’affection du sujet. Mais la liaison (conjunctio) d’une diversité en général[6] ne peut jamais nous venir des sens, et par conséquent elle ne peut pas non plus être contenue dans la forme pure de l’intuition sensible. Elle est un acte de la spontanéité de la faculté représentative ; et, puisqu’il faut appeler cette spontanéité entendement, pour la distinguer de la sensibilité, toute liaison, que nous en ayons ou non conscience, qu’elle embrasse des intuitions diverses ou divers concepts, et que, dans le premier cas, ces intuitions soient sensibles ou non, toute liaison, dis-je, est un acte de l’entendement. Nous désignerons cet acte sous le nom commun de synthèse, afin de faire entendre par là que nous ne pouvons rien nous représenter comme lié dans l’objet sans l’avoir auparavant lié nous-mêmes dans l’entendement, et que de toutes les représentations la liaison est la seule qui ne puisse nous être fournie par les objets, mais seulement par le sujet lui-même, parce qu’elle est un acte de sa spontanéité. Il est aisé ici de remarquer que cet acte doit être originairement un et s’appliquer également à toute liaison, et que la décomposition, l’analyse, qui semble être son contraire, le suppose toujours ; car où l’entendement n’a rien lié, il ne saurait non plus rien délier, puisque c’est par lui seul qu’a pu être lié ce qui est donné comme tel à la faculté représentative.

Mais le concept de la liaison emporte, outre celui de la diversité et de la synthèse de cette diversité, celui de l’unité de cette même diversité. La liaison est la représentation de l’unité synthétique de la diversité[7]. La représentation de cette unité ne peut donc pas résulter de la liaison ; mais plutôt, en s’ajoutant à la représentation de la diversité, elle rend d’abord possible le concept de la liaison. Cette unité qui précède à priori tous les concepts de liaison, n’est pas du tout la catégorie de l’unité (§ 10) ; car toutes les catégories se fondent sur des fonctions logiques de nos jugements, et dans ces jugements est déjà conçue la liaison, par conséquent l’unité de concepts donnés. La catégorie présuppose donc la liaison. Il faut donc chercher cette unité (comme qualitative, § 12) plus haut encore, c’est-à-dire dans ce qui contient le principe même de l’unité de différents concepts au sein des jugements, et par conséquent de la possibilité de l’entendement, même au point de vue de l’usage logique.



§ 16
De l’unité originairement synthétique de l’aperception

Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement il y aurait en moi quelque chose de représenté, qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible ou du moins qu’elle ne serait rien pour moi. La représentation qui peut être donnée antérieurement à toute pensée se nomme intuition. Toute diversité de l’intuition a donc un rapport nécessaire au je pense dans le même sujet où elle se rencontre. Mais cette représentation je pense est un acte de la spontanéité, c’est-à-dire qu’on ne saurait la regarder comme appartenant à la sensibilité. Je la nomme aperception pure pour la distinguer de l’aperception empirique, ou encore aperception originaire[8], parce que cette conscience de soi-même qu’elle exprime en produisant la représentation je pense, qui doit pouvoir accompagner toutes les autres et qui est identique en toute conscience, ne peut plus être elle-même accompagnée d’aucune autre. Je désigne encore l’unité de cette représentation sous le nom d’unité transcendentale de la conscience, pour indiquer la possibilité de la connaissance à priori qui en dérive. En effet, les représentations diverses, données dans une certaine intuition, ne seraient pas toutes ensemble mes représentations, si toutes ensemble elles n’appartenaient à une conscience. En tant qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie pas conscience à ce titre), elles sont donc nécessairement conformes à la condition qui seule leur permet de se réunir en une conscience générale, puisque autrement elles ne seraient pas pour moi. De cette liaison originaire découlent plusieurs conséquences.

Cette identité générale[9] de l’aperception de divers éléments donnés dans une intuition contient une synthèse de représentations, et elle n’est possible que par la conscience de cette synthèse. En effet, la conscience empirique qui accompagne différentes représentations est par elle-même éparpillée et sans relation avec l’identité du sujet. Cette relation ne s’opère donc pas encore par cela seul que chaque représentation est accompagnée de conscience ; il faut pour cela que j’unisse l’une à l’autre et que j’aie conscience de leur synthèse. Ce n’est donc qu’à la condition de lier en une conscience une diversité de représentations données que je puis me représenter l’identité de la conscience dans ces représentations, c’est-à-dire que l’unité analytique de l’aperception n’est possible que dans la supposition de quelque unité synthétique[10]. Cette pensée que telles représentations données dans l’intuition m’appartiennent toutes signifie donc que je les unis ou que je puis du moins les unir en une conscience ; et, quoiqu’elle ne soit pas encore la conscience de la synthèse des représentations, elle en présuppose cependant la possibilité. En d’autres termes, c’est uniquement parce que je puis saisir en une conscience la diversité de ces représentations que je les appelle toutes miennes ; autrement le moi serait aussi divers et aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. L’unité synthétique des intuitions diverses, en tant qu’elle est donnée à priori, est donc le principe de l’identité de l’aperception même, laquelle précède à priori toute pensée déterminée. La liaison n’est donc pas dans les objets et n’en peut pas être tirée par la perception pour être ensuite reçue dans l’entendement ; mais elle est uniquement une opération de l’entendement, qui n’est lui-même autre chose que la faculté de former des liaisons à priori et de ramener la diversité des représentations données à l’unité de l’aperception. C’est là le principe le plus élevé de toute la connaissance humaine.

Ce principe de l’unité nécessaire de l’aperception est à la vérité identique, et par conséquent il forme une proposition analytique, mais il explique néanmoins la nécessité d’une synthèse de la diversité donnée dans une intuition, puisque sans cette synthèse cette identité générale de la conscience de soi-même ne peut être conçue. En effet, le moi, comme représentation simple, ne donne rien de divers ; la diversité ne peut être donnée que dans l’intuition, qui est distincte de cette représentation, et elle ne peut être pensée qu’à la condition d’être liée en une conscience. Un entendement dans lequel toute diversité serait en même temps donnée par la conscience serait intuitif[11] ; le nôtre ne peut que penser[12], et c’est dans les sens qu’il doit chercher l’intuition. J’ai donc conscience d’un moi identique, par rapport à la diversité des représentations qui me sont données dans une intuition, puisque je les nomme toutes mes représentations et que ces représentations en constituent une seule. Or cela revient à dire que j’ai conscience d’une synthèse nécessaire à priori de ces représentations, et c’est là ce qui constitue l’unité synthétique originaire de l’aperception, à laquelle sont soumises toutes les représentations qui me sont données, mais à laquelle elles doivent être ramenées par le moyen d’une synthèse.



§ 17
Le principe de l’unité synthétique de l’aperception est le principe suprême de tout usage de l’entendement

Le principe suprême de la possibilité de toute intuition, par rapport à la sensibilité, était, d’après l’esthétique transcendentale, que tout ce qu’elle contient de divers fût soumis aux conditions formelles de l’espace et du temps. Le principe suprême de cette même possibilité, par rapport à l’entendement, c’est que tout ce qu’il y a de divers dans l’intuition soit soumis aux conditions de l’unité originairement synthétique de l’aperception[13]. Toutes les diverses représentations des intuitions sont soumises au premier de ces principes, en tant qu’elles nous sont données, et au second, en tant qu’elles doivent pouvoir s’unir en une seule conscience. Sans cela, en effet, rien ne peut être pensé ni connu, puisque les représentations données, n’étant point reliées par un acte commun de l’aperception, tel que le : Je pense, ne pourraient s’unir en une même conscience.

L’entendement, pour parler généralement, est la faculté des connaissances[14]. Celles-ci consistent dans le rapport déterminé de représentations données à un objet. Un objet est ce dont le concept réunit les éléments divers d’une intuition donnée. Or toute réunion de représentations exige l’unité de la conscience dans la synthèse de ces représentations. L’unité de la conscience est donc ce qui seul constitue le rapport des représentations à un objet, c’est-à-dire leur valeur objective ; c’est elle qui en fait des connaissances, et c’est sur elle par conséquent que repose la possibilité même de l’entendement.

La première connaissance de l’entendement pur, celle sur laquelle se fonde à son tour tout l’usage de cette faculté, et qui en même temps est entièrement indépendante de toutes les conditions de l’intuition sensible, est donc le principe de l’unité synthétique et originaire de l’aperception. L’espace n’est que la forme de l’intuition sensible extérieure, il n’est pas encore une connaissance ; il ne fait que donner pour une expérience possible les éléments divers de l’intuition à priori. Mais, pour connaître quelque chose dans l’espace, par exemple une ligne, il faut que je la tire, et qu’ainsi j’opère synthétiquement une liaison déterminée d’éléments divers donnés, de telle sorte que l’unité de cet acte soit en même temps l’unité de la conscience (dans le concept d’une ligne) et que je connaisse par là un certain objet (un espace déterminé). L’unité synthétique de la conscience est donc une condition objective de toute connaissance : non-seulement j’en ai besoin pour connaître un objet, mais toute intuition ne peut devenir un objet pour moi qu’au moyen de cette condition ; autrement, sans cette synthèse, le divers ne s’unirait pas en une même conscience.

Cette dernière proposition est même, comme il a été dit, analytique, quoiqu’elle fasse de l’unité synthétique la condition de toute pensée. En effet, elle n’exprime rien autre chose sinon que toutes mes représentations, dans quelque intuition que ce soit, sont soumises à la seule condition qui me permette de les attribuer comme représentations miennes, à un moi identique, et en les unissant ainsi synthétiquement dans une seule aperception, de les embrasser sous l’expression générale : Je pense.

Mais ce principe n’en est pourtant pas un pour tout entendement possible en général ; il n’a de valeur que pour celui à qui, dans cette représentation : Je suis, l’aperception pure ne fournit encore rien de divers. Un entendement à qui la conscience fournirait en même temps les éléments divers de l’intuition, ou dont la représentation donnerait du même coup l’existence même de ses objets[15] n’aurait pas besoin d’un acte particulier qui synthétisât le divers dans l’unité de la conscience, comme celui qu’exige l’entendement humain, lequel n’a pas la faculté intuitive, mais seulement celle de penser[16]. Pour celui-ci, le premier principe est indispensable, et il l’est si bien que nous ne saurions nous faire le moindre concept d’un autre entendement possible, soit d’un entendement qui serait purement intuitif[17], soit d’un entendement qui aurait pour fondement une intuition sensible, mais d’une tout autre espèce que celle qui se manifeste sous la forme de l’espace et du temps.



§ 18
Ce que c’est que l’unité objective de la conscience de soi-même

L’unité transcendentale de l’aperception est celle qui sert à réunir dans le concept d’un objet toute la diversité donnée dans une intuition. Aussi s’appelle-t-elle objective, et faut-il la distinguer de cette unité subjective de la conscience qui est une détermination du sens intérieur, par laquelle sont empiriquement donnés, pour être ainsi réunis, les divers éléments de l’intuition. Que je puisse avoir empiriquement conscience de ces éléments divers comme simultanés ou comme successifs, c’est ce qui dépend de circonstances ou de conditions empiriques. L’unité empirique de la conscience, par le moyen de l’association des représentations, se rapporte donc elle-même à un phénomène, et elle est tout à fait contingente. Au contraire, la forme pure de l’intuition dans le temps, comme intuition en général contenant divers éléments donnés, n’est soumise à l’unité originaire de la conscience que par le rapport nécessaire qui relie les éléments divers de l’intuition en un : Je pense, c’est-à-dire par une synthèse pure de l’entendement, servant à priori de principe à la synthèse empirique. Cette unité a seule une valeur objective ; l’unité empirique de l’aperception, que nous n’examinons pas ici, et qui d’ailleurs dérive de la première sous des conditions données in concreto, n’a qu’une valeur subjective. Un homme joint à la représentation d’un mot une certaine chose, tandis que les autres y en attachent une autre ; l’unité de conscience, dans ce qui est empirique et relativement à ce qui est donné, n’a point une valeur nécessaire et universelle.



§ 19
La forme logique de tous les jugements consiste dans l’unité objective de l’aperception des concepts qui y sont contenus.

Je n’ai jamais été satisfait de la définition que les logiciens donnent du jugement en général, en disant que c’est la représentation d’un rapport entre deux concepts. Je ne leur reprocherai pas ici le défaut qu’a cette définition de ne s’appliquer en tous cas qu’aux jugements catégoriques et non aux jugements hypothétiques et disjonctifs (lesquels n’impliquent pas seulement un rapport de concepts, mais de jugements mêmes) : mais en laissant de côté ce vice logique (bien qu’il en soit résulté de fâcheuses conséquences[18]), je me bornerai à faire remarquer que leur définition ne détermine point en quoi consiste le rapport dont elle parle.

Mais en cherchant à déterminer plus exactement le rapport des connaissances données dans chaque jugement et en distinguant ce rapport, propre à l’entendement, de celui qui rentre dans les lois de l’imagination reproductive (lequel n’a qu’une valeur subjective), je trouve qu’un jugement n’est autre chose qu’une manière de ramener des connaissances données à l’unité objective de l’aperception. Telle est la fonction que remplit dans ces jugements la copule : est ; elle sert à distinguer l’unité objective des représentations données de leur unité subjective. En effet, elle désigne le rapport de ces représentations à l’aperception originaire et leur unité nécessaire, bien que le jugement lui-même soit empirique et par conséquent contingent, comme celui-ci par exemple : les corps sont pesants. Je ne veux pas dire par là que ces représentations se rapportent nécessairement les unes aux autres dans l’intuition empirique, mais qu’elles se rapportent les unes aux autres dans la synthèse des intuitions grâce à l’unité nécessaire de l’aperception, c’est-à-dire suivant les principes qui déterminent objectivement toutes les représentations, de manière à en former des connaissances, et qui eux-mêmes dérivent tous de celui de l’unité transcendentale de l’aperception. C’est ainsi seulement que de ce rapport peut naître un jugement, c’est-à-dire un rapport


qui a une valeur objective et qui se distingue assez de cet autre rapport des mêmes représentations dont la valeur est purement subjective, de celui, par exemple, qui se fonde sur les lois de l’association. D’après ces dernières, je ne pourrais que dire : quand je porte un corps, je sens l’action de la pesanteur ; mais non pas : le corps est pesant ; ce qui revient à dire que ces deux représentations sont liées dans l’objet, indépendamment de l’état du sujet, et qu’elles ne sont pas seulement associées dans la perception (si souvent qu’elle puisse être répétée).



§ 20
Toutes les intuitions sensibles sont soumises aux catégories comme aux seules conditions sous lesquelles ce qu’il y a en elles de divers puisse être ramené à l’unité de conscience.

La diversité donnée dans une intuition sensible rentre nécessairement sous l’unité synthétique originaire de l’aperception, puisque l’unité de l’intuition n’est possible que par elle (§ 17). Or l’acte de l’entendement par lequel le divers de représentations données (que ce soient des intuitions ou des concepts) est ramené à une aperception en général, est la fonction logique des jugements (§ 19). Toute diversité, en tant qu’elle est donnée dans une même intuition empirique, est donc déterminée par rapport à l’une des fonctions logiques du jugement, et c’est par ce moyen qu’elle est ramenée à l’unité de conscience en général. Or les catégories ne sont autre chose que ces mêmes fonctions du jugement, en tant que la diversité d’une intuition donnée est déterminée par rapport à ces fonctions (§ 13). Ce qu’il y a de divers dans une intuition donnée est donc nécessairement soumis à des catégories.



§ 21
Remarque

Une diversité contenue dans une intuition que j’appelle mienne est représentée par la synthèse de l’entendement comme rentrant dans l’unité nécessaire de la conscience de soi, et cela arrive par le moyen de la catégorie[19]. Celle-ci montre donc que la conscience empirique d’une diversité donnée dans une intuition est soumise à une conscience pure à priori, de même que l’intuition empirique est soumise à une intuition sensible pure qui a également lieu à priori. — La proposition précédente forme donc le point de départ d’une déduction des concepts purs de l’entendement : comme les catégories ne se produisent que dans l’entendement et indépendamment de la sensibilité, je dois faire abstraction de la manière dont est donné ce qu’il y a de divers dans une intuition empirique, pour ne considérer que l’unité que l’entendement y ajoute dans l’intuition au moyen des catégories. Dans la suite (§ 26), on montrera par la manière dont l’intuition empirique est donnée dans la sensibilité, que l’unité de cette intuition n’est autre que celle que la catégorie prescrit en général, d’après le § 20, à la diversité d’une intuition donnée, et que par conséquent le but de la déduction n’est vraiment atteint qu’autant que la valeur à priori de cette catégorie est définie de manière à s’appliquer à tous les objets de nos sens.

Mais il y a une chose dont je ne pouvais faire abstraction dans la démonstration précédente, c’est que les éléments divers de l’intuition[20] doivent être donnés antérieurement à la synthèse de l’entendement et indépendamment de cette synthèse, quoique le comment reste ici indéterminé. En effet, si je supposais en moi un entendement qui fût lui-même intuitif (une sorte d’entendement divin, qui ne se représenterait pas des objets donnés, mais dont la représentation donnerait ou produirait les objets mêmes), relativement à une connaissance de ce genre, les catégories n’auraient plus de sens. Elles ne sont autre chose que des règles pour un entendement dont toute la faculté consiste dans la pensée, c’est-à-dire dans l’action de ramener à l’unité de l’aperception la synthèse de la diversité donnée d’ailleurs dans l’intuition, et qui, par conséquent, ne connaît rien par lui-même, mais ne fait que lier et coordonner la matière de la connaissance, l’intuition, qui doit lui être donnée par l’objet. Mais, quant à trouver une raison plus profonde de cette propriété qu’a notre entendement de n’arriver à l’unité de l’aperception à priori qu’au moyen des catégories, et tout juste de cette espèce et de ce nombre de catégories, c’est ce qui est tout aussi impossible que d’expliquer pourquoi nos jugements ont précisément telles fonctions et non pas d’autres, ou pourquoi le temps et l’espace sont les seules formes de toute intuition possible pour nous.



§ 22
La catégorie n’a d’autre usage dans la connaissance des choses que de s’appliquer à des objets d’expérience

Penser un objet et connaître un objet ne sont donc pas une seule et même chose. La connaissance suppose en effet deux éléments : d’abord le concept, par lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie) ; et ensuite l’intuition, par laquelle il est donné. S’il ne pouvait y avoir d’intuition donnée qui correspondît au concept, ce concept serait une pensée quant à la forme, mais sans aucun objet, et nulle connaissance d’une chose quelconque ne serait possible par lui. En effet, dans cette supposition, il n’y aurait et ne pourrait y avoir, que je sache, rien à quoi pût s’appliquer une pensée. Or toute intuition possible pour nous est sensible (esthétique) ; par conséquent la pensée d’un objet en général ne peut devenir en nous une connaissance par le moyen d’un concept pur de l’entendement qu’autant que ce concept se rapporte à des objets des sens. L’intuition sensible est ou intuition pure (l’espace et le temps), ou intuition empirique de ce qui est immédiatement représenté comme réel par la sensation dans l’espace et dans le temps. Nous pouvons acquérir par la détermination de la première des connaissances à priori de certains objets (comme il arrive dans les mathématiques), mais ces connaissances ne regardent que la forme de ces objets, considérés comme phénomènes ; on ne décide point par là s’il peut y avoir des choses qui doivent être saisies par l’intuition dans cette forme[21]. Par conséquent les concepts mathématiques ne sont pas des connaissances par eux-mêmes ; ils ne le deviennent que si l’on suppose qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que suivant la forme de cette intuition sensible pure. Or les choses ne sont données dans l’espace et dans le temps que comme des perceptions (des représentations accompagnées de sensation), c’est-à-dire au moyen d’une représentation empirique. Les concepts purs de l’entendement, même quand ils sont appliqués à des intuitions à priori (comme dans les mathématiques) ne procurent donc une connaissance qu’autant que ces intuitions et par elles les concepts de l’entendement peuvent être appliqués à des intuitions empiriques. Les catégories ne nous fournissent donc aucune connaissance des choses au moyen de l’intuition, qu’autant qu’elles sont applicables à l’intuition empirique, c’est-à-dire qu’elles ne servent qu’à la possibilité de la connaissance empirique. Or c’est cette connaissance que l’on nomme expérience. Les catégories n’ont donc d’usage relativement à la connaissance des choses qu’autant que ces choses sont regardées comme des objets d’expérience possible.


§ 23


La proposition précédente est de la plus grande importance ; car elle détermine les limites de l’usage des concepts purs de l’entendement relativement aux objets, comme l’a fait l’esthétique transcendentale pour l’usage de la forme pure de notre intuition sensible. L’espace et le temps, comme conditions de la possibilité en vertu de laquelle des objets nous sont donnés, n’ont de valeur que par rapport aux objets des sens et par conséquent à l’expérience. Au delà de ces limites ils ne représentent plus absolument rien ; car ils ne sont que dans les sens et n’ont aucune réalité en dehors d’eux. Les concepts purs de l’entendement échappent à cette restriction, et ils s’étendent aux objets de l’intuition en général : qu’elle soit ou non semblable à la nôtre, il n’importe, pourvu qu’elle soit sensible et non intellectuelle. Mais il ne nous sert de rien d’étendre ainsi les concepts au delà de notre intuition sensible. Car nous n’avons plus alors que des concepts vides d’objets, que nous ne pouvons déclarer possibles ou impossibles, ou de pures formes de la pensée, dépourvues de toute réalité, puisque nous n’avons aucune intuition à laquelle puisse s’appliquer l’unité synthétique de l’aperception, seule chose que contiennent les concepts, et que c’est seulement de cette manière qu’ils peuvent déterminer un objet. Notre intuition sensible et empirique est donc seule capable de leur donner un sens et une valeur.

Si donc on suppose donné l’objet d’une intuition non sensible, on peut sans doute le représenter par tous les prédicats déjà contenus dans cette supposition, que rien de ce qui appartient à l’intuition sensible ne lui convient ; ainsi l’on dira qu’il n’est pas étendu ou qu’il n’est pas dans l’espace, que sa durée n’est point celle du temps, qu’il ne peut y avoir en lui aucun changement (le changement étant une conséquence des déterminations d’un être dans le temps), etc. Mais ce n’est pas posséder une véritable connaissance que de se borner à montrer ce que n’est pas l’intuition d’un objet, sans pouvoir dire ce qu’elle contient. C’est que, dans ce cas, je ne me suis point du tout représenté la possibilité d’un objet de mon concept pur, puisque je n’ai pu donner aucune intuition qui lui correspondît, et que j’ai dû me borner à dire que la nôtre ne lui convient point. Mais le principal ici, c’est qu’aucune catégorie ne puisse jamais être appliquée à quelque chose de pareil, comme par exemple le concept d’une substance, c’est-à-dire de quelque chose qui peut exister comme sujet, mais jamais comme simple prédicat ; car je ne sais point s’il peut y avoir quelque objet qui corresponde à cette détermination de ma pensée, à moins qu’une intuition empirique ne me fournisse un moyen d’application. Nous reviendrons sur ce point dans la suite.



§ 24
De l’application des catégories aux objets des sens en général

Les concepts purs de l’entendement sont rapportés par cette faculté à des objets d’intuition en général, mais d’intuition sensible, que ce soit d’ailleurs la nôtre ou toute autre ; mais précisément pour cette raison, ce ne sont que de simples formes de la pensée, qui ne nous font connaître aucun objet déterminé. La synthèse ou la liaison de la diversité qui y est contenue se rapporte uniquement à l’unité de l’aperception, et elle est ainsi le principe de la possibilité de la connaissance à priori, en tant qu’elle repose sur l’entendement et que par conséquent elle n’est pas seulement transcendentale, mais aussi purement intellectuelle. Mais, comme il y a en nous à priori une certaine forme de l’intuition sensible qui repose sur la réceptivité de notre capacité représentative (de la sensibilité), l’entendement peut alors, comme spontanéité, déterminer le sens intérieur, conformément à l’unité synthétique de l’aperception, par la diversité de représentations données, et concevoir ainsi à priori l’unité synthétique de l’aperception de ce qu’il y a de divers dans l’intuition sensible comme la condition à laquelle sont nécessairement soumis tous les objets de notre intuition (de l’intuition humaine). C’est ainsi que les catégories, ces simples formes de la pensée, reçoivent une réalité objective, et s’appliquent à des objets qui peuvent nous être donnés dans l’intuition, mais seulement à titre de phénomènes ; car nous ne sommes capables d’intuition à priori que par rapport aux phénomènes.

Cette synthèse, possible et nécessaire à priori, de ce qu’il y a de divers dans l’intuition sensible peut être appelée figurée[22] (synthesis speciosa), par opposition à celle que l’on concevrait en appliquant la catégorie aux éléments divers d’une intuition en général et qui est une synthèse intellectuelle[23] (synthesis intellectualis). Toutes deux sont transcendentales, non-seulement parce qu’elles sont elles-mêmes à priori, mais encore parce qu’elles expliquent la possibilité des autres connaissances.

Mais, quand la synthèse figurée se rapporte simplement à l’unité originairement synthétique de l’aperception, c’est-à-dire à cette unité transcendentale qui est conçue dans les catégories, elle doit, par opposition à la synthèse purement intellectuelle, porter le nom de synthèse transcendentale de l’imagination. L’imagination est la faculté de représenter dans l’intuition un objet en son absence même. Or, comme toutes nos intuitions sont sensibles, l’imagination appartient à la sensibilité, en vertu de cette condition subjective qui seule lui permet de donner à un concept de l’entendement une intuition correspondante. Mais, en tant que sa synthèse est une fonction de la spontanéité, laquelle est déterminante et non pas seulement, comme le sens, déterminable, et que par conséquent elle peut déterminer à priori la forme du sens d’après l’unité de l’aperception, l’imagination est à ce titre une faculté de déterminer à priori la sensibilité ; et la synthèse à laquelle elle soumet ses intuitions, conformément aux catégories, est la synthèse transcendentale de l’imagination. Cette synthèse est un effet de l’entendement sur la sensibilité et la première application de cette faculté (application qui est en même temps le principe de toutes les autres) à des objets d’une intuition possible pour nous. Comme synthèse figurée, elle se distingue de la synthèse intellectuelle, qui est opérée par le seul entendement, sans le secours de l’imagination. Je donne aussi parfois à l’imagination, en tant qu’elle montre de la spontanéité, le nom d’imagination productive, et je la distingue ainsi de l’imagination reproductive, dont la synthèse est soumise simplement à des lois empiriques, c’est-à-dire aux lois de l’association, et qui par conséquent ne concourt en rien à l’explication de la possibilité de la connaissance à priori et n’appartient pas à la philosophie transcendentale, mais à la psychologie.




C’est ici le lieu d’expliquer le paradoxe que tout le monde a dû remarquer dans l’exposition de la forme du sens intérieur (§ 6). Ce paradoxe consiste à dire que le sens intérieur ne nous présente nous-mêmes à la conscience que comme nous nous apparaissons et non comme nous sommes en nous-mêmes, parce que notre intuition de nous-mêmes n’est autre que celle de la manière dont nous sommes intérieurement affectés. Or cela semble contradictoire, puisque nous devrions alors nous traiter comme des êtres passifs. Aussi, dans les systèmes de psychologie, a-t-on coutume de donner comme identiques le sens intérieur et la faculté de l’aperception (que nous distinguons soigneusement).

Ce qui détermine le sens intérieur, c’est l’entendement et sa faculté originaire de relier les éléments divers de l’intuition, c’est-à-dire de les ramener à une aperception (comme au principe même sur lequel repose la possibilité de ce sens). Mais, comme l’entendement n’est pas chez nous autres hommes une faculté d’intuition, et que, celle-ci fût-elle donnée dans la sensibilité, il ne peut se l’assimiler de manière à relier en quelque sorte les éléments divers de sa propre intuition, sa synthèse, considérée en elle-même, n’est autre chose que l’unité de l’acte dont il a conscience à ce titre, même sans le secours de la sensibilité, mais par lequel il est capable de déterminer intérieurement la sensibilité par rapport à la diversité que-celle-ci peut lui donner dans la forme de son intuition. Sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination, il exerce donc sur le sujet passif, dont il est la faculté, une action telle que nous avons raison de dire que le sens intérieur en est affecté. Tant s’en faut que l’aperception et son unité synthétique soient identiques au sens intérieur qu’au contraire, comme source de toute liaison, la première se rapporte, sous le nom des catégories, à la diversité des intuitions en général, antérieurement à toute intuition sensible des objets, tandis que le sens intérieur contient la simple forme de l’intuition, mais sans aucune liaison dans ce qu’il y a en elle de divers, et que par conséquent il ne renferme encore aucune intuition déterminée. Celle-ci n’est possible qu’à la condition que le sens intérieur ait conscience d’être déterminé par cet acte transcendental de l’imagination (ou par cette influence synthétique de l’entendement sur lui) que j’ai appelé synthèse figurée.

C’est d’ailleurs ce que nous observons toujours en nous. Nous ne pouvons penser une ligne sans la tracer en idée, un cercle sans le décrire ; nous ne saurions non plus nous représenter les trois dimensions de l’espace sans tirer d’un même point trois lignes perpendiculaires entre elles. Nous ne pouvons même pas nous représenter le temps sans tirer une ligne droite (laquelle est la représentation extérieure et figurée du temps), et sans porter uniquement notre attention sur l’acte de la synthèse des éléments divers par lequel nous déterminons successivement le sens intérieur, et par là sur la succession de cette détermination qui a lieu en lui. Ce qui produit d’abord le concept de la succession, c’est le mouvement, comme acte de l’esprit (non comme détermination d’un objet[24]), et par conséquent la synthèse des éléments divers représentés dans l’espace, lorsque nous faisons abstraction de cet espace pour ne considérer que l’acte par lequel nous déterminons le sens intérieur conformément à sa forme. L’entendement ne trouve donc pas dans le sens intérieur cette liaison du divers, mais c’est lui qui la produit en affectant ce sens. Mais comment le moi, le je pense peut-il être distinct du moi qui s’aperçoit lui-même (je puis me représenter au moins comme possible un autre mode d’intuition), tout en ne formant avec lui qu’un seul et même sujet ? En d’autres termes, comment puis-je dire que moi, comme intelligence et sujet pensant, je ne me connais moi-même comme objet pensé, en tant que je suis en outre donné à moi-même dans l’intuition, que tel que je m’aperçois et non tel que je suis devant l’entendement, ou que je ne me connais pas autrement que les autres phénomènes ? Cette question ne soulève ni plus ni moins de difficultés que celle de savoir comment je puis être en général pour moi-même un objet et même un objet d’intuition et de perceptions intérieures. Il n’est pas difficile de prouver qu’il en doit être réellement ainsi, dès que l’on accorde que l’espace n’est qu’une forme pure des phénomènes des sens extérieurs. N’est-il pas vrai que, bien que le temps ne soit pas un objet d’intuition extérieure, nous ne pouvons nous le représenter autrement que sous l’image d’une ligne que nous tirons, et que sans cette espèce de représentation[25], nous ne saurions reconnaître l’unité de sa dimension ? N’est-il pas vrai aussi que la détermination de la longueur du temps ou encore des époques pour toutes les perceptions intérieures, est toujours tirée de ce que les choses extérieures nous présentent de changeant, et que par conséquent les déterminations du sens intime, comme phénomènes dans le temps, doivent être ordonnées exactement de la même manière que nous ordonnons celles des phénomènes extérieurs dans l’espace ? Si donc on accorde que ces derniers ne nous font connaître les objets qu’autant que nous sommes extérieurement affectés, il faudra bien admettre aussi au sujet du sens interne, que nous ne nous saisissons[26] nous-mêmes au moyen de ce sens que comme nous sommes intérieurement affectés par nous-mêmes, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne l’intuition interne, nous ne connaissons notre propre sujet que comme phénomène, et non dans ce qu’il est soi[27].



§ 25

Au contraire, dans la synthèse transcendentale de la diversité des représentations en général, et par conséquent dans l’unité synthétique originaire de l’aperception, je ne me connais pas tel que je m’apparais, ni tel que je suis en moi-même, mais j’ai seulement conscience que je suis. Cette représentation est une pensée, non une intuition. Mais, comme la connaissance de nous-mêmes exige, outre l’acte de la pensée qui ramène les éléments divers de toute intuition possible à l’unité de l’aperception, un mode déterminé d’intuition par lequel sont donnés ces éléments divers, ma propre existence n’est pas sans doute un phénomène (et à plus forte raison une simple apparence), mais la détermination de mon existence[28] ne peut avoir lieu que selon la forme du sens intérieur et d’après la manière particulière dont les éléments divers que j’unis sont donnés dans l’intuition interne, et par conséquent je ne me connais nullement comme je suis, mais seulement comme je m’apparais à moi-même. La conscience de soi-même est donc bien loin d’être une connaissance de soi-même, malgré toutes les catégories qui constituent la pensée d’un objet en général en reliant les éléments divers en une aperception. De même que pour connaître un objet distinct de moi, il me faut, outre la pensée d’un objet en général (dans la catégorie), une intuition par laquelle je détermine ce concept général ; ainsi la connaissance de moi-même exige, outre la conscience ou indépendamment de ce que je me pense, une intuition de la diversité qui est en moi et par laquelle je détermine cette pensée. J’existe donc comme une intelligence qui a simplement conscience de sa faculté de synthèse, mais qui, par rapport aux éléments divers qu’elle doit lier, étant soumise à une condition restrictive nommée le sens intime, ne peut rendre cette liaison perceptible[29] que suivant des rapports de temps, lesquels sont tout à fait en dehors des concepts de l’entendement proprement dits. D’où il suit que cette intelligence ne peut se connaître elle-même que comme elle s’apparaît au point de vue d’une certaine intuition (qui ne peut être intellectuelle et que l’entendement lui-même ne saurait donner), et non comme elle se connaîtrait si son intuition était intellectuelle.



§ 26
Déduction transcendentale de l’usage expérimental qu’on peut faire généralement des concepts de l’entendement pur.

Dans la déduction métaphysique, nous avons prouvé en général l’origine à priori des catégories par leur accord parfait avec les fonctions logiques universelles de la pensée ; dans la déduction transcendentale, nous avons exposé la possibilité de ces catégories considérées comme connaissances à priori d’objets d’intuition en général (§ 20-21). Il s’agit maintenant d’expliquer comment, par le moyen des catégories, des objets qui ne sauraient se présenter qu’à nos sens peuvent nous être connus à priori, et cela non pas dans la forme de leur intuition, mais dans les lois de leur liaison, et comment par conséquent nous pouvons prescrire en quelque sorte à la nature sa loi et même la rendre possible. En effet, sans cette application des catégories, on ne comprendrait pas comment tout ce qui peut s’offrir aux sens doit être soumis aux lois qui dérivent à priori du seul entendement.

Je ferai remarquer d’abord que j’entends par synthèse de l’appréhension cette réunion des éléments divers d’une intuition empirique qui rend possible la perception, c’est-à-dire la conscience empirique de cette intuition (comme phénomène).

Nous avons dans les représentations de l’espace et du temps des formes à priori de l’intuition, tant externe qu’interne, et la synthèse de l’appréhension des éléments divers du phénomène doit toujours être en harmonie avec ces formes, puisqu’elle ne peut elle-même avoir lieu que suivant ces formes. Mais l’espace et le temps ne sont pas seulement représentés à priori comme des formes de l’intuition sensible, mais comme étant elles-mêmes des intuitions (qui contiennent une diversité), et par conséquent avec la détermination de l’unité des éléments divers qui y sont contenus (voyez Esthétique transcendentale[30]). Avec (je ne dis pas : dans) ces intuitions est donc déjà donnée à priori, comme condition de la synthèse de toute appréhension, l’unité même de la synthèse du divers qui se trouve hors de nous ou en nous, et par conséquent aussi une liaison à laquelle est nécessairement conforme tout ce qui doit être représenté d’une manière déterminée dans l’espace et dans le temps. Or cette unité synthétique ne peut être autre que celle de la liaison dans une conscience originaire des éléments divers d’une intuition donnée en général, mais appliquée uniquement, conformément aux catégories, à notre intuition sensible. Par conséquent, toute synthèse par laquelle la perception même est possible, est soumise aux catégories ; et, comme l’expérience est une connaissance formée de perceptions liées entre elles, les catégories sont les conditions de la possibilité de l’expérience, et elles ont donc aussi à priori une valeur qui s’étend à tous les objets de l’expérience.





Quand donc de l’intuition empirique d’une maison, par exemple, je fais une perception par l’appréhension de ses diverses parties, l’unité nécessaire de l’espace et de l’intuition sensible extérieure en général me sert de


fondement, et je dessine en quelque sorte la forme de cette maison conformément à cette unité synthétique des diverses parties que je me représente dans l’espace. Or cette même unité synthétique, si je fais abstraction de la forme de l’espace, a son siège dans l’entendement, et elle est la catégorie de la synthèse de l’homogène[31] dans une intuition en général, c’est-à-dire dans la catégorie de la quantité. La synthèse de l’appréhension, c’est-à-dire la perception, lui doit donc être entièrement conforme[32].

Lorsque (pour prendre un autre exemple) je perçois la congélation de l’eau, j’appréhende deux états (celui de la fluidité et celui de la solidité) comme étant unis entre eux par un rapport de temps. Mais dans le temps que je donne pour fondement au phénomène considéré comme intuition interne, je me représente nécessairement une unité synthétique des états divers ; autrement la relation dont il s’agit ici ne pourrait être donnée dans une intuition d’une manière déterminée (au point de vue de la succession). Or cette unité synthétique, considérée comme la condition à priori qui me permet de lier les éléments divers d’une intuition en général, et, abstraction faite de la forme constante de mon intuition interne, ou du temps, est la catégorie de la cause, par laquelle je détermine, en l’appliquant à la sensibilité, toutes les choses qui arrivent quant à leur relation dans le temps en général. L’appréhension dans un événement de ce genre, et par conséquent cet événement lui-même, relativement à la possibilité de la perception, est donc soumis au concept du rapport des effets et des causes. Il en est de même dans tous les autres cas.




Les catégories sont des concepts qui prescrivent à priori des lois aux phénomènes, par conséquent à la nature, considérée comme l’ensemble de tous les phénomènes (natura materialiter spectata). Or, puisque ces catégories ne sont pas dérivées de la nature et qu’elles ne se règlent pas sur elle comme sur leur modèle (car autrement elles seraient purement empiriques), il s’agit de savoir comment l’on peut comprendre que la nature au contraire se règle nécessairement sur ces catégories, ou comment elles peuvent déterminer à priori la liaison des éléments divers de la nature, sans la tirer de la nature même. Voici la solution de cette énigme.

L’accord nécessaire des lois des phénomènes de la nature avec l’entendement et avec sa forme à priori c’est-à-dire avec sa faculté de lier les éléments divers en général, n’est pas plus étrange que celui des phénomènes eux-mêmes avec la forme à priori de l’intuition sensible. En effet, les lois n’existent pas plus dans les phénomènes que les phénomènes eux-mêmes n’existent en soi, et les premières ne sont pas moins relatives au sujet auquel les phénomènes sont inhérents, en tant qu’il est doué d’entendement, que les seconds ne le sont au même sujet, en tant qu’il est doué de sens. Les choses en soi seraient encore nécessairement soumises à des lois quand même il n’y aurait pas d’entendement qui les connût ; mais les phénomènes ne sont que des représentations de choses qui nous demeurent inconnues en elles-mêmes. Comme simples représentations, ils ne sont soumis à aucune autre loi d’union qu’à celle que prescrit la faculté qui unit. La faculté qui relie les éléments divers de l’intuition sensible est l’imagination, laquelle dépend de l’entendement pour l’unité de sa synthèse intellectuelle, et de la sensibilité pour la diversité des éléments de l’appréhension. Or, puisque toute perception possible dépend de la synthèse de l’appréhension, et que cette synthèse empirique elle-même dépend de la synthèse transcendentale, par conséquent des catégories, toutes les perceptions possibles, par conséquent aussi tout ce qui peut arriver à la conscience empirique, c’est-à-dire tous les phénomènes de la nature doivent être, quant à leur liaison, soumis aux catégories, et la nature (considérée simplement comme nature en général, ou en tant que natura formaliter spectata) dépend de ces catégories comme du fondement originaire de sa conformité nécessaire à des lois[33]. Mais la faculté de l’entendement pur ne saurait prescrire à priori aux phénomènes, par ses seules catégories, un plus grand nombre de lois que celles sur lesquelles repose une nature en général, en tant que l’on conçoit par là un ensemble de phénomènes se produisant dans l’espace et dans le temps conformément à des lois[34]. Toutes les lois particulières sont sans doute soumises à ces catégories, mais elles ne peuvent nullement en être tirées, puisqu’elles concernent des phénomènes déterminés empiriquement. Il faut donc invoquer le secours de l’expérience pour apprendre à connaître ces dernières lois ; mais les premières seules nous instruisent à priori de l’expérience en général et de ce qui peut être connu comme objet d’expérience.



§ 27
Résultat de cette déduction des concepts de l’entendement

Nous ne pouvons penser aucun objet que par le moyen des catégories, et nous ne pouvons connaître aucun objet pensé que par le moyen d’intuitions correspondantes à ces concepts. Or toutes nos intuitions sont sensibles, et cette connaissance, en tant que l’objet en est donné, est empirique. C’est cette connaissance empirique qu’on nomme expérience. Il n’y a donc de connaissance à priori possible pour nous que celle d’objets d’expérience possible[35].

Mais cette connaissance, qui est restreinte aux objets de l’expérience, n’est pas pour cela dérivée tout entière de l’expérience ; elle contient aussi des éléments qui se trouvent en nous à priori : tels sont les intuitions pures et les concepts purs de l’entendement. Or il n’y a que deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’expérience avec les concepts de ses objets : ou bien c’est l’expérience qui rend possibles les concepts, ou bien ce sont les concepts qui rendent possible l’expérience. La première explication ne peut convenir aux catégories (ni même à l’intuition sensible pure), puisque les catégories sont des concepts à priori, et que par conséquent elles sont indépendantes de l’expérience (leur attribuer une origine empirique serait admettre une sorte de generatio œquivoca). Reste donc la seconde explication (qui est comme le système de l’épigénèse de la raison pure), à savoir que les catégories contiennent, du côté de l’entendement, les principes de la possibilité de toute expérience en général. Mais comment rendent-elles possible l’expérience, et quels principes de la possibilité de l’expérience fournissent-elles dans leur application à des phénomènes ? C’est ce que fera mieux voir le chapitre suivant, qui roule sur l’usage transcendental du jugement.

Si quelqu’un s’avise de proposer une route intermédiaire entre les deux que je viens d’indiquer, en disant que les catégories ne sont ni des premiers principes à priori de notre connaissance spontanément conçus[36], ni des principes tirés de l’expérience, mais des dispositions subjectives à penser[37] qui sont nées en nous en même temps que l’existence, et que l’auteur de notre être a réglées de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience (ce qui est une sorte de système de préformation de la raison pure), il est facile de réfuter ce prétendu système intermédiaire : (outre que, dans une telle hypothèse, on ne voit pas de terme à la supposition de dispositions prédéterminées pour des jugements ultérieurs), il y a contre ce système un argument décisif, c’est qu’en pareil cas les catégories n’auraient plus cette nécessité qui est essentiellement inhérente à leur concept. En effet, le concept de la cause, par exemple, qui exprime la nécessité d’une conséquence sous une condition présupposée, serait faux, s’il ne reposait que sur une nécessité subjective qui nous forcerait arbitrairement d’unir certaines représentations empiriques suivant un rapport de ce genre. Je ne pourrais pas dire : l’effet est lié à la cause dans l’objet (c’est-à-dire nécessairement), mais seulement : je suis fait de telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation autrement que comme liée à une autre. Or c’est cela même que demande surtout le sceptique. Alors, en effet, toute notre connaissance, fondée sur la prétendue valeur objective de nos jugements, ne serait plus qu’une pure apparence, et il ne manquerait pas de gens qui n’avoueraient même pas cette nécessité subjective (laquelle doit être sentie) ; du moins ne pourrait-on discuter avec personne d’une chose qui dépendrait uniquement de l’organisation du sujet.



Résumé de cette déduction

Elle consiste à exposer les concepts purs de l’entendement (et avec eux toute la connaissance théorétique à priori) comme principes de la possibilité de l’expérience, en regardant celle-ci comme la détermination des phénomènes dans l’espace et dans le temps en général, — et en la tirant enfin du principe de l’unité synthétique originaire de l’aperception, comme de la forme de l’entendement dans son rapport avec l’espace et le temps, ces formes originaires de la sensibilité.


Jusqu’ici, j’ai cru nécessaire de diviser mon travail en paragraphes, parce qu’il roulait sur des concepts élémentaires ; mais maintenant qu’il s’agit d’en montrer l’usage, l’exposition pourra se développer en une chaîne continue sans avoir besoin de paragraphes.

Séparateur


Livre deuxième

Analytique des principes

La logique générale est construite sur un plan qui s’accorde exactement avec la division des facultés supérieures de la connaissance, qui sont l’entendement, le jugement et la raison. Cette science traite donc, dans son analytique, des concepts, des jugements et des raisonnements, suivant les fonctions et l’ordre de ces facultés de l’esprit que l’on comprend, en général, sous la dénomination large d’entendement.

Comme la logique purement formelle dont nous parlons ici fait abstraction de tout contenu de la connaissance (de la question de savoir si elle est pure ou empirique), et ne s’occupe, en général, que de la forme de la pensée (de la connaissance discursive), elle peut renfermer aussi dans sa partie analytique un canon pour la raison, puisque la forme de cette faculté a sa règle certaine, que l’on peut apercevoir à priori en décomposant les actes de la raison dans leurs moments, et sans qu’il y ait besoin de faire attention à la nature particulière de la connaissance qui y est employée.

Mais la logique transcendentale, étant restreinte à un contenu déterminé, c’est-à-dire uniquement à la connaissance pure à priori, ne saurait suivre la première dans sa division. On voit, en effet, que l’usage transcendental de la raison n’a point de valeur objective, et par conséquent qu’elle n’appartient pas à la logique de la vérité, c’est-à-dire à l’analytique, mais que, comme logique de l’apparence[ndt 26], elle réclame, sous le nom de dialectique transcendentale, une partie spéciale de l’édifice scolastique.

L’entendement et le jugement trouvent donc dans la logique transcendentale le canon de leur usage, qui a une valeur objective, et qui par conséquent est vrai, et c’est pourquoi ils appartiennent à la partie analytique de cette science. Mais, quand la raison tente de décider à priori quelque chose touchant certains objets, et d’étendre la connaissance au delà des limites de l’expérience possible, elle est tout à fait dialectique, et ses assertions illusoires ne conviennent point du tout à un canon comme celui que doit renfermer l’analytique.

L’analytique des principes sera donc simplement un canon pour le jugement ; elle lui enseigne à appliquer à des phénomènes les concepts de l’entendement, qui contiennent la condition des règles à priori. C’est pourquoi, en prenant pour thème les principes propres de l’entendement, je me servirai de l’expression de doctrine du jugement, qui désigne plus exactement ce travail.


Introduction

Du jugement transcendental en général

Si l’on définit l’entendement en général la faculté de concevoir les règles[ndt 27], le jugement sera la faculté de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée (casus datæ legis). La logique générale ne contient pas de préceptes pour le jugement, et n’en peut pas contenir. En effet, comme elle fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il ne lui reste plus qu’à exposer séparément, par voie d’analyse, la simple forme de la connaissance dans les concepts, les jugements et les raisonnements, et qu’à établir ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Que si elle voulait montrer d’une manière générale comment on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire décider si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait à son tour qu’au moyen d’une règle. Or cette règle, par cela même qu’elle serait une règle, exigerait une nouvelle instruction de la part du jugement ; par où l’on voit que si l’entendement est susceptible d’être instruit et formé par des règles, le jugement est un don particulier, qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu’on nomme le bon sens[ndt 28], et le manque de bon sens un défaut qu’aucune école ne saurait réparer. On peut bien offrir à un entendement borné une provision de règles et greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étrangères, mais il faut que l’élève possède déjà par lui-même la faculté de s’en servir exactement ; et en l’absence de ce don de la nature, il n’y a pas de règle qui soit capable de le prémunir contre l’abus qu’il en peut faire[38]. Un médecin, un juge ou un publiciste, peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou politiques, au point de montrer en cela une science profonde, et pourtant faillir aisément dans l’application de ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela d’entendement), et que, s’ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de décider si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu’ils n’ont pas été assez exercés à cette sorte de jugements par des exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, l’unique utilité des exemples, est-elle d’exercer le jugement. Car, quant à l’exactitude et à la précision des connaissances de l’entendement, ils leur sont plutôt funestes en général ; il est rare en effet qu’ils remplissent d’une manière adéquate la condition de la règle (comme casus in terminis) ; et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension de l’entendement nécessaire pour apercevoir les règles dans toute leur généralité et indépendamment des circonstances particulières de l’expérience, de sorte que l’on finit par s’accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les exemples sont donc pour le jugement comme une roulette pour l’enfant, et celui-là ne saurait jamais s’en passer auquel manque ce don naturel.

Mais, si la logique générale ne peut donner de préceptes au jugement, il en est tout autrement de la logique transcendentale, à tel point que celle-ci semble avoir pour fonction propre de corriger et d’assurer le jugement par des règles déterminées dans l’usage qu’il fait de l’entendement pur. En effet, veut-on donner de l’extension à l’entendement dans le champ de la connaissance pure à priori, il semble qu’il soit bien inutile de revenir à la philosophie, ou plutôt que ce soit en faire un mauvais usage, puisque, malgré toutes les tentatives faites jusqu’ici, on n’a gagné que peu de terrain, ou même point du tout ; mais, si l’on invoque la philosophie, non comme doctrine, mais comme critique, pour prévenir les faux pas du jugement (lapsus judicii) dans l’usage du petit nombre de concepts purs que nous fournit l’entendement, alors (bien que son utilité soit toute négative) elle se présente à nous avec toute sa pénétration et toute son habileté d’examen.

La philosophie transcendentale a ceci de particulier qu’outre la règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entendement, elle peut indiquer en même temps à priori le cas où la règle doit être appliquée. D’où vient l’avantage qu’elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences instructives (les mathématiques exceptées) ? En voici la raison. Elle traite de concepts qui doivent se rapporter à priori à leurs objets, et dont par conséquent la valeur objective ne peut pas être démontrée à posteriori, puisqu’on méconnaîtrait ainsi leur dignité ; mais en même temps il faut qu’elle expose, à l’aide de signes généraux et suffisants, les conditions sous lesquelles peuvent être donnés des objets en harmonie avec ces concepts ; autrement ils n’auraient point de contenu, et par conséquent ils seraient de pures formes logiques et non des concepts purs de l’entendement.

Cette doctrine transcendentale du jugement contiendra donc deux chapitres, traitant : le premier, de la condition sensible qui seule permet d’employer des concepts purs de l’entendement, c’est-à-dire du schématisme de l’entendement pur ; et le second, de ces jugements synthétiques qui découlent à priori sous ces conditions des concepts purs de l’entendement et servent de fondement à toutes les autres connaissances à priori, c’est-à-dire des principes de l’entendement pur.


Chapitre premier

Du schématisme des concepts purs de l’entendement

Dans toute subsomption d’un objet sous un concept la représentation du premier doit être homogène[ndt 29] à celle du second, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce qui est représenté dans l’objet à y subsumer. C’est en effet ce que l’on exprime en disant qu’un objet est renfermé dans un concept. Ainsi le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier est perceptible dans le second.

Or les concepts purs de l’entendement comparés aux intuitions empiriques (ou même en général sensibles), sont tout à fait hétérogènes[ndt 30], et ne sauraient jamais se trouver dans quelque intuition. Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts et par conséquent l’application des catégories aux phénomènes est-elle possible, puisque personne ne saurait dire que telle catégorie, par exemple la causalité, peut être perçue par les sens et qu’elle est renfermée dans le phénomène ? C’est cette question si naturelle et si importante qui fait qu’une doctrine transcendentale du jugement est nécessaire pour expliquer comment des concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer en général à des phénomènes. Dans toutes les autres sciences, où les concepts par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne sont pas si essentiellement différents de ceux qui représentent cet objet in concreto tel qu’il est donné, il n’est besoin d’aucune explication particulière touchant l’application des premiers aux derniers.

Or il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et qui rende possible l’application de la première au second. Cette représentation intermédiaire doit être pure (sans aucun élément empirique), et pourtant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle, et de l’autre, sensible. Tel est le schème transcendental.

Le concept de l’entendement contient l’unité synthétique pure de la diversité en général. Le temps, comme condition formelle des diverses représentations du sens interne, et par conséquent de leur liaison, contient une diversité représentée à priori dans l’intuition pure. Or une détermination transcendentale du temps[ndt 31] est homogène à la catégorie (qui en constitue l’unité), en tant qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une règle à priori. Mais d’un autre côté elle est homogène au phénomène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacune des représentations empiriques de la diversité. L’application de la catégorie à des phénomènes sera donc possible au moyen de la détermination transcendentale du temps ; c’est cette détermination qui, comme schème des concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomption des phénomènes sous la catégorie.

Après ce qui a été établi dans la déduction des catégories, personne, je l’espère, n’hésitera plus sur la question de savoir si l’usage de ces concepts purs de l’entendement est simplement empirique ou s’il est aussi transcendental, c’est-à-dire s’ils ne se rapportent à priori qu’à des phénomènes, comme conditions d’une expérience possible, ou s’ils peuvent s’étendre, comme conditions de la possibilité des choses en général, à des objets en soi (sans être restreints à notre sensibilité). En effet nous avons vu que les concepts sont tout à fait impossibles ou qu’ils ne peuvent avoir aucun sens, si un objet n’est pas donné soit à ces concepts mêmes, soit au moins aux éléments dont ils se composent, et que par conséquent ils ne peuvent s’appliquer à des choses en soi (considérées indépendamment de la question de savoir si et comment elles peuvent nous être données). Nous avons vu en outre que la seule manière dont les objets nous sont donnés est une modification de notre sensibilité. Enfin nous avons vu que les concepts purs à priori, outre la fonction que remplit l’entendement dans la catégorie, doivent contenir aussi certaines conditions formelles de la sensibilité (particulièrement du sens intérieur) qui seules permettent à la catégorie de s’appliquer à quelque objet. Cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l’entendement est restreint dans son usage, nous l’appellerons le schème de ce concept de l’entendement, et la méthode que suit l’entendement à l’égard de ces schèmes, le schématisme de l’entendement pur.

Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination ; mais, comme la synthèse de cette faculté n’a pour but aucune intuition particulière, mais seulement l’unité dans la détermination de la sensibilité, il faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je place cinq points les uns à la suite des autres ....., c’est là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne fais que penser un nombre en général, qui peut être ou cinq ou cent, cette pensée est plutôt la représentation d’une méthode servant à représenter en une image, conformément à un certain concept, une quantité (par exemple mille), qu’elle n’est cette image même, chose que, dans le dernier cas, il me serait difficile de parcourir des yeux et de comparer avec mon concept. Or c’est cette représentation d’un procédé général de l’imagination, servant à procurer à un concept son image, que j’appelle le schème de ce concept.

Dans le fait nos concepts sensibles purs n’ont pas pour fondement des images des objets, mais des schèmes. Il n’y a pas d’image du triangle qui puisse être jamais adéquate au concept d’un triangle en général. En effet aucune ne saurait atteindre la généralité du concept, lequel s’applique également à tous les triangles, rectangles, acutangles, etc. ; mais elle est toujours restreinte à une partie de cette sphère. Le schème du triangle ne peut exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination relativement à certaines figures conçues dans l’espace par la pensée pure[ndt 32]. Un objet de l’expérience ou une image de cet objet atteint bien moins encore le concept empirique, mais celui-ci se rapporte toujours immédiatement au schème de l’imagination comme à une règle qui sert à déterminer notre intuition conformément à un certain concept général. Le concept du chien, par exemple, désigne une règle d’après laquelle mon imagination peut se représenter d’une manière générale la figure d’un quadrupède, sans être astreinte à quelque forme particulière que m’offre l’expérience ou même à quelque image possible que je puisse montrer in concreto. Ce schématisme de l’entendement qui est relatif aux phénomènes et à leur simple forme est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont il sera bien difficile d’arracher à la nature et de révéler le secret. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’image est un produit de la faculté empirique de l’imagination productive, tandis que le schème des concepts sensibles (comme des figures dans l’espace) est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure à priori, au moyen duquel et d’après lequel les images sont d’abord possibles ; et que, si ces images ne peuvent être liées au concept qu’au moyen du schème qu’elles désignent, elles ne lui sont pas en elles-mêmes parfaitement adéquates. Au contraire le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque chose qui ne peut être ramené à aucune image ; il n’est que la synthèse pure opérée suivant une règle d’unité conformément à des concepts en général et exprimée par la catégorie, et il est un produit transcendental de l’imagination qui consiste à déterminer le sens intérieur en général, selon les conditions de sa forme (du temps), par rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles doivent se relier à priori en un concept conformément à l’unité de l’aperception.

Sans nous arrêter ici à une sèche et fastidieuse analyse de ce qu’exigent en général les schèmes transcendentaux des concepts purs de l’entendement, nous les exposerons de préférence suivant l’ordre des catégories et dans leur rapport avec elles.

L’image pure de toutes les quantités (quantorum) pour le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets des sens en général est le temps. Mais le schème pur de la quantité (quantitatis), considérée comme concept de l’entendement, est le nombre, lequel est une représentation embrassant l’addition successive d’un à un (homogène au premier). Le nombre n’est donc autre chose que l’unité de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une intuition homogène en général, en introduisant le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition[ndt 33].

La réalité est dans le concept pur de l’entendement ce qui correspond à une sensation en général, par conséquent ce dont le concept indique en soi une existence (dans le temps). La négation au contraire est ce dont le concept représente une non-existence (dans le temps). L’opposition des deux choses est donc marquée par la différence d’un même temps plein et vide. Et, comme le temps n’est que la forme de l’intuition, par conséquent des objets en tant que phénomènes, ce qui chez eux correspond à la sensation, est la matière transcendentale de tous les objets comme choses en soi (la réalité[ndt 34]). Or chaque sensation a un degré ou une quantité par laquelle elle peut remplir plus ou moins le même temps, c’est-à-dire le sens intérieur, avec la même représentation d’un objet, jusqu’à ce qu’elle se réduise à zéro (= 0 = negatio). Il y a donc un rapport et un enchaînement, ou plutôt un passage de la réalité à la négation qui rend cette réalité représentable à titre de quantum ; et le schème de cette réalité, comme quantité de quelque chose qui remplit le temps, est précisément cette continuelle et uniforme production de la réalité dans le temps, où l’on descend, dans le temps, de la sensation, qui a un certain degré, jusqu’à son entier évanouissement, et où l’on monte successivement de la négation de la sensation à une certaine quantité de cette même sensation.

Le schème de la substance est la permanence du réel dans le temps, c’est-à-dire qu’il nous représente ce réel comme un substratum de la détermination empirique du temps en général, substratum qui demeure pendant que tout le reste change. Ce n’est pas le temps qui s’écoule, mais en lui l’existence du changeant. Au temps donc, qui lui-même est immuable et fixe, correspond dans le phénomène l’immuable dans l’existence, c’est-à-dire la substance, et c’est en elle seulement que peuvent être déterminées la succession et la simultanéité des phénomènes par rapport au temps.

Le schème de la cause et de la causalité d’une chose en général est le réel, qui, une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de quelque autre chose. Il consiste donc dans la succession des éléments divers, en tant qu’elle est soumise à une règle.

Le schème de la réciprocité[ndt 35] ou de la causalité mutuelle des substances relativement à leurs accidents, est la simultanéité des déterminations de l’une avec celles des autres suivant une règle générale.

Le schème de la possibilité est l’accord de la synthèse de représentations diverses avec les conditions du temps en général (comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose, mais seulement l’un après l’autre) ; c’est par conséquent la détermination de la représentation d’une chose par rapport à quelque temps.

Le schème de la réalité est l’existence dans un temps déterminé.

Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet en tout temps.

On voit par tout cela ce que contient et représente le schème de chaque catégorie : celui de la quantité, la production (la synthèse) du temps lui-même dans l’appréhension successive d’un objet ; celui de la qualité, la synthèse de la sensation (de la perception) avec la présentation du temps, ou ce qui remplit le temps[ndt 36] ; celui de la relation, le rapport qui unit les perceptions en tout temps (c’est-à-dire suivant une règle de la détermination du temps) ; enfin le schème de la modalité et de ses catégories, le temps lui-même comme corrélatif de l’acte qui consiste à déterminer si et comment un objet appartient au temps[ndt 37]. Les schèmes ne sont donc autre chose que des déterminations à priori du temps faites d’après certaines règles ; et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps par rapport à tous les objets possibles.

Il résulte clairement de ce qui précède que le schématisme de l’entendement, opéré par la synthèse transcendentale de l’imagination, ne tend à rien autre chose qu’à l’unité de tous les éléments divers de l’intuition dans le sens intérieur, et ainsi indirectement à l’unité de l’aperception, comme fonction correspondante au sens intérieur (à sa réceptivité). Les schèmes des concepts purs de l’entendement sont donc les vraies et seules conditions qui permettent de mettre ces concepts en rapport avec des objets et de leur donner ainsi une signification. Par conséquent aussi les catégories ne sauraient avoir en définitive qu’un usage empirique, puisqu’elles servent uniquement à soumettre les phénomènes aux règles générales de la synthèse au moyen des principes d’une unité nécessaire à priori (en vertu de l’union nécessaire de toute conscience en une aperception originaire), et à les rendre ainsi propres à former une liaison continue constituant une expérience.

Or c’est dans l’ensemble de toute expérience possible que résident toutes nos connaissances, et c’est dans le rapport universel de l’esprit à cette expérience que consiste la vérité transcendentale, laquelle précède toute vérité empirique et la rend possible.

Mais en même temps il saute aux yeux que, si les schèmes de la sensibilité réalisent d’abord les catégories, ils les restreignent aussi, c’est-à-dire les limitent à des conditions qui résident en dehors de l’entendement (c’est-à-dire dans la sensibilité). Le schème n’est donc proprement que le phénomène ou le concept sensible d’un objet, en tant qu’il s’accorde avec la catégorie. (Numerus est quantitas phænomenon, sensatio realitas phænomenon, constans et perdurabile rerum substantia phænomenon, — — æternitas, necessitas, phænomena, etc.) Or, si nous écartons une condition restrictive, nous amplifions, à ce qu’il semble, le concept auparavant restreint. À ce compte les catégories, envisagées dans leur sens pur et indépendamment de toutes les conditions de la sensibilité, devraient s’appliquer aux objets en général tels qu’ils sont, tandis que leurs schèmes ne les représentent que comme ils nous apparaissent, et par conséquent ces catégories auraient un sens indépendant de tout schème et beaucoup plus étendu. Dans le fait les concepts purs de l’entendement conservent certainement, même après qu’on a fait abstraction de toute condition sensible, un certain sens, mais purement logique, celui de la simple unité des représentations ; seulement, comme ces représentations n’ont point d’objet donné, elles ne sauraient avoir non plus aucun sens qui puisse fournir un concept d’objet. Ainsi la substance, par exemple, séparée de la détermination sensible de la permanence, ne signifierait rien de plus que quelque chose qui peut être conçu comme étant sujet (sans être le prédicat de quelque autre chose). Or je ne puis rien faire de cette représentation, puisqu’elle ne m’indique pas les déterminations que doit posséder la chose pour mériter le titre de premier sujet. Les catégories, sans schèmes, ne sont donc que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts, mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sensibilité, qui réalise l’entendement, en même temps qu’elle le restreint.


chapitre II

Système de tous les principes de l’entendement pur

Nous n’avons examiné, dans le chapitre précédent, la faculté transcendentale de juger qu’au point de vue des conditions générales qui seules lui permettent d’appliquer les concepts purs de l’entendement à des jugements synthétiques. Il s’agit maintenant d’exposer dans un ordre systématique les jugements que l’entendement produit réellement à priori sous cette réserve critique. Notre table des catégories doit infailliblement nous fournir à cet égard un guide naturel et sûr. En effet, c’est justement le rapport de ces catégories à l’expérience possible qui doit constituer à priori tous les concepts purs de l’entendement, et par conséquent leur rapport à la sensibilité en général qui fera connaître intégralement et dans la forme d’un système tous les principes transcendantaux de l’usage de l’entendement.

Les principes à priori ne portent pas seulement ce nom parce qu’ils servent de fondement à d’autres jugements, mais aussi parce qu’ils sont eux-mêmes fondés sur des connaissances plus élevées et plus générales. Cette propriété cependant ne les dispense pas toujours d’une preuve. En effet, quoique cette preuve ne puisse pas être poussée plus loin objectivement, mais que, au contraire, elle serve elle-même de fondement à toute connaissance de son objet, cela n’empêche pas qu’il ne soit possible et même nécessaire de tirer une preuve des sources subjectives qui rendent possible la connaissance d’un objet en général, puisque autrement le principe encourrait le grave soupçon de n’être qu’une affirmation subreptice.

En second lieu, nous nous bornerons à ces principes qui se rapportent aux catégories. Nous écarterons donc du champ de notre investigation les principes de l’esthétique transcendentale, d’après lesquels l’espace et le temps sont les conditions de la possibilité de toutes choses comme phénomènes, ainsi que la restriction de ces principes, à savoir qu’ils ne sauraient s’appliquer à des choses en soi. De même, les principes mathématiques ne font point partie de ce système, parce qu’ils ne sont tirés que de l’intuition et non d’un concept pur de l’entendement. Cependant, comme ils sont des jugements synthétiques à priori, leur possibilité trouvera ici nécessairement sa place ; il ne s’agit pas sans doute de prouver leur exactitude et leur certitude apodictique, cela n’est nullement nécessaire, mais de faire comprendre et de déduire la possibilité de cette sorte de connaissances évidentes à priori.

Nous devrons d’ailleurs parler aussi du principe des jugements analytiques, par opposition aux jugements synthétiques, qui sont proprement ceux dont nous avons à nous occuper, car en les opposant ainsi les uns aux autres, on affranchit de tout malentendu la théorie des derniers et l’on en fait clairement ressortir la nature propre.


première section

Du principe suprême de tous les jugements analytiques

Quel que soit le contenu de notre connaissance et de quelque manière qu’elle se rapporte à l’objet, la condition universelle, bien que purement négative, de tous nos jugements en général, c’est qu’ils ne se contredisent pas eux-mêmes ; autrement ils sont nuls de soi (indépendamment même de l’objet). Mais il se peut que notre jugement, sans contenir aucune contradiction, unisse des concepts d’une façon que l’objet ne comporte pas, ou ne s’appuie sur aucun fondement soit à priori, soit à posteriori, et ainsi un jugement peut être exempt de toute contradiction intérieure et pourtant faux et sans fondement.

Or ce principe, qu’un prédicat qui est en contradiction avec une chose ne lui convient pas, s’appelle le principe de contradiction. Il est un critérium universel, quoique purement négatif, de toute vérité ; mais il appartient uniquement à la logique, par la raison qu’il s’applique aux connaissances considérées simplement comme connaissances en général et indépendamment de leur contenu, et qu’il se borne à déclarer que la contradiction les anéantit et les supprime entièrement.

On en peut faire cependant aussi un usage positif, c’est-à-dire ne pas s’en servir seulement pour repousser la fausseté et l’erreur (en tant qu’elles reposent sur la contradiction), mais encore pour connaître la vérité. En effet, si le jugement est analytique, qu’il soit négatif ou affirmatif, on en pourra toujours reconnaître suffisamment la vérité suivant le principe de contradiction. Car le contraire de ce qui est déjà renfermé comme concept ou de ce qui est déjà conçu dans la connaissance de l’objet en devra toujours être nié avec raison, et le concept lui-même en sera nécessairement affirmé, puisque le contraire de ce concept serait en contradiction avec l’objet.

Nous devons donc reconnaître dans le principe de contradiction le principe universel et pleinement suffisant de toute connaissance analytique ; mais il n’a pas d’autre autorité et d’autre utilité comme critérium suffisant de la vérité. En effet, de ce qu’aucune connaissance ne peut lui être contraire sans se détruire elle-même, il suit bien que ce principe est la conditio sine qua non, mais non pas le principe déterminant de la vérité de notre connaissance. Comme nous n’avons proprement, à nous occuper que de la partie synthétique de notre connaissance, nous aurons soin sans doute de n’aller jamais contre cet inviolable principe, mais nous n’avons aucun éclaircissement à en attendre relativement à la vérité de cette espèce de connaissances.

Il y a pourtant de ce principe célèbre, mais dépourvu de tout contenu et purement formel, une formule renfermant une synthèse qui s’y est glissée par mégarde et sans aucune nécessité. Cette formule, la voici : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. Outre que la certitude apodictique (exprimée par le mot impossible) s’ajoute ici d’une manière superflue, puisqu’elle doit s’entendre d’elle-même en vertu du principe, ce principe est affecté par la condition du temps. Il dit en quelque sorte : une chose = A, qui est quelque chose = B, ne peut pas être en même temps non B ; mais elle peut être l’un et l’autre successivement (B aussi bien que non B). Par exemple, un homme qui est jeune ne peut être en même temps vieux ; mais le même homme peut être dans un temps jeune et dans un autre temps non jeune, c’est-à-dire vieux. Or le principe de contradiction, comme principe purement logique, ne doit pas restreindre ses assertions aux rapports de temps ; une telle formule est donc tout à fait contraire à son but. Le malentendu vient uniquement de ce qu’après avoir séparé un prédicat d’une chose du concept de cette chose, on joint ensuite à ce prédicat son contraire : la contradiction qui en résulte ne porte plus sur le sujet, mais sur son prédicat, qui lui est lié synthétiquement, et elle n’a lieu qu’autant que le premier et le second prédicat sont donnés en même temps. Si je dis : un homme qui est ignorant n’est pas instruit, il faut que j’ajoute la condition : en même temps ; car celui qui est ignorant dans un temps peut bien être instruit dans un autre. Mais si je dis : aucun homme ignorant n’est instruit, la proposition est analytique, puisque le caractère de l’ignorance constitue ici le concept du sujet, et ainsi cette proposition négative découle immédiatement du principe de contradiction, sans qu’il soit besoin d’ajouter cette condition : en même temps. Telle est aussi la raison pour laquelle j’ai changé, comme je l’ai fait plus haut, la formule de ce principe : le caractère analytique de la proposition se trouve ainsi clairement exprimé.


deuxième section

Du principe suprême de tous les jugements synthétiques

La définition de la possibilité des jugements synthétiques est un problème où la logique générale n’a absolument rien à voir, et dont elle n’a même pas besoin de connaître le nom. Mais dans une logique transcendentale, la tâche la plus importante de toutes, et l’on pourrait même dire la seule tâche, c’est de rechercher la possibilité des jugements synthétiques à priori, ainsi que les conditions et l’étendue de leur valeur. En effet, ce n’est qu’après avoir accompli cette tâche qu’elle est vraiment en état d’atteindre son but, qui est de déterminer l’étendue et les limites de l’entendement pur. Dans les jugements analytiques, je n’ai pas besoin de sortir du concept donné pour prononcer quelque chose sur ce concept. Le jugement est-il affirmatif, je ne fais que joindre au concept ce qui s’y trouvait déjà pensé ; est-il négatif, je ne fais qu’exclure du concept son contraire. Mais dans les jugements synthétiques, il faut que je sorte du concept donné pour considérer dans son rapport avec lui quelque autre chose que ce qui y était pensé ; par conséquent, ce rapport n’est jamais un rapport ni d’identité ni de contradiction, et à cet égard le jugement ne peut présenter ni vérité ni erreur.

Or, dès qu’on admet qu’il faut sortir d’un concept donné pour le rapprocher synthétiquement d’un autre, on doit admettre aussi un troisième terme qui seul peut produire la synthèse des deux concepts. Quel est donc ce troisième terme qui est comme le médium de tous les jugements synthétiques ? Ce ne peut être qu’un ensemble où sont renfermées toutes nos représentations, à savoir le sens intérieur, et la forme à priori de ce sens, le temps. La synthèse des représentations repose sur l’imagination, mais leur unité synthétique (qu’exige le jugement) se fonde sur l’unité de l’aperception. C’est donc ici qu’il faut chercher la possibilité des jugements synthétiques, et aussi, puisque les trois termes renferment tous des sources de représentations à priori, la possibilité de jugements synthétiques purs ; ils seront même nécessaires en vertu de ces principes, s’il en doit résulter une connaissance des objets qui repose simplement sur la synthèse des représentations.

Pour qu’une connaissance puisse avoir une réalité objective, c’est-à-dire se rapporter à un objet et y trouver sa valeur et sa signification, il faut que l’objet puisse être donné de quelque façon. Autrement les concepts sont vides ; et, si l’on a pensé ainsi quelque chose, on n’a en réalité rien connu par cette pensée ; on n’a fait que jouer avec des représentations. Or donner un objet, s’il n’est pas à son tour médiatement pensé, mais immédiatement représenté dans l’intuition, ce n’est autre chose qu’en rapporter la représentation à l’expérience (qu’elle soit réelle ou simplement possible)[ndt 38]. L’espace et le temps sont sans doute des concepts purs de tout élément empirique, et il est bien certain qu’ils sont représentés tout à fait à priori dans l’esprit ; mais, malgré cela, ils n’auraient eux-mêmes aucune valeur objective, ni aucune signification, si l’on n’en montrait l’application nécessaire aux objets de l’expérience. Leur représentation n’est même qu’un schème se rapportant toujours à l’imagination reproductive, laquelle appelle les objets de l’expérience, sans lesquels ils n’auraient pas de sens. Il en est ainsi de tous les concepts sans distinction.

La possibilité de l’expérience est donc ce qui donne la réalité objective à toutes nos connaissances à priori. Or l’expérience repose sur l’unité synthétique des phénomènes, c’est-à-dire sur une synthèse de l’objet des phénomènes en général qui s’opère suivant des concepts, et sans laquelle elle n’aurait pas le caractère d’une connaissance, mais celui d’une rapsodie de perceptions qui ne formeraient point entre elles un contexte suivant les règles d’une conscience (possible) partout liée, et qui par conséquent ne se prêteraient pas à l’unité transcendentale et nécessaire de l’aperception. L’expérience a donc pour fondement des principes qui déterminent sa forme à priori, c’est-à-dire des règles générales qui constituent l’unité dans la synthèse des phénomènes ; et la réalité objective de ces conditions nécessaires peut toujours être montrée dans l’expérience, ne fût-ce que dans l’expérience possible. En dehors de ce rapport, les propositions synthétiques à priori sont tout à fait impossibles, puisqu’elles n’ont pas de troisième terme, c’est-à-dire d’objet pur où l’unité synthétique de leurs concepts puisse établir sa réalité objective.

Encore donc que de l’espace en général ou des figures qu’y dessine l’imagination productive, nous connaissions à priori bien des choses au moyen de jugements synthétiques, sans avoir réellement besoin pour cela d’aucune expérience, cette connaissance ne serait qu’un vain jeu de l’esprit, si l’on ne regardait pas l’espace comme la condition des phénomènes qui constituent la matière de l’expérience extérieure. Ces jugements synthétiques purs se rapportent donc, bien que d’une manière simplement médiate, à l’expérience possible ou plutôt à sa possibilité même, et c’est uniquement là-dessus qu’ils fondent la valeur objective de leur synthèse.

L’expérience, comme synthèse empirique, étant donc dans sa possibilité le seul mode de connaissance qui donne de la réalité à toute autre synthèse, celle-ci, comme connaissance à priori, n’a elle-même de vérité (elle ne s’accorde avec l’objet) qu’autant qu’elle ne contient rien de plus que ce qui est nécessaire à l’unité synthétique de l’expérience en général.

Le principe suprême de tous les jugements synthétiques, c’est donc que tout objet est soumis aux conditions nécessaires de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition au sein d’une expérience possible.

C’est de cette manière que des jugements synthétiques à priori sont possibles, lorsque nous rapportons à une connaissance expérimentale possible les conditions formelles de l’intuition à priori, la synthèse de l’imagination et son unité nécessaire au sein d’une aperception transcendentale, et que nous disons : les conditions de la possibilité de l’expérience en général sont en même temps celles de la possibilité des objets de l’expérience, et c’est pourquoi elles ont une valeur objective dans un jugement synthétique à priori.


troisième section

Représentation systématique de tous les principes synthétiques de l’entendement pur

S’il y a en général des principes quelque part, il faut l’attribuer uniquement à l’entendement pur, qui n’est pas seulement la faculté de concevoir des règles par rapport à ce qui arrive, mais même la source des principes auxquels tout (ce qui peut se présenter à nous comme objet) est nécessairement soumis, puisque nous ne pourrions jamais sans eux appliquer aux phénomènes la connaissance d’un objet correspondant. Les lois mêmes de la nature, considérées comme des principes de l’usage empirique de l’entendement, impliquent un caractère de nécessité et par conséquent au moins cette présomption qu’elles sont déterminées par des principes ayant une valeur à priori et antérieure à toute expérience. Mais toutes les lois de la nature sans distinction sont soumises à des principes supérieurs de l’entendement, puisqu’elles ne font que les appliquer à des cas particuliers du phénomène. Seuls par conséquent, ces principes fournissent la règle et en quelque sorte l’exposant d’une règle en général[ndt 39] ; mais l’expérience donne le cas qui est soumis à la règle.

On ne doit pas craindre ici de prendre des principes simplement empiriques pour des principes de l’entendement pur, ou réciproquement ; car la nécessité, fondée sur des concepts, qui caractérise les principes de l’entendement et dont il est facile de remarquer l’absence dans tous les principes empiriques, si générale qu’en soit la valeur, peut aisément prévenir cette confusion. Mais il y a des principes purs à priori, que je ne saurais attribuer proprement à l’entendement pur, parce qu’ils ne sont pas tirés de concepts purs, mais d’intuitions pures (quoique par l’intermédiaire de l’entendement), tandis que l’entendement est la faculté des concepts. Tels sont les principes des mathématiques ; mais leur application à l’expérience, par conséquent leur valeur objective et même la possibilité de la connaissance synthétique à priori de ces principes (leur déduction) reposent toujours sur l’entendement pur.

Je ne rangerai donc pas parmi mes principes ceux des mathématiques, mais bien ceux sur lesquels se fonde leur possibilité et leur valeur objective à priori, et qui par conséquent doivent être regardés comme les principes de ces principes, car ils vont des concepts à l’intuition et non de l’intuition aux concepts.

La synthèse des concepts purs de l’entendement dans leur application à l’expérience possible a un usage ou mathématique ou dynamique ; car elle se rapporte en partie simplement à l’intuition, et en partie à l’existence d’un phénomène en général. Or les conditions à priori de l’intuition sont relativement à une expérience possible tout à fait nécessaires, tandis que celles de l’existence des objets d’une intuition empirique possible ne sont par elles-mêmes que contingentes. Les principes de l’usage mathématique seront donc absolument nécessaires, c’est-à-dire apodictiques, tandis que ceux de l’usage dynamique ne revêtiront le caractère d’une nécessité à priori que sous la condition de la pensée empirique dans une expérience, et par conséquent d’une manière médiate et indirecte. Les derniers n’auront donc pas cette évidence immédiate qui est propre aux premiers (mais leur certitude par rapport à l’expérience en général n’en subsiste pas moins). C’est là d’ailleurs une vérité que l’on comprendra mieux à la fin de ce système des principes.

La table des catégories nous fournit tout naturellement le plan de celle des principes, puisque les principes ne sont autre chose que les règles de l’usage objectif des catégories. Voici donc tous les principes de l’entendement :

1
AXIOMES
de l’intuition.
2
ANTICIPATIONS
de la perception.
3
ANALOGIES
de l’expérience.
4
POSTULATS
de la pensée empirique en général.


J’ai choisi tout exprès ces dénominations pour faire ressortir les différences relativement à l’évidence et à la pratique de ces principes. Mais on verra bientôt que, pour ce qui est de l’évidence aussi bien que de la détermination à priori des phénomènes d’après les catégories de la quantité et de la qualité (si l’on ne fait attention qu’à la forme de ces phénomènes), les principes de ces catégories diffèrent considérablement de ceux des deux autres ; car, bien qu’ils comportent les uns et les autres une parfaite certitude, celle des premiers est intuitive, tandis que celle des derniers est simplement discursive. Je désignerai donc ceux-là sous le nom de principes mathématiques, et ceux-ci sous celui de principes dynamiques[39]. Mais on remarquera que je n’ai pas plus en vue dans un cas les principes des mathématiques que ceux de la dynamique (physique) générale dans un autre, mais seulement ceux de l’entendement pur dans leur rapport avec le sens intérieur (sans distinction des représentations qui y sont données). Si je les désigne comme je le fais, c’est donc plutôt en considération de leur application que de leur contenu. Je vais maintenant les examiner dans l’ordre où la table les présente.

I

Axiomes de l’intuition

Principe de ces axiomes : toutes les intuitions sont des quantités extensives[ndt 40].
preuve

Tous les phénomènes comprennent, quant à la forme, une intuition dans l’espace et dans le temps, qui leur sert à tous de fondement à priori. Ils ne peuvent donc être appréhendés, c’est-à-dire reçus dans la conscience empirique, qu’au moyen de cette synthèse du divers par laquelle sont produites les représentations d’un espace ou d’un temps déterminé, c’est-à-dire par la composition des éléments homogènes et par la conscience de l’unité synthétique de ces divers éléments (homogènes). Or la conscience de la diversité homogène dans l’intuition en général, en tant que la représentation d’un objet est d’abord possible par là, est le concept d’une quantité (d’un quantum). La perception même d’un objet comme phénomène, n’est donc possible que par cette même unité synthétique des éléments divers de l’intuition sensible donnée, par laquelle est pensée dans le concept d’une quantité l’unité de la composition des divers éléments homogènes ; c’est-à-dire que les phénomènes sont tous des quantités, et même des quantités extensives, puisqu’ils sont nécessairement représentés comme intuitions dans l’espace ou dans le temps au moyen de cette même synthèse par laquelle l’espace et le temps sont déterminés en général[ndt 41].

J’appelle quantité extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et par conséquent la précède nécessairement). Je ne puis pas me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties d’un point à un autre, et sans en retracer enfin de la sorte toute l’intuition. Il en est ainsi de toute portion du temps, même de la plus petite. Je ne la conçois qu’au moyen d’une progression successive qui va d’un moment à un autre, et c’est de l’addition de toutes les parties du temps que résulte enfin une quantité de temps déterminée. Comme l’intuition pure dans tous les phénomènes est ou l’espace ou le temps, tout phénomène, en tant qu’intuition, est une quantité extensive, puisqu’il ne peut être connu qu’au moyen d’une synthèse successive (de partie à partie) opérée dans l’appréhension. Tous les phénomènes sont donc perçus d’abord comme des agrégats (comme des multitudes de parties antérieurement données), ce qui n’est pas le cas de toute espèce de quantités, mais de celles-là seulement que nous nous représentons et que nous appréhendons comme extensives.

C’est sur cette synthèse successive de l’imagination productive dans la création des figures que se fonde la science mathématique de l’étendue (la géométrie) avec ses axiomes, exprimant les conditions de l’intuition sensible à priori qui seules rendent possible le schème d’un concept pur de l’intuition extérieure, comme, par exemple, qu’entre deux points on ne peut concevoir qu’une seule ligne droite, ou que deux lignes droites ne renferment aucun espace, etc. Ce sont là des axiomes qui ne concernent proprement que des quanta comme tels.

Pour ce qui est de la quantité (quantitas), c’est-à-dire de la réponse à la question de savoir combien une chose est grande, il n’y a point à cet égard d’axiomes dans le sens propre du mot, bien que plusieurs propositions de cette sorte soient synthétiquement et immédiatement certaines (indemonstrabilia). Car que le pair ajouté au pair ou retranché du pair donne le pair, ce sont là des propositions analytiques, puisque j’ai immédiatement conscience de l’identité d’une production de quantité avec l’autre ; les axiomes au contraire doivent être des principes synthétiques à priori. Les propositions évidentes exprimant les rapports numériques sont bien synthétiques sans doute, mais elles ne sont pas générales, comme celles de la géométrie, et c’est pourquoi elles ne méritent pas le nom d’axiomes, mais seulement celui de formules numériques. Cette proposition que 7 + 5 = 12, n’est nullement analytique. En effet je ne conçois le nombre 12 ni dans la représentation de 7, ni dans celle de 5, mais dans celle de la réunion de ces deux nombres (que je le conçoive nécessairement dans l’addition des deux, c’est ce dont il n’est pas ici question, puisque dans une proposition analytique il ne s’agit que de savoir si je conçois réellement le prédicat dans la représentation du sujet). Mais, bien qu’elle soit synthétique, cette proposition n’est toujours que particulière. En tant que l’on n’envisage ici que la synthèse des quantités homogènes (des unités), cette synthèse ne peut avoir lieu que d’une seule manière, bien que l’usage de ces nombres soit ensuite général. Quand je dis : un triangle se construit avec trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus grandes que la troisième, il n’y a ici qu’une pure fonction de l’imagination productive, qui peut tirer des lignes plus ou moins grandes et en même temps les faire rencontrer suivant toute espèce d’angles qu’il lui plaît de choisir. Au contraire le nombre 7 n’est possible que d’une seule manière, et il en est de même du nombre 12, produit par la synthèse du premier avec 5. Il ne faut donc pas donner aux propositions de ce genre le nom d’axiomes (car autrement il y en aurait à l’infini), mais celui de formules numériques.

Ce principe transcendental de la science mathématique des phénomènes étend beaucoup notre connaissance à priori. C’est en effet grâce à lui que les mathématiques pures peuvent s’appliquer dans toute leur précision aux objets de l’expérience ; sans lui cette application ne serait pas évidente d’elle-même, et même elle a donné lieu à certaines contradictions. Les phénomènes ne sont pas des choses en soi. L’intuition empirique n’est possible que par l’intuition pure (de l’espace et du temps) ; ce que la géométrie dit de celle-ci s’applique donc à celle-là. Dès lors on ne saurait plus prétexter que les objets des sens ne peuvent pas être conformes aux règles de la construction dans l’espace (par exemple à l’infinie divisibilité des lignes ou des angles) ; car on refuserait par là même à l’espace et à toutes les mathématiques avec lui toute valeur objective, et l’on ne saurait plus pourquoi et jusqu’à quel point elles s’appliquent aux phénomènes. La synthèse des espaces et des temps, comme formes essentielles de toute intuition, est ce qui rend en même temps possible l’appréhension du phénomène, par conséquent toute expérience extérieure, par conséquent encore toute connaissance des objets de l’expérience ; et ce que les mathématiques affirment de la première dans leur usage pur s’applique aussi nécessairement à la seconde. Toutes les objections à l’encontre ne sont que des chicanes d’une raison mal éclairée, qui croit à tort affranchir les objets des sens de la condition formelle de notre sensibilité, et qui les représente comme des objets en soi donnés à l’entendement, bien qu’ils ne soient que des phénomènes. S’ils n’étaient pas de simples phénomènes, nous n’en pourrions sans doute rien connaître à priori synthétiquement, et par conséquent au moyen des concepts purs de l’espace, et la science qui les détermine, la géométrie serait elle-même impossible.




II

Anticipations de la perception

En voici le principe : Dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une quantité intensive, c’est-à-dire un degré[ndt 42].
preuve

La perception est la conscience empirique, c’est-à-dire une conscience accompagnée de sensation. Les phénomènes, comme objets de la perception, ne sont pas des intuitions pures (purement formelles), comme l’espace et le temps (qui ne peuvent pas être perçus en eux-mêmes). Ils contiennent donc, outre l’intuition, la matière de quelque objet en général (par quoi est représenté quelque chose d’existant dans l’espace ou dans le temps), c’est-à-dire le réel de la sensation, considéré comme une représentation purement subjective dont on ne peut avoir conscience qu’autant que le sujet est affecté, et que l’on rapporte à un objet en général. Or il peut y avoir une transformation graduelle de la conscience empirique en conscience pure, où le réel de la première disparaisse entièrement et où il ne reste qu’une conscience purement formelle (à priori) de la diversité contenue dans l’espace et dans le temps ; par conséquent il peut y avoir aussi une synthèse de la production de la quantité d’une sensation depuis son commencement, l’intuition pure = 0, jusqu’à une grandeur quelconque. Et comme la sensation n’est pas par elle-même une représentation objective et qu’il n’y a en elle ni intuition de l’espace ni intuition du temps, elle n’a pas de quantité extensive ; mais elle a pourtant une quantité (au moyen de son appréhension, où la conscience empirique peut croître en un certain temps depuis rien = 0 jusqu’à un degré donné), et par conséquent elle a une quantité intensive, à laquelle doit correspondre aussi dans tous les objets de la perception, en tant qu’elle contient cette sensation, une quantité intensive, c’est-à-dire un degré d’influence sur le sens[ndt 43].

On peut désigner sous le nom d’anticipation toute connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer à priori ce qui appartient à la connaissance empirique, et tel est sans doute le sens qu’Épicure donnait à son expression de προληψις (prolêpsis). Mais, comme il y a dans les phénomènes quelque chose qui n’est jamais connu à priori et qui constitue ainsi la différence propre entre l’empirique et la connaissance à priori, et que ce quelque chose est la sensation (comme matière de la perception), il suit que la sensation est proprement ce qui ne peut pas être anticipé. Au contraire les déterminations pures conçues dans l’espace et dans le temps, sous le rapport soit de la figure, soit de la quantité, nous pourrions les nommer des anticipations des phénomènes, parce qu’elles représentent à priori ce qui peut toujours être donné à posteriori dans l’expérience. Mais supposez qu’il y ait pourtant quelque chose qu’on puisse connaître à priori dans chaque sensation, considérée comme sensation en général (sans qu’une sensation particulière soit donnée), ce quelque chose mériterait d’être nommé anticipation dans un sens exceptionnel. Il semble étrange en effet d’anticiper sur l’expérience en cela même qui constitue sa matière, laquelle ne peut être puisée qu’en elle. Et c’est pourtant ce qui arrive réellement ici.

L’appréhension ne remplit, avec la seule sensation, qu’un instant (je ne considère point ici en effet la succession de plusieurs sensations). En tant qu’elle est dans le phénomène quelque chose dont l’appréhension n’est pas une synthèse successive, laquelle procède en allant des parties à la représentation totale, elle n’a pas de quantité extensive ; l’absence de la sensation dans le même instant représenterait cet instant comme vide, par conséquent = 0. Or ce qui correspond à la sensation dans l’intuition empirique est la réalité (realitas phænomenon) ; ce qui correspond à l’absence de la sensation est la négation = 0. En outre, toute sensation est susceptible de plus ou de moins, de telle sorte qu’elle peut décroître et s’évanouir insensiblement. Il y a donc entre la réalité dans le phénomène et la négation une chaîne continue de sensations intermédiaires possibles, entre lesquelles il y a toujours moins de différence qu’entre la sensation donnée et le zéro ou l’entière négation. Cela revient à dire que le réel dans le phénomène a toujours une quantité, mais que cette quantité ne se trouve pas dans l’appréhension, puisque celle-ci s’opère en un moment au moyen d’une simple sensation et non par une synthèse successive de plusieurs sensations, et qu’ainsi elle ne va pas des parties au tout ; sa quantité n’est donc pas extensive.

Or cette quantité qui n’est appréhendée que comme une unité, et dans laquelle la pluralité ne peut être représentée que par son plus ou moins grand rapprochement de la négation = 0, je la nomme quantité intensive. Toute réalité dans le phénomène a donc une quantité intensive, c’est-à-dire un degré. Lorsque l’on considère cette réalité comme une cause (soit de la sensation, soit d’une autre réalité dans le phénomène, par exemple d’un changement), on nomme le degré de la réalité comme cause un moment[ndt 44], par exemple le moment de la pesanteur, et cela parce que le degré ne désigne que la quantité dont l’appréhension n’est pas successive, mais momentanée. Je ne fais du reste que toucher ce point en passant, car je n’ai pas encore à m’occuper de la causalité.

Toute sensation, par conséquent aussi toute réalité dans le phénomène, si petite qu’elle puisse être, a un degré, c’est-à-dire une quantité intensive, qui peut encore être diminuée, et entre la réalité et la négation il y a une série continue de réalités et de perceptions possibles de plus en plus petites. Toute couleur, par exemple le rouge, a un degré, qui, si faible qu’il puisse être, n’est jamais le plus faible possible ; il en est de même de la chaleur, du moment de la pesanteur, etc.

La propriété qui fait que dans les quantités aucune partie n’est la plus petite possible (qu’aucune partie n’est simple) est ce qu’on nomme leur continuité. L’espace et le temps sont des quanta continua, parce qu’aucune partie n’en peut être donnée qui ne soit renfermée entre des limites (des points et des instants), et par conséquent ne soit elle-même un espace ou un temps. L’espace ne se compose que d’espaces, et le temps que de temps. Les instants et les points ne sont pour le temps et l’espace que des limites : ils ne font que représenter la place où on les renferme[ndt 45]. Or cette place présuppose toujours des intuitions qui la bornent ou la déterminent, et l’espace ni le temps ne sauraient être composés de simples places comme de parties intégrantes qui pourraient être données antérieurement. On peut encore nommer ces sortes de quantités des quantités fluentes[ndt 46], parce que la synthèse (de l’imagination productive) qui les engendre est une progression dans le temps[ndt 47], dont on a coutume de désigner particulièrement la continuité par le mot fluxion.

Tous les phénomènes en général sont donc des quantités continues, aussi bien quant à leur intuition, comme quantités extensives, que quant à la simple perception (à la sensation et par conséquent à la réalité), comme quantités intensives. Quand la synthèse de la diversité du phénomène est interrompue, cette diversité n’est pas alors un phénomène comme quantum, mais un agrégat de plusieurs phénomènes, produit par la répétition d’une synthèse toujours interrompue, au lieu de l’être par la simple continuation de la synthèse productive d’une certaine espèce. Quand je dis que 13 thalers représentent une certaine quantité d’argent[ndt 48], je me sers d’une expression tout à fait exacte si j’entends par là la valeur d’un marc de métal d’argent fin[ndt 49] ; ce marc d’argent est sans doute une quantité continue dans laquelle aucune partie n’est la plus petite possible, mais où chaque partie pourrait former une monnaie[ndt 50] qui contiendrait toujours la matière de monnaies plus petites encore. Mais si j’entends par cette expression 13 thalers ronds, c’est-à-dire 13 pièces de monnaie (quelle qu’en soit la valeur en métal d’argent[ndt 51]), c’est improprement que j’appelle cela une quantité de thalers : il faudrait dire un agrégat, c’est-à-dire un nombre de pièces de monnaie. Or comme à tout nombre il faut une unité pour fondement, le phénomène comme unité est un quantum, et, comme tel, il est toujours un continu.

Puisque tous les phénomènes, considérés comme extensifs aussi bien que comme intensifs, sont des quantités continues, cette proposition, que tout changement (tout passage d’une chose d’un état à un autre) est aussi continu, pourrait être ici démontrée aisément et avec une évidence mathématique, si la causalité d’un changement en général ne résidait pas tout à fait en dehors des limites d’une philosophie transcendentale, et si elle ne présupposait pas des principes empiriques. Car qu’il puisse y avoir une cause qui change l’état des choses, c’est-à-dire qui les détermine en un sens contraire à un certain état donné, c’est sur quoi l’entendement ne nous donne à priori aucune lumière, et cela non-seulement parce qu’il n’en aperçoit pas la possibilité (car cette vue nous manque dans la plupart des connaissances à priori), mais parce que la mutabilité ne porte que sur certaines déterminations des phénomènes que l’expérience seule peut nous révéler, tandis que la cause en doit être cherchée dans l’immuable. Mais, comme nous n’avons ici à notre disposition que les concepts purs qui servent de fondement à toute expérience possible et dans lesquels il ne doit rien y avoir d’empirique, nous ne pouvons, sans porter atteinte à l’unité du système, anticiper sur la physique générale, qui est construite sur certaines expériences fondamentales.

Nous ne manquons cependant pas de preuves pour démontrer la grande influence qu’exerce notre principe en anticipant sur les perceptions et en les suppléant même au besoin, de manière à fermer la porte à toutes les fausses conséquences qui pourraient en résulter.

Si toute réalité dans la perception a un degré, entre ce degré et la négation, il y a une série infinie de degrés toujours moindres ; et pourtant chaque sens doit avoir un degré déterminé de réceptivité pour les sensations. Il ne peut donc y avoir de perception, par conséquent d’expérience, qui prouve, soit immédiatement, soit médiatement (quelque détour qu’on prenne pour arriver à cette conclusion), une absence absolue de toute réalité dans le phénomène ; c’est-à-dire qu’on ne saurait jamais tirer de l’expérience la preuve d’un espace ou d’un temps vide. Car d’abord l’absence absolue de réalité dans l’intuition sensible ne peut être elle-même perçue ; ensuite, on ne saurait la déduire d’aucun phénomène particulier et de la différence de ses degrés de réalité ; on ne doit même jamais l’admettre pour expliquer cette réalité. En effet, bien que toute l’intuition d’un espace ou d’un temps déterminé soit entièrement réelle, c’est-à-dire qu’aucune partie de cet espace ou de ce temps ne soit vide, pourtant, comme toute réalité a son degré, qui peut décroître suivant une infinité de degrés inférieurs jusqu’au rien (jusqu’au vide), sans que la quantité extensive du phénomène cesse d’être la même, il doit y avoir une infinité de degrés différents remplissant l’espace ou le temps, et les quantités intensives dans les divers phénomènes peuvent être plus petites ou plus grandes, bien que la quantité intensive de l’intuition reste la même.

Nous allons en donner un exemple. Les physiciens, remarquant (soit par la pesanteur ou le poids, soit par la résistance opposée à d’autres matières en mouvement) une grande différence dans la quantité de matière contenue sous un même volume en des corps de diverses espèces, en concluent presque tous que ce volume (cette quantité extensive du phénomène) doit contenir du vide dans toutes les matières, bien qu’en des proportions différentes. Mais lequel de ces physiciens, la plupart mathématiciens et mécaniciens, se serait jamais avisé que, tout en prétendant éviter les hypothèses métaphysiques, il fondait uniquement sa conclusion sur une supposition de ce genre, alors qu’il admettait que le réel dans l’espace (je ne veux pas dire ici l’impénétrabilité ou le poids, parce que ce sont là des concepts empiriques) est partout identique et qu’il ne peut différer que par la quantité extensive, c’est-à-dire par le nombre[ndt 52] ? À cette supposition, qui n’a aucun fondement dans l’expérience et qui est ainsi purement métaphysique, j’oppose une preuve transcendentale qui, à la vérité, n’explique pas la différence dans la manière dont l’espace est rempli, mais qui supprime entièrement la prétendue nécessité de supposer qu’on ne peut expliquer cette différence qu’en admettant des espaces vides, et qui a au moins l’avantage de laisser à l’esprit la liberté de la concevoir encore d’une autre manière, si l’explication physique exige ici quelque hypothèse. En effet, nous voyons que si des espaces égaux peuvent être parfaitement remplis par des matières différentes, de telle sorte qu’en aucune d’elles il n’y ait nul point où la matière ne soit présente, tout réel de même qualité a néanmoins son degré (de résistance ou de pesanteur), qui peut être de plus en plus petit, sans que la quantité extensive ou le nombre diminue ou disparaisse dans le vide et s’évanouisse. Ainsi une dilatation, qui remplit un espace, par exemple la chaleur ou toute autre réalité (phénoménale) peut, sans jamais laisser vide la plus petite partie de cet espace, décroître par degrés à l’infini ; elle ne remplira pas moins l’espace avec ces degrés plus bas que ne le ferait un autre phénomène avec de plus élevés. Je ne prétends pas affirmer ici que telle est en effet la raison de la différence des matières quant à leur pesanteur spécifique ; je veux seulement démontrer par un principe de l’entendement pur que la nature de nos perceptions rend possible un tel mode d’explication, et que l’on a tort de regarder le réel du phénomène comme étant identique quant au degré et comme ne différant que par son agrégation et sa quantité extensive, et de croire que l’on affirme cela à priori au moyen d’un principe de l’entendement.

Toutefois, pour un investigateur accoutumé aux considérations transcendentales et devenu par là circonspect, cette anticipation de la perception a toujours quelque chose de choquant, et il lui est impossible de ne pas concevoir quelque doute sur la faculté qu’aurait l’entendement d’anticiper[ndt 53] une proposition synthétique telle que celle qui est relative au degré de toute réalité dans les phénomènes et, par conséquent, à la possibilité de la différence intrinsèque de la sensation elle-même, abstraction faite de sa qualité empirique. C’est donc une question qui n’est pas indigne d’examen que celle de savoir comment l’entendement peut ici prononcer à priori et synthétiquement sur des phénomènes et les anticiper même dans ce qui est proprement et simplement empirique, c’est-à-dire dans ce qui concerne la sensation.

La qualité de la sensation est toujours purement empirique et ne peut être représentée à priori (par exemple la couleur, le goût, etc.). Mais le réel qui correspond aux sensations en général, par opposition à la négation = 0, ne représente que quelque chose dont le concept implique une existence, et ne signifie rien que la synthèse dans une conscience empirique en général. En effet, dans le sens interne, la conscience empirique peut s’élever depuis 0 jusqu’à un degré supérieur quelconque, de telle sorte que la même quantité extensive de l’intuition (par exemple, une surface éclairée) peut exciter une sensation aussi grande que la réunion de plusieurs autres (surfaces moins éclairées). On peut donc faire entièrement abstraction de la quantité extensive du phénomène et se représenter pourtant en un moment dans la seule sensation une synthèse de la gradation uniforme qui s’élève de 0 à une conscience empirique donnée. Toutes les sensations ne sont donc, comme telles, données qu’à posteriori, mais la propriété qu’elles possèdent d’avoir un degré peut être connue à priori. Il est remarquable que

nous ne pouvons connaître à priori dans les quantités en général qu’une seule qualité, à savoir la continuité, et dans toute qualité (dans le réel du phénomène) que sa quantité intensive, c’est-à-dire la propriété qu’elle a d’avoir un degré ; tout le reste revient à l’expérience.


III

Analogies de l’expérience

En voici le principe : L’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions[ndt 54].
preuve

L’expérience[ndt 55] est une connaissance empirique, c’est-à-dire une connaissance qui détermine un objet par des perceptions. Elle est donc une synthèse de perceptions qui elle-même n’est pas contenue dans ces perceptions, mais renferme l’unité synthétique de leur diversité au sein d’une conscience, unité qui constitue l’essentiel d’une connaissance des objets des sens, c’est-à-dire de l’expérience (et non pas seulement de l’intuition ou de la sensation des sens). Dans l’expérience, les perceptions ne se rapportent les unes aux autres que d’une manière accidentelle, de telle sorte que des perceptions mêmes ne résulte ni ne peut résulter entre elles aucune liaison nécessaire ; l’appréhension, en effet, n’est qu’un assemblage des éléments divers de l’intuition empirique, et l’on n’y saurait trouver aucune représentation d’un lien nécessaire dans l’existence au sein de l’espace et du temps des phénomènes qu’elle rassemble. Mais, comme l’expérience est une connaissance des objets déterminée par des perceptions, que, par conséquent, le rapport d’existence des éléments divers n’y doit point être représenté tel qu’il résulte d’un assemblage dans le temps, mais tel qu’il existe objectivement dans le temps, et que, d’un autre côté, le temps ne peut être lui-même perçu, il suit qu’on ne peut déterminer l’existence des objets dans le temps qu’en les liant dans le temps en général, c’est-à-dire au moyen de concepts qui les unissent à priori. Or ces concepts impliquant toujours la nécessité, l’expérience n’est possible qu’au moyen d’une représentation de la liaison nécessaire des perceptions.

Les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité. De là trois lois qui règlent tous les rapports chronologiques des phénomènes, et d’après lesquelles l’existence de chacun d’eux peut être déterminée par rapport à l’unité de tout temps, et ces lois sont antérieures à toute expérience, qu’elles servent elles-mêmes à rendre possibles.

Le principe général de ces trois analogies repose sur l’unité nécessaire de l’aperception par rapport à toute conscience empirique possible (de la perception) dans chaque temps, et par conséquent, puisque cette unité est un fondement à priori, sur l’unité synthétique de tous les phénomènes au point de vue de leur rapport dans le temps. En effet, l’aperception originaire se rapporte au sens intérieur (à l’ensemble de toutes les représentations), et à priori à sa forme, c’est-à-dire au rapport des diverses consciences empiriques dans le temps[ndt 56]. Or toute cette diversité doit être liée, suivant ses rapports de temps, dans l’aperception originaire ; car c’est là ce qu’exprime l’unité transcendentale à priori de cette diversité, cette unité sous laquelle rentre tout ce qui doit faire partie de ma connaissance (c’est-à-dire de ma propre connaissance), et par conséquent tout ce qui peut être un objet pour moi. Cette unité synthétique dans le rapport chronologique de toutes les perceptions, qui est déterminée à priori, revient donc à cette loi : toutes les déterminations empiriques du temps sont soumises aux règles de la détermination générale du temps ; et les analogies de l’expérience, dont nous avons maintenant à nous occuper, doivent être des règles de ce genre.

Ces principes ont ceci de particulier qu’ils ne s’occupent pas des phénomènes et de la synthèse de leur intuition empirique, mais seulement de l’existence et de leur rapport entre eux relativement à cette existence. Or la manière dont quelque chose est appréhendé dans le phénomène peut être déterminée à priori de telle façon que la règle de sa synthèse puisse fournir cette intuition à priori dans chaque exemple empirique donné, c’est-à-dire la réaliser au moyen de cette synthèse même. Mais l’existence des phénomènes ne peut être connue à priori ; et, quand nous pourrions arriver par cette voie à conclure quelque existence, nous ne la connaîtrions pas d’une manière déterminée, c’est-à-dire que nous ne saurions anticiper ce par quoi son intuition empirique se distingue de toute autre.

Les deux principes précédents, que j’ai nommés mathématiques, parce qu’ils nous autorisent à appliquer les mathématiques aux phénomènes, se rapportaient aux phénomènes au point de vue de leur simple possibilité, et nous enseignaient comment ces phénomènes peuvent être produits suivant les règles d’une synthèse mathématique, soit quant à leur intuition, soit quant au réel de leur perception. On peut donc employer dans l’un et l’autre cas les quantités numériques et avec elles déterminer le phénomène comme quantité. Ainsi, par exemple, je puis déterminer à priori, c’est-à-dire construire le degré des sensations de la lumière du soleil en le composant d’environ 200, 000 fois celle de la lune. Nous pouvons donc désigner ces premiers principes sous le nom de constitutifs.

Il en doit être tout autrement de ceux qui soumettent à priori à des règles l’existence des phénomènes. En effet, comme elle ne se laisse pas construire, ces principes ne concernent qu’un rapport d’existence et ne peuvent être que des principes purement régulateurs. Il n’y a donc ici ni axiomes, ni anticipations à chercher ; il s’agit seulement, quand une perception nous est donnée dans un rapport de temps avec une autre (qui reste indéterminée), de dire, non pas quelle est cette autre perception et quelle en est la quantité, mais comment elle est nécessairement liée à la première, quant à l’existence, dans ce mode du temps. En philosophie, les analogies signifient quelque chose de très-différent de ce qu’elles représentent en mathématiques. Dans celles-ci, ce sont des formules qui expriment l’égalité de deux rapports de quantité, et elles sont toujours constitutives, si bien que, quand deux membres de la proportion sont donnés, le troisième aussi est donné par là même, c’est-à-dire peut être construit. Dans la philosophie, au contraire, l’analogie est l’égalité de deux rapports, non de quantité, mais de qualité : trois membres étant donnés, je ne puis connaître et déterminer à priori que le rapport à un quatrième, mais non ce quatrième membre lui-même ; j’ai seulement une règle pour le chercher dans l’expérience et un signe pour l’y découvrir. Une analogie de l’expérience n’est donc qu’une règle suivant laquelle l’unité de l’expérience (non la perception elle-même, comme intuition empirique en général) doit résulter de perceptions, et elle s’applique aux objets (aux phénomènes), non comme principe constitutif, mais simplement comme principe régulateur. Il en est de même des postulats de la pensée empirique en général, qui concernent à la fois la synthèse de la pure intuition (de la forme du phénomène), celle de la perception (de la matière du phénomène) et celle de l’expérience (du rapport de ces perceptions). Ils n’ont d’autre valeur que celle de principes régulateurs, et se distinguent des postulats mathématiques, qui sont constitutifs, non pas sans doute par la certitude, qui se trouve à priori dans les uns et dans les autres, mais par la nature de l’évidence, c’est-à-dire par leur côté intuitif (et par conséquent aussi par la démonstration).

Mais ce qui a été rappelé dans tous les principes synthétiques, et ce qui doit être ici particulièrement remarqué, c’est que ce n’est pas comme principes de l’usage transcendental de l’entendement, mais simplement comme principes de son usage empirique, que ces analogies ont leur signification et leur valeur, et que c’est uniquement à ce titre qu’elles peuvent être démontrées ; d’où il suit que les phénomènes ne doivent pas être subsumés sous les catégories en général, mais seulement sous leurs schèmes. En effet, si les objets auxquels ces principes doivent être rapportés étaient des choses en soi, il serait absolument impossible d’en avoir à priori quelque connaissance synthétique. Mais ils ne sont que des phénomènes, et l’expérience possible n’est que la connaissance parfaite de ces phénomènes, à laquelle doivent toujours aboutir en définitive tous les principes à priori. Les principes dont il s’agit ici ne peuvent donc avoir pour but que les conditions de l’unité de la connaissance empirique dans la synthèse des phénomènes. Or cette unité n’est conçue que dans le schème du concept pur de l’entendement, puisque, comme synthèse en général, elle trouve dans la catégorie une fonction qui n’est restreinte par aucune condition sensible. Nous serons donc autorisés par ces principes à n’associer les phénomènes que par analogie avec l’unité logique et générale des concepts ; et, par conséquent, si dans le principe même nous nous servons de la catégorie, dans l’exécution (dans l’application aux phénomènes), nous substituerons au principe le schème de la catégorie, comme étant la clef de son usage, ou plutôt nous placerons à côté d’elle ce schème comme condition restrictive, sous le nom de formule du principe.


A

Première analogie

Principe de la permanence de la substance : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature[ndt 57].
preuve

Tous les phénomènes sont dans le temps, et c’est en lui seulement, comme dans un substratum (ou dans la forme constante de l’intuition intérieure), qu’on peut se représenter la simultanéité aussi bien que la succession. Le temps donc, où doit être conçu tout changement des phénomènes, demeure et ne change pas ; la succession ou la simultanéité n’y peuvent être représentées que comme ses déterminations. Or le temps ne peut être perçu en lui-même. C’est donc dans les objets de la perception, c’est-à-dire dans les phénomènes, qu’il faut chercher le substratum qui représente le temps en général, et où peut être perçu dans l’appréhension, au moyen du rapport des phénomènes avec lui, tout changement ou toute succession. Mais le substratum de tout ce qui est réel, c’est-à-dire de tout ce qui appartient à l’existence des choses, est la substance, où tout ce qui appartient à l’existence ne peut être conçu que comme détermination. Par conséquent, ce quelque chose de permanent relativement à quoi tous les rapports des phénomènes dans le temps sont nécessairement déterminés, est la substance du phénomène, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui de réel[ndt 58] et ce qui demeure toujours le même, comme substratum de tout changement. Et comme cette substance ne peut changer dans son existence, sa quantité dans la nature ne peut ni augmenter ni diminuer[ndt 59].

Notre appréhension des éléments divers du phénomène est toujours successive, et par conséquent toujours changeante. Il est donc impossible que nous déterminions jamais par ce seul moyen si ces éléments divers, comme objets de l’expérience, sont simultanés ou successifs, à moins qu’elle n’ait pour fondement quelque chose qui demeure toujours, quelque chose de durable et de permanent dont tout changement et toute simultanéité ne soient qu’autant de manières d’être (modi). Ce n’est donc que dans le permanent que sont possibles les rapports de temps (car la simultanéité et la succession sont les seuls rapports de temps), c’est-à-dire que le permanent est, pour la représentation empirique du temps même, le substratum qui seul rend possible toute détermination de temps. La permanence exprime en général le temps, comme le constant corrélatif de toute existence des phénomènes, de tout changement et de toute simultanéité. En effet, le changement ne concerne pas le temps lui-même, mais seulement les phénomènes dans le temps (de même, la simultanéité n’est pas un mode du temps même, puisqu’il n’y a pas dans le temps de parties simultanées, mais que toutes sont successives). Si l’on voulait attribuer au temps lui-même une succession, il faudrait encore concevoir un autre temps où cette succession serait possible. C’est par le permanent seul que l’existence reçoit dans les diverses parties successives de la série du temps une quantité, que l’on appelle la durée. Car dans la simple succession, l’existence va toujours disparaissant et commençant, sans jamais avoir la moindre quantité. Sans ce quelque chose de permanent, il n’y a donc pas de rapport de temps. Or, comme le temps ne peut être perçu en lui-même, ce quelque chose de permanent est le substratum de toute détermination de temps, par conséquent aussi la condition de la possibilité de toute unité synthétique des perceptions, c’est-à-dire de l’expérience ; et toute existence, tout changement dans le temps ne peut être regardé que comme un mode de ce qui demeure et ne change pas. Donc, dans tous les phénomènes, le permanent est l’objet même, c’est-à-dire la substance (phænomenon) ; mais tout ce qui change ou peut changer n’est que le mode d’existence de cette substance ou fait partie de ses déterminations.

Je trouve que, de tout temps, non-seulement les philosophes, mais le commun des hommes, ont supposé cette permanence comme un substratum de tout changement des phénomènes, et ils l’admettront toujours comme une chose indubitable. Seulement les philosophes s’expriment à ce sujet avec un peu plus de précision, en disant : au milieu de tous les changements qui arrivent dans le monde, la substance demeure ; il n’y a que les accidents qui changent. Mais je ne vois nulle part qu’on ait essayé de donner une preuve de cette proposition synthétique ; et même elle ne figure que rarement, comme il lui conviendrait pourtant, en tête de ces lois pures et entièrement à priori de la nature. Dans le fait, dire que la substance est permanente, c’est là une proposition tautologique. En effet, cette permanence est l’unique raison pour laquelle nous appliquons au phénomène la catégorie de la substance, et il aurait fallu prouver que dans tous les phénomènes il y a quelque chose de permanent, dont le changeant ne fait que modifier l’existence. Mais, comme une telle preuve ne peut être donnée dogmatiquement, c’est-à-dire au moyen de concepts, puisqu’elle suppose une proposition synthétique à priori, et comme on ne s’est jamais avisé de songer que des propositions de ce genre n’ont de valeur que par rapport à l’expérience possible, et par conséquent ne peuvent être prouvées qu’au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expérience, il n’est pas étonnant que, tout en donnant cette proposition synthétique pour fondement à toute expérience (parce qu’on en sent le besoin dans la connaissance empirique), on ne l’ait jamais prouvée.

On demandait à un philosophe : combien pèse la fumée ? Il répondit : retranchez du poids du bois brûlé celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable que même dans le feu la matière (la substance) ne périt pas, et que sa forme seule subit un changement. De même la proposition : rien ne sort de rien, n’est qu’une autre conséquence du principe de la permanence, ou plutôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre des phénomènes. Car, pour que ce qu’on nomme substance dans le phénomène puisse être proprement le substratum de toute détermination de temps, il faut que toute existence, dans le passé aussi bien que dans l’avenir, y soit uniquement et exclusivement déterminée. Nous ne pouvons donc donner à un phénomène le nom de substance que parce que nous supposons que son existence est de tout temps ; or c’est ce qu’exprime mal le mot permanence[ndt 60], qui semble plutôt se rapporter à l’avenir. Toutefois, comme la nécessité interne d’être permanent est inséparable de celle d’avoir toujours été, l’expression peut être conservée. Gigni de nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti, c’étaient là deux propositions que les anciens liaient inséparablement, et que l’on sépare maintenant quelquefois mal à propos, en s’imaginant qu’elles s’appliquent à des choses en soi, et que la première est contraire à l’idée que le monde dépend d’une cause suprême (même quant à sa substance). Mais cette crainte est sans fondement, puisqu’il n’est ici question que des phénomènes dans le champ de l’expérience, dont l’unité ne serait jamais possible si nous admettions qu’il se produisît des choses nouvelles (quant à la substance). Alors, en effet, disparaîtrait ce qui seul peut représenter l’unité du temps, c’est-à-dire l’identité du substratum, où tout changement trouve uniquement sa complète unité. Cette permanence n’est cependant pas autre chose que la manière dont nous nous représentons l’existence des choses (dans le phénomène).

Les déterminations d’une substance, qui ne sont autre chose que des modes de son existence, s’appellent accidents. Elles sont toujours réelles, puisqu’elles concernent l’existence de la substance (les négations ne sont que des déterminations exprimant la non-existence de quelque chose dans la substance). Lorsqu’on attribue une existence particulière à ces déterminations réelles de la substance (par exemple au mouvement considéré comme un accident de la matière), on appelle cette existence inhérence, pour la distinguer de l’existence de la substance même, qu’on nomme subsistance. Mais il en résulte beaucoup de malentendus, et l’on s’exprimerait avec plus d’exactitude et de justesse en désignant uniquement sous le nom d’accident la manière dont l’existence d’une substance est déterminée positivement. Cependant en vertu des conditions auxquelles est soumis l’usage logique de notre entendement, on ne peut éviter de détacher en quelque sorte ce qui peut changer dans l’existence d’une substance, tandis que la substance reste, et de le considérer dans son rapport avec ce qui est proprement permanent et radical. C’est pourquoi aussi cette catégorie rentre sous le titre des rapports, plutôt comme condition de ces rapports que comme contenant elle-même un rapport.

C’est sur cette permanence que se fonde aussi la légitimité du concept de changement. Naître et périr ne sont pas des changements de ce qui naît ou périt. Le changement est un mode d’existence qui succède à un autre mode d’existence du même objet. Tout ce qui change est donc permanent, et il n’y a que son état qui varie[ndt 61]. Et comme cette variation, cette vicissitude[ndt 62] ne concerne que les déterminations, qui peuvent finir ou commencer, on peut dire, au risque d’employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent (la substance) change, et que le variable n’éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d’autres commencent.

Le changement ne peut donc être perçu que dans les substances, et il n’y a de perception possible du naître ou du mourir qu’en tant que ce sont de simples déterminations du permanent, puisque c’est justement ce permanent qui rend possible la représentation du passage d’un état à un autre et du non-être à l’être, et que par conséquent on ne saurait les connaître empiriquement que comme des déterminations variables de ce qui est permanent. Supposez que quelque chose commence d’être absolument, il vous faut admettre un moment où il n’était pas. Or à quoi voulez-vous l’attacher ce moment, si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide antérieur n’est point un objet de perception. Mais si vous liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’une modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du permanent. Il en est de même de l’anéantissement d’une chose : il présuppose la représentation empirique d’un temps où un phénomène cesse d’être.

Les substances (dans les phénomènes) sont les substratrums de toutes les déterminations de temps. La naissance des unes et l’anéantissement des autres supprimeraient même l’unique condition de l’unité empirique du temps, et les phénomènes se rapporteraient alors à deux sortes de temps, dont l’existence s’écoulerait simultanément, ce qui est absurde. En effet il n’y a qu’un temps, et tous les divers temps n’y doivent pas être considérés comme simultanés, mais comme successifs.

La permanence est donc une condition nécessaire, qui seule permet de déterminer les phénomènes, comme choses ou comme objets, dans une expérience possible. Mais quel est le critérium empirique de cette permanence nécessaire et avec elle de la substantialité des phénomènes ? C’est sur quoi la suite nous fournira l’occasion de faire les remarques nécessaires.


B

Deuxième analogie

Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes[ndt 63].
preuve

(Le principe précédent a démontré que tous les phénomènes de la succession dans le temps ne sont que des changements, c’est-à-dire une existence et une non-existence successives des déterminations de la substance permanente, et que par conséquent il n’y a pas lieu d’admettre une existence de la substance même qui suivrait sa non-existence, ou une non-existence qui suivrait son existence, ou, en d’autres termes, un commencement ou une fin de la substance elle-même. Ce principe aurait pu encore être formulé ainsi : toute succession des phénomènes n’est que changement ; car le commencement ou la fin de la substance ne sont pas des changements de cette substance, puisque le concept de changement suppose le même sujet existant avec deux déterminations opposées, par conséquent permanent. — Après cet avertissement, venons à la preuve.)

Je perçois que des phénomènes se succèdent, c’est-à dire qu’un certain état des choses existe à un moment, tandis que le contraire existait dans l’état précédent. Je relie donc, à proprement parler, deux perceptions dans le temps. Or cette liaison n’est pas l’œuvre du simple sens et de l’intuition, mais le produit d’une faculté synthétique de l’imagination, qui détermine le sens intérieur relativement aux rapports de temps. C’est cette faculté qui relie entre eux les deux états de telle sorte que l’un ou l’autre précède dans le temps ; car le temps ne peut pas être perçu en lui-même, et c’est uniquement par rapport à lui que l’on peut déterminer dans l’objet, empiriquement en quelque sorte, ce qui précède et ce qui suit. Tout ce dont j’ai conscience, c’est donc que mon imagination place l’un avant et l’autre après, mais non pas que dans l’objet un état précède l’autre ; en d’autres termes, la simple perception laisse indéterminé le rapport objectif des phénomènes qui se succèdent. Or pour que ce rapport puisse être connu d’une manière déterminée, il faut que la relation entre les deux états soit conçue de telle sorte que l’ordre dans lequel ils doivent être placés se trouve par là déterminé comme nécessaire, celui-ci avant, celui-là après, et non dans l’ordre inverse. Mais le concept qui renferme la nécessité d’une union synthétique ne peut être qu’un concept pur de l’entendement, et il ne saurait se trouver dans la perception. C’est ici le concept du rapport de la cause et de l’effet, c’est-à-dire d’un rapport dont le premier terme détermine le second comme sa conséquence, et non pas seulement comme quelque chose qui pourrait précéder dans l’imagination (ou même n’être pas du tout perçu). Ce n’est donc que parce que nous soumettons la série des phénomènes, par conséquent tout changement, à la loi de la causalité, que l’expérience même, c’est-à-dire la connaissance empirique de ces phénomènes est possible ; par conséquent ils ne sont eux-mêmes possibles comme objets d’expérience qu’au moyen de cette loi[ndt 64].

L’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phénomène est toujours successive. Les représentations des parties se succèdent les unes aux autres. Quant à savoir si elles se suivent aussi dans l’objet, c’est là un second point de la réflexion, qui n’est pas contenu dans le premier. Or on peut bien nommer objet toute chose, et même toute représentation, en tant qu’on en a conscience ; mais, si l’on demande ce que signifie ce mot par rapport aux phénomènes, envisagés, non comme des objets (des représentations), comme désignant seulement un objet, c’est là la matière d’une recherche plus approfondie. En tant qu’ils sont simplement, comme représentations, des objets de conscience, ils ne se distinguent pas de l’appréhension, c’est-à-dire de l’acte qui consiste à les admettre dans la synthèse de l’imagination, et par conséquent on doit dire que ce qu’il y a de divers dans les phénomènes est toujours produit successivement dans l’esprit. Si les phénomènes étaient des choses en soi, personne ne pourrait expliquer par la succession des représentations de ce qu’ils ont de divers comment cette diversité est liée dans l’objet. En effet nous n’avons affaire qu’à nos représentations ; il est tout à fait en dehors de la sphère de notre connaissance de savoir ce que peuvent être les choses en soi (considérées indépendamment des représentations par lesquelles elles nous affectent). Mais, bien que les phénomènes ne soient pas des choses en soi et qu’ils soient néanmoins la seule chose dont nous puissions avoir connaissance, je dois montrer quelle liaison convient dans le temps à ce qu’il y a de divers dans les phénomènes eux-mêmes, tandis que la représentation de cette diversité est toujours successive dans l’appréhension. Ainsi, par exemple, l’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phénomène d’une maison, placée devant moi, est successive. Or demande-t-on si les diverses parties de cette maison sont aussi successives en soi ; personne, assurément, ne s’avisera de répondre oui. Mais si, en élevant mes concepts d’un objet jusqu’au point de vue transcendental, je vois que la maison n’est pas un objet en soi, mais seulement un phénomène, c’est-à-dire une représentation, dont l’objet transcendental est inconnu, qu’est-ce donc que j’entends par cette question : comment ce qu’il y a de divers dans le phénomène lui-même (qui pourtant n’est rien en soi) peut-il être lié ? Ce qui se trouve dans l’appréhension successive est considéré ici comme représentation ; mais le phénomène qui m’est donné, quoique n’étant qu’un ensemble de ces représentations, est considéré comme l’objet de ces mêmes représentations, comme un objet avec lequel doit s’accorder le concept que je tire des représentations de l’appréhension. On voit tout de suite que, comme l’accord de la connaissance avec l’objet constitue la vérité, il ne peut être ici question que des conditions formelles de la vérité empirique, et que le phénomène, par opposition aux représentations de l’appréhension, ne peut être représenté que comme un objet différent de ces représentations, en tant que l’appréhension est soumise à une règle qui la distingue de toute autre, et qui rend nécessaire une espèce de liaison de ses éléments divers. Ce qui dans le phénomène contient la condition de cette règle nécessaire de l’appréhension, est l’objet.

Venons maintenant à notre question. Que quelque chose arrive, c’est-à-dire qu’une chose ou un état, qui n’était pas auparavant, soit actuellement c’est ce qui ne peut être empiriquement perçu, s’il n’y a pas eu précédemment un phénomène qui ne contenait pas cet état ; car une réalité qui succède à un temps vide, par conséquent un commencement que ne précède aucun état des choses, ne peut pas plus être appréhendé par nous que le temps vide lui-même. Toute appréhension d’un événement est donc une perception qui succède à une autre. Mais comme, dans toute synthèse de l’appréhension, les choses se passent ainsi que je l’ai montré plus haut pour l’appréhension d’une maison, elle ne se distingue pas encore par là des autres. Voici seulement ce que je remarquerai en outre : si dans un phénomène contenant un événement, j’appelle A l’état antérieur de la perception, et Β le suivant, Β ne peut que suivre A dans l’appréhension, et la perception A ne peut pas suivre B, mais seulement le précéder. Je vois, par exemple, un bateau descendre le courant d’un fleuve. Ma perception du lieu où ce bateau se trouve en aval du fleuve, succède à celle du lieu où il se trouvait en amont, et il est impossible que dans l’appréhension de ce phénomène le bateau soit perçu d’abord en aval, et ensuite en amont. L’ordre des perceptions qui se succèdent dans l’appréhension est donc ici déterminé, et elle-même en dépend. Dans le précédent exemple de l’appréhension d’une maison, mes perceptions pouvaient commencer par le faîte de la maison et finir par les fondements, ou bien commencer par le bas et finir par le haut, et de même elles pouvaient appréhender par la droite ou par la gauche les éléments divers de l’intuition empirique. Dans la série de ces perceptions, il n’y avait donc pas d’ordre déterminé qui me forçât à commencer par ici ou par là pour lier empiriquement les éléments divers de mon appréhension. Mais cette règle ne saurait manquer dans la perception de ce qui arrive, et elle rend nécessaire l’ordre des perceptions successives (dans l’appréhension de ce phénomène).

Je dériverai donc, dans le cas qui nous occupe, la succession subjective de l’appréhension de la succession objective des phénomènes, puisque la première sans la seconde serait tout à fait indéterminée et ne distinguerait aucun phénomène d’un autre. Seule, celle-là ne prouve rien quant à la liaison des éléments divers dans l’objet, puisqu’elle est tout arbitraire. La seconde consistera donc dans un ordre des éléments divers du phénomène, tel que l’appréhension de l’un (qui arrive) suive, selon une règle, celle de l’autre (qui précède). C’est ainsi seulement que je puis être fondé à dire du phénomène lui-même, et non pas seulement de mon appréhension, qu’on y doit trouver une succession ; ce qui signifie que je ne saurais établir l’appréhension que précisément dans cette succession.

D’après ce principe, c’est donc dans ce qui en général précède un événement que doit se trouver la condition qui donne lieu à une règle selon laquelle cet événement suit toujours et nécessairement ; mais je ne puis renverser l’ordre en partant de l’événement et déterminer (par l’appréhension) ce qui précède. En effet, nul phénomène ne retourne du moment suivant à celui qui précède, quoique tout phénomène se rapporte à quelque moment antérieur ; un temps étant donné, un autre temps déterminé le suit nécessairement. Puis donc qu’il y a quelque chose qui suit, il faut nécessairement que je le rapporte à quelque chose qui précède et qu’il suit selon une règle, c’est-à-dire nécessairement, de telle sorte que l’événement, comme conditionné, nous renvoie sûrement à quelque condition qui le détermine.

Supposez qu’il n’y eût avant un événement rien que celui-ci dût suivre selon une règle, toute succession pour la perception n’existerait que dans l’appréhension, c’est-à-dire que ce qui précéderait proprement et ce qui suivrait dans les perceptions ne serait déterminé que d’une manière toute subjective, et pas du tout objectivement. Nous n’aurions de cette manière qu’un jeu de représentations qui ne se rapporterait à aucun objet, c’est-à-dire que par notre perception un phénomène ne serait nullement distinct de tout autre, sous le rapport du temps, puisque la succession dans l’acte d’appréhender[ndt 65] est toujours identique, et que par conséquent il n’y a rien dans le phénomène qui la détermine, de telle sorte qu’une certaine suite soit rendue par là objectivement nécessaire. Je ne dirais donc pas alors que deux états se suivent dans le phénomène, mais seulement qu’une appréhension en suit une autre, ce qui est quelque chose de tout subjectif, et ne détermine aucun objet, et par conséquent ne peut équivaloir à la connaissance de quelque objet (pas même dans le phénomène).

Quand donc nous apprenons que quelque chose arrive, nous présupposons toujours que quelque chose a précédé qu’il a suivi selon une règle. Autrement, je ne dirais pas de l’objet : il suit, puisque la seule succession dans mon appréhension, si elle n’est pas déterminée par une règle relativement à quelque chose qui a précédé, ne prouve pas une succession dans l’objet. C’est donc toujours eu égard à une règle d’après laquelle les phénomènes sont déterminés dans leur succession, c’est-à-dire tels qu’ils arrivent, par l’état antérieur, que je donne à ma synthèse subjective (de l’appréhension) une valeur objective, et ce n’est que sous cette supposition qu’est possible l’expérience même de quelque chose qui arrive.

Cela, il est vrai, semble contredire toutes les remarques que l’on a toujours faites sur la marche de notre entendement. D’après ces remarques, c’est seulement par la perception et la comparaison de plusieurs événements succédant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs, que nous sommes conduits à découvrir une règle d’après laquelle certains événements suivent toujours certains phénomènes, et à nous faire ainsi un concept de cause. À ce compte, ce concept serait purement empirique, et la règle qu’il fournit, à savoir que tout ce qui arrive a une cause, serait tout aussi contingente que l’expérience elle-même : son universalité et sa nécessité seraient donc purement fictives, et n’auraient pas de véritable valeur, puisqu’elles ne seraient pas fondées à priori, mais ne s’appuieraient que sur l’induction. Il en est ici comme des autres représentations pures à priori (par exemple de l’espace et du temps) que nous ne pouvons tirer de l’expérience à l’état de concepts clairs que parce que nous les avons mises dans l’expérience, et que nous n’avons constitué celle-ci que par le moyen de celles-là. Mais, si cette représentation d’une règle déterminant la série des événements ne peut acquérir la clarté logique d’un concept de cause que quand nous en avons fait usage dans l’expérience, la considération de cette règle comme condition de l’unité synthétique des phénomènes dans le temps n’en est pas moins le fondement de l’expérience même, et par conséquent la précède à priori.

Il s’agit donc de montrer par un exemple que jamais, même dans l’expérience, nous n’attribuons à l’objet la succession (que nous nous représentons dans un événement, lorsque quelque chose arrive qui n’existait pas auparavant) et ne la distinguons de la succession subjective qui se manifeste dans notre appréhension, qu’à la condition d’avoir pour principe une règle qui nous contraigne à garder cet ordre des perceptions plutôt qu’un autre, si bien que c’est proprement cette nécessité qui rend possible la représentation d’une succession dans l’objet.

Nous avons en nous des représentations dont nous pouvons aussi avoir conscience. Mais, si étendue, si exacte et si précise que puisse être cette conscience, ce ne sont toujours que des représentations, c’est-à-dire des déterminations intérieures de notre esprit dans tel ou tel rapport de temps. Comment donc arrivons-nous à leur supposer un objet, ou à leur attribuer, outre la réalité subjective qu’elles ont comme modifications, je ne sais quelle réalité objective ? La valeur objective ne peut signifier un rapport à une autre représentation (à celle de ce que l’on attribuerait à l’objet) ; autrement on retombe sur cette question : comment cette représentation à son tour sort-elle d’elle-même, et acquiert-elle une valeur objective, outre la valeur subjective qu’elle possède comme détermination de l’état de l’esprit ? Si nous cherchons quelle nouvelle qualité le rapport à un objet ajoute à nos représentations et quelle espèce de dignité elles en retirent, nous trouvons que ce rapport ne fait rien autre chose que de rendre nécessaire la liaison des représentations dans un certain sens et de les soumettre à une règle, et que réciproquement elles n’acquièrent une valeur objective que parce qu’un certain ordre est nécessaire entre elles sous le rapport du temps.

Dans la synthèse des phénomènes les éléments divers des représentations se succèdent toujours les uns aux autres. Or aucun objet n’est représenté par là ; car, par cette succession, qui est commune à toutes les appréhensions, rien n’est distingué de rien. Mais, dès que je perçois ou que je présuppose que cette succession implique un rapport à un état antérieur d’où dérive la représentation suivant une règle, alors je me représente quelque chose comme un événement, ou comme arrivant : c’est-à-dire que je connais un objet que je dois placer dans le temps à un certain point déterminé, lequel, d’après l’état antérieur, ne peut être autre que celui-là. Quand donc je perçois que quelque chose arrive, cette représentation implique d’abord que quelque chose a précédé, puisque c’est précisément par rapport à ce quelque chose d’antérieur que le phénomène se coordonne dans le temps, c’est-à-dire est représenté comme existant après un temps antérieur où il n’existait pas. Mais il n’occupe, dans ce rapport, ce point déterminé du temps, que parce que, dans l’état antérieur, quelque chose est supposé qu’il suit toujours, c’est-à-dire selon une règle : d’où il résulte, en premier lieu, que je ne puis intervertir la série, en mettant ce qui arrive avant ce qui précède, et, en second lieu, que, l’état qui précède étant donné, cet événement déterminé suit inévitablement et nécessairement. C’est ainsi qu’il s’établit entre nos représentations un certain ordre où le présent (en tant qu’il est arrivé) nous renvoie à un état antérieur, comme à un corrélatif, mais indéterminé encore, de l’événement donné, et où, à son tour, ce corrélatif se rapporte d’une manière déterminée à cet événement, comme à sa conséquence, et le lie nécessairement à lui dans la série du temps.

Si donc c’est une loi nécessaire de notre sensibilité, par conséquent une condition formelle de toutes nos perceptions, que le temps qui précède détermine nécessairement celui qui suit (puisque je ne puis arriver à celui-ci qu’en passant par celui-là), c’est aussi une loi essentielle de la représentation empirique de la succession dans le temps, que les phénomènes du temps passé déterminent ceux du temps suivant, et que ces derniers n’aient lieu, comme événements, qu’autant que les premiers déterminent leur existence dans le temps, c’est-à-dire les fixent d’après une règle. Nous ne pouvons en effet connaître empiriquement cette continuité dans l’enchaînement des temps que dans les phénomènes.

Toute expérience suppose l’entendement : c’est lui qui en constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait pour cela n’est pas de rendre claire la représentation des objets, mais de rendre possible la représentation d’un objet en général. Or il ne le peut qu’en transportant l’ordre du temps aux phénomènes et à leur existence, c’est-à-dire en assignant à chacun d’eux, considéré comme conséquence, une place déterminée à priori dans le temps, par rapport aux phénomènes précédents, puisque sans cette place ils ne s’accorderaient pas avec le temps même, lequel détermine à priori la place de toutes ses parties. Mais cette détermination des places ne peut dériver du rapport des phénomènes au temps absolu (car celui-ci n’est pas un objet de perception) ; il faut au contraire que les phénomènes se déterminent leurs places les uns aux autres dans le temps lui-même et les rendent nécessaires dans l’ordre du temps, c’est-à-dire que ce qui suit ou arrive doit suivre, d’après une loi générale, ce qui était contenu dans l’état précédent. De là une série de phénomènes qui, au moyen de l’entendement, produit et rend nécessaire précisément le même ordre, le même enchaînement continu dans la série des perceptions possibles, que celui qui se trouve à priori dans la forme de l’intuition intérieure (dans le temps), où toutes les perceptions devaient avoir leur place.

Quand donc je dis que quelque chose arrive, c’est une perception appartenant à une expérience possible, que je réalise en considérant le phénomène comme déterminé dans le temps, quant à sa place, et par conséquent comme un objet qui peut toujours être trouvé suivant une règle dans l’enchaînement des perceptions. Or cette règle qui sert à déterminer quelque chose dans la série du temps, est que la condition qui fait que l’événement suit toujours (c’est-à-dire d’une manière nécessaire) se trouve dans ce qui précède. Le principe de la raison suffisante est donc le fondement de toute expérience possible, c’est-à-dire de la connaissance objective des phénomènes au point de vue de leur rapport dans la succession du temps.

La preuve de ce principe réside uniquement dans les considérations suivantes. Toute connaissance empirique suppose la synthèse des éléments divers opérée par l’imagination, laquelle est toujours successive, ce qui veut dire que les représentations y viennent toujours les unes après les autres. Mais l’ordre de succession (ce qui doit précéder et ce qui doit suivre) n’est nullement déterminé dans l’imagination, et la série de l’une des représentations qui se suivent peut être prise en remontant aussi bien qu’en descendant. Or, si cette synthèse est une synthèse de l’appréhension (des éléments divers d’une intuition donnée), l’ordre est déterminé dans l’objet, ou, pour parler plus exactement, il y a, dans la synthèse successive qui détermine un objet, un ordre d’après lequel quelque chose doit nécessairement précéder, et, ce quelque-chose une fois posé, quelque autre chose suivre nécessairement. Pour que ma perception puisse impliquer la connaissance d’un événement ou de quelque chose qui arrive réellement, il faut donc qu’elle soit un jugement empirique où je conçoive que la succession est déterminée, c’est-à-dire que cet événement suppose dans le temps, un autre phénomène qu’il suit nécessairement, ou selon une règle. Autrement, si, l’antécédent étant donné, l’événement ne le suivait pas nécessairement, il me faudrait le tenir pour un jeu subjectif de mon imagination, et regarder comme un pur rêve ce que je pourrais m’y représenter encore d’objectif. Le rapport en vertu duquel, dans les phénomènes (considérés comme perceptions possibles), l’existence de ce qui suit (de ce qui arrive) est, nécessairement et suivant une règle, déterminée dans le temps par quelque chose qui précède, en un mot le rapport de la cause à l’effet est la condition de la valeur objective de nos jugements empiriques, au point de vue de la série des perceptions, par conséquent de leur vérité empirique, par conséquent encore de l’expérience. Le principe du rapport de causalité dans la série des phénomènes a donc aussi une valeur antérieure à tous les objets de l’expérience (soumis aux conditions de la succession), puisqu’il est lui-même le principe qui rend possible cette expérience.

Mais il y a encore ici une difficulté qu’il faut écarter. Le principe de la liaison causale entre les phénomènes est restreint, dans notre formule, à la succession de leurs séries, tandis que, dans l’usage de ce principe, il se trouve qu’il s’applique aussi à leur simultanéité, et que la cause et l’effet peuvent être en même temps. Par exemple, il fait dans une chambre une chaleur qui n’existe pas en plein air. J’en cherche la cause, et je trouve un fourneau allumé. Or ce fourneau est, comme cause, en même temps que son effet, c’est-à-dire la chaleur de la chambre ; il n’y a donc pas ici de succession, dans le temps, entre la cause et l’effet, mais ils sont simultanés, et la loi n’en reste pas moins applicable. La plupart des causes efficientes de la nature sont en même temps que leurs effets, et la succession de ceux-ci tient uniquement à ce que la cause ne peut pas produire tout son effet en un moment. Mais dans le moment où l’effet commence à se produire, il est toujours contemporain de la causalité de sa cause, puisque, si cette cause avait cessé d’être un instant auparavant, il n’aurait pas eu lieu lui-même. Il faut bien remarquer ici qu’il s’agit de l’ordre du temps et non de son cours : le rapport demeure, bien qu’il n’y ait pas eu de temps écoulé. Le temps entre la causalité de la cause et son effet immédiat peut s’évanouir (et par conséquent la cause et l’effet être simultanés), mais le rapport de l’un à l’autre reste toujours déterminable dans le temps. Si, par exemple, une boule est placée sur un moelleux coussin et y imprime une légère dépression, cette boule, considérée comme cause, est en même temps que son effet. Mais je les distingue cependant tous deux par le rapport de temps qu’implique leur liaison dynamique. En effet, quand je place la boule sur le coussin, la dépression de ce coussin succède à la forme unie qu’il avait auparavant ; mais si le coussin a déjà reçu (n’importe comment) une dépression, il n’en est plus de même[ndt 66].

La succession est donc en tout cas l’unique critérium empirique de l’effet dans son rapport avec la causalité de la cause qui précède. Le verre est la cause de l’élévation de l’eau au-dessus de sa surface horizontale, bien que les deux phénomènes soient en même temps. En effet, dès que je puise de l’eau avec un verre dans un plus grand vase, quelque chose suit, à savoir le changement de la figure horizontale qu’elle avait dans ce vase en une figure concave qu’elle prend dans le verre.

Cette causalité conduit au concept de l’action, celle-ci au concept de la force et par là à celui de la substance. Comme je ne veux pas mêler à mon entreprise critique, laquelle ne concerne que les sources de la connaissance synthétique à priori, des analyses qui ne tendent qu’à l’éclaircissement (et non à l’extension) des concepts, je réserve pour un futur système de la raison pure l’examen détaillé de ces concepts. Aussi bien cette analyse se trouve-t-elle déjà, en une riche mesure, dans les ouvrages connus qui traitent de ces matières. Mais je ne puis me dispenser de parler du critérium empirique d’une substance, en tant qu’elle semble se manifester, non par la permanence du phénomène, mais par l’action, où elle se révèle mieux ou plus facilement.

Là où est l’action, et par conséquent l’activité et la force, là aussi est la substance, et c’est dans celle-ci seulement qu’il faut chercher le siège de celles-là, qui sont les sources fécondes des phénomènes. Voilà qui est très-bien dit ; mais, si l’on veut se rendre compte de ce que l’on entend par substance et ne pas tomber à ce sujet dans un cercle vicieux, la réponse n’est pas si facile. Comment conclure immédiatement de l’action à la permanence de l’agent, ce qui pourtant est un critérium essentiel et propre de la substance (phænomenon) ? Mais, d’après ce qui précède, la solution de la question ne présente pourtant aucune difficulté de ce genre, bien que par la manière ordinaire (de traiter analytiquement nos concepts) elle soit tout à fait insoluble. L’action signifie déjà le rapport du sujet de la causalité à l’effet. Or, puisque tout effet consiste dans quelque chose qui arrive, par conséquent dans quelque chose de changeant qui dénote le temps par la succession, le dernier sujet de cet effet est donc le permanent, considéré comme substratum de tout changement, c’est-à-dire la substance. En effet, d’après le principe de la causalité, les actions sont toujours le premier fondement de la vicissitude des phénomènes, et par conséquent elles ne peuvent résider dans un sujet qui change lui-même, puisqu’alors il faudrait admettre d’autres actions et un autre sujet qui déterminât ce changement. En vertu de ce principe, l’action est donc un critérium empirique suffisant pour prouver la substantialité, sans que j’aie besoin de chercher la permanence du sujet par la comparaison des perceptions, ce qui ne pourrait se faire par cette voie avec le développement qu’exigeraient la grandeur et l’universalité absolue du concept. En effet, que le premier sujet de la causalité de tout ce qui naît et périt ne puisse pas lui-même naître et périr (dans le champ des phénomènes), c’est là une conclusion certaine qui conduit à la nécessité empirique et à la permanence dans l’existence, par conséquent au concept d’une substance comme phénomène.

Quand quelque chose arrive, le seul fait de l’événement[ndt 67], abstraction faite de la nature de cet événement, est déjà par lui-même un objet de recherche. Le passage du non-être d’un état à cet état même, celui-ci ne contînt-il aucune qualité phénoménale, est déjà une chose qu’il est nécessaire de rechercher. Cet événement, comme nous l’avons montré dans le numéro A, ne concerne pas la substance (car celle-ci ne naît point), mais l’état de la substance. Ce n’est donc qu’un changement, et non pas l’origine d’une chose qui naîtrait de rien[ndt 68]. Quand cette origine est considérée comme l’effet d’une cause étrangère, elle s’appelle alors création. Une création ne peut être admise comme événement, puisque sa seule possibilité romprait l’unité de l’expérience, pourtant, si j’envisage toutes les choses non plus comme des phénomènes, mais comme des choses en soi et comme des objets de l’entendement seul, elles peuvent être considérées, bien qu’elles soient des substances, comme dépendantes, quant à leur existence, d’une cause étrangère ; mais cela suppose une tout autre acception des mots et ne s’applique plus aux phénomènes, comme à des objets possibles d’expérience.

Mais comment en général quelque chose peut-il être changé, ou comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans un certain moment puisse succéder, dans un autre moment, un état opposé ? C’est ce dont nous n’avons pas à priori la moindre notion. Nous avons besoin pour cela de la connaissance des forces réelles, par exemple des forces motrices, ou, ce qui revient au même, de certains phénomènes successifs (comme mouvements) qui révèlent des forces de ce genre, et cette connaissance ne peut nous être donnée qu’empiriquement. Mais la forme de tout changement, la condition sans laquelle il ne peut s’opérer, comme événement résultant d’un autre état (quel qu’en soit d’ailleurs le contenu, c’est-à-dire quel que soit l’état qui est changé), par conséquent la succession des états mêmes (la chose qui arrive) peut toujours être considérée à priori suivant la loi de la causalité et les conditions du temps[40].

Quand une substance passe d’un état a à un autre b, le moment du second est distinct de celui du premier, et le suit. De même le second état, comme réalité (dans le phénomène) est distinct du premier, où cette réalité n’était pas, comme b de zéro, c’est-à-dire que, si l’état b ne se distingue de l’état a que par la quantité, le changement est alors l’avènement de b−a, qui n’était pas dans l’état précédent et par rapport à quoi cet état est = 0.

On demande donc comment une chose passe d’un état = a à un autre = b. Entre deux moments il y a toujours un temps, et entre deux états dans ces moments il y a toujours une différence qui a une quantité (car toutes les parties des phénomènes sont à leur tour des quantités). Tout passage d’un état à un autre a donc toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments, dont le premier détermine l’état d’où sort la chose, et le second celui où elle arrive. Ils forment donc tous les deux les limites du temps d’un changement, par conséquent d’un état intermédiaire entre deux états, et à ce titre ils font partie du changement tout entier. Or tout changement a une cause qui révèle sa causalité dans tout le temps où il s’opère. Cette cause ne produit donc pas son changement tout d’un coup (tout d’une fois et en un moment), mais dans un temps, de telle sorte que, tout comme le temps croît depuis le premier moment a jusqu’à son accomplissement en b, ainsi la quantité de la réalité (b−a) est produite par tous les degrés inférieurs contenus entre le premier et le dernier. Tout changement n’est donc possible que par une action continuelle de la causalité, qui, en tant qu’elle est uniforme, s’appelle un moment. Le changement n’est pas composé de ces moments, mais il en résulte comme leur effet.

Telle est la loi de la continuité de tout changement. Le principe de cette loi est celui-ci : Ni le temps ni même le phénomène dans le temps ne se compose de parties qui soient les plus petites possibles, et pourtant la chose, dans son changement, n’arrive à son second état qu’en passant par toutes ces parties comme par autant d’éléments. Il n’y a aucune différence dans le réel du phénomène, comme dans la quantité des temps, qui soit la plus petite, et le nouvel état de la réalité passe, en partant du premier où il n’était pas, par tous les degrés infinis de cette même réalité, entre lesquels les différences sont toutes plus petites qu’entre b et a.

Il n’est pas besoin ici de rechercher quelle utilité peut avoir ce principe dans l’investigation de la nature. Mais comment une telle proposition, qui semble étendre si loin notre connaissance de la nature, est-elle possible tout à fait à priori, voilà ce qui appelle notre examen, bien qu’il suffise d’un coup d’œil pour voir qu’elle est réelle et légitime, et que par conséquent on puisse se croire dispensé de répondre à la question de savoir comment elle est possible. En effet, la prétention d’étendre notre connaissance par la raison pure est si souvent dénuée de fondement, qu’on doit se faire une règle générale d’être extrêmement défiant à cet égard, et de ne rien croire, de ne rien accepter en ce genre, même sur la foi de la preuve dogmatique la plus claire, sans des documents qui puissent fournir une déduction solide.

Tout accroissement de la connaissance empirique, tout progrès de la perception n’est qu’une extension de la détermination du sens intérieur, c’est-à-dire une progression dans le temps, quels que soient d’ailleurs les objets, phénomènes ou intuitions pures. Cette progression dans le temps détermine tout, et n’est en elle-même déterminée par rien autre chose, c’est-à-dire que les parties en sont nécessairement dans le temps, et qu’elles sont données par la synthèse du temps, mais non avant elle. C’est pourquoi tout passage de la perception à quelque chose qui suit, est une détermination du temps opérée par la production de cette perception ; et, comme cette détermination est toujours et dans toutes ses parties une quantité, il est la production d’une perception qui passe, comme une quantité, par tous les degrés, dont aucun n’est le plus petit, depuis zéro jusqu’à son degré déterminé. Or de là ressort la possibilité de connaître à priori la loi des changements, quant à leur forme. Nous n’anticipons que notre propre appréhension, dont la condition formelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle réside en nous antérieurement à tout phénomène donné.

Ainsi donc, de même que le temps contient la condition sensible à priori de la possibilité d’une progression continue de ce qui existe à ce qui suit, de même l’entendement, grâce à l’unité de l’aperception, est la condition à priori qui rend possible la détermination de toutes les places des phénomènes dans ce temps au moyen de la série des causes et des effets, dont les premières entraînent inévitablement l’existence des seconds, et par là rendent valable pour chaque temps (en général), par conséquent objectivement, la connaissance empirique des rapports de temps.

C

Troisième analogie

Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque générale[ndt 69].
preuve

Les choses sont simultanées, lorsque, dans l’intuition empirique, la perception de l’une et celle de l’autre peuvent se suivre réciproquement (ce qui ne peut avoir lieu dans la succession des phénomènes, comme on l’a montré dans le second principe). Ainsi, je puis commencer par la perception de la lune et passer de là à celle de la terre, ou réciproquement commencer par la perception de la terre et passer de là à celle de la lune ; et précisément parce que les perceptions de ces objets peuvent se suivre réciproquement, je dis qu’ils existent simultanément. La simultanéité est donc l’existence de choses diverses dans le même temps. Or on ne peut percevoir le temps lui-même pour conclure, de ce que les choses sont placées dans le même temps, que les perceptions de ces choses peuvent se suivre réciproquement. La synthèse de l’imagination dans l’appréhension ne fournirait donc chacune d’elles que comme une perception qui est dans le sujet quand l’autre n’y est pas, et réciproquement ; mais elle ne nous apprendrait pas que les objets sont simultanés, c’est-à-dire que l’un existant, l’autre existe aussi dans le même temps, et que cela est nécessaire pour que les perceptions puissent se suivre réciproquement. Un concept intellectuel de la succession réciproque des déterminations de ces choses existant simultanément les unes en dehors des autres, est donc nécessaire pour pouvoir dire que la succession réciproque des perceptions est fondée dans l’objet et pour se représenter ainsi la simultanéité comme objective. Or le rapport des substances dans lequel l’une contient des déterminations dont la raison est contenue dans l’autre, est le rapport d’influence : et, quand réciproquement la seconde contient la raison des déterminations de la première, c’est le rapport de la communauté ou de l’action réciproque. La simultanéité des substances dans l’espace ne peut donc être connue dans l’expérience que si l’on suppose leur action réciproque ; cette supposition est donc aussi la condition de la possibilité des choses mêmes comme objets de l’expérience[ndt 70].

Les choses sont simultanées, en tant qu’elles existent dans un seul et même temps. Mais comment connaît-on qu’elles sont dans un seul et même temps ? Quand l’ordre dans la synthèse de l’appréhension de ces choses diverses est indifférent, c’est-à-dire quand on peut aller de A à Ε par Β C D, ou réciproquement de Ε à A. En effet, s’il y avait succession dans le temps (dans l’ordre qui commence par A et finit par E), il serait impossible de commencer par Ε l’appréhension dans la perception et de rétrograder vers A, puisque A appartiendrait au temps passé, et que par conséquent il ne pourrait être un objet d’appréhension.

Or admettez que, dans une variété de substances considérées comme phénomènes, chacune soit parfaitement isolée, c’est-à-dire qu’aucune n’agisse sur les autres et n’en subisse réciproquement l’influence, je dis que la simultanéité de ces substances ne serait pas alors un objet de perception possible, et que l’existence de l’une ne pourrait conduire, par aucune voie de la synthèse empirique, à l’existence de l’autre. En effet, si l’on s’imaginait qu’elles sont séparées par un espace entièrement vide, la perception qui va de l’une à l’autre dans le temps, déterminerait bien l’existence de la dernière, au moyen d’une perception ultérieure, mais elle ne pourrait distinguer si le phénomène suit la première objectivement, ou s’il lui est simultané.

Il doit donc y avoir, outre la simple existence, quelque chose par quoi A détermine à Β sa place dans le temps, et réciproquement aussi Β sa place à A, puisque ce n’est qu’en concevant les substances sous cette condition, qu’on peut les représenter empiriquement comme existant simultanément. Or cela seul qui est la cause d’une chose ou de ses déterminations, en peut déterminer la place dans le temps. Chaque substance (ne pouvant être conséquence qu’au point de vue de ses déterminations) doit contenir la causalité de certaines déterminations dans les autres substances et en même temps les effets de la causalité des autres substances en elle, c’est-à-dire que toutes doivent être (immédiatement ou médiatement) en communauté dynamique, pour que la simultanéité puisse être connue dans l’expérience. Or tout ce sans quoi l’expérience des objets d’expérience serait elle-même impossible, est nécessaire par rapport à ces objets. Il est donc nécessaire à toutes les substances considérées au point de vue du phénomène, en tant qu’elles sont simultanément, d’être en communauté (Gemeinschaft) générale d’action réciproque.

Le mot Gemeinschaft est équivoque en allemand, et peut signifier la même chose qu’en latin le mot communio, ou le mot commercium[ndt 71]. Nous nous en servons ici dans le dernier sens, comme désignant une communauté dynamique sans laquelle la communauté locale (communio spatii) ne pourrait être elle-même connue empiriquement. Il est facile de remarquer dans nos expériences que les influences continuelles dans tous les lieux de l’espace peuvent seules conduire notre sens d’un objet à un autre, que la lumière qui joue entre notre œil et les corps produit un commerce médiat entre nous et ces corps et en prouve ainsi la simultanéité, que nous ne pouvons changer empiriquement de lieu (percevoir ce changement), sans que partout la matière nous rende possible la perception de nos places, et que c’est uniquement au moyen de son influence réciproque que celle-ci peut prouver sa simultanéité, et par là (il est vrai, d’une manière simplement médiate) la coexistence des objets depuis les plus rapprochés jusqu’aux plus éloignés. Sans communauté toute perception (du phénomène dans l’espace) est détachée des autres, et la chaîne des représentations empiriques, c’est-à-dire l’expérience, recommencerait à chaque nouvel objet, sans que la précédente pût s’y rattacher le moins du monde ou se trouver avec elle dans un rapport de temps. Je n’entends point du tout réfuter par là l’idée d’un espace vide ; car il peut toujours être là où il n’y a point de perceptions, et où par conséquent il n’y a point de connaissance empirique de la simultanéité ; mais il ne saurait être alors un objet pour notre expérience possible.

J’ajoute encore ceci pour plus d’éclaircissement. Tous les phénomènes, en tant que contenus dans une expérience possible, sont dans l’esprit en communauté (communio) d’aperception ; et, pour que les objets puissent être représentés d’une manière liée comme existant simultanément, il faut qu’ils déterminent réciproquement leurs places dans le temps et forment ainsi un tout. Mais, pour que cette communauté subjective puisse reposer sur un principe objectif ou être rapportée aux phénomènes comme à des substances, il faut que la perception de l’un, comme principe, rende possible celle de l’autre, et réciproquement, afin que la succession, qui est toujours dans les perceptions comme appréhensions, ne soit pas attribuée aux objets, mais que ceux-ci puissent être représentés comme existant simultanément. Or c’est là une influence réciproque, c’est-à-dire un commerce réel[ndt 72] des substances, sans lequel le rapport empirique de la simultanéité ne saurait se trouver dans l’expérience. Par ce commerce les phénomènes, en tant qu’ils sont les uns en dehors des autres et cependant liés, forment un composé (compositum reale), et des composés de cette sorte il peut y avoir bien des espèces. Les trois rapports dynamiques d’où résultent tous les autres, sont donc ceux d’inhérence, de conséquence et de composition.


Telles sont les trois analogies de l’expérience. Elles ne sont autre chose que des principes servant à déterminer l’existence des phénomènes dans le temps, d’après ses trois modes, c’est-à-dire d’après le rapport au temps lui-même comme à une quantité (quantité de l’existence, ou durée), le rapport dans le temps comme dans une série (succession), enfin le rapport dans le temps comme dans l’ensemble de toutes les existences (simultanéité). Cette unité de la détermination du temps est entièrement dynamique : le temps n’est pas considéré comme ce en quoi l’expérience déterminerait immédiatement à chaque existence sa place, ce qui est impossible, puisque le temps absolu n’est pas un objet de perception où des phénomènes pourraient être réunis ; mais la règle de l’entendement, qui seule peut donner à l’existence des phénomènes une unité synthétique fondée sur des rapports de temps, détermine à chacun d’eux sa place dans le temps, et par conséquent la détermine à priori et d’une manière qui s’applique à tous les temps et à chacun d’eux.

Nous entendons par nature (dans le sens empirique), l’enchaînement des phénomènes liés, quant à leur existence, par des règles nécessaires, c’est-à-dire par des lois. Ce sont donc certaines lois, et des lois à priori, qui rendent d’abord possible une nature ; les lois empiriques ne peuvent avoir lieu et être trouvées qu’au moyen de l’expérience, mais conformément à ces lois primitives, sans lesquelles l’expérience serait elle-même impossible. Nos analogies présentent donc proprement l’unité de la nature dans l’enchaînement de tous les phénomènes sous certains exposants[ndt 73], qui n’expriment autre chose que le rapport du temps (en tant qu’il embrasse toute existence) à l’unité de l’aperception, unité qui ne peut avoir lieu que dans une synthèse fondée sur des règles. Elles signifient donc toutes trois ceci : tous les phénomènes résident dans une nature, et doivent y résider, parce que, sans cette unité à priori, toute unité d’expérience, et par conséquent toute détermination des objets dans l’expérience, serait impossible.

Mais il y a une remarque à faire sur le genre de preuve que nous avons appliqué à ces lois transcendentales de la nature et sur le caractère particulier de cette preuve ; et cette remarque doit avoir aussi une très-grande importance comme règle pour toute autre tentative de prouver à priori des propositions intellectuelles et en même temps synthétiques. Si nous avions voulu prouver dogmatiquement, c’est-à-dire par des concepts, ces analogies, à savoir que tout ce qui existe ne se trouve que dans quelque chose de permanent, que tout événement suppose dans le temps précédent quelque chose à quoi il succède suivant une règle, enfin que, dans la diversité des choses simultanées, les états sont simultanément en relation les uns avec les autres suivant une règle (en commerce réciproque), toute notre peine alors eût été absolument perdue. En effet, on ne peut aller d’un objet et de son existence à l’existence d’un autre ou à sa manière d’exister par de simples concepts de ces choses, de quelque manière qu’on les analyse. Que nous restait-il donc ? La possibilité de l’expérience, comme d’une connaissance où tous les objets doivent pouvoir enfin nous être donnés, pour que leur représentation puisse avoir pour nous une réalité objective. Or dans cet intermédiaire, dont la forme essentielle consiste dans l’unité synthétique de l’aperception de tous les phénomènes, nous avons trouvé des conditions à priori de l’universelle et nécessaire détermination chronologique de toute existence dans le phénomène, sans lesquelles la détermination empirique du temps serait elle-même impossible, et nous avons obtenu ainsi des règles de l’unité synthétique à priori au moyen desquelles nous pouvons anticiper l’expérience. Faute de recourir à cette méthode, et par suite de cette fausse opinion que les propositions synthétiques que l’usage expérimental de l’entendement recommandait comme ses principes, doivent être prouvées dogmatiquement, il est arrivé qu’on a souvent cherché, mais toujours en vain, une preuve du principe de la raison suffisante. Quant aux deux autres analogies, personne n’y a songé, bien qu’on s’en servît toujours tacitement[41]. C’est qu’on n’avait pas pour se guider le fil des catégories, qui seul peut découvrir et rendre sensibles toutes les lacunes de l’entendement, dans les concepts aussi bien que dans les principes.


IV

Les postulats de la pensée empirique en général

1o Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible.

2o Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel.

3o Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l’expérience, est nécessaire (existe nécessairement).

éclaircissement

Les catégories de la modalité ont ceci de particulier qu’elles n’augmentent nullement, comme détermination de l’objet, le concept auquel elles sont jointes comme prédicats, mais qu’elles expriment seulement le rapport à la faculté de connaître. Quand le concept d’une chose est déjà tout à fait complet, je puis encore demander si cette chose est simplement possible, ou si elle est réelle, ou, dans ce dernier cas, si elle est en outre nécessaire. Pas une détermination de plus n’est conçue par là dans l’objet lui-même, mais il s’agit seulement de savoir quel est le rapport de cet objet (et de toutes ses déterminations) avec l’entendement et son usage empirique, avec le jugement empirique et avec la raison (dans son application à l’expérience).

C’est précisément pour cela que les principes de la modalité ne font rien de plus que d’expliquer les concepts de la possibilité, de la réalité et de la nécessité dans leur usage empirique, et en même temps aussi de restreindre les catégories à l’usage purement empirique, sans en admettre et en permettre l’usage transcendental. En effet, si elles n’ont pas seulement une valeur logique et ne se bornent pas à exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais qu’elles se rapportent aux choses, à leur possibilité, à leur réalité ou à leur nécessité, il faut qu’elles s’appliquent à l’expérience possible et à son unité synthétique, dans laquelle seule sont donnés les objets de la connaissance.

Le postulat, de la possibilité des choses exige donc que le concept de ces choses s’accorde avec les conditions formelles d’une expérience en général. Mais celle-ci, à savoir la forme objective de l’expérience en général, contient toute synthèse requise pour la connaissance des objets. Un concept qui contient une synthèse doit être tenu pour vide et ne se rapporte à aucun objet si cette synthèse n’appartient à l’expérience, soit comme empruntée de l’expérience, auquel cas ce concept s’appelle un concept empirique, soit comme condition à priori de l’expérience en général (de la forme de l’expérience), auquel cas il est un concept pur, mais qui appartient pourtant à l’expérience, puisque son objet ne peut être trouvé que dans l’expérience. En effet, d’où peut-on tirer le caractère de la possibilité d’un objet pensé au moyen d’un concept synthétique à priori, si ce n’est de la synthèse qui constitue la forme de la connaissance empirique des objets ? C’est sans doute une condition logique nécessaire que, dans un concept de ce genre, il n’y ait point de contradiction, mais il s’en faut que cela suffise pour constituer la réalité objective du concept, c’est-à-dire la possibilité d’un objet tel qu’il est pensé par le concept. Ainsi, il n’y a point de contradiction dans le concept d’une figure renfermée entre deux lignes droites, car les concepts de deux lignes droites et de leur rencontre ne renferment la négation d’aucune figure ; l’impossibilité ne tient pas au concept en lui-même, mais à la construction de ce concept dans l’espace, c’est-à-dire aux conditions de l’espace et de sa détermination, conditions qui, à leur tour, ont leur réalité objective, c’est-à-dire se rapportent à des choses possibles, puisqu’elles contiennent à priori la forme de l’expérience en général.

Montrons maintenant l’utilité et l’influence considérable de ce postulat de la possibilité. Quand je me représente une chose qui est permanente, de telle sorte que tout ce qui y change appartient seulement à son état, je ne puis par ce seul concept connaître qu’une telle chose est possible. Ou bien, quand je me représente quelque chose qui est de telle nature que, dès qu’il est posé, quelque autre chose le suit toujours et inévitablement, je puis sans doute le concevoir sans contradiction ; mais je ne saurais juger par là si une propriété de ce genre (comme causalité) se rencontre dans quelque objet possible. Enfin, je puis me représenter des choses (des substances) diverses, constituées de telle sorte que l’état de l’une entraîne une conséquence dans l’état de l’autre, et réciproquement ; mais qu’un rapport de ce genre puisse convenir à certaines choses, c’est ce que je ne saurais déduire de ces concepts, lesquels ne contiennent qu’une synthèse purement arbitraire. Ce n’est donc qu’autant que ces concepts expriment à priori les rapports des perceptions dans chaque expérience que l’on reconnaît leur réalité objective, c’est-à-dire leur vérité transcendentale, et cela, il est vrai, indépendamment de l’expérience, mais non pas indépendamment de toute relation à la forme d’une expérience en général et à l’unité synthétique dans laquelle seule des objets peuvent être connus empiriquement.

Que si l’on voulait se faire de nouveaux concepts de substances, de forces, d’actions réciproques, avec la matière que nous fournit la perception, sans dériver de l’expérience même l’exemple de leur liaison, on tomberait alors dans de pures chimères et l’on ne pourrait reconnaître la possibilité de ces conceptions fantastiques au moyen d’aucun critérium, puisque l’on n’y aurait point pris l’expérience pour guide et qu’on ne les en aurait point dérivées. Des concepts factices[ndt 74] de cette espèce ne sauraient recevoir à priori, ainsi que les catégories, le caractère de leur possibilité, comme conditions d’où dépend toute expérience, mais seulement à posteriori, comme étant donnés par l’expérience elle-même. Ou leur possibilité doit être connue à posteriori et empiriquement, ou elle ne peut pas l’être du tout. Une substance qui serait constamment présente dans l’espace, mais sans le remplir (comme cet intermédiaire entre la matière et l’être pensant que quelques-uns ont voulu introduire), ou une faculté particulière qu’aurait notre esprit de prévoir l’avenir (et non pas seulement de le conclure), ou enfin la faculté qu’il aurait d’être en commerce d’idées avec d’autres hommes, quelque éloignés qu’ils fussent, ce sont là des concepts dont la possibilité est tout à fait sans fondement, puisqu’elle ne peut être fondée sur l’expérience et sur les lois connues de l’expérience, et que sans elle ils ne sont plus qu’une liaison arbitraire de pensées qui, quoique ne renfermant aucune contradiction, ne peut prétendre à aucune réalité objective, par conséquent à la possibilité d’objets tels que ceux que l’on conçoit ainsi ? Pour ce qui est de la réalité, il va sans dire qu’on ne saurait en concevoir une in concreto sans recourir à l’expérience, puisqu’elle ne peut se rapporter qu’à la sensation comme matière de l’expérience, et non à la forme du rapport, avec laquelle l’esprit pourrait toujours jouer dans ses fictions.

Mais je laisse de côté tout ce dont la possibilité ne peut être déduite que de la réalité dans l’expérience, et je n’examine ici que cette possibilité des choses qui se fonde sur des concepts à priori. Or je persiste à soutenir que de ces concepts les choses ne peuvent être tirées en elles-mêmes, mais seulement comme conditions formelles et objectives d’une expérience en général.

Il semble à la vérité que la possibilité d’un triangle puisse être connue en elle-même par son concept (il est certainement indépendant de l’expérience) ; car dans le fait nous pouvons lui donner un objet tout à fait à priori, c’est-à-dire le construire. Mais comme cette construction n’est que la forme d’un objet, le triangle ne serait toujours qu’un produit de l’imagination, dont l’objet n’aurait encore qu’une possibilité douteuse, puisqu’il faudrait, pour qu’il en fût autrement, quelque chose de plus, à savoir que cette figure fût conçue sous les seules conditions sur lesquelles reposent tous les objets de l’expérience. Or la seule chose que joigne à ce concept la représentation de la possibilité d’un tel objet, c’est que l’espace est une condition formelle à priori d’expériences extérieures, et que cette même synthèse figurative par laquelle nous construisons un triangle dans l’imagination, est absolument identique à celle que nous produisons dans l’appréhension d’un phénomène, afin de nous en faire un concept expérimental. Et ainsi la possibilité des quantités continues, et même des quantités en général, les concepts en étant tous synthétiques, ne résulte jamais de ces concepts eux-mêmes, mais de ces concepts considérés comme conditions formelles de la détermination des objets dans l’expérience en général. Où trouver en effet des objets qui correspondent aux concepts, sinon dans l’expérience, par laquelle seule des objets nous sont donnés ? Toutefois, nous pouvons bien, en envisageant la possibilité des choses simplement par rapport aux conditions formelles sous lesquelles quelque chose est en général déterminé comme objet dans l’expérience, la connaître et la caractériser sans recourir préalablement à l’expérience même, et par conséquent tout à fait à priori ; mais ce n’est toujours que relativement à l’expérience et dans ses limites que nous la connaissons et la caractérisons.

Le postulat, relatif à la connaissance de la réalité des choses, exige une perception, par conséquent une sensation, accompagnée de conscience (non pas il est vrai immédiatement), de l’objet même dont l’existence doit être connue ; mais il faut bien aussi que cet objet s’accorde avec quelque perception réelle suivant les analogies de l’expérience, lesquelles représentent toute liaison réelle dans une expérience en général.

On ne saurait trouver, dans le simple concept d’une chose, aucun caractère de son existence. En effet, encore que ce concept soit tellement complet que rien ne manque pour concevoir une chose avec toutes ses déterminations intérieures, l’existence n’a aucun rapport avec toutes ces déterminations ; mais toute la question est de savoir si une chose de ce genre nous est donnée, de telle sorte que la perception en puisse toujours précéder le concept. Le concept précédant la perception signifie la simple possibilité de la chose ; la perception qui fournit au concept la matière est le seul caractère de la réalité. Mais on peut aussi connaître l’existence d’une chose avant de la percevoir, et par conséquent d’une manière relativement à priori, pourvu qu’elle s’accorde avec certaines perceptions suivant les principes de leur liaison empirique (les analogies). Alors, en effet, l’existence de la chose est liée avec nos perceptions dans une expérience possible, et nous pouvons, en suivant le fil de ces analogies, passer de notre perception réelle à la chose dans la série des perceptions possibles. C’est ainsi que nous connaissons, par la perception de la limaille de fer attirée, l’existence d’une matière magnétique pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate de cette matière nous soit impossible à cause de la constitution de nos organes. En effet, d’après les lois de la sensibilité et le contexte de nos perceptions, nous arriverions à avoir dans une expérience l’intuition immédiate de cette matière, si nos sens étaient plus délicats ; mais la grossièreté de ces sens ne touche en rien à la forme de l’expérience possible en général. Là donc où s’étend la perception et ce qui en dépend suivant des lois empiriques, là s’étend aussi notre connaissance de l’existence des choses. Si nous ne commençons par l’expérience, ou si nous ne procédons en suivant les lois de l’enchaînement empirique des phénomènes, c’est en vain que nous nous flatterions de deviner ou de pénétrer l’existence de quelque chose.

Mais l’idéalisme élève une forte objection contre ces règles de la démonstration médiate de l’existence ; c’est donc ici le lieu de le réfuter[ndt 75].


Réfutation de l’idéalisme

L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l’existence des objets extérieurs dans l’espace ou douteuse et indémontrable, ou fausse et impossible. La première doctrine est l’idéalisme problématique de Descartes, qui ne tient pour indubitable que cette affirmation empirique (assertio) : je suis ; la seconde est l’idéalisme dogmatique de Berkeley, qui regarde l’espace avec toutes les choses dont il est la condition inséparable comme quelque chose d’impossible en soi, et par conséquent aussi les choses dans l’espace comme de pures fictions. L’idéalisme dogmatique est inévitable quand on fait de l’espace une propriété appartenant aux choses en soi ; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition, un non-être[ndt 76]. Mais nous avons renversé le principe de cet idéalisme dans l’esthétique transcendentale. L’idéalisme problématique, qui n’affirme rien à cet égard, mais qui seulement allègue notre impuissance à démontrer par l’expérience immédiate une existence en dehors de la nôtre, est rationnel et annonce une façon de penser solide et philosophique, qui ne permet aucun jugement décisif tant qu’une preuve suffisante n’a pas été trouvée. La preuve demandée doit donc établir que nous n’imaginons pas seulement les choses extérieures, mais que nous en avons aussi l’expérience ; et c’est ce que l’on ne peut faire qu’en démontrant que notre expérience intérieure, indubitable pour Descartes, n’est possible elle-même que sous la condition de l’expérience extérieure.


Théorème
La simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence, prouve l’existence des objets extérieurs dans l’espace.
preuve

J’ai conscience de mon existence comme déterminée dans le temps. Toute détermination suppose quelque chose de permanent dans la perception. Or ce permanent[ndt 77] ne peut pas être une intuition en moi. En effet, tous les principes de détermination de mon existence qui peuvent être trouvés en moi, sont des représentations, et, à ce titre, ont besoin de quelque chose de permanent qui soit distinct de ces représentations, et par rapport à quoi leur changement, et par conséquent mon existence dans le temps où elles changent, puissent être déterminés[ndt 78]. La perception de ce permanent n’est donc possible que par une chose existant hors de moi, et non pas seulement par la représentation d’une chose extérieure à moi. Par conséquent la détermination de mon existence dans le temps n’est possible que par l’existence de choses réelles que je perçois hors de moi. Mais, comme cette conscience dans le temps est nécessairement liée à la conscience de la possibilité de cette détermination du temps, elle est aussi nécessairement liée à l’existence des choses hors de moi, comme à la condition de la détermination du temps ; c’est-à-dire que la conscience de ma propre existence est en même temps une conscience immédiate de l’existence d’autres choses hors de moi.

Premier scolie. On remarquera dans la preuve précédente que le jeu de l’idéalisme est retourné, à bien plus juste titre, contre ce système. Celui-ci admettait que la seule expérience immédiate est l’expérience interne, et que l’on ne fait que conclure de là à l’existence de choses extérieures, mais qu’ici, comme dans tous les cas où l’on conclut d’effets donnés à des causes déterminées, la conclusion est incertaine, parce que les causes des représentations peuvent aussi être en nous-mêmes, et que peut-être nous les attribuons faussement à des choses extérieures. Or il est démontré ici que l’expérience extérieure est proprement immédiate [42], et que c’est seulement au moyen de cette expérience qu’est possible, non pas, il est vrai, la conscience de notre propre existence, mais la détermination de cette existence dans le temps, c’est-à-dire l’expérience interne. Sans doute la représentation je suis, exprimant la conscience qui peut accompagner toute pensée, est ce qui renferme immédiatement en soi l’existence d’un sujet ; mais elle n’en renferme aucune connaissance, par conséquent aucune connaissance empirique, ou, en d’autres termes, aucune expérience. Il faut pour cela, outre la pensée de quelque chose d’existant, l’intuition, et ici l’intuition interne ; c’est par rapport à cette intuition, c’est-à-dire au temps, que le sujet doit être déterminé ; et cela même exige nécessairement des objets extérieurs, de telle sorte que l’expérience interne elle-même n’est possible que médiatement et par le moyen de l’expérience externe.

Deuxième scolie. Tout usage expérimental de notre faculté de connaître dans la détermination du temps s’accorde parfaitement avec cette preuve. Non-seulement nous ne pouvons percevoir aucune détermination de temps que par le changement dans les rapports extérieurs (le mouvement) relativement à ce qui est permanent dans l’espace (par exemple le mouvement du soleil relativement aux objets de la terre) ; mais nous n’avons même rien de permanent que nous puissions soumettre, comme intuition, au concept d’une substance, sinon la matière : et, quoique[ndt 79] cette permanence ne soit pas tirée de l’expérience extérieure, mais qu’elle soit supposée à priori, comme c’est la condition nécessaire de toute détermination du temps, elle sert à ce titre même à déterminer le sens interne relativement à notre propre existence par l’existence des choses extérieures. La conscience de moi-même dans la représentation Je, n’est point du tout une intuition, mais une représentation purement intellectuelle de la spontanéité d’un sujet pensant. Ce Je ne contient donc pas le moindre prédicat d’intuition, qui, en tant que permanent, puisse servir de corrélatif à la détermination du temps dans le sens interne, comme est par exemple l’impénétrabilité de la matière, en tant qu’intuition empirique. Troisième scolie. De ce que l’existence d’objets extérieurs est nécessaire pour qu’une conscience déterminée de nous-mêmes soit possible, il ne s’ensuit pas que toute représentation intuitive de choses extérieures en renferme en même temps l’existence, car cette représentation peut bien être le simple effet de l’imagination (comme il arrive dans les rêves ou dans la folie) ; mais elle n’a lieu que par la reproduction d’anciennes perceptions extérieures, lesquelles, comme nous l’avons montré, ne sont possibles que par la réalité des objets extérieurs. Il a donc suffi de prouver ici que l’expérience interne en général n’est possible que par l’expérience externe en général. Quant à savoir si telle ou telle prétendue expérience ne serait pas une simple imagination, c’est ce que l’on découvrira au moyen de ses déterminations particulières et à l’aide des critériums de toute expérience réelle.


Enfin, pour ce qui est du troisième postulat, il se rapporte à la nécessité matérielle dans l’existence, et non à la nécessité purement formelle et logique dans la liaison des concepts. Or, comme nulle existence des objets des sens ne peut être connue tout à fait à priori, mais seulement d’une manière relativement à priori, c’est-à-dire par rapport à quelque autre objet déjà donné, qui ne peut toujours se rapporter qu’à une existence comprise quelque part dans l’ensemble de l’expérience, dont la perception donnée est une partie, la nécessité de l’existence ne peut jamais être connue par des concepts, mais seulement par la liaison qui l’unit avec ce qui est perçu suivant les lois générales de l’expérience. D’un autre côté, comme la seule existence qui puisse être reconnue pour nécessaire sous la condition d’autres phénomènes, est celle des effets résultant de causes données d’après les lois de la causalité, ce n’est pas de l’existence des choses (des substances), mais seulement de leur état que nous pouvons connaître la nécessité, et cela, en vertu des lois empiriques de la causalité, au moyen d’autres états donnés dans la perception. Il suit de là que le critérium de la nécessité réside uniquement dans cette loi de l’expérience possible, à savoir que tout ce qui arrive est déterminé à priori dans le phénomène par sa cause. Nous ne connaissons donc que la nécessité des effets naturels dont les causes nous sont données ; le signe de la nécessité dans l’existence ne s’étend pas au delà du champ de l’expérience possible, et même dans ce champ il ne s’applique pas à l’existence des choses comme substances, puisque celles-ci ne peuvent jamais être considérées comme des effets empiriques ou comme quelque chose qui arrive et qui naît. La nécessité ne concerne donc que les rapports des phénomènes suivant la loi dynamique de la causalité, et que la possibilité, qui s’y fonde, de conclure à priori de quelque existence donnée (d’une cause) à une autre existence (à l’effet). Tout ce qui arrive est hypothétiquement nécessaire ; c’est là un principe qui soumet le changement dans le monde à une loi, c’est-à-dire à une règle de l’existence nécessaire, sans laquelle il n’y aurait pas même de nature. C’est pourquoi le principe : rien n’arrive par un aveugle hasard (in mundo non datur casus) est une loi à priori de la nature. Il en est de même de celui-ci : il n’y a pas dans la nature de nécessité aveugle, mais une nécessité conditionnelle, par conséquent intelligente (non datur fatum). Ces deux principes sont des lois qui soumettent le jeu des changements à une nature des choses (comme phénomènes), ou, ce qui revient au même, à l’unité de l’entendement, dans lequel ils ne peuvent appartenir qu’à l’expérience considérée comme unité synthétique des phénomènes. Ils sont tous deux dynamiques. Le premier est proprement une conséquence du principe de la causalité (sous les analogies de l’expérience). Le second appartient aux principes de la modalité, qui ajoute à la détermination causale le concept de la nécessité, mais d’une nécessité soumise à une règle de l’entendement. Le principe de la continuité interdisait dans la série des phénomènes (des changements) tout saut (in mundo non datur saltus), et en même temps, dans l’ensemble de toutes les intuitions empiriques dans l’espace, toute lacune, tout hiatus entre deux phénomènes (non datur hiatus) ; car on peut énoncer ainsi le principe : il ne peut rien tomber dans l’expérience qui prouve un vacuum, ou qui seulement le permette comme une partie de la synthèse empirique. En effet, pour ce qui est du vide que l’on peut concevoir en dehors du champ de l’expérience possible (du monde), il n’appartient pas au ressort du pur entendement, qui prononce uniquement sur les questions concernant l’application des phénomènes donnés à la connaissance empirique, et c’est un problème pour la raison idéaliste, laquelle sort de la sphère d’une expérience possible pour juger de ce qui environne et limite cette sphère même : c’est par conséquent dans la dialectique transcendentale qu’il doit être examiné. Nous pourrions aisément représenter ces quatre principes (in mundo non datur hiatus, non datur saltus, non datur casus, non datur fatum), comme tous les autres principes d’origine transcendentale, dans leur ordre, conformément à l’ordre des catégories, et assigner à chacun sa place ; mais le lecteur déjà exercé le fera de lui-même, ou trouvera aisément le fil conducteur nécessaire pour cela. Ils s’accordent tous d’ailleurs en ce point qu’ils ne souffrent rien dans la synthèse empirique qui puisse porter atteinte à l’entendement et à l’enchaînement continu de tous les phénomènes, c’est-à-dire à l’unité de ses concepts. Car c’est en lui seulement qu’est possible l’unité de l’expérience où toutes les perceptions doivent avoir leur place.

Le champ de la possibilité est-il plus grand que celui qui contient tout le réel, et celui-ci à son tour est-il plus grand que celui de ce qui est nécessaire ? ce sont là de belles questions, dont la solution est synthétique, mais qui ressortissent uniquement au tribunal de la raison. En effet, elles reviennent à peu près à demander si toutes choses, comme phénomènes, appartiennent à l’ensemble et au contexte d’une seule expérience dont toute perception donnée est une partie, et qui, par conséquent, ne peut être liée à d’autres phénomènes, ou bien si mes perceptions peuvent appartenir (dans leur enchaînement général) à quelque chose de plus qu’à une seule expérience possible. En général, l’entendement ne donne à priori à l’expérience que la règle, suivant les conditions subjectives et formelles, soit de la sensibilité, soit de l’aperception, qui seules rendent possible cette expérience. Quand même d’autres formes de l’intuition (que l’espace et le temps), ou d’autres formes de l’entendement (que la forme discursive de la pensée, ou celle de la connaissance par concepts) seraient possibles, nous ne pourrions d’aucune façon nous en faire une idée et les comprendre ; et, le pussions-nous, toujours n’appartiendraient-elles pas à l’expérience comme à la seule connaissance où les objets nous sont donnés. Peut-il y avoir d’autres perceptions que celles qui en général constituent l’ensemble de notre expérience possible, et par conséquent peut-il y avoir un tout autre champ de la matière ? c’est ce que l’entendement ne saurait décider, n’ayant affaire qu’à la synthèse de ce qui est donné. D’ailleurs la pauvreté de ces raisonnements ordinaires par lesquels nous produisons un grand empire de la possibilité dont toute chose réelle (tout objet d’expérience) n’est qu’une petite partie, cette pauvreté saute aux yeux. Tout réel est possible ; de là découle naturellement, suivant les règles logiques de la conversion, cette proposition toute particulière : quelque possible est réel, ce qui paraît revenir à ceci : il y a beaucoup de choses possibles qui ne sont pas réelles. Il semble à la vérité que l’on puisse mettre le nombre du possible au-dessus de celui du réel, puisqu’il faut que quelque chose s’ajoute à celui-là pour former celui-ci. Mais je ne connais pas cette addition au possible ; car ce qui devrait y être ajouté serait impossible. La seule chose qui pour mon entendement puisse s’ajouter à l’accord avec les conditions formelles de l’expérience, c’est la liaison avec quelque perception : et ce qui est lié avec une perception suivant des lois empiriques, est réel, encore qu’il ne soit pas immédiatement perçu. Mais que dans l’enchaînement général avec ce qui m’est donné dans la perception, il puisse y avoir une autre série de phénomènes, par conséquent plus qu’une expérience unique comprenant tout, c’est ce que l’on ne peut conclure de ce qui est donné, et ce que l’on peut encore moins conclure sans que quelque chose soit donné, puisque rien en général ne se laisse penser sans matière. Ce qui n’est possible que sous des conditions simplement possibles elles-mêmes, ne l’est pas à tous égards. Mais c’est à ce point de vue général que l’on envisage la question, quand on veut savoir si la possibilité des choses s’étend au delà du cercle de l’expérience.

Je n’ai fait mention de ces questions que pour ne laisser aucune lacune dans ce qui appartient, suivant l’opinion commune, aux concepts de l’entendement. Mais dans le fait, la possibilité absolue (qui est valable à tous égards) n’est pas un simple concept de l’entendement, et ne peut être d’aucun usage empirique ; elle appartient uniquement à la raison, qui dépasse tout usage empirique possible de l’entendement. Aussi avons-nous dû nous contenter d’une remarque purement critique, laissant, d’ailleurs la chose dans l’obscurité jusqu’à ce que nous la reprenions plus tard pour la traiter d’une manière plus étendue.

Avant de clore ce quatrième numéro et avec lui le système de tous les principes de l’entendement pur, je dois indiquer encore le motif qui m’a fait appeler du nom de postulats les principes de la modalité. Je ne prends pas ici cette expression dans le sens que lui ont donné quelques philosophes récents, contrairement à celui des mathématiciens, auxquels elle appartient proprement, c’est-à-dire comme signifiant une proposition que l’on donne pour immédiatement certaine, sans la justifier ni la prouver. En effet, accorder que des propositions synthétiques, si évidentes qu’elles soient, puissent, sans déduction et à première vue, emporter une adhésion absolue, c’est ruiner toute critique de l’entendement. Comme il ne manque pas de prétentions hardies, auxquelles ne se refuse pas même la foi commune (mais sans être pour elles une lettre de créance), notre entendement serait ouvert à toutes les opinions, sans pouvoir refuser son assentiment à des sentences qui, quelque illégitimes qu’elles fussent, demanderaient, avec le ton de la plus parfaite assurance, à être admises comme de véritables axiomes. Quand donc une détermination à priori s’ajoute synthétiquement au concept d’une chose, il faut nécessairement joindre à une proposition de ce genre, sinon une preuve, du moins une déduction de la légitimité de cette assertion.

Mais les principes de la modalité ne sont pas objectivement synthétiques, puisque les prédicats de la possibilité, de la réalité et de la nécessité n’étendent pas le moins du monde le concept auquel ils s’appliquent, en ajoutant quelque chose à la représentation de l’objet. Ils n’en sont pas moins synthétiques, mais ils ne le sont que d’une manière subjective, c’est-à-dire qu’ils appliquent au concept d’une chose (du réel), dont ils ne disent rien d’ailleurs, la faculté de connaître où il a son origine et son siège. Si ce concept concorde simplement dans l’entendement avec les conditions formelles de l’expérience, son objet est appelé possible ; s’il est lié à la perception (à la sensation comme matière des sens) et qu’il soit déterminé par elle au moyen de l’entendement, l’objet est dit réel ; si enfin il est déterminé par l’enchaînement des perceptions suivant des concepts, l’objet se nomme nécessaire. Les principes de la modalité n’expriment donc, touchant un concept, rien autre chose que l’acte de la faculté de connaître par lequel il est produit. Or on appelle postulat dans les mathématiques une proposition pratique qui ne contient rien que la synthèse par laquelle nous nous donnons d’abord un objet et en produisons le concept ; par exemple : décrire d’un point donné, avec une ligne donnée, un cercle sur une surface. Une proposition de ce genre ne peut pas être démontrée, puisque le procédé qu’elle exige est précisément celui par lequel nous produisons d’abord le concept d’une telle figure. Nous pouvons donc avec même droit postuler les principes de la modalité, puisqu’ils n’étendent pas leur concept des choses[43], mais qu’ils se bornent à montrer comment en général il est lié ici à la faculté de connaître.


Remarque générale sur le système des principes[ndt 80]

C’est une chose très-remarquable que la catégorie seule ne puisse nous faire apercevoir la possibilité d’aucune chose, mais que nous ayons toujours besoin d’une intuition pour y découvrir la réalité objective du concept pur de l’entendement. Que l’on prenne, par exemple, les catégories de la relation. Comment 1o quelque chose peut-il exister uniquement comme sujet, et non pas comme simple détermination d’autre chose, c’est-à-dire comment peut-il être substance ; ou 2o comment, parce que quelque chose est, une autre chose doit-elle être ; par conséquent, comment quelque chose en général peut-il être cause ; ou 3o comment, quand plusieurs choses sont, par cela que l’une d’elles existe, une chose suit-elle dans les autres et réciproquement, et comment un commerce de substances peut-il s’établir ainsi ? c’est ce que de simples concepts ne sauraient nous montrer. Il en est de même des autres catégories, par exemple de la question de savoir comment une chose peut être identique à plusieurs ensemble, c’est-à-dire être une quantité, etc. Tant qu’on manque d’intuition, on ne sait pas si par les catégories on pense un objet, ou si même en général quelque objet peut leur convenir ; par où l’on voit qu’elles ne sont pas du tout des connaissances, mais de simples formes de pensée[ndt 81] servant à transformer en connaissances des intuitions données. — Il en résulte aussi qu’aucune proposition synthétique ne peut être tirée des seules catégories. Quand je dis, par exemple, que dans toute existence il y a une substance, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut exister que comme sujet, et non pas comme simple prédicat, ou qu’une chose est un quantum, il n’y a rien là qui puisse nous servir à sortir d’un concept donné et à le rattacher à un autre. Aussi n’a-t-on jamais réussi à prouver par de simples concepts purs de l’entendement une proposition synthétique, celle-ci par exemple : tout ce qui existe accidentellement a une cause. La seule chose que l’on pourrait faire serait de prouver que, sans cette relation, nous ne saurions comprendre l’existence de l’accidentel, c’est-à-dire connaître à priori par l’entendement l’existence d’une telle chose ; mais il ne s’ensuit pas que cette relation est aussi la condition de la possibilité des choses mêmes. Si l’on veut se rappeler notre preuve du principe de causalité, on remarquera que nous n’avons pu le prouver que par rapport à des objets d’expérience possible : tout ce qui arrive, (tout événement) suppose une cause ; nous n’avons pu ainsi le prouver que comme un principe de la possibilité de l’expérience, par conséquent de la connaissance d’un objet donné dans l’intuition empirique, et non par de simples concepts. On ne peut nier cependant que cette proposition : tout ce qui est accidentel doit avoir une cause, ne soit évidente pour chacun par de simples concepts ; mais alors le concept de l’accidentel est déjà entendu de telle sorte qu’il ne contient pas la catégorie de la modalité (comme quelque chose dont la non-existence se peut concevoir), mais celle de la relation (comme quelque chose qui ne peut exister que comme conséquence de quelque autre) ; et, dans ce cas, la proposition est certainement identique : tout ce qui ne peut exister que comme conséquence a sa cause. Dans le fait, quand nous voulons donner des exemples de l’existence accidentelle, nous en appelons toujours à des changements, et non pas simplement à la possibilité de concevoir le contraire[44]. Or le changement est un événement qui, comme tel, n’est possible que par une cause, et dont par conséquent la non-existence est possible en soi, et l’on reconnaît ainsi la contingence par cela que quelque chose ne peut exister que comme effet d’une cause. Quand donc une chose est admise comme contingente, c’est une proposition analytique de dire qu’elle a une cause.

Mais il est encore plus remarquable que, pour comprendre la possibilité des choses en vertu des catégories, et par conséquent pour démontrer la réalité objective de ces dernières, nous n’avons pas seulement besoin d’intuitions, mais même d'intuitions extérieures. Prenons, par exemple, les concepts purs de la relation, voici ce que nous trouvons : 1o Pour donner dans l’intuition quelque chose de fixe qui corresponde au concept de la substance (et pour démontrer ainsi la réalité objective de ce concept), nous avons besoin d’une intuition dans l’espace (de l’intuition de la matière), parce que seul l’espace comporte une détermination fixe[ndt 82], tandis que le temps, et par conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur, s’écoule sans cesse. 2o Pour présenter le changement comme intuition correspondante au concept de la causalité, il nous faut prendre pour exemple le mouvement, comme changement dans l’espace, et c’est par là seulement que nous pouvons nous rendre saisissables des changements dont aucun entendement pur ne peut comprendre la possibilité. Le changement est la liaison de déterminations


contradictoirement opposées entre elles dans l’existence d’une seule et même chose. Or comment est-il possible que d’un état donné d’une chose résulte dans la même chose un autre état opposé au premier ? c’est ce que non-seulement aucune raison ne peut comprendre sans exemple, mais ce qu’elle ne peut même se rendre intelligible sans une intuition. Cette intuition est celle du mouvement d’un point dans l’espace, dont l’existence en différents lieux (comme série de déterminations opposées) nous fait seule d’abord percevoir le changement. En effet, pour que nous puissions concevoir même des changements intérieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière figurée le temps, comme forme du sens intime, par une ligne, le changement intérieur par le tracé de cette ligne (par le mouvement), et par conséquent notre existence successive en différents états par une intuition extérieure. La raison en est que tout changement présuppose quelque chose de fixe dans l’intuition, même pour pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune intuition fixe ne se rencontre dans le sens intérieur. — 3o Enfin, la catégorie de la communauté ne peut être comprise, quant à sa possibilité, par la seule raison ; et par conséquent la réalité objective de ce concept ne peut être aperçue sans intuition, et même sans intuition extérieure dans l’espace. En effet, comment veut-on concevoir comme possible que, plusieurs substances existant, de l’existence de l’une quelque chose résulte (comme effet) dans celle de l’autre, et réciproquement, et qu’ainsi, parce qu’il y a dans la première quelque chose qui ne peut être compris que par l’existence de la seconde, il en doive être de même de la seconde à l’égard de la première ? car cela est nécessaire pour qu’il y ait communauté, mais ne peut se comprendre de choses dont chacune subsiste d’une manière complètement isolée. Aussi Leibnitz, tout en attribuant une communauté aux substances du monde, mais aux substances conçues comme elles peuvent l’être par le seul entendement, eut-il besoin de recourir à l’intervention de la divinité ; car ce commerce des substances lui parut justement incompréhensible par leur seule existence. Mais nous pouvons nous rendre saisissable la possibilité de la communauté (des substances comme phénomènes), en nous les représentant dans l’espace, par conséquent dans l’intuition extérieure. Celui-ci en effet contient à priori des rapports extérieurs formels comme conditions de la possibilité des rapports réels en soi (dans l’action et la réaction, par conséquent dans la réciprocité). — Il est tout aussi facile de prouver que la possibilité des choses comme quantités et par conséquent la réalité objective des catégories de la quantité ne peuvent être exposées que dans l’intuition extérieure, et ne peuvent être ensuite appliquées au sens intime qu’au moyen de cette intuition. Mais, pour éviter les longueurs, je dois en laisser les exemples à la réflexion du lecteur.

Toute cette remarque est d’une grande importance, non-seulement pour confirmer notre précédente réfutation de l’idéalisme, mais surtout pour nous montrer, quand il sera question de la connaissance de soi-même par la simple conscience intérieure et de la détermination de notre nature sans le secours d’intuitions empiriques intérieures, les limites de la possibilité d’une telle connaissance.

Voici donc la dernière conséquence de toute cette section : tous les principes de l’entendement pur ne sont que des principes à priori de la possibilité de l’expérience ; c’est uniquement à celle-ci que se rapportent toutes les propositions synthétiques à priori, et leur possibilité même repose absolument sur cette relation.


CHAPITRE III

Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes

Jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard, maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera pas inutile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels sont nos titres à la possession de ce pays, et comment nous pouvons nous y maintenir contre toute prétention ennemie. Bien que nous ayons déjà répondu suffisamment à ces questions dans le cours de l’analytique, une révision sommaire des solutions qu’elle en a données fortifiera la conviction, en réunissant en un point leurs divers moments.

Nous avons vu, en effet, que tout ce que l’entendement tire de lui-même, sans l’emprunter à l’expérience, ne peut avoir pour lui d’autre usage que celui de l’expérience. Les principes de l’entendement pur, qu’ils soient constitutifs à priori (comme les principes mathématiques) ou simplement régulateurs (comme les principes dynamiques) ne contiennent rien que le pur schème pour l’expérience possible ; car celle-ci ne tire son unité que de l’unité synthétique que l’entendement attribue originairement et de lui-même à la synthèse de l’imagination dans son rapport avec l’aperception, et avec laquelle les phénomènes, comme data pour une connaissance possible, doivent être à priori en rapport et en harmonie. Or, quoique ces règles de l’entendement soient non-seulement vraies à priori, mais la source même de toute vérité, c’est-à-dire de l’accord de notre connaissance avec des objets, par cela même qu’elles contiennent le principe de la possibilité de l’expérience, considérée comme l’ensemble de toute connaissance où des objets peuvent nous être donnés, il nous semble cependant qu’il ne suffit pas d’exposer ce qui est vrai, mais qu’il faut exposer aussi ce que l’on désire savoir. Si donc, par cette recherche critique, nous n’apprenons rien de plus que ce que nous avons pratiqué de nous-mêmes en faisant de l’entendement un usage purement empirique et sans nous engager dans une investigation aussi subtile, l’avantage qui en résulte ne paraît pas mériter les peines qu’elle coûte. On peut répondre, il est vrai, qu’aucune curiosité n’est plus préjudiciable à l’extension de notre connaissance que celle de vouloir toujours connaître l’utilité d’une recherche avant de s’y être engagé, et avant qu’il soit possible de se faire la moindre idée de cette utilité, l’eût-on d’ailleurs devant les yeux. Mais il y a pourtant un avantage que peut apprécier et prendre à cœur dans une investigation transcendentale de ce genre le disciple le plus difficile et le plus morose : c’est que l’entendement qui est exclusivement occupé de son usage empirique et ne réfléchit pas sur les sources de sa propre connaissance, peut très-bien fonctionner, mais est incapable de se déterminer à lui-même les limites de son usage et de savoir ce qui peut se trouver dans le sein ou en dehors de sa sphère ; car il faut pour cela précisément ces profondes recherches que nous avons instituées. Que s’il ne peut distinguer si certaines questions sont ou non dans son horizon, il n’est jamais sûr de ses droits et de sa propriété, et il doit s’attendre à recevoir à chaque instant des leçons humiliantes, en transgressant incessamment (comme il est inévitable) les limites de son domaine et en se jetant dans les erreurs et les chimères.

Si donc on reconnaît, avec une entière certitude, que l’entendement ne peut faire de tous ses principes à priori et même de tous ses concepts qu’un usage empirique, et jamais un usage transcendental, c’est là un principe qui a de graves conséquences. L’usage transcendental d’un concept dans un principe consiste à le rapporter aux choses en général et en soi, tandis que l’usage empirique l’applique simplement aux phénomènes, c’est-à-dire à des objets d’expérience possible. Il est aisé de voir que ce dernier usage peut seul avoir lieu. Tout concept exige d’abord la forme logique d’un concept (d’une pensée) en général, et ensuite la possibilité de lui donner un objet auquel il se rapporte. Sans ce dernier il n’a pas de sens, et il est tout à fait vide de contenu, bien qu’il puisse toujours représenter la fonction logique qui consiste à tirer un concept de certaines données. Or un objet ne peut être donné à un concept autrement que dans l’intuition ; et, si une intuition pure est possible à priori antérieurement à l’objet, cette intuition elle-même ne peut recevoir son objet, et par conséquent une valeur objective, que par l’intuition empirique dont elle est la forme pure. Tous les concepts et avec eux tous les principes, tout à priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des intuitions empiriques, c’est-à-dire aux données d’une expérience possible. Sans cela ils n’ont point de valeur objective et ne sont qu’un jeu de l’imagination ou de l’entendement avec leurs propres représentations. Que l’on prenne seulement pour exemple les concepts des mathématiques, en envisageant d’abord celles-ci dans leurs intuitions pures : l’espace a trois dimensions, entre deux points on ne peut tirer qu’une ligne droite, etc. Quoique tous ces principes et la représentation de l’objet dont s’occupe cette science soient produits dans l’esprit tout à fait à priori, ils ne signifieraient pourtant rien, si nous ne pouvions montrer leur signification dans des phénomènes (des objets empiriques). Aussi est-il nécessaire de rendre sensible un concept abstrait, c’est-à-dire de montrer un objet qui lui corresponde dans l’intuition, parce que sans cela le concept n’aurait, comme on dit, aucun sens, c’est-à-dire resterait sans signification. Les mathématiques remplissent cette condition par la construction de la figure, qui est un phénomène présent aux sens (bien que produit à priori). Le concept de la quantité, dans cette même science, cherche son soutien et son sens dans le nombre, celui-ci à son tour dans les doigts ou dans les grains des tablettes à calculer, ou dans les traits ou les points placés sous les yeux. Le concept reste toujours produit à priori, avec les principes ou les formules synthétiques qui en résultent ; mais leur usage et leur application à des objets ne peuvent être cherchés en définitive que dans l’expérience, dont ils contiennent à priori la possibilité (quant à la forme).

Ce qui montre clairement que toutes les catégories et tous les principes qui en sont formés sont dans le même cas, c’est que nous ne pouvons définir une seule de ces catégories, sans en revenir aux conditions de la sensibilité, par conséquent à la forme des phénomènes auxquels elles doivent être restreintes comme à leurs seuls objets. Otez en effet ces conditions, elles n’ont plus de sens, plus de rapport à aucun objet, et il n’y a plus d’exemple qui puisse nous rendre saisissable ce qui est proprement pensé dans ces concepts[ndt 83]. Personne ne peut définir le concept de la quantité en général que, par exemple, de cette manière : la quantité est cette détermination d’une chose qui permet de concevoir combien de fois un est contenu dans cette chose. Mais ce combien de fois se fonde sur la répétition successive, par conséquent sur le temps et sur la synthèse (des éléments homogènes) dans le temps. On ne peut définir la réalité par opposition à la négation qu’en songeant à un temps (conçu comme l’ensemble de toute existence) qui en est rempli ou est vide. Si je fais abstraction de la permanence (laquelle est une existence en tout temps), il ne me reste du concept de la substance que la représentation logique du sujet, représentation que je crois réaliser en me représentant quelque chose qui peut exister simplement comme sujet (sans être un prédicat de quelque autre chose). Mais outre que je ne sache point de conditions qui puissent permettre à cette

prérogative logique de convenir en propre à quelque chose, il n’y a rien autre chose à en faire, et l’on n’en peut tirer aucune conséquence, puisqu’aucun objet auquel s’applique l’usage du concept n’est déterminé par là, et que par conséquent on ne sait pas si en général il signifie quelque chose. Quant au concept de cause (si je faisais abstraction du temps, où une chose succède à une autre suivant une règle), je ne trouverais dans la pure catégorie rien de plus sinon qu’il y a quelque chose d’où l’on peut conclure à l’existence d’une autre chose, et alors non-seulement la cause et l’effet ne pourraient plus être distingués l’un de l’autre, mais encore, comme ce pouvoir de conclure exige bientôt des conditions dont je ne saurais rien, le concept n’aurait pas de détermination qui lui permît de s’adapter à quelque objet. Le prétendu principe : tout ce qui est contingent a une cause, se présente, il est vrai, avec assez de gravité, comme s’il portait en lui-même sa dignité. Mais quand je vous demande ce que vous entendez par contingent et que vous me répondez : c’est ce dont la non-existence est possible, je voudrais bien savoir à quoi vous prétendez reconnaître cette possibilité de la non-existence, si vous ne vous représentez pas une succession dans la série des phénomènes et dans cette succession une existence succédant à la non-existence (ou réciproquement), c’est-à-dire un changement ; car de dire que la non-existence d’une chose n’est pas contradictoire en soi, c’est faire tristement appel à une condition logique qui est sans doute nécessaire au concept, mais qui est tout à fait insuffisante relativement à la possibilité réelle. C’est ainsi que je puis bien supprimer par la pensée toutes les substances existantes, sans avoir le droit d’en conclure la contingence objective de leur existence, c’est-à-dire la possibilité de leur non-existence en soi. Pour ce qui est du concept de la communauté, il est facile de comprendre que, comme les pures catégories de la substance, aussi bien que de la causalité, ne permettent aucune définition qui détermine l’objet, la causalité réciproque dans la relation des substances entre elles (commercium) n’en est pas plus susceptible. Personne n’a encore pu définir la possibilité, l’existence et la nécessité, que par une tautologie manifeste, toutes les fois qu’on a voulu en puiser la définition dans l’entendement pur. Car de substituer la possibilité logique du concept (laquelle résulte de ce qu’il ne se contredit pas lui-même), à la possibilité transcendentale des choses (qui résulte de ce qu’un objet correspond au concept), c’est là une illusion qui ne peut tromper et satisfaire que des esprits sans perspicacité[45]. Il suit de là incontestablement que l’usage des concepts purs de l’entendement ne peut jamais être transcendental, mais qu’il est toujours empirique, que les principes de l’entendement pur ne peuvent jamais se rapporter aux choses en général (considérés indépendamment de la manière dont nous pouvons les percevoir), mais seulement aux objets des sens et suivant les conditions générales d’une expérience possible.

L’analytique transcendentale a donc cet important

résultat de montrer que l’entendement ne peut faire à priori autre chose que d’anticiper la forme d’une expérience possible en général, et que ce qui n’est pas phénomène ne pouvant être un objet d’expérience, il ne peut jamais dépasser les bornes de la sensibilité, en dehors desquelles il n’y a plus pour nous d’objets donnés. Ses principes sont simplement des principes de l’exposition des phénomènes, et le titre orgueilleux d’ontologie dont se pare la science qui prétend donner, dans une doctrine systématique, des connaissances synthétiques à priori des choses en général (par exemple le principe de la causalité), doit faire place au titre modeste d’analytique de l’entendement pur.

La pensée est l’acte qui consiste à rapporter à un objet une intuition donnée. Si la nature de cette intuition n’est donnée d’aucune manière, l’objet est alors simplement transcendental, et le concept de l’entendement n’a qu’un usage transcendental, c’est-à-dire qu’il n’exprime autre chose que l’unité de la pensée de quelque chose de divers en général. Au moyen d’une catégorie pure, où l’on fait abstraction de toute condition de l’intuition sensible, c’est-à-dire de la seule intuition qui soit possible pour nous, on ne détermine donc aucun objet, mais on exprime, suivant divers modes, la pensée d’un objet en général. Il faut encore, pour faire usage d’un concept, une fonction du jugement : celle par laquelle un objet lui est subsumé, par conséquent la condition au moins formelle sous laquelle quelque chose peut être donné dans l’intuition. Si cette condition du jugement (le schème) manque, toute subsomption est impossible, puisque rien n’est plus donné qui puisse être subsumé sous le concept. L’usage purement transcendental des catégories n’est donc pas dans le fait un usage, et il n’a point d’objet déterminé, ni même d’objet déterminable quant à la forme. Il suit de là que la catégorie pure ne suffit pas non plus à former aucun principe synthétique à priori, que les principes de l’entendement pur n’ont qu’un usage empirique et jamais un usage transcendental, et que, en dehors du champ de l’expérience possible, il ne peut y avoir de principes synthétiques à priori.

Il peut donc être sage de s’exprimer ainsi : les catégories pures, sans les conditions formelles de la sensibilité, ont une signification purement transcendentale, mais elles n’ont pas d’usage transcendental, cet usage étant impossible en soi, puisque toutes les conditions d’un usage quelconque (dans les jugements) leur manquent, à savoir les conditions formelles de la subsomption de quelque objet possible sous ces concepts. Comme (à titre de catégories pures) elles ne doivent pas avoir d’usage empirique, et qu’elles n’en peuvent pas avoir de transcendental, il suit qu’elles n’ont aucun usage quand on les isole de toute sensibilité, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être appliquées à aucun objet possible ; elles sont plutôt la forme pure de l’usage de l’entendement relativement aux objets en général et à la pensée, sans qu’on puisse par leur seul moyen penser ou déterminer quelque objet.

Il y a cependant ici au fond une illusion qu’il est difficile d’éviter[ndt 84]. Les catégories ne tirent pas leur origine de la sensibilité, comme les formes de l’intuition, l’espace et le temps ; elles semblent donc autoriser une application qui s’étende au delà de tous les objets des sens. Mais, d’un autre côté, elles ne sont que des formes de la

pensée, exprimant simplement la faculté logique d’unir à priori dans une conscience les éléments divers donnés dans l’intuition, et c’est pourquoi, si on leur retire la seule intuition qui nous soit possible, elles ont encore

moins de sens que ces formes sensibles pures : par celles-ci du moins un objet est donné, tandis qu’une manière propre à notre entendement de lier le divers ne signifie absolument plus rien si l’on n’y ajoute l’intuition dans laquelle seule ce divers peut être donné. — Pourtant, quand nous désignons certains objets sous le nom de phénomènes, d’êtres sensibles (phænomena), en distinguant la manière dont nous les percevons de leur nature en soi, il est déjà dans notre idée d’opposer en quelque sorte à ces phénomènes ou ces mêmes objets envisagés au point de vue de cette nature en soi, bien que nous ne les percevions pas à ce point de vue, ou d’autres choses possibles qui ne sont nullement des objets de nos sens, et, en les

considérant ainsi comme des objets simplement conçus par l’entendement, de les distinguer des premiers par le nom d’êtres intelligibles (noumena). Or on demande si les concepts purs de notre entendement ne pourraient avoir un sens par rapport à ces derniers et en être une sorte de connaissance.

Mais il se présente aussitôt ici une équivoque qui peut occasionner une grave erreur. Quand l’entendement appelle simplement phénomène un objet considéré sous un rapport, et qu’il se fait en même temps, en dehors de ce rapport, une représentation d’un objet en soi, il se persuade qu’il peut aussi se faire des concepts de ce genre d’objets, et que, puisqu’il n’en fournit pas d’autres que les catégories, l’objet, au moins dans ce dernier sens, doit pouvoir être pensé au moyen de ces concepts purs de l’entendement. Il est ainsi conduit à prendre le concept entièrement indéterminé d’un être intelligible conçu comme quelque chose de tout à fait en dehors de notre sensibilité, pour le concept déterminé d’un être que nous pourrions connaître de quelque manière par l’entendement.

Si par noumène nous entendons une chose en tant qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible, en faisant abstraction de notre manière de la percevoir, cette chose est alors un noumène dans le sens négatif. Mais si nous entendons par là l’objet d’une intuition non sensible, nous admettons un mode particulier d’intuition, à savoir l’intuition intellectuelle, mais qui n’est point le nôtre et dont nous ne pouvons pas même apercevoir la possibilité ; ce serait alors le noumène dans le sens positif.

La théorie de la sensibilité est donc en même temps celle des noumènes dans le sens négatif, c’est-à-dire de choses que l’entendement doit concevoir en dehors de ce rapport à notre mode d’intuition, par conséquent comme choses en soi et non plus simplement comme phénomènes, mais en comprenant qu’il ne peut faire aucun usage de ses catégories dans cette manière de les envisager séparément, puisqu’elles n’ont de sens que par rapport à l’unité des intuitions dans l’espace et dans le temps, et qu’elles ne peuvent déterminer à priori cette unité au moyen des concepts généraux de liaison qu’en vertu de l’idéalité de l’espace et du temps. Là où ne peut se trouver cette unité de temps, dans le noumène par conséquent, là cesse absolument tout usage et même toute signification des catégories ; car la possibilité des choses qui doivent répondre aux catégories ne se laisse pas apercevoir. Je ne puis mieux faire à cet égard que de renvoyer à ce que j’ai dit au commencement de la remarque générale sur le précédent chapitre. On ne saurait démontrer la possibilité d’une chose en disant que le concept de cette chose n’implique point contradiction ; il faut pour cela s’appuyer sur une intuition qui lui corresponde. Si donc nous voulions appliquer les catégories à des objets qui ne sont pas considérés comme phénomènes, il faudrait que nous leur donnassions pour fondement une autre intuition que l’intuition sensible, et alors l’objet serait un noumène dans le sens positif. Or comme une telle intuition, je veux dire l’intuition intellectuelle, est tout à fait en dehors de notre faculté de connaître, l’usage des catégories ne peut en aucune façon s’étendre au delà des bornes des objets de l’expérience. Il y a bien sans doute des êtres intelligibles correspondant aux êtres sensibles, il peut même y avoir des êtres intelligibles qui n’aient aucun rapport à notre faculté d’intuition sensible ; mais nos concepts intellectuels, en tant que simples formes de la pensée pour notre intuition sensible, ne s’y appliquent en aucune façon. Ce que nous appelons noumène ne doit donc être entendu que dans le sens négatif.

Si je retranche d’une connaissance empirique toute pensée (formée au moyen des catégories), il ne reste aucune connaissance d’un objet ; car par la simple intuition rien n’est pensé, et de ce que ma sensibilité est ainsi affectée, il ne s’ensuit aucun rapport de cette représentation à quelque objet. Que si au contraire je supprime toute intuition, il reste encore la forme de la pensée, c’est-à-dire la manière d’assigner un objet aux éléments divers d’une intuition possible. Les catégories ont donc beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, puisqu’elles pensent des objets en général sans égard à la manière particulière dont ils peuvent être donnés (par la sensibilité). Mais elles ne déterminent pas pour cela une plus grande sphère d’objets, puisqu’on ne saurait admettre que des objets de ce nouveau genre puissent nous être donnés, sans présupposer comme possible une autre espèce d’intuition que l’intuition sensible, ce à quoi nous ne sommes nullement autorisés.

J’appelle problématique un concept qui ne renferme pas de contradiction, mais qui, comme limitation de concepts donnés, se rattache à d’autres connaissances dont la réalité objective ne peut être connue d’aucune façon. Le concept d’un noumène, c’est-à-dire d’une chose qui doit être conçue, non comme objet des sens, mais comme chose en soi (uniquement par l’entendement pur), n’est nullement contradictoire ; car on ne peut affirmer que la sensibilité soit la seule espèce d’intuition possible. En outre, ce concept est nécessaire pour que l’on n’étende pas l’intuition sensible jusqu’aux choses en soi, et que par conséquent l’on restreigne la valeur objective de la connaissance sensible (car le reste où elle n’atteint pas, on l’appelle noumène, précisément pour indiquer par là que cette sorte de connaissances ne peut étendre son domaine sur tout ce que conçoit l’entendement). Mais, en définitive, la possibilité de ces noumènes n’en est pas moins insaisissable, et, en dehors de la sphère des phénomènes, il n’y a plus (pour nous) que le vide. En d’autres termes, nous avons un entendement qui s’étend problématiquement plus loin que cette sphère, mais nous n’avons aucune intuition par laquelle des objets puissent nous être donnés en dehors du champ de la sensibilité, nous n’avons même aucun concept d’une intuition possible de ce genre, et l’entendement ne peut être employé assertoriquement en dehors de ce champ. Le concept d’un noumène n’est donc qu’un concept limitatif [ndt 85], destiné à restreindre les prétentions de la sensibilité, et par conséquent il n’a qu’un usage négatif. Il n’est pas cependant une fiction arbitraire, mais il se rattache à la limitation de la sensibilité, sans toutefois pouvoir rien établir de positif en dehors de son champ.

La division des objets en phénomènes et noumènes et du monde en monde sensible et monde intelligible, ne peut donc être admise dans un sens positif, bien qu’on puisse certainement admettre celle des concepts en sensibles et intellectuels ; car on ne peut assigner à ces derniers aucun objet et par conséquent leur attribuer une valeur objective. Quand on s’éloigne des sens, comment faire comprendre que nos catégories (qui seraient pour les noumènes les seuls concepts restants) signifient encore quelque chose, puisque, pour qu’elles aient un rapport à quelque objet, il faut quelque chose de plus que l’unité de la pensée, à savoir une intuition à laquelle elles puissent être appliquées ? Toutefois, le concept d’un noumène, pris d’une manière simplement problématique, n’en reste pas moins, je ne dis pas seulement admissible, mais inévitable comme concept limitant la sensibilité. Mais alors, loin que le noumène soit un objet intelligible pour notre entendement, l’entendement même auquel il appartiendrait est un problème, c’est-à-dire que nous ne pouvons nous faire la moindre idée de la faculté qu’aurait l’entendement de connaître son objet, non plus discursivement par le moyen des catégories, mais intuitivement, dans une intuition non sensible. Notre entendement ne reçoit donc ainsi qu’une extension négative, c’est-à-dire que, s’il n’est pas limité par la sensibilité, mais s’il la limite au contraire en appelant noumènes les choses en soi (envisagées autrement que comme phénomènes), il se pose aussi à lui-même des limites qui l’empêchent de les connaître par le moyen des catégories, et par conséquent de les concevoir autrement que comme quelque chose d’inconnu.

Je trouve cependant dans les écrits des modernes les expressions de monde sensible et de monde intelligible[46] employées dans un tout autre sens, dans un sens qui s’écarte entièrement de celui des anciens, et qui n’offre sans doute aucune difficulté, mais où l’on ne trouve au fond qu’une vaine logomachie. Il a plu en effet à quelques-uns d’appeler l’ensemble des phénomènes monde sensible, en tant qu’il peut être perçu, et monde intelligible, en tant qu’on en conçoit l’enchaînement suivant les lois universelles de l’entendement. L’astronomie théorétique, qui se borne à observer le ciel étoile, représenterait le premier ; et l’astronomie contemplative (expliquée, par exemple, d’après le système de Copernic ou d’après les lois de la gravitation de Newton), représenterait le second, le monde intelligible. Mais un tel renversement des termes n’est qu’un subterfuge sophistique auquel on a recours pour échapper à une question incommode en détournant à son gré le sens des mots. L’entendement et la raison ont sans doute leur emploi par rapport aux phénomènes ; mais on demande s’ils ont encore un autre usage par rapport à l’objet qui n’est plus phénomène (mais noumène), et l’on entend l’objet dans ce sens en le concevant en soi comme purement intelligible, c’est-à-dire comme donné à l’entendement seul, et nullement aux sens. La question est donc de savoir si, outre cet usage empirique de l’entendement (même dans la représentation newtonienne du système du monde), il peut encore y avoir un usage transcendental, qui s’applique au noumène comme à un objet ; et c’est là une question que nous avons résolue négativement.

Quand donc nous disons que les sens nous représentent les objets tels qu’ils apparaissent, et l’entendement, tels qu’ils sont, cette dernière expression ne doit pas être prise dans un sens transcendental, mais seulement dans un sens empirique, c’est-à-dire qu’elle désigne les objets tels qu’ils doivent être représentés, comme objets de l’expérience, dans l’enchaînement général des phénomènes, et non pas suivant ce qu’ils peuvent être en soi, indépendamment de toute relation à une expérience possible et partant aux sens en général, ou comme objets de l’entendement pur. En effet cela nous demeurera toujours inconnu, et même nous ne savons pas si une telle connaissance transcendentale (extraordinaire) est possible en général, du moins comme connaissance soumise à nos catégories ordinaires. L’entendement et la sensibilité ne peuvent chez nous déterminer d’objets qu’en s’unissant. Si nous les séparons, nous avons alors des intuitions sans concepts ou des concepts sans intuitions, et dans les deux cas des représentations que nous ne pouvons rapporter à aucun objet déterminé.

Si, après tous ces éclaircissements, quelqu’un hésite encore à renoncer à l’usage purement transcendental des catégories, qu’il essaie de s’en servir pour quelque assertion synthétique. Je ne parle pas des assertions analytiques, car elles ne font pas faire un pas de plus à l’entendement, et omme celui-ci n’est occupé que de ce qui est déjà pensé dans le concept, il laisse indécise la question de savoir si ce concept se rapporte en soi à des objets ou s’il signifie seulement l’unité de la pensée en général (laquelle fait complètement abstraction de la manière dont un objet peut être donné) ; il lui suffit de connaître ce qui est contenu dans son concept, et il lui est indifférent de savoir à quoi ce concept lui-même peut se rapporter. Mais que l’on fasse cet essai sur quelque principe synthétique et soi-disant transcendental, tel que celui-ci : tout ce qui est existe comme substance ou comme détermination inhérente à la substance, ou celui-ci : tout ce qui est contingent existe comme effet d’une autre chose qui en est la cause, etc. Or je demande où l’on prendra ces propositions synthétiques, si la valeur des concepts n’est pas relative à une expérience possible, mais s’étend aux choses en soi (aux noumènes). Où est ici le troisième terme qu’exige toujours une proposition synthétique pour lier l’un à l’autre des concepts qui n’ont entre eux aucune parenté logique (analytique). On ne prouvera jamais une telle proposition, et, qui plus est, on ne pourra jamais justifier la possibilité d’une assertion pure de ce genre, sans avoir égard à l’usage empirique de l’entendement et sans renoncer ainsi au jugement pur et dégagé de tout élément sensible. Le concept d’objets purs simplement intelligibles est donc entièrement vide de tous les principes qui servent à les appliquer, puisqu’on ne peut imaginer comment ils pourraient nous être donnés, et la pensée problématique qui leur laisse cependant un lieu ouvert ne sert que, comme un espace vide, à restreindre les principes empiriques sans renfermer et sans indiquer quelque autre objet de connaissance en dehors de leur sphère.


Appendice

De l’amphibolie des concepts de réflexion résultant de la confusion de l’usage empirique de l’entendement avec son usage transcendental.


La réflexion (reflexio) ne s’occupe point des objets mêmes pour en acquérir directement des concepts, mais elle est l’état de l’esprit où nous nous préparons à découvrir les conditions subjectives qui nous permettent d’arriver à des concepts. Elle est la conscience du rapport de représentations données à nos différentes sources de connaissances, lequel seul permet de déterminer exactement leur rapport entre elles. La première question qui se présente avant toute autre étude de nos représentations est celle-ci : dans quelle faculté de connaître rentrent-elles ? Est-ce par l’entendement ou par les sens qu’elles sont liées ou comparées ? Il y a bien des jugements qu’on admet par habitude ou qu’on lie par inclination, mais que l’on tient pour des jugements ayant leur origine dans l’entendement, parce qu’aucune réflexion ne les précède ou du moins ne vient ensuite les soumettre à la critique. Tous les jugements n’ont pas besoin d’un examen, c’est-à-dire n’exigent pas que l’attention remonte aux principes de la vérité ; car, quand ils sont immédiatement certains, comme celui-ci par exemple : entre deux points il ne peut y avoir qu’une ligne droite, on ne saurait y indiquer une marque de vérité plus immédiate que la chose même qu’ils expriment. Mais tous les jugements et même toutes les comparaisons ont besoin de réflexion, c’est-à-dire exigent qu’on distingue à quelle faculté de connaître appartiennent les concepts donnés. J’appelle réflexion transcendentale l’acte par lequel je rapproche la comparaison des représentations en général de la faculté de connaître où elle a lieu, et par lequel je distingue si c’est comme appartenant à l’entendement pur ou à l’intuition sensible qu’elles sont comparées entre elles. Or les rapports où les concepts peuvent se rattacher les uns aux autres dans un état d’esprit, sont ceux d’identité et de diversité, de convenance et de disconvenance, d’intérieur et d’extérieur, enfin de déterminable et de détermination (de matière et de forme). L’exacte détermination de ces rapports dépend de la question de savoir dans quelle faculté de connaître ils se rattachent subjectivement les uns aux autres, si c’est dans la sensibilité ou dans l’entendement. En effet la différence de ces facultés fait une grande différence dans la manière dont on doit concevoir ces rapports.

Avant de prononcer un jugement objectif quelconque, nous comparons les concepts, afin d’arriver à l’identité (de plusieurs représentations sous un concept) et par là à un jugement universel, ou à la diversité et par là à un jugement particulier ; à la convenance, ce qui donne lieu à un jugement affirmatif, ou à la disconvenance, ce qui donne lieu à un jugement négatif, etc. D’après cela, nous devrions, ce semble, appeler concepts de comparaison (conceptus comparationis) les concepts indiqués. Mais comme, quand il ne s’agit pas de la forme logique des concepts, mais de leur contenu, c’est-à-dire de la question de savoir si les choses mêmes sont identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc., les choses ont un double rapport à notre faculté de connaître, c’est-à-dire peuvent se rapporter à la sensibilité et à l’entendement, et que la manière dont elles se rattachent les unes aux autres dépend de la faculté à laquelle elles appartiennent, seule la réflexion transcendentale, c’est-à-dire le rapport de certaines représentations données à l’un ou à l’autre mode de connaissance, pourra déterminer leur rapport entre elles, et la question de savoir si les choses sont identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc., ne pourra être décidée immédiatement par les concepts mêmes au moyen d’une simple comparaison (comparatio), mais on ne pourra la résoudre qu’en distinguant le mode de connaissance auquel elles appartiennent, au moyen d’une réflexion (reflexio) transcendentale. On pourrait donc dire que la réflexion logique est une simple comparaison, puisqu’on y fait complètement abstraction de la faculté de connaître à laquelle appartiennent les représentations données, et qu’en ce sens celles-ci doivent être traitées comme si elles avaient le même siège dans l’esprit, tandis que la réflexion transcendentale (qui se rapporte aux objets mêmes) contient le principe de la possibilité de la comparaison objective des représentations entre elles, et que par conséquent elle est très-différente de l’autre, puisque la faculté de connaître à laquelle elles appartiennent n’est pas toujours la même. Cette réflexion transcendentale est un devoir dont ne saurait s’affranchir quiconque veut porter à priori quelque jugement sur les choses. Nous allons la soumettre à notre examen, et nous n’en tirerons pas une médiocre lumière pour déterminer la fonction propre de l’entendement.

1o Unité et diversité. Quand un objet s’offre à nous plusieurs fois, mais chaque fois avec les mêmes déterminations intrinsèques (qualitas et quantitas), il est, si on le considère comme un objet de l’entendement pur, le même, toujours le même, non pas plusieurs, mais une seule chose (numerica identitas) ; si au contraire il est envisagé comme phénomène, il ne s’agit plus de comparer les concepts, mais quelque identique que tout puisse être à ce point de vue, la diversité des lieux qu’occupe ce phénomène dans le même temps, est un principe suffisant de la diversité numérique de l’objet même (des sens). Ainsi dans deux gouttes d’eau on peut faire complètement abstraction de toute diversité intrinsèque (de qualité et de quantité), et il suffit qu’on les perçoive en même temps dans des lieux différents pour les regarder comme numériquement distinctes. Leibnitz prenait les phénomènes pour des choses en soi, par conséquent pour des intelligibilia, c’est-à-dire pour des Objets de l’entendement pur (bien qu’il les désignât sous le nom de phénomènes à cause de l’obscurité des représentations que nous en avons), et à ce point de vue son principe des indiscernables (principium identitatis indiscernibilium) était certainement inattaquable ; mais, comme ce sont des objets de la sensibilité et que l’usage de l’entendement par rapport à eux n’est pas pur, mais simplement empirique, la pluralité et la diversité numérique sont déjà données par l’espace même, comme condition des phénomènes extérieurs. En effet une partie de l’espace, quoique parfaitement égale et semblable à une autre, est cependant en dehors d’elle, et elle est précisément par là une partie distincte de cette autre partie qui s’ajoute à elle pour constituer un espace plus grand, et il en doit être de même de toutes les choses qui sont en même temps en différents lieux de l’espace, quelque semblables et quelque égales qu’elles puissent être d’ailleurs.

2o Convenance et disconvenance. Quand la réalité ne nous est représentée que par l’entendement pur (realitas noumenon), on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir entre les réalités aucune disconvenance, c’est-à-dire un rapport tel qu’unies en un sujet elles suppriment réciproquement leurs effets, et 3−3 = 0. Au contraire les réalités phénoménales (realitas phænomenon) peuvent certainement être opposées entre elles, et, bien qu’unies dans le même sujet, annihiler les effets l’une de l’autre, comme, par exemple, deux forces motrices agissant sur une même ligne droite, en tant qu’elles attirent ou qu’elles poussent un point dans des directions opposées, ou comme le plaisir et la douleur qui se font équilibre.

3o Intérieur et extérieur. Dans un objet de l’entendement pur il n’y a d’intérieur que ce qui n’a aucun rapport (d’existence) à quelque chose d’autre que lui. Au contraire les déterminations intérieures d’une substantia phænomenon dans l’espace ne sont que des rapports, et elle-même n’est qu’un ensemble de relations. Nous ne connaissons la substance dans l’espace que par les forces qui agissent en certains points de cet espace, soit pour y attirer d’autres forces (attraction), soit pour les empêcher d’y pénétrer (répulsion et impénétrabilité) ; nous ne connaissons pas les autres propriétés constituant le concept de la substance qui apparaît dans l’espace et que nous nommons matière. Comme objet de l’entendement pur au contraire, toute substance doit avoir des déterminations et des forces intérieures qui se rapportent à la réalité intérieure. Mais que puis-je concevoir comme accidents intérieurs sinon ceux que me présente mon sens intérieur, c’est-à-dire ce qui est pensée ou analogue à la pensée ? Aussi Leibnitz, qui se représentait les substances comme des noumènes, faisait-il de toutes ces substances et même des éléments de la matière, après en avoir retranché par la pensée tout ce qui peut signifier quelque relation extérieure, et par conséquent aussi la composition, des sujets simples doués de la faculté représentative, en un mot des monades.

4o Matière et forme. Ce sont là deux concepts qui servent de fondement à toute autre réflexion, tant ils sont inséparablement liés à tout usage de l’entendement. Le premier signifie le déterminable en général, le second, sa détermination (l’un et l’autre dans le sens transcendental, puisqu’on fait abstraction de toute diversité de ce qui est donné et de la manière dont il est déterminé). Les logiciens appelaient autrefois matière le général, et forme, la différence spécifique. Dans tout jugement on peut appeler matière logique (du jugement) les concepts donnés, et forme du jugement, le rapport de ces concepts (unis par la copule). Dans tout être les éléments constitutifs[ndt 86] (essentialia) en sont la matière ; la manière dont ces éléments sont unis en une chose en sont la forme essentielle. En outre, par rapport aux choses en général, la réalité illimitée était regardée comme la matière de toute possibilité, et sa limitation (sa négation) comme la forme par laquelle une chose se distingue d’une autre suivant des concepts transcendentaux. L’entendement en effet exige d’abord que quelque chose soit donné (du moins dans le concept), pour pouvoir le déterminer d’une certaine manière. La matière précède donc la forme dans le concept de l’entendement pur, et c’est pourquoi Leibnitz admettait d’abord des choses (des monades), et ensuite une faculté représentative inhérente à ces choses sur laquelle il pût fonder leurs rapports extérieurs et le commerce de leurs états (c’est-à-dire de leurs représentations). L’espace et le temps étaient donc possibles, le premier uniquement par le rapport des substances, et le dernier par l’enchaînement de leurs déterminations entre elles, en tant que principes et conséquences. Il en devrait être ainsi en effet si l’entendement pur se rapportait immédiatement aux objets, et si l’espace et le temps étaient des déterminations des choses en soi. Mais s’ils ne sont que des intuitions sensibles dans lesquelles nous déterminons tous les objets uniquement à titre de phénomènes, la forme de l’intuition (comme constitution subjective de la sensibilité) précède toute matière (les sensations), et par conséquent l’espace et le temps précèdent tous les phénomènes et toutes les données de l’expérience, qu’ils rendent d’abord possible. Le représentant de la philosophie intellectuelle[ndt 87] ne pouvait admettre que la forme pût précéder les choses mêmes et déterminer leur possibilité ; et cette remarque était tout à fait juste à son point de vue, puisqu’il admettait que nous percevons les choses telles qu’elles sont (encore que notre représentation en soit confuse). Mais, comme l’intuition sensible est une condition subjective toute particulière qui sert à priori de fondement à toute perception et dont la forme est originaire, la forme seule est donnée par elle-même ; et, bien loin que la matière (ou les choses mêmes qui apparaissent) puissent servir de fondement (comme on devrait le juger d’après les seuls concepts), la possibilité en suppose au contraire une intuition formelle (l’espace et le temps) comme donnée.


Remarque sur l’amphibolie des concepts de réflexion

Qu’on me permette de désigner sous le nom de lieu transcendental la place que nous assignons à un concept, soit dans la sensibilité, soit dans l’entendement pur. On appellerait ainsi topique transcendentale la détermination de la place qui convient à chaque concept suivant l’usage qui lui est propre, et l’indication des règles à suivre pour déterminer ce lieu pour tous les concepts. Cette doctrine, en distinguant toujours à quelle faculté de connaître les concepts appartiennent proprement, nous préserverait infailliblement des surprises de l’entendement et des illusions qui en résultent. On peut appeler lieu logique tout concept, tout titre dans lequel rentrent plusieurs connaissances. Tel est l’objet de la topique logique d’Aristote, dont les rhéteurs et les orateurs pouvaient se servir pour chercher sous certains titres de la pensée ce qui convenait le mieux à la matière proposée, et pour en raisonner subtilement avec une apparence de profondeur ou en bavarder abondamment.

La topique transcendentale ne contient au contraire que les quatre précédents titres de toute comparaison et de toute distinction, et ces titres se distinguent des catégories en ce que, au lieu de l’objet considéré suivant ce qui constitue son concept (quantité, réalité), ils représentent uniquement dans toute sa diversité la comparaison des représentations qui précède le concept des choses. Mais cette comparaison réclame d’abord une réflexion, c’est-à-dire une détermination du lieu auquel appartiennent les représentations des choses comparées, car il s’agit de savoir si c’est l’entendement pur qui les pense, ou la sensibilité qui les donne dans le phénomène.

On peut comparer logiquement les concepts sans s’inquiéter de savoir à quoi se rattachent leurs objets, s’ils appartiennent à l’entendement, comme noumènes, ou à la sensibilité, comme phénomènes. Mais si, avec ces concepts, nous voulons arriver aux objets, nous avons besoin d’abord d’une réflexion transcendentale qui détermine pour quelle faculté de connaître ils doivent être objets, si c’est pour l’entendement pur ou pour la sensibilité. Sans cette réflexion je fais de ces concepts un usage très-incertain, et ainsi se produisent de prétendus principes synthétiques que la raison critique ne peut reconnaître, et qui ont uniquement leur source dans une amphibolie transcendentale, c’est-à-dire qui viennent de ce que l’on confond l’objet pur de l’entendement avec le phénomène.

N’étant pas muni de cette topique transcendentale et par conséquent trompé par l’amphibolie des concepts de réflexion, l’illustre Leibnitz construisit un système intellectuel du monde, ou plutôt il crut connaître la nature intime des choses, en se bornant à comparer tous les objets avec l’entendement et avec les concepts formels et abstraits de la pensée. Notre table des concepts de réflexion nous procure cet avantage inattendu de mettre devant nos yeux le caractère qui distingue sa doctrine dans toutes ses parties, et en même temps le principe fondamental de cette façon de penser qui lui est propre et qui repose uniquement sur un malentendu. Il comparait entre elles toutes les choses au moyen des seuls concepts, et, comme il est naturel, il ne trouvait pas d’autres différences que celles par lesquelles l’entendement distingue ses concepts purs les uns des autres. Les conditions de l’intuition sensible qui portent en elles leurs propres différences, il ne les tenait pas pour originaires, car la sensibilité n’était pour lui qu’une espèce de représentation confuse, et non point une source particulière de représentations ; il voyait dans le phénomène la représentation de la chose en soi, mais une représentation distincte, quant à la forme logique, de la connaissance due à l’entendement, en ce sens que, manquant ordinairement d’analyse, elle introduit dans le concept de la chose un certain mélange de représentations accessoires que l’entendement sait en écarter. En un mot, ce philosophe intellectualise les phénomènes[ndt 88], de même que Locke, avec son système de noogonie (s’il m’est permis de me servir de cette expression), sensualise[ndt 89] tous les concepts de l’entendement, c’est-à-dire les donne comme étant simplement des concepts de réflexion empiriques, mais abstraits. Au lieu de chercher dans l’entendement et dans la sensibilité deux sources de représentations tout à fait distinctes, mais qui ont besoin d’être unies pour juger des choses d’une manière qui ait quelque valeur objective, chacun de ces deux grands hommes s’attacha uniquement à l’une de ces deux sources, à celle qui, dans son opinion, se rapportait immédiatement aux choses mêmes, tandis que l’autre ne faisait que confondre ou ordonner les représentations de la première.

Leibnitz comparait donc entre eux uniquement au point de vue de l’entendement les objets des sens considérés comme choses en général. 1o En tant qu’ils doivent être jugés par cette faculté identiques ou différents. Comme il n’avait devant les yeux que les concepts de ces objets et non leur place dans l’intuition, dans laquelle seule les objets peuvent être donnés, et qu’il en laissait tout à fait de côté le lieu transcendental (c’est-à-dire la question de savoir si l’objet doit être rangé parmi les phénomènes ou parmi les choses en soi), il ne pouvait manquer d’étendre aux objets des sens (mundus phænomenon) son principe des indiscernables, qui n’a de valeur que pour les concepts des choses en général, et de croire qu’il n’avait pas médiocrement étendu par là la connaissance de la nature. Sans doute, quand je regarde une goutte d’eau comme une chose en soi d’après toutes ses qualités intrinsèques, je ne puis en regarder aucune autre comme différente de celle-là, si tout le concept de la seconde est identique à celui de la première. Mais, si cette goutte d’eau est un phénomène dans l’espace, elle n’a pas seulement sa place dans l’entendement (parmi les concepts), mais dans l’intuition extérieure sensible (dans l’espace) ; et, comme les lieux physiques sont tout à fait indifférents par rapport aux déterminations intrinsèques des choses, un lieu = b peut tout aussi bien recevoir une chose absolument semblable et égale à une autre située dans un lieu = a, que si la première était intrinsèquement distincte de la seconde. La différence des lieux, sans autre condition, rend la pluralité et la distinction des objets, considérés comme phénomènes, non-seulement possibles par elles-mêmes, mais même nécessaires. Cette prétendue loi des indiscernables n’est donc pas une loi de la nature. Elle est simplement une règle analytique, ou une comparaison des choses au moyen de simples concepts.

2o Ce principe, que les réalités (comme simples affirmations) ne sont jamais logiquement contraires les unes aux autres, est un principe tout à fait vrai quant au rapport des concepts, mais qui ne signifie absolument rien, soit par rapport à la nature, soit par rapport à quelque chose en soi (dont nous n’avons aucun concept). En effet, il y a une contradiction réelle partout où A−Β = 0. c’est-à-dire où deux réalités étant liées dans un sujet, l’une supprime l’effet de l’autre, comme le montrent incessamment tous les obstacles et toutes les réactions dans la nature, lesquelles pourtant reposant sur des forces doivent être appelées realitates phænomena. La mécanique générale peut même, en considérant l’opposition des directions, donner dans une règle à priori la condition empirique de cette contradiction, condition dont le concept transcendental de la réalité ne sait rien du tout. Bien que M. de Leibnitz n’ait pas proclamé ce principe avec toute la pompe d’un principe nouveau, il s’en est cependant servi pour de nouvelles affirmations, et ses successeurs l’ont introduit expressément dans leur système Leibnitzien-Wolfien. D’après ce principe, tous les maux, par exemple, ne sont que les conséquences de la limitation des créatures, c’est-à-dire des négations, parce que la négation est la seule chose qui soit contradictoire à la réalité (ce qui est vrai en effet dans le simple concept d’une chose en général, mais ce qui ne l’est plus dans les choses considérées comme phénomènes). Pareillement, les disciples de ce philosophe trouvent non-seulement possible, mais naturel de réunir en un être toute réalité, sans avoir à craindre de trouver là aucune opposition, parce qu’ils n’en connaissent pas d’autre que celle de la contradiction, et oublient celle du dommage réciproque qui a lieu quand un principe réel détruit l’effet d’un autre, mais que nous ne pouvons nous représenter sans en demander les conditions à la sensibilité.

3o La monadologie de Leibnitz n’a pas d’autre principe, sinon que ce philosophe représentait la distinction de l’intérieur et de l’extérieur uniquement dans son rapport à l’entendement. Les substances en général doivent avoir quelque chose d’intérieur qui, à ce titre, soit indépendant de tout rapport extérieur, et par conséquent aussi de toute composition. Le simple est donc le fondement de l’intérieur des choses en soi. Mais l’intérieur de leur état ne peut pas non plus consister dans le lieu, la figure, le contact ou le mouvement (déterminations qui sont toutes des rapports extérieurs), et nous ne pouvons par conséquent attribuer aux substances aucun autre état interne que celui par lequel nous déterminons nous-mêmes intérieurement notre sens, à savoir l’état des représentations. C’est ainsi que l’on arrive à concevoir les monades qui doivent constituer la matière de tout l’univers en faisant consister uniquement leur force active dans des représentations par lesquelles elles n’agissent proprement qu’en elles-mêmes.

Mais par la même raison aussi son principe du commerce possible des substances entre elles devait être une harmonie préétablie, et ne pouvait pas être une influence physique. En effet, puisque toutes les substances n’ont affaire qu’à l’intérieur, c’est-à-dire qu’à leurs représentations, l’état des représentations d’une substance ne pouvait se trouver dans un rapport d’action avec celui d’une autre substance ; mais il fallait qu’une troisième cause influant sur toutes ensemble, fît correspondre leurs états entre eux, et cela non par une assistance occasionnelle et donnée dans chaque cas particulier (systema assistentiæ), mais par l’unité d’un principe, s’appliquant à tous les cas, dont elles reçussent toutes, suivant des lois générales, leur existence et leur permanence, par conséquent aussi leur correspondance mutuelle.

4o Le fameux système de Leibnitz sur le temps et l’espace, qui consistait à intellectualiser ces formes de la sensibilité, avait tout simplement sa source dans la même illusion de la réflexion transcendentale. Si je veux me représenter par le seul entendement les rapports extérieurs des choses, cela ne peut avoir lieu qu’au moyen d’un concept de leur action réciproque ; et, pour que je puisse lier un état d’une chose à un autre état de cette même chose, il faut nécessairement que je me place dans l’ordre des principes et des conséquences. C’est ainsi que Leibnitz se représentait l’espace comme un certain ordre dans le commerce des substances, et le temps comme la série dynamique de leurs états. Mais ce que tous deux semblent avoir de propre et d’indépendant des choses, il l’attribuait à la confusion de ces concepts, qui fait regarder comme une intuition existant par elle-même et antérieure aux choses mêmes ce qui est une simple forme de rapports dynamiques. L’espace et le temps étaient donc pour lui la forme intelligible de la liaison des choses en soi (des substances et de leurs états). Quant aux choses mêmes, il les regardait comme des substances intelligibles (substantiæ noumena). Il voulait pourtant faire passer ces concepts pour des phénomènes, parce qu’il n’accordait à la sensibilité aucune espèce d’intuition, mais qu’il les cherchait toutes, même la représentation empirique des objets, dans l’entendement, et qu’il ne laissait aux sens que la misérable fonction de confondre et de défigurer les représentations de l’entendement.

Mais, quand même nous pourrions tirer de l’entendement pur quelque proposition synthétique touchant les choses en soi (ce qui est cependant impossible), elle ne pourrait nullement s’appliquer aux phénomènes, qui ne représentent pas des choses en soi. Cela étant ainsi, je ne devrais donc jamais, dans la réflexion transcendentale, comparer mes concepts que sous les conditions de la sensibilité, et ainsi l’espace et le temps ne sont pas des déterminations de choses en soi, mais de phénomènes : ce que les choses peuvent être en soi, je ne le sais pas et n’ai pas besoin de le savoir, puisqu’une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que dans le phénomène.

Je procède de même à l’égard des autres concepts de réflexion. La matière est substantia phænomenon. Ce qui lui convient intérieurement, je le cherche dans toutes les parties de l’espace qu’elle occupe et dans tous les effets qu’elle produit, et qui ne sont à la vérité que des phénomènes des sens extérieurs. Je n’ai donc rien qui soit absolument intérieur, mais quelque chose qui ne l’est que relativement, et qui lui-même à son tour se compose de rapports extérieurs. Mais parler de ce qui, dans la matière, serait absolument intérieur aux yeux de l’entendement pur, c’est d’ailleurs une parfaite chimère, car la matière n’est nulle part un objet pour l’entendement pur, et l’objet transcendental qui peut être le principe de ce phénomène que nous nommons matière est simplement quelque chose dont nous ne comprendrions pas la nature, quand même quelqu’un pourrait nous la dire. En effet, nous ne pouvons comprendre que ce qui implique dans l’intuition quelque chose qui corresponde à nos mots. On se plaint de ne pas apercevoir l’intérieur des choses : si l’on veut dire par là que nous ne comprenons point par l’entendement pur ce que peuvent être en soi les choses qui nous apparaissent, c’est là une plainte tout à fait injuste et déraisonnable ; car on voudrait pouvoir connaître les choses, par conséquent les percevoir, sans le secours des sens, c’est-à-dire qu’on voudrait avoir une faculté de connaître tout à fait différente de celle de l’homme, non-seulement par le degré, mais par l’intuition et la nature, c’est-à-dire encore qu’on voudrait être non plus des hommes, mais des êtres dont nous ne pouvons pas même dire s’ils sont possibles, à plus forte raison comment ils seraient constitués. L’observation et l’analyse des phénomènes pénètrent dans l’intérieur de la nature, et l’on ne peut savoir jusqu’où ce progrès s’étendra avec le temps. Mais, quand même toute la nature nous serait dévoilée, nous ne saurions encore répondre à ces questions transcendentales qui dépassent la nature, puisqu’il ne nous est pas donné d’observer notre propre esprit avec une autre intuition qu’avec celle de notre sens intérieur. En effet, c’est en lui que réside le secret de l’origine de notre sensibilité. Le rapport de cette sensibilité à un objet, et ce qui est le principe transcendental de cette unité, sont sans aucun doute trop profondément cachés pour que, nous qui ne nous connaissons nous-mêmes que par le sens interne, par conséquent comme phénomène, nous puissions employer un instrument d’investigation si impropre à trouver autre chose que phénomène sur phénomène, quelque désir que nous ayons d’en découvrir la cause non sensible.

Cette critique des conclusions qui se fondent sur de simples actes de la réflexion, a une grande utilité : c’est de démontrer clairement la vanité de tous nos raisonnements sur les objets que nous comparons entre eux au point de vue du seul entendement, et en même temps de confirmer un point sur lequel nous avons tout particulièrement appelé l’attention, à savoir que, bien que les phénomènes ne soient pas compris comme choses en soi parmi les objets de l’entendement pur, ils n’en sont pas moins les seules choses où notre connaissance puisse avoir une réalité objective, c’est-à-dire où une intuition corresponde aux concepts.

Quand notre réflexion est purement logique, nous nous bornons à comparer entre eux nos concepts au point de vue de l’entendement, afin de savoir si deux concepts contiennent la même chose, s’ils sont ou non contradictoires, si quelque chose est intrinsèquement contenu dans le concept ou s’y ajoute, et lequel des deux est donné, lequel n’a de valeur que comme manière de concevoir le concept donné. Mais, quand j’applique ces concepts à un objet en général (dans le sens transcendental), sans déterminer d’ailleurs si c’est un objet de l’intuition sensible ou de l’intuition intellectuelle, aussitôt se manifestent des restrictions (pour nous empêcher de sortir du concept de cet objet) qui en interdisent tout usage empirique, et nous prouvent par là même que la représentation d’un objet comme chose en général n’est pas seulement insuffisante, mais que, en l’absence de toute détermination sensible de cet objet et en dehors de toute condition empirique, elle est contradictoire en soi ; qu’il faut donc (dans la logique) ou bien faire abstraction de tout objet, ou, si l’on en admet un, le concevoir sous les conditions de l’intuition sensible ; qu’ainsi l’intelligible exigerait une intuition tout autre que celle que nous avons, et que, faute de cette intuition, il n’est rien pour nous, mais qu’aussi les phénomènes ne peuvent pas être des objets en soi. En effet, si je conçois simplement des choses en général, la diversité des rapports extérieurs ne peut sans doute constituer une diversité des choses mêmes, mais plutôt elle la présuppose ; et, si le concept de l’une de ces choses n’est pas intrinsèquement distinct de celui de l’autre, c’est une seule et même chose que je place dans des rapports divers. De plus, par l’addition d’une simple affirmation (réalité) à une autre, le positif est augmenté, et rien ne lui est enlevé ou retranché ; le réel ne peut donc être contradictoire dans les choses en général, etc.


Les concepts de la réflexion, comme nous l’avons montré, ont, par l’effet d’une certaine confusion, une telle influence sur l’usage de l’entendement, qu’ils ont pu conduire l’un des plus pénétrants de tous les philosophes à un prétendu système de connaissance intellectuelle qui entreprend de déterminer ses objets sans intervention des sens. Aussi est-il fort utile d’analyser, à l’occasion de faux principes, les causes qui produisent l’illusion dans l’amphibolie de ces concepts, afin de déterminer exactement et d’assurer les bornes de l’entendement.

Il est bien vrai de dire que tout ce qui, en général, convient ou répugne à un concept, convient ou répugne à tout le particulier compris dans ce concept (dictum de omni et nullo) ; mais il serait absurde de modifier ce principe logique de manière à lui faire signifier ceci : tout ce qui n’est pas contenu dans un concept général ne l’est pas non plus dans les concepts particuliers qu’il renferme, car ceux-ci ne sont des concepts particuliers que parce qu’ils renferment plus que ce qui est pensé dans le concept général. Or tout le système intellectuel de Leibnitz est pourtant construit sur ce dernier principe ; il s’écroule donc avec ce principe, en même temps que toute l’équivoque qui en résulte dans l’usage de l’entendement. Le principe des indiscernables se fondait proprement sur cette supposition, que, si une certaine distinction ne se trouve pas dans le concept d’une chose en général, il ne faut pas la chercher non plus dans les choses mêmes, et que par conséquent toutes les choses qui ne se distinguent pas déjà les unes des autres par leur concept (relativement à la qualité ou à la quantité) sont parfaitement identiques. Mais, comme dans le simple concept d’une chose on fait abstraction de maintes conditions nécessaires de l’intuition, il arrive que, par une singulière précipitation, on regarde ce dont on fait abstraction comme quelque chose qui n’existe nulle part, et qu’on n’accorde à la chose que ce qui est contenu dans son concept.

Le concept d’un pied cube d’espace est en soi parfaitement identique, où et si souvent que je le conçoive. Mais deux pieds cubes n’en sont pas moins distincts uniquement par leurs lieux (numero diversa) ; ces lieux sont les conditions de l’intuition où l’objet de ce concept est donné, et ces conditions n’appartiennent pas au concept, mais à toute la sensibilité. Pareillement il n’y a point de contradiction dans le concept d’une chose, quand rien de négatif n’est uni à quelque chose d’affirmatif, et des concepts simplement affirmatifs ne peuvent, en s’unissant, engendrer une négation. Mais dans l’intuition sensible où la réalité (par exemple le mouvement) est donnée, se trouvent des conditions (des directions opposées) dont on faisait abstraction dans le concept du mouvement en général, et qui rendent possible une contradiction, il est vrai non logique, c’est-à-dire qui de quelque chose de purement positif font un zéro = 0. On ne pourrait donc pas dire que toutes les réalités se conviennent entre elles, par cela seul qu’il n’y a pas de contradiction dans leurs concepts[47]. Au point de vue des simples concepts, l’intérieur est le substratum de tous les rapports ou de toutes les déterminations extérieures. Quand donc je fais abstraction de toutes les conditions de l’intuition, et que je m’attache simplement au concept d’une chose en général, je puis faire abstraction de tout rapport extérieur, et il doit cependant rester un concept de quelque chose qui ne signifie plus aucun rapport, mais seulement des déterminations intérieures. Or il semble résulter de là que dans tout objet (toute substance) il y a quelque chose qui est absolument intérieur et qui précède toutes les déterminations extérieures, en les rendant d’abord possibles ; que par conséquent ce substratum est quelque chose qui ne contient plus de rapports extérieurs, c’est-à-dire qui est simple (car les choses corporelles ne sont toujours que des rapports, au moins de leurs parties entre elles) ; et, puisque nous ne connaissons de déterminations absolument intérieures que celles du sens intime, que ce substratum n’est pas seulement simple, mais qu’il est aussi (d’une manière analogue à notre sens intime) déterminé par des représentations, c’est-à-dire que toutes les choses seraient proprement des monades, ou des êtres simples doués de représentations. Tout cela aussi serait vrai, si quelque chose de plus que le concept d’une chose en général ne faisait partie des conditions sous lesquelles seules des objets de l’intuition extérieure peuvent nous être donnés et dont le concept pur fait abstraction. Mais en tenant compte de ces conditions, on voit au contraire qu’un phénomène permanent dans l’espace (une étendue impénétrable) peut contenir de simples rapports et par conséquent rien d’absolument intérieur, et pourtant être le premier substratum de toute perception extérieure. Avec de simples concepts je ne puis à la vérité, sans quelque chose d’intérieur, rien concevoir d’extérieur, précisément parce que des concepts de rapport présupposent des choses données absolument et sont impossibles sans elles. Mais, comme il y a dans l’intuition quelque chose qui ne se trouve nullement dans le simple concept d’une chose en général, et que ce quelque chose fournit le substratum qui ne peut être connu par de simples concepts, à savoir un espace, qui, avec tout ce qu’il renferme, se compose de purs rapports formels ou même réels, je ne puis pas dire : puisque sans quelque chose d’absolument intérieur aucune chose ne peut être représentée par de simples concepts, il n’y a non plus dans les choses mêmes comprises sous ces concepts et dans leur intuition rien d’extérieur qui n’ait pour fondement quelque chose d’absolument intérieur. En effet, si nous faisons abstraction de toutes les conditions de l’intuition, il ne nous reste à la vérité dans le simple concept que l’intérieur en général et son rapport avec lui-même, par quoi soit possible l’extérieur ; mais cette nécessité, qui se fonde uniquement sur l’abstraction, ne trouve point place dans les choses, en tant qu’elles sont données dans l’intuition avec des déterminations qui expriment de simples rapports, sans avoir pour fondement quelque chose d’intérieur, précisément parce qu’elles ne sont pas des choses en soi, mais simplement des phénomènes. La seule chose que nous connaissions dans la matière, ce sont de simples rapports (ce que nous en nommons les déterminations intérieures n’est intérieur que relativement), mais, parmi eux, il en est de spontanés et de permanents, par lesquels un objet déterminé nous est donné. Qu’en faisant abstraction de ces rapports, je n’aie plus rien à penser, cela ne supprime pas le concept d’une chose comme phénomène, ni même celui d’un objet in abstracto, mais bien toute possibilité d’un objet déterminable par de simples concepts, c’est-à-dire d’un noumène. À la vérité il est surprenant d’entendre dire qu’une chose ne se compose que de rapports, mais aussi une chose de ce genre n’est qu’un simple phénomène, et ne peut être conçue au moyen des catégories pures ; elle est elle-même dans le simple rapport de quelque chose en général aux sens. De même on ne peut, en commençant par de simples concepts, concevoir les rapports des choses in abstracto qu’en concevant l’un comme la cause des déterminations de l’autre ; car tel est notre concept intellectuel des rapports mêmes. Mais, comme nous faisons alors abstraction de toute intuition, alors aussi disparaît tout le mode suivant lequel les éléments du divers peuvent déterminer réciproquement leur lieu, c’est-à-dire la forme de la sensibilité (l’espace), qui pourtant précède toute causalité empirique.

Si par objets purement intelligibles nous comprenons des choses qui soient conçues par des catégories pures sans aucun schème de la sensibilité, des objets de ce genre sont impossibles. En effet la condition de l’usage objectif de tous nos concepts intellectuels est uniquement notre mode d’intuition sensible par lequel des objets nous sont donnés, et, si nous faisons abstraction de ce mode, ces concepts n’ont plus aucun rapport à un objet. Quand même nous admettrions une autre espèce d’intuition que notre intuition sensible, les fonctions de notre pensée seraient à son égard sans aucune valeur. Si nous entendons par là uniquement des objets d’une intuition non sensible, mais auxquels nos catégories ne s’appliquent pas, et dont par conséquent nous n’avons aucune connaissance (ni intuition, ni concept), on doit sans doute admettre des noumena dans ce sens tout négatif : ils ne signifient en effet rien autre chose sinon que notre mode d’intuition ne s’étend pas à toutes les choses, mais seulement aux objets de nos sens, que par conséquent sa valeur objective est limitée, et que par conséquent encore il reste de la place pour quelque autre mode d’intuition, et par là aussi pour des choses qui en seraient les objets. Mais alors le concept d’un noumenon est problématique : c’est la représentation d’une chose dont nous ne pouvons dire ni qu’elle est possible ni qu’elle est impossible, puisque nous ne connaissons pas d’autre espèce d’intuition que notre intuition sensible, et d’autre espèce de concepts que les catégories, et que ni celle-là ni celles-ci ne sont appropriées à un objet extra-sensible. Nous ne pouvons donc pas étendre d’une manière positive le champ des objets de notre pensée au delà des conditions de notre sensibilité, et admettre, en dehors des phénomènes, des objets de la pensée pure, c’est-à-dire des noumena, puisque ces objets n’ont aucun sens positif qu’on puisse indiquer. Il faut reconnaître en effet que les catégories ne suffisent pas à elles seules pour la connaissance des choses en soi, et que sans les data de la sensibilité elles ne seraient que les formes purement subjectives de l’unité de l’entendement, mais sans objet. La pensée, il est vrai, n’est pas en soi un produit des sens, et à ce titre elle n’est pas non plus limitée par eux, mais elle n’a pas pour cela un usage propre et pur, indépendant du concours de la sensibilité, parce qu’elle serait alors sans objet. On ne peut pas même donner le nom de noumène à un objet de ce genre, parce que le nom de noumène signifie précisément le concept problématique d’un objet pour une tout autre intuition et un tout autre entendement que les nôtres, c’est-à-dire d’un objet qui est lui-même un problème. Le concept d’un noumène n’est donc pas le concept d’un objet, mais un problème inévitablement lié aux limites de notre sensibilité, celui de savoir s’il ne peut y avoir des objets entièrement indépendants de cette intuition de la sensibilité, question à laquelle on ne peut faire que cette réponse indéterminée : puisque l’intuition sensible ne s’applique pas indistinctement à toutes les choses, il reste de la place pour d’autres objets ; on ne peut donc pas nier ceux-ci absolument ; mais, faute d’un concept déterminé (puisque aucune catégorie n’est bonne pour cela), nous ne saurions non plus les affirmer comme objets de notre entendement.

L’entendement limite donc la sensibilité, sans étendre pour cela son propre champ ; et, en l’avertissant de ne pas prétendre s’appliquer à des choses en soi, mais de se borner aux phénomènes, il conçoit un objet en soi, mais simplement comme un objet transcendental, qui est la cause du phénomène (qui par conséquent n’est pas lui-même phénomène), mais qui ne peut être conçu ni comme quantité, ni comme réalité, ni comme substance, etc. (puisque ces concepts exigent toujours des formes sensibles, où ils déterminent un objet), et de qui par conséquent nous ne savons s’il se trouve en nous ou même hors de nous, s’il disparaîtrait avec la sensibilité, ou si, celle-ci écartée, il subsisterait encore. Si l’on veut appeler cet objet noumène, par la raison que la représentation n’en est pas sensible, on en est bien libre ; mais, comme nous ne pouvons y appliquer aucun des concepts de notre entendement, cette représentation reste toujours vide pour nous, et ne sert à rien sinon à indiquer les limites de notre connaissance sensible, et à laisser vacant un espace que nous ne pouvons combler avec aucune expérience possible ni avec l’entendement pur.

La critique de cet entendement pur ne nous permet donc pas de nous créer un nouveau champ d’objets en dehors de ceux qui peuvent se présenter à lui comme phénomènes, et de nous aventurer dans des mondes intelligibles, ni même dans leur concept. L’erreur qui nous égare ici de la manière la plus spécieuse, et peut être sans doute excusée, mais non pas justifiée, consiste à rendre transcendental l’usage de l’entendement, contrairement à sa destination, et à croire que les objets, c’est-à-dire des intuitions possibles, doivent se régler sur des concepts, et non les concepts sur des intuitions possibles (comme sur les seules conditions qui puissent leur donner une valeur objective). La cause de cette erreur à son tour est que l’aperception, et avec elle la pensée, précèdent tout ordre déterminé possible des représentations. Nous concevons donc quelque chose en général et nous le déterminons d’une manière sensible par un côté, mais nous distinguons pourtant l’objet général et représenté in abstracto de cette manière de le percevoir ; il nous reste alors une manière de le déterminer uniquement par la pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme logique sans matière, mais semble pourtant être une manière dont l’objet existe en soi (noumenon) indépendamment de l’intuition, qui est bornée à nos sens.


Avant de quitter l’analytique des concepts de réflexion, nous devons ajouter encore quelque chose qui, sans avoir par soi-même une importance extraordinaire, pourrait cependant paraître nécessaire pour compléter le système. Le concept le plus élevé par où l’on a coutume de commencer une philosophie transcendentale, est la division en possible et impossible. Mais, comme toute division suppose un concept divisé, il faut qu’un concept plus élevé encore soit donné, et ce concept est celui d’un objet en général (pris d’une manière problématique, abstraction faite de la question de savoir s’il est quelque chose ou rien). Puisque les catégories sont les seuls concepts qui se rapportent en général à des objets, la distinction d’un objet relativement à la question de savoir s’il est quelque chose ou rien, suivra l’ordre et la direction des catégories.

1o Aux concepts de tout, de plusieurs et d’un est opposé celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d’aucun, et ainsi l’objet d’un concept auquel ne correspond aucune intuition qu’on puisse indiquer est = rien, c’est-à-dire que c’est un concept sans objet, comme les noumena, qui ne peuvent être rangés parmi les possibilités, bien qu’on ne doive pas pour cela les tenir pour impossibles, ou comme certaines forces nouvelles que l’on conçoit, il est vrai, sans contradiction, mais aussi sans exemple tiré de l’expérience, et qui par conséquent ne peuvent être rangées parmi les possibilités (ens rationis).

2o La réalité est quelque chose, la négation n’est rien ; c’est en effet le concept du manque d’un objet, comme l’ombre, le froid (nihil privativum).

3o La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est pas un objet en soi, mais la condition purement formelle de cet objet (comme phénomène), comme l’espace pur et le temps pur, qui sont à la vérité quelque chose comme formes d’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des objets d’intuition (ens imaginarium).

4o L’objet d’un concept qui se contredit lui-même est rien, parce que le concept rien est l’impossible ; telle est par exemple une figure rectiligne de deux côtés (nihil negativum).

Le tableau de cette division du concept du rien devrait donc être tracé ainsi (car la division parallèle du quelque chose suit d’elle-même) :

rien
comme
1
Concept vide sans objet,
ens rationis  ;
2
Objet vide de concept,
nihil privativum ;
3
Intuition vide sans objet,
ens imaginarium ;
4
Objet vide sans concept,
nihil negativum.

On voit que l’être de raison (no 1) se distingue du non-être, en ce qu’étant une pure fiction (bien que non-contradictoire), il ne peut être rangé parmi les impossibilités, tandis que le second est opposé à la possibilité, le concept se détruisant lui-même. Mais tous deux sont des concepts vides. Au contraire le nihil privativum (no 2) et l’ens imaginarium (no 3) sont des data vides pour des concepts. Quand la lumière n’est pas donnée aux sens, on ne peut se représenter l’obscurité ; et quand on ne perçoit pas d’êtres étendus, on ne peut se représenter l’espace. La négation aussi bien que la simple forme de l’intuition, sans un réel, ne sont pas des objets.

Séparateur


Notes de Kant[modifier]

  1. Comme si la pensée était une fonction, dans le premier cas, de l’entendement ; dans le second du jugement ; dans le troisième, de la raison. Cette remarque se trouvera éclaircie par la suite.
  2. Zur synthetischen Einsicht des Denkens.
  3. À la place des considérations qui suivent jusqu’à la fin du paragraphe, il n’y avait dans la première édition que ce simple alinéa : « Il y a trois sources primitives (capacités ou facultés de l’âme) qui contiennent les conditions de la possibilité de toute expérience et qui ne peuvent dériver elles-mêmes d’aucune autre faculté de l’esprit ; ce sont le sens, l’imagination et l’aperception. De là 1o la synopsis des éléments divers à priori faite par le sens ; 2o la synthèse de ces éléments divers opérée par l’imagination ; 3o enfin l’unité introduite dans cette synthèse par l’aperception primitive. Outre leur usage empirique, toutes ces facultés ont un usage transcendental, qui ne concerne que la forme et n’est possible qu’à priori. Dans la première partie, nous avons parlé de ce dernier par rapport aux sens ; nous allons essayer maintenant de bien saisir la nature des deux autres facultés.
  4. Schwarmerey.
  5. Toute cette section (§§ 15-27) est un travail entièrement nouveau substitué par Kant, dans sa seconde édition, à celui de la première sur le même sujet. La comparaison de ces deux élucubrations successives est fort importante pour l’intelligence du développement de la doctrine de Kant, mais je ne puis rapprocher ici, à cause de son étendue, la rédaction primitive de la rédaction définitive ; on la trouvera sous forme d’appendice à la fin du second volume. J. B.
  6. Die Verbindung eines Mannigfaltigen überhaupt.
  7. Il n’est pas ici question de savoir si les représentations mêmes sont identiques, et par conséquent si l’une peut être conçue analytiquement au moyen de l’autre. La conscience de l’une, en tant qu’il s’agit de diversité, demeure toujours distincte de celle de l’autre, et il n’est ici question que de la synthèse de cette conscience (possible).
  8. Ursprüngliche Apperception. — J’emploie ici le mot originaire de préférence au mot primitif, parce que ce dernier indique surtout un rapport chronologique, tandis que le premier exprime vraiment un rapport logique, comme celui dont il s’agit ici. J. B.
  9. Diese durchgängige Identität.
  10. L’unité analytique de la conscience s’attache à tous les concepts communs comme tels. Lorsque, par exemple, je conçois le rouge en général, je me représente par là une qualité qui (comme caractère) peut être trouvée quelque part et être liée à d’autres représentations ; ce n’est donc qu’à la condition de supposer une unité synthétique possible que je puis me représenter l’unité analytique. Pour concevoir une représentation comme commune à différentes choses, il faut la regarder comme appartenant à des choses qui, malgré ce caractère commun, ont encore quelque chose de différent ; par conséquent il faut la concevoir comme formant une unité synthétique avec d’autres représentations (ne fussent-elles que possibles), avant d’y concevoir l’unité analytique de la conscience qui en fait un conceptus communis. L’unité synthétique de l’aperception est donc le point le plus élevé auquel on puisse rattacher tout l’usage de l’entendement, la logique même tout entière et, après elle, la philosophie transcendentale ; bien plus, cette faculté est l’entendement lui-même.
  11. Würde anschauen.
  12. Kann nur denken.
  13. L’espace et le temps et toutes leurs parties sont des intuitions, par conséquent des représentations particulières comme la diversité qu’ils renferment (Voy. l’Esthétique transcendentale). Ce ne sont donc pas de simples concepts au moyen desquels la même conscience soit trouvée contenue dans plusieurs représentations, mais ce sont plusieurs représentations que l’on trouve contenues en une seule et dans la conscience que nous en avons, et par conséquent réunies, d’où il suit que l’unité de la conscience se présente à nous comme synthétique et en même temps comme originaire. Cette particularité (Einzelnheit) est importante dans l’application (Voy. § 25).
  14. Das Vermögen der Erkenntnisse.
  15. Durch dessen Vorstellung zugleich die Objecte dieser Vorstellung existiren.
  16. Der blos denkt nicht anschaut.
  17. Der selbst anschauete.
  18. La longue théorie des quatre figures syllogistiques ne concerne que les raisonnements catégoriques ; et, quoiqu’elle ne soit pas autre chose qu’un art d’arriver, en déguisant les conséquences immédiates (consequentiæ immediatæ) sous les prémisses d’un raisonnement pur, à offrir l’apparence d’un plus grand nombre d’espèces de conclusions qu’il n’y en a dans la première figure, elle n’aurait eu pourtant aucun succès, si elle n’était parvenue à présenter exclusivement les jugements catégoriques comme ceux auxquels tous les autres doivent se rapporter, ce qui est faux d’après le § 9.
  19. La preuve se fonde sur la représentation de l’unité de l’intuition par laquelle un objet est donné, unité qui implique toujours une synthèse de la diversité donnée dans une intuition, et qui suppose déjà le rapport de cette diversité à l’unité de l’aperception.
  20. Das Mannigfaltige für die Anschauung.
  21. Ob es Dinge geben könne, die in dieser Form angeschaut werden müssen.
  22. Figürlich.
  23. Verstandesverbindung.
  24. Le mouvement d’un objet dans l’espace n’appartient pas à une science pure, et par conséquent à la géométrie ; car nous ne savons pas à priori, mais seulement par expérience, que quelque chose est mobile. Mais le mouvement, comme description d’un espace, est l’acte pur d’une synthèse successive opérée par l’imagination productive entre les éléments divers contenus dans l’intuition extérieure en général, et il n’appartient pas seulement à la géométrie, mais encore à la philosophie transcendentale.
  25. Ohne welche Darstellungsart.
  26. Anschauen.
  27. Je ne vois pas comment on peut trouver tant de difficultés à admettre que le sens intime est affecté par nous-mêmes. Tout acte d’attention peut nous en fournir un exemple. L’entendement y détermine toujours le sens intérieur, conformément à la liaison qu’il conçoit, à l’intuition interne qui correspond à la diversité contenue dans sa synthèse. Chacun peut observer en lui-même combien souvent l’esprit est affecté de cette façon.
  28. Le je pense, exprime l’acte par lequel je détermine mon existence. L’existence est donc déjà donnée par la mais non la manière dont je dois déterminer cette existence, c’est-à-dire dont je dois poser les éléments divers qui lui appartiennent. Il faut pour cela une intuition de soi-même, qui a pour fondement une forme donnée à priori, c’est-à-dire le temps, lequel est sensible et appartient à la réceptivité du sujet à déterminer. Si donc je n’ai pas une autre intuition de moi-même qui donne ce qu’il y a en moi de déterminant bien que je n’aie conscience que de la spontanéité de ce déterminant, et qui le donne avant l’acte de la détermination, tout comme le temps donne ce qui est déterminable, je ne puis déterminer mon existence comme celle d’un être spontané ; mais je ne fais que me représenter la spontanéité de ma pensée, c’est-à-dire de mon acte de détermination, et mon existence n’est jamais déterminable que d’une manière sensible, c’est a-dire comme l’existence d’un phénomène. Cette spontanéité pourtant fait que je m’appelle une intelligence.
  29. Jene Verbindung anschaulich machen.
  30. L’espace, représenté comme objet (ainsi que cela a réellement lieu dans la géométrie), contient plus que la simple forme de l’intuition : il contient la réunion en une représentation intuitive des éléments divers donnés suivant la forme de la sensibilité, de telle sorte que la forme de l’intuition donne uniquement la diversité, et l’intuition formelle l’unité de la représentation. Si dans l’esthétique j’ai attribué simplement cette unité à la sensibilité, c’était uniquement pour indiquer qu’elle est antérieure à tout concept, bien qu’elle suppose une synthèse qui n’appartient point aux sens, mais qui seule rend d’abord possibles tous les concepts d’espace et de temps. En effet, puisque par cette synthèse (où l’entendement détermine la sensibilité) l’espace et le temps sont donnés d’abord comme des intuitions, l’unité de cette intuition à priori appartient à l’espace et au temps et non au concept de l’entendement (§ 24).
  31. Categorie der Synthesis des Gleichartigen.
  32. On prouve de cette manière que la synthèse de l’appréhension, qui est empirique, doit être nécessairement conforme à la synthèse de l’aperception, qui est intellectuelle et contenue tout à fait à priori dans la catégorie. C’est une seule et même spontanéité, qui là sous le nom d’imagination, ici sous celui d’entendement, introduit la liaison dans les divers éléments de l’intuition.
  33. Als dem ursprünglichen Grunde ihrer nothwendigen Gesetzmäszigkeit.
  34. Als Gesetzmäszigkeit der Erscheinungen in Raum und Zeit.
  35. Pour que l’on ne se scandalise pas mal à propos des conséquences fâcheuses auxquelles l’on pourrait craindre de voir cette proposition aboutir, je veux faire ici une simple observation : c’est que les catégories dans la pensée ne sont pas bornées par les conditions de notre intuition sensible, mais qu’elles ont un champ illimité, et que seule la connaissance de ce que nous pensons, ou la détermination de l’objet, a besoin d’intuition. En l’absence de cette intuition, la pensée de l’objet peut encore avoir ses conséquences vraies et utiles relativement à l’usage que le sujet fait de la raison ; mais, comme il ne s’agit plus ici seulement de la détermination de l’objet, et par conséquent de la connaissance, mais aussi de celle du sujet et de sa volonté, le moment n’est pas encore venu de parler de cet usage.
  36. Selbsgedachte.
  37. Subjective Anlagen zum Denken.
  38. Le défaut de jugement est proprement ce que l’on nomme stupidité (Dummheit) et c’est là un vice auquel il n’y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée à laquelle il ne manque que le degré d’entendement convenable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup d’instruction et même d’érudition. Mais, comme le jugement (secunda Petri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n’est pas rare de rencontrer des hommes fort instruits, qui laissent fréquemment éclater, dans l’usage qu’ils font de leur science, cet irréparable défaut.
  39. Toute uniona (conjunctio) est ou une compositionb (compositio) ou une liaisonc (nexus). La première est une synthèse d’éléments divers qui ne s’appartiennent pas nécessairement les uns aux autres, comme, par exemple, les deux triangles dans lesquels se décompose un carré coupé par la diagonale, et qui par eux-mêmes ne s’appartiennent pas nécessairement l’un à l’autre ; telle est la synthèse de l’homogène dans tout ce qui peut être examiné mathématiquement (et cette synthèse à son tour peut se diviser en synthèse d’agrégation et en synthèse de coalition suivant qu’elle se rapporte à des quantités extensives ou à des quantités intensives). La seconde union (nexus) est la synthèse d’éléments divers qui s’appartiennent nécessairement les uns aux autres, comme par exemple l’accident par rapport à quelque substance, ou l’effet par rapport à la cause, — et qui par conséquent, bien qu’hétérogènes sont représentés comme liés à priori. Je nomme cette union dynamique, par la raison qu’elle n’est pas arbitraire, puisqu’elle concerne l’union de l’existence des éléments divers (elle peut se diviser à son tour en union physique des phénomènes entre eux et en union métaphysique, représentant leur synthèse dans la faculté de connaître à priori). — La note qu’on vient de lire est une addition de la seconde édition.

    (a) Verbindung. — (b) Zusammensetzung. — (c) Verknüpfung.

  40. Qu’on remarque bien que je ne parle pas du changement de certaines relations mais d’un changement d’état. Ainsi, quand un corps se meut uniformément, son état (de mouvement) ne change pas : il ne change que quand son mouvement croît ou diminue.
  41. L’unité de l’univers, où tous les phénomènes doivent être liés, est évidemment une simple conséquence du principe tacitement admis du commerce de toutes les substances existant simultanément. En effet, si elles étaient isolées, elles ne constitueraient pas un tout comme parties, et si leur liaison (l’action réciproque des éléments divers) n’était pas nécessaire pour la simultanéité même, on ne pourrait conclure de celle-ci, comme d’un rapport purement idéal, à celle-là, comme à un rapport réel. Aussi bien avons-nous montré en son lieu que la communauté est proprement le principe de la possibilité d’une connaissance empirique, de la coexistence, et que par conséquent on ne conclut proprement de celle-ci à celle-là que comme à sa condition.
  42. La conscience immédiate de l’existence de choses extérieures n’est pas supposée, mais prouvée dans le théorème précédent, que nous puissions apercevoir ou non la possibilité de cette conscience. La question touchant cette dernière serait de savoir si nous n’avons qu’un sens interne, et pas de sens extérieur, mais simplement une imagination extérieure. Or il est clair que, même pour que nous puissions nous imaginer quelque chose comme extérieur, il faut que nous ayons déjà un sens externe, et qu’ainsi nous distinguions immédiatement la simple réceptivité d’une intuition externe de la spontanéité qui caractérise cette imagination. En effet, supposer que nous ne faisons qu’imaginer un sens externe, ce serait anéantir la faculté même d’intuition qui doit être déterminée par l’imagination.
  43. Par la réalité d’une chose j’affirme sans doute plus que la possibilité, mais non pas dans la chose ; en effet, la chose ne saurait contenir dans la réalité plus qu’il n’était contenu dans sa possibilité complète. Mais, comme la possibilité n’était qu’une position de la chose par rapport à l’entendement (à son usage empirique), la réalité est en même temps une liaison de cette chose avec la perception.
  44. On peut concevoir aisément la non-existence de la matière, mais les anciens n’en concluaient pourtant pas sa contingence. Mais la vicissitude même de l’existence et de la non-existence d’un état donné d’une chose, en quoi consiste tout changement, ne prouve pas du tout la contingence de cet état, en quelque sorte par la réalité de son contraire : par exemple le repos d’un corps, qui suit le mouvement, ne prouve pas la contingence du mouvement de ce corps, par cela que le repos est le contraire du mouvement. Car ce contraire n’est ici opposé à l’autre que logiquement et non réellement. Pour prouver la contingence du mouvement, il faudrait prouver qu’au lieu d’être en mouvement dans le temps précédent, il eût été possible que le corps fût alors en repos ; il ne suffit pas qu’il l’ait été ensuite ; car alors les deux contraires peuvent très-bien coexister.
  45. « En un mot, tous ces concepts ne peuvent être justifiés par rien, et leur possibilité réelle ne peut être démontrée, si l’on fait abstraction de toute intuition sensible (la seule espèce d’intuition que nous ayons), et il ne reste plus alors que la possibilité logique, c’est-à-dire que le concept (la pensée) est possible, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : la question est de savoir s’il se rapporte à un objet et si par conséquent il signifie quelque chose. »
    La note qu’on vient de lire a été ajoutée par Kant dans la seconde édition. Dans la première, après l’alinéa auquel elle correspond, se plaçait celui-ci, qui a été supprimé dans la seconde :
    J. B.

    Il y a quelque chose d’étrange, et même de paradoxal, à parler d’un concept qui doit avoir une signification, mais qui ne serait susceptible d’aucune définition. Mais c’est là un caractère commun avec les catégories : les catégories ne peuvent avoir une signification déterminée et un rapport à un objet qu’au moyen de la condition sensible universelle, et cette condition ne peut être fournie par la catégorie pure, puisque celle-ci ne peut contenir que la fonction logique qui consiste à ramener la diversité sous un concept. Or cette fonction, c’est-à-dire la forme du concept toute seule, ne saurait nous faire connaître et distinguer l’objet qui s’y rapporte, puisqu’il y est précisément fait abstraction de la condition sensible sous laquelle en général des objets s’y peuvent rapporter. Aussi les catégories ont-elles besoin, outre le pur concept de l’entendement, de déterminations qui permettent de les appliquer à la sensibilité en général (de schèmes) ; sans quoi elles ne sont pas des concepts par lesquels un objet serait connu et distingué des autres, mais seulement autant de manières de penser un objet pour des intuitions possibles et de lui donner sa signification (sous une condition encore exigée) suivant quelque fonction de l’entendement, c’est-à-dire de le définir : elles-mêmes par conséquent ne peuvent pas être définies. On ne saurait définir, sans tourner dans un cercle, les fonctions logiques des jugements en général : unité et pluralité, affirmation et négation, sujet et prédicat, puisque la définition devrait être elle-même un jugement, et que par conséquent elle devrait déjà renfermer ces fonctions. Mais les catégories pures ne sont rien autre chose que les représentations des choses en général, en tant que ce qu’il y a de divers dans leur intuition doit être pensé au moyen de l’une ou de l’autre de ces fonctions logiques : la grandeur est la détermination qui ne peut être conçue que par un jugement ayant la quantité (judicium commune) ; la réalité, celle qui ne peut être conçue que par un jugement affirmatif ; la substance, ce qui, relativement à l’intuition, doit être le dernier sujet de toutes les autres déterminations. Quant à savoir quelles sont les choses relativement auxquelles on doit se servir de telle fonction plutôt que telle autre, c’est ce qui reste ici tout à fait indéterminé ; par conséquent, sans la condition de l’intuition sensible dont elles contiennent la synthèse, les catégories n’ont aucun rapport à un objet. Elles n’en peuvent donc définir aucun, et elles n’ont donc point par elles-mêmes la valeur de concepts objectifs.

  46. « Il ne faut pas substituer à cette expression celle de monde intellectuel, comme on a coutume de le faire dans les ouvrages allemands ; car il n’y a que les connaissances qui soient intellectuelles ou sensitives. Les objets seuls peuvent être appelés intelligibles (a). »

    (a) Cette note, dont j’abrège la dernière phrase pour n’en conserver que ce qui s’applique à notre langue et peut se traduire en français, est une addition de la seconde édition.

    J. B.
  47. Si l’on voulait recourir ici au subterfuge accoutumé en disant que du moins les réalités intelligibles (realitates noumena) ne peuvent être opposées les unes aux autres, il faudrait citer alors un exemple de ce genre de réalité pure et non sensible afin que l’on vit si elle représente en général quelque chose ou rien du tout. Mais aucun exemple ne peut être tiré d’ailleurs que de l’expérience, qui n’offre jamais autre chose que des phénomènes (phænomena) et ainsi cette proposition ne signifie rien de plus sinon que le concept qui ne renferme que des affirmations ne renferme rien de négatif, proposition dont nous n’avons jamais douté.


Notes du traducteur[modifier]

  1. In Ansehung des Formalen ihres Gebrauches.
  2. Ein Catharcticon. — Le mot cathartique (en grec Καϑαρτιϰὸν) est usité, chez nous, dans le langage de la médecine comme synonyme de purgatif ; il figure même dans le Dictionnaire de l’Académie française. J. B.
  3. Tugendlehre.
  4. Auf einer elenden Dialexe. — Ce dernier mot vient du grec διαλεξις (dialexis), qui signifie entretien, conversation. La première édition (cf. celle de Rosenkranz, p. 61) donnait, au lieu de dialexe, le mot dialele (c’est-à-dire pétition de principe), mais en laissant les adjectifs au féminin, ce qui indiquait ici un erratum, ce mot ne comportant pas le féminin. J.B.
  5. Seinen vorsetzlichen Blendwerken.
  6. Die Methode der Gründlichkeit.
  7. Durch ihren Zusammenhang in einem System.
  8. Il y a ici dans le texte de la première et de la seconde édition, au lieu de theilbar (divisible) veränderlich (changeant) ; mais, comme le fait remarquer Rosenkranz, c’est évidemment là un erratum. J.B.
  9. Unendliche — Je me sers, pour traduire cette expression, du mot indéfini de préférence au mot infini, parce que ce dernier pourrait donner une idée fausse des jugements dont il s’agit ici, tandis que le premier convient parfaitement à la définition que Kant en donne plus loin. J. B.
  10. Beschrankend.
  11. Beliebig.
  12. Ein Mannigfaltiges der Sinnlichkeit à priori.
  13. Les § 11 et 12 sont des additions de la seconde édition.
  14. Éléments métaphysiques de la science de la nature. — Cet ouvrage avait paru en 1786, c’est-à-dire un an avant la seconde édition de la Critique de la raison pure. J. B.
  15. C’est le mot même dont Kant se sert. J. B.
  16. Nicht einseitig.
  17. Logische Erfordernisse.
  18. Eigentlich material.
  19. In formaler Bedeutung.
  20. Als zur logischen Forderung in Ansehung jeder Erkenntniss gehörig.
  21. Qualitative Vollständigkeit.
  22. Die Herstellung.
  23. Verständlichkeit.
  24. Die Frage über das was Rechstens ist.
  25. Von der die Thatsache angeht.
  26. Als eine Logik des Scheins.
  27. Das Vermögen der Regeln.
  28. Mutterwitz.
  29. Gleichartig.
  30. Ganz ungleichartig.
  31. Eine transcendentale Zeitbestimmung.
  32. In Ansehung reiner Gestalten im Raume.
  33. Die Einheit der Synthesis des Mannigfaltigen einer gleichartigen Anschauung überhaupt, dadurch, dass ich die Zeit selbst in der Apprehension der Anschauung erzeuge.
  34. Die Sacheit, Realität.
  35. Gemeinschaft (Wechselwirkung).
  36. Die Erfüllung der Zeit. La langue française n’ayant pas de mot qui corresponde au mot allemand Erfüllung, je ne puis traduire littéralement et par suite exactement cette expression. J. B.
  37. Als das Correlatum der Bestimmung eines Gegenstandes ob und wie er zur Zeit gehöre.
  38. Einen Gegenstand geben, wenn dieses nicht wiederum nur mittelbar gemeint seyn soll, sondern unmittelbar in der Anschauung darstellen, ist nichts anders als dessen Vorstellung auf Erfahrung (es sey wirkliche oder doch mögliche) beziehen.
  39. Den Exponenten zu einer Regel überhaupt.
  40. La première édition portait : « Principe de l’entendement pur : tous les phénomènes sont quant à leur intuition des quantités extensives. »
  41. Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édition.
  42. Première édition : « Le principe qui anticipe toutes les perceptions comme telles est celui-ci : dans tous les phénomènes la sensation et le réel qui lui correspond dans l’objet (realitas phænomenon) ont une quantité intensive, c’est-à-dire un degré. »
  43. Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édition.
  44. Ein Moment.
  45. Punkte und Augenblicke sind nur Grenzen, d. i. blosze Stellen ihrer Einschränkung.
  46. Flieszende.
  47. Ein Fortgang in der Zeit.
  48. Geldquantum. — Le mot argent doit être pris ici dans le sens de monnaie. J. B.
  49. Fein Silber.
  50. Ein Geldstück..
  51. Silbergehalt.
  52. Menge.
  53. Ce mot, nécessaire à la construction et au sens de la phrase, avait été omis par Kant dans le texte de ses deux éditions ; il a été justement rétabli. Voyez l’édition de Hartenstein (p. 185), et la note de celle de Rosenkranz (p. 151). J. B.
  54. 1re édition : « En voici le principe général : Tous les phénomènes sont soumis à priori, quant à leur existence, à des règles qui déterminent leur rapport entre eux dans un temps. »
  55. Tout ce premier paragraphe est une addition de la première édition.
  56. Das Verhältnisz des mannigfaltigen empirischen Bewusztseins in der Zeit.
  57. 1re édition : « Principe de la permanence. — Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet objet, c’est-à-dire le mode de son existence. »
  58. Das Reale derselben.
  59. Ce premier paragraphe a remplacé celui-ci de la première édition : « Tous les phénomènes sont dans le temps. Celui-ci peut déterminer de deux manières le rapport qu’offre leur existence : ils sont ou successifs ou simultanés. Sous le premier point de vue, le temps peut être représenté par une ligne ; et sous le second, par un cercle. »
  60. Beharrlichkeit.
  61. Wechselt.
  62. Dieser Wechsel.
  63. 1re édition : « Principe de la production. — Tout ce qui arrive (tout ce qui commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède suivant une règle. »
  64. Ces deux premiers paragraphes sont une addition de la seconde édition.
  65. Im Apprehendiren.
  66. Kant veut dire (l’expression de sa pensée est si peu claire ici qu’elle a besoin d’explication) que le changement qui s’opère dans la forme du coussin peut seul nous servir à reconnaître un rapport de cause à effet entre la boule et la dépression de ce coussin, et qu’ainsi ce rapport ne se manifeste à nous qu’au moyen d’une succession d’états divers. Telle est, en effet, la conclusion à laquelle il arrive dans l’alinéa suivant. J. B.
  67. Das blosse Entstehen.
  68. Nicht Ursprung aus Nichts.
  69. 1re édition : « Principe de la communauté — Toutes les substances, en tant qu’elles sont simultanées sont dans une communauté générale (c’est-à-dire dans une action réciproque). »
  70. Le paragraphe qui précède n’est pas dans la première édition.
  71. Le mot français communauté, par lequel j’ai traduit le mot allemand Gemeinschaft, peut prêter aussi à la même équivoque que ce dernier ; mais c’était celui qui convenait ici le mieux en général. Celui de commerce, qui rendrait mieux le sens spécial dans lequel Kant emploie l’expression Gemeinschaft, ne pourrait être employé seul ou sans être déterminé par quelque autre. Aussi ai-je dû lui préférer le précédent, sauf à l’employer à son tour dans quelques cas où il se trouve précisément déterminé. J. B.
  72. Eine reale Gemeinschaft (commercium).
  73. Exponenten.
  74. Gedichtete Begriffe.
  75. Cette réfutation de l’idéalisme est une addition de la seconde édition.
  76. Ein Unding.
  77. J’ai suivi ici la nouvelle rédaction que Kant, dans la dernière note de la préface de sa seconde édition (voir plus haut, p. 41), prie le lecteur de substituer à cette phrase du texte : « Or ce permanent ne peut être quelque chose en moi, puisque mon existence dans le temps ne peut être déterminée que par lui-même. » J. B.
  78. À la correction à laquelle je viens de me conformer. Kant a joint, dans la note rappelée plus haut, les observations suivantes, qui trouvent ici leur vraie place :

    « On objectera sans doute contre cette preuve, que je n’ai immédiatement conscience que de ce qui est en moi, c’est-à-dire de ma représentation des choses extérieures, et que par conséquent il reste toujours incertain, s’il y a ou non hors de moi quelque chose qui y corresponde. Mais j’ai conscience par l’expérience intérieure de mon existence dans le temps (par conséquent aussi de la propriété qu’elle a d’y être déterminable), ce qui est plus que d’avoir simplement conscience de ma représentation, et ce qui pourtant est identique à la conscience empirique de mon existence, laquelle n’est déterminable que par rapport à quelque chose existant hors de moi et lié à mon existence. Cette conscience de mon existence dans le temps est donc identiquement liée à la conscience d’un rapport à quelque chose hors de moi, et par conséquent c’est l’expérience et non la fiction, le sens et non l’imagination, qui lie inséparablement l’extérieur à mon sens intérieur : car le sens extérieur est déjà par lui-même une relation de l’intuition à quelque chose de réel existant hors de moi, et dont la réalité, à la différence de la fiction, ne repose que sur ce qu’il est inséparablement lié à l’expérience intérieure elle-même, comme à la condition de sa possibilité, ce qui est ici le cas. Si à la conscience intellectuelle que j’ai de mon existence dans cette représentation : je suis, qui accompagne tous mes jugements et tous les actes de mon entendement, je pouvais joindre en même temps une détermination de mon existence par l’intuition intellectuelle, la conscience d’un rapport à quelque chose d’extérieur à moi ne ferait pas nécessairement partie de cette détermination. Or cette conscience intellectuelle précède sans doute, mais l’intuition intérieure, dans laquelle seule mon existence peut être déterminée, est sensible et liée à la condition du temps, et cette détermination, et par conséquent l’expérience intérieure elle-même, dépendent de quelque chose de permanent, qui n’est pas en moi, et par conséquent ne peut être que dans quelque chose hors de moi, avec quoi je dois me considérer comme étant en relation. La réalité du sens extérieur est ainsi nécessairement liée à celle du sens intérieur pour la possibilité d’une expérience en général ; c’est-à-dire que j’ai tout aussi sûrement conscience qu’il y a hors de moi des choses qui se rapportent à mon sens, que j’ai conscience d’exister moi-même d’une manière déterminée dans le temps. Quant à savoir quelles sont les intuitions données auxquelles des objets correspondent réellement hors de moi, et qui par conséquent appartiennent au sens extérieur, et non à l’imagination ; c’est ce qui, dans chaque cas particulier, doit être décidé d’après les règles qui servent à distinguer l’expérience en général (même l’expérience interne) de l’imagination ; mais le principe est toujours qu’il y a réellement une expérience extérieure. On peut encore ajouter ici la remarque suivante : la représentation de quelque chose de permanent dans l’existence n’est pas identique à la représentation permanente ; celle-ci, en effet, peut être très-changeante et très-variable, comme toutes nos représentations et même celles de la matière, et cependant elle se rapporte à quelque chose de permanent, qui par conséquent doit être une chose distincte de toutes mes représentations, une chose extérieure, dont l’existence est nécessairement comprise dans la détermination de ma propre existence et ne constitue avec elle qu’une seule expérience, qui n’aurait jamais lieu intérieurement, si elle n’était pas aussi extérieure (en partie). Quant au comment, nous ne pouvons pas plus l’expliquer ici que nous ne pouvons expliquer comment nous concevons en général ce qui subsiste dans le temps et par sa simultanéité avec le variable produit le concept du changement. »

  79. Je modifie un peu, à partir d’ici, la liaison et la rédaction du reste de cette phrase, afin de la rendre plus logique et plus claire, tout en reproduisant fidèlement la pensée de l’auteur.
    J. B.
  80. Cette remarque est une addition de la seconde édition.
  81. Gedankenformen.
  82. Beharrlich bestimmt.
  83. Les lignes suivantes, avec la note qui s’y rattache, s’intercalaient ici dans la première édition : « En traçant plus haut la table des catégories, nous nous sommes dispensé de les définir les unes après les autres, parce que notre but, borné à leur usage synthétique, ne rendait pas ces définitions nécessaires, et que, quand une entreprise est inutile, on ne doit pas assumer une responsabilité dont on peut se dispenser. Ce n’était pas pour nous un faux-fuyant, mais une règle de prudence très-importante, que de ne pas nous hasarder à définir tout d’abord, et de ne pas chercher ou simuler la perfection ou la précision dans la détermination du concept, quand nous pouvions nous contenter de tel ou tel caractère, sans avoir besoin d’une énumération complète de tous ceux qui constituent le concept entier. Mais on voit à présent que la raison de cette prévoyance était encore plus profonde, puisque nous n’aurions pas pu définir les catégories quand nous l’aurions voulu (*). Si l’on écarte toutes les conditions de la sensibilité qui les signalent comme des concepts d’un usage empirique possible, et qu’on les prenne pour des concepts de choses en général (par conséquent d’un usage transcendental), il n’y a plus rien à faire à leur égard que de considérer la fonction logique dans les jugements comme la condition de la possibilité des choses mêmes, mais sans pouvoir montrer en aucune façon où elle peut avoir son application et son objet, et par conséquent comment elle peut avoir quelque signification et quelque valeur objective dans l’entendement pur sans le concours de la sensibilité. »

    (*) J’entends ici la définition réelle, qui ne se borne pas à ajouter au nom d’une chose d’autres mots moins obscurs, mais qui contient une marque claire propre à faire toujours sûrement reconnaître l’objet (definitum) et rend possible l’application du concept défini.

  84. Ce passage jusqu’à l’alinéa qui commence ainsi : Si je retranche toute pensée, etc., a remplacé dans la seconde édition celui que voici :

    « On appelle phénomènes des manifestations que nous concevons comme des objets en vertu de l’unité des catégories. Que si j’admets des choses qui soient simplement des objets de l’entendement, et qui pourtant puissent être données, en cette qualité, à l’intuition, non pas, il est vrai, à l’intuition sensible, mais à une sorte d’intuition intellectuelle (coram intuitu intellectuali), ces choses s’appelleraient des noumènes (intelligibilia).

    On devrait penser que le concept des phénomènes, limité par l’esthétique transcendentale, donne déjà par lui-même la réalité objective des noumènes, et justifie la division des objets en phénomènes et noumènes, par conséquent aussi du monde en monde sensible et monde intelligible (mundus sensibilis et intelligibilis), en ce sens que la différence ne porte pas simplement sur la forme logique de la connaissance obscure ou claire d’une seule et même chose, mais sur la manière dont les objets peuvent être donnés originairement à notre connaissance et d’après laquelle ils se distinguent eux-mêmes essentiellement les uns des autres. En effet, quand les sens nous représentent simplement quelque chose tel qu’il apparaît, il faut pourtant que ce quelque chose soit aussi une chose en soi, l’objet d’une intuition non sensible, c’est-à-dire de l’entendement ; c’est-à-dire qu’il doit y avoir une connaissance possible où l’on ne trouve plus aucune sensibilité, et qui seule ait une réalité absolument objective, en ce sens que les objets nous seraient représentés par elle tels qu’ils sont, tandis que, au contraire, dans l’usage empirique de notre entendement, les choses ne sont connues que comme elles apparaissent. Il y aurait donc, outre l’usage empirique des catégories (lequel est limité aux conditions sensibles) un usage pur et ayant pourtant une valeur objective, et nous ne pourrions affirmer ce que nous avons avancé jusqu’ici, que nos connaissances purement intellectuelles ne sont en général rien autre chose que des principes servant à l’exposition du phénomène, et qui même ne vont pas à priori au delà de la possibilité formelle du phénomène : ici en effet s’ouvrirait devant nous un tout autre champ ; un monde en quelque sorte serait conçu dans l’esprit (peut-être même perçu) qui pourrait occuper notre entendement pur non moins sérieusement que l’autre et même beaucoup plus noblement.

    Toutes nos représentations sont dans le fait rapportées à quelque objet par l’entendement, et comme les phénomènes ne sont rien que des représentations, l’entendement les rapporte à quelque chose, comme à un objet de l’intuition sensible ; mais ce quelque chose n’est sous ce rapport que l’objet transcendental. Or par là il faut entendre quelque chose = x, dont nous ne savons rien du tout et dont en général (d’après la constitution actuelle de notre entendement) nous ne pouvons rien savoir, mais qui ne fait que servir, comme corrélatif de l’unité de l’aperception, à l’unité des éléments divers dans l’intuition sensible, à cette unité au moyen de laquelle l’entendement unit ces éléments en un concept d’objet. Cet objet transcendental ne peut nullement se séparer des données sensibles, puisqu’alors il ne resterait plus rien qui servit à le concevoir. Il n’est donc pas un objet de la connaissance en soi, mais seulement la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet en général déterminable par ce qu’il y a en eux de divers.

    C’est précisément pour cette raison que les catégories ne représentent aucun objet particulier, donné à l’entendement seul, mais qu’elles servent uniquement à déterminer l’objet transcendental (le concept de quelque chose en général) par ce qui est donné dans la sensibilité, afin de faire connaître ainsi empiriquement des phénomènes sous des concepts d’objets.

    Pour ce qui est de la raison pour laquelle, n’étant pas encore satisfait du substratum de la sensibilité, on a attribué des noumènes aux phénomènes, voici simplement sur quoi elle repose. La sensibilité ou son champ, le champ des phénomènes, est limité par l’entendement de telle sorte qu’il ne s’étend pas aux choses en soi, mais seulement à la manière dont les choses nous apparaissent en vertu de notre condition subjective. Tel était le résultat de toute l’esthétique transcendentale, et il suit aussi naturellement du concept d’un phénomène en général que quelque chose lui doit correspondre qui ne soit pas en soi un phénomène, puisque le phénomène n’est rien en soi et qu’il ne peut être en dehors de notre mode de représentation. Par conséquent, si l’on veut éviter un cercle perpétuel, le mot phénomène indique déjà une relation à quelque chose dont, à la vérité, la représentation immédiate est sensible, mais qui doit être quelque chose en soi, même indépendamment de cette constitution de notre sensibilité (sur laquelle se fonde la forme de notre intuition), c’est-à-dire un objet indépendant de notre sensibilité.

    Or de là résulte le concept d’un noumène, c’est-à-dire un concept qui n’est nullement positif et qui n’indique pas une connaissance déterminée de quelque objet, mais seulement la pensée de quelque chose en général, abstraction faite de toute forme de l’intuition sensible. Pour qu’un noumène signifie un objet véritable, distinct de tous les phénomènes, il ne suffit pas que j’affranchisse ma pensée de toutes les conditions de l’intuition sensible ; il faut encore que je sois fondé à admettre une autre espèce d’intuition que cette intuition sensible, sous laquelle un objet de ce genre puisse être donné ; car autrement ma pensée serait vide, encore qu’elle n’impliquât aucune contradiction. Nous n’avons pas pu, il est vrai, démontrer plus haut que l’intuition sensible est la seule intuition possible en général ; nous avons simplement démontré qu’elle est la seule possible pour nous ; mais nous n’avons pas pu démontrer non plus qu’une autre espèce d’intuition encore est possible, et, bien que notre pensée puisse faire abstraction de la sensibilité, il s’agit toujours de savoir si ce ne serait pas là une simple forme d’un concept, ou si après cette séparation il reste encore un objet.

    L’objet auquel je rapporte le phénomène en général est l’objet transcendental, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de quelque chose en général. Cet objet ne peut pas s’appeler noumène, car je ne sais pas ce qu’il est en soi, et je n’en ai aucun concept, sinon celui de l’objet d’une intuition sensible en général, qui par conséquent est le même pour tous les phénomènes. Il n’y a point de catégorie qui me le fasse concevoir, car les catégories ne s’appliquent qu’à l’intuition sensible, qu’elles ramènent à un concept d’objet en général. Un usage pur de la catégorie est, il est vrai, possible, c’est-à-dire sans contradiction ; mais il n’a aucune valeur objective, puisqu’elle ne se rapporte à aucune intuition qui puisse en recevoir l’unité d’objet : car la catégorie est une simple fonction de la pensée par laquelle aucun objet ne m’est donné, mais par laquelle seulement est pensé ce qui peut être donné dans l’intuition. »

  85. Grenzbegriff.
  86. Bestandstücke.
  87. Der Intellectual-Philosoph.
  88. Intellectuirte die Erscheinungen.
  89. Sensificirt.