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Croc-Blanc/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 224-229).

XXI

LE LONG VOYAGE


C’était dans l’air. Croc-Blanc pressentait, avant qu’il ne fût, qu’un malheur allait arriver. Ses dieux se trahissaient sans le savoir. Le loup-chien, du seuil de la cabane, lisait dans leur cerveau.

— Écoutez ceci ! voulez-vous ? s’exclama Matt, un soir, tandis qu’il soupait avec Scott.

Scott écouta. À travers la porte arrivait une sourde plainte, douloureuse comme un sanglot. Un long reniflement lui succéda et la plainte se tut. Croc-Blanc s’était rassuré ; son dieu ne s’était pas encore envolé.

— Je crois que ce loup devine vos projets, dit Matt.

— Que voulez-vous que je fasse d’un loup en Californie ? répondit Scott, en regardant son compagnon d’un air embarrassé, qui indiquait une arrière-pensée différente de ses paroles.

— C’est bien ce que je dis, opina Matt. Que feriez-vous d’un loup en Californie ?

— Les chiens des hommes blancs n’en mèneraient pas large, poursuivit Scott. Il les tuerait tous, sitôt débarqué. Je me ruinerais à payer des dommages-intérêts. À moins que la police ne mette aussitôt la main dessus et ne commence par l’électrocuter.

— C’est un terrible meurtrier, je le sais, approuva Matt.

Dehors, le sanglot se faisait entendre à nouveau ; puis le reniflement interrogateur lui succéda encore.

— Il est incontestable, reprit Matt, qu’il a des pensées que nous ignorons. Mais comment sait-il que vous allez partir ? Cela me dépasse.

— Moi non plus, je ne le comprends pas, dit Scott tristement.

Quand le jour fatal fut proche, Croc-Blanc, par la porte ouverte, vit le dieu d’amour déposer sa valise sur le plancher et y emballer divers objets. Il y eut aussi des allées et venues. L’atmosphère paisible de la cabane fut perturbée. Le doute n’était plus possible pour Croc-Blanc ; son dieu s’apprêtait à fuir, une seconde fois, et, comme la première, il l’abandonnerait derrière lui.

Alors, la nuit qui suivit, il fit retentir le long hurlement des loups. Ainsi avait-il hurlé, dans son enfance, quand, après avoir fui dans le Wild, il était revenu au campement indien et l’avait trouvé disparu, quelques tas de détritus marquant seuls la place où s’élevait, la veille, la tente de Castor-Gris. Aujourd’hui comme jadis, il pointait son museau vers les froides étoiles et leur disait son malheur.

Les deux hommes, dans la cabane, venaient de se mettre au lit.

— Il recommence à ne plus vouloir de nourriture, dit Matt derrière sa cloison.

Scott s’agita dans son lit et grogna. Matt continua :

— Si j’en juge par sa conduite passée, je ne serais pas étonné que maintenant il ne meure pour de bon.

— Ferme ! cria Scott dans l’obscurité. Vous bavardez, pire qu’une femme !

Le lendemain, Croc-Blanc ne prétendit pas quitter les talons de son maître et continua à observer les bagages étendus sur le plancher. Deux gros sacs de toile et une boîte étaient venus rejoindre la valise. Dans une toile cirée, Matt roulait les couvertures de Scott et ses vêtements de fourrure. Puis deux Indiens arrivèrent, qui mirent les bagages sur leurs épaules et les emportèrent, sous la conduite de Matt, chargé lui-même de la valise et des couvertures.

Lorsque Matt fut revenu, le maître vint à la porte de la cabane et, appelant Croc-Blanc, le fit entrer.

— Vous, pauvre diable, dit-il, en frottant doucement les oreilles de l’animal, sachez que je vais partir pour un long voyage, où vous ne pourrez me suivre. Donnez-moi encore un grondement ami, un grondement d’adieu. Ce sera le dernier.

Mais Croc-Blanc refusa de gronder. Après un regard pensif vers les yeux du dieu, il cacha sa tête entre le bras et les côtes de Scott.

— Hé ! Il siffle ! cria Matt.

Du Yukon s’élevait le meuglement d’un steamboat.

— Coupez court à vos adieux, Mister Scott ! Sortez par la porte de devant et fermez-la vivement. J’en ferai autant avec celle de derrière.

Les deux portes claquèrent en même temps, avec un bruit sec, scandé bientôt par un gémissement lugubre et un sanglot, suivis de longs reniflements.

— Matt, vous prendrez bien soin de lui, dit Scott, comme ils descendaient la pente de la colline. Vous m’écrirez et me ferez savoir comment il se conduit.

— Je n’y manquerai pas. Mais écoutez ceci…

Les deux hommes s’arrêtèrent. Croc-Blanc hurlait comme font les chiens quand leurs maîtres sont morts. Il vociférait sa désespérance. Sa clameur montait en notes aiguës et précipitées ; puis elle retombait, en un trémolo misérable, comme prête à s’éteindre, pour éclater à nouveau en explosions successives.

L’Aurora était le premier bateau de l’année qui quittait le Klondike. Ses ponts étaient bondés de chercheurs d’or qui s’en retournaient, les uns après fortune faite, les autres en pitoyable détresse, tous aussi ardents à repartir qu’ils avaient été enragés à venir.

Près de l’échelle du bord, Scott serrait la main de Matt, qui se préparait à redescendre à terre. Mais Matt, sans répondre à cette étreinte, restait les yeux fixés sur quelque chose qu’il voyait à deux pas de lui, derrière le dos de Scott. Scott se retourna. Assis sur le pont, Croc-Blanc attendait.

Les deux hommes échangèrent quelques mots, affirmant chacun qu’ils avaient bien fermé leur porte. Croc-Blanc observait, aplatissant ses oreilles, mais toujours immobile.

— Je vais le descendre à terre avec moi, dit Matt.

Il s’avança vers Croc-Blanc, qui glissa aussitôt loin de lui. Matt courait à sa poursuite, mais Croc-Blanc disparut derrière un groupe, tourna tout autour du pont, reparut, s’éclipsa et virevolta, sans se laisser capturer. Alors Scott l’appela et il vint en prompte obéissance.

Scott se mit à caresser Croc-Blanc et remarqua, sur son museau, des coupures fraîches, ainsi qu’une entaille entre ses yeux. Matt passa sa main sous le ventre de l’animal.

— Nous avions, dit-il, oublié la fenêtre. Il a le ventre tout balafré. Il a, parbleu ! passé à travers les vitres.

Mais Weedon Scott n’écoutait pas. Il pensait rapidement. La bruyante sirène de l’Aurora annonçait le départ. Des hommes se mettaient en mesure de descendre l’échelle du bord. Matt, dénouant sa cravate, s’avança pour la passer autour du cou de Croc-Blanc.

— Non, pas cela, dit Scott. Adieu, mon vieux ! Vous pouvez partir. Quant au loup, inutile de me donner de ses nouvelles. Je l’ai avec moi, voyez.

— Quoi ? s’écria Matt. Voulez-vous dire par là…

— Je dis ce que je dis. Voici votre cravate. Je vous écrirai, à vous, sur lui.

Matt descendit. À la moitié de l’échelle, il s’arrêta.

— Il ne pourra jamais supporter le climat ! Vous le tondrez au moins, quand viendront les chaleurs.

L’échelle enlevée, l’Aurora se balança et s’éloigna du rivage. Weedon Scott agita la main, en signe d’adieu. Puis, revenant vers Croc-Blanc :

— Maintenant roucoulez, vous, damné fou ! Roucoulez…